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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Première partie 3. Quand l'État remplace le don


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Première partie. Les lieux du don 

3. Quand l'État remplace le don


Retour à la table des matières du livre.

 

Le don du sang
La perversion du don par l'État
L'impôt n'est pas le don
Le don aux inconnus  

 

La marchandise n'a jamais prétendu avoir des connivences avec le don. Postulant que chaque acteur entre en l'apport avec un autre dans le seul but de maximiser ses intérêts matériels, l'idéologie marchande valorise la possibilité de quitter une relation sans autre forme de procès lorsque le bien qu'on y acquiert ne satisfait pas. Mise en évidence par Hirschman (1970), cette possibilité d'exit (mot traduit en français par « défection »), de sortie silencieuse, sans prise de parole, constitue le modèle auquel la quasi-totalité des consommateurs se conforme. Si l'on en croit un sondage de la U.S. Education Foundation, 96 % des clients insatisfaits ne disent rien, c'est-à-dire ne recourent pas à la prise de parole, mais 90 % optent pour la défection : ils ne reviennent pas [1]

Tel n'est pas le cas dans la sphère étatique, univers par excellence de la prise de parole, dont le statut historique par rapport au don est bien différent de celui du marché. On pourrait même ajouter que la question est ici renversée. Le développement de l'État-providence a été souvent vu comme un substitut heureux au don, substitut qui diminue l'injustice et redonne la dignité, par opposition aux systèmes antérieurs de redistribution fondés sur la charité. L'État ne nie pas l'altruisme, comme le marché ; il répartit, organise, distribue au nom de la solidarité entre les membres d'une société, solidarité plus étendue que celle des réseaux primaires et plus juste que celle des réseaux de charité privés. Dans la société moderne, une proportion importante des choses et des services qui circulent passe par ce circuit de l'État, par la sphère publique. 

En quoi consiste ce mode de circulation étatique par rapport au circuit du don ? Quels sont ses rapports avec le don ? Plusieurs services qui empruntaient auparavant les circuits des réseaux de charité ou des liens personnels entre proches sont maintenant accessibles par le biais de l'État et de son appareil de redistribution. Certains auteurs, et non des moindres, vont même jusqu'à considérer que cet appareil peut remplacer le don dans la société moderne, les formes traditionnelles de don étant de plus en plus résiduelles. À commencer par Mauss lui-même qui, tout en reconnaissant l'importance du don dans toute société, considère que dans la société occidentale, le don prend surtout la forme de la redistribution étatique, que la sécurité sociale est en quelque sorte le prolongement moderne du don archaïque, et que les autres manifestations de don, hors de ce contexte, sont destinées à être remplacées par des formes mixtes de circulation où le don traditionnel sera imbriqué d'une façon ou d'une autre dans l'action de l'État. La redistribution étatique représenterait alors la forme achevée et spécifique que prend le don aujourd'hui, et également son avenir. L'impôt remplace le don. C'est d'ailleurs ce que nous pensons tous lorsque, sollicités par un organisme pour une cause, nous répondons : « Vous ne croyez pas qu'avec mes impôts je donne déjà assez ! » 

Prolongeant la réflexion de Mauss, Richard Titmuss (1971), dans un livre sur le don du sang, reprenait cette idée en défendant la thèse que l'intervention de l'État stimulait l'altruisme des citoyens en faisant appel à la solidarité entre étrangers inconnus, forme supérieure de don, inexistante dans les sociétés archaïques. Le don du sang lui sert d'illustration et de démonstration de cette thèse. 

Sans nier l'importance de ces formes mixtes, nous souhaitons défendre l'idée que : 

• même si l'État est souvent imbriqué dans des rapports étroits avec le don, il n'appartient pas à son univers, mais à une sphère reposant sur des principes différents ;
 
• non seulement l'État n'appartient pas à ce secteur, mais il peut même avoir, et a souvent, des effets négatifs sur le don. 

Pour amorcer l'analyse des rapports entre le don et l'État, nous partirons de la thèse de Titmuss sur le don du sang. 

 

Le don du sang

 

Le point de départ de Titmuss est le rapport avec des inconnus, qu'il analyse à travers le don de sang. Don actuel s'il en est, puisque, à l'instar du don d'organes, il n'existait pas encore au moment où Mauss écrivait son Essai ! Actuel aussi, plus sérieusement, parce que, à la différence du don d'organes, le don de sang est en partie commercialisé dans de nombreuses sociétés. Cependant, pour ce nouveau « produit », plusieurs pays optent pour le don de préférence au marché. Et alors le passage du donneur au receveur est géré par l'État, en collaboration avec la Croix-Rouge.

Non seulement ce don est fait à des inconnus, mais on peut même croire que souvent, s'ils se connaissaient, « tant le donneur que le receveur refuseraient peut-être de participer au processus, pour des motifs religieux, ethniques, politiques ou autres » (Titmuss, 1971, p. 74 ; notre traduction). En France, ce caractère anonyme a été poussé encore plus loin, puisque l'anonymat est légalement obligatoire et constitue l'un des trois principes de base du système français, les deux autres étant le bénévolat et l'absence de profit. Il est donc interdit à des parents de donner leur sang à leurs enfants, ainsi qu'aux membres de la famille, ce qui suscite d'ailleurs de nombreuses controverses dans le contexte des dangers de contamination par le virus du sida. 

On est donc loin d'un rapport de type communautaire puisque c'est au contraire souvent grâce à l'anonymat que le don est recevable. C'est l'artifice de l'ignorance qui rend la circulation possible entre le donneur et le receveur : est-il possible d'imaginer un dispositif plus éloigné du lien primaire jugé essentiel au phénomène du don par la plupart des auteurs ? Ou plus éloigné des descriptions habituelles du don dans les sociétés archaïques, comme le souligne d'ailleurs Titmuss : « À la différence du don des sociétés traditionnelles, le don gratuit de sang à des inconnus ne comporte ni obligation coutumière ou légale, ni déterminisme social, ni pouvoir arbitraire, domination, contrainte ou coercition, ni honte ou culpabilité, ni impératif de gratitude ou de pénitence [2] » (p. 239 ; notre traduction). 

Le don du sang a le « don » de remettre en question les relations généralement établies entre don et liens sociaux – tel le fait, souligné notamment par Hyde (1983) et Sahlins (1976), que le don circule sur des liens communautaires, qu'il suppose la proximité sociale, la socialité primaire, etc. Le don de sang est unilatéral, sans retour et donc, selon Sahlins, il appartient au type de don fait seulement à des proches, à des familiers. Or, il est fait à des étrangers. Ce constat est à la base de la réflexion de Titmuss. 

Allons plus loin. Comme le don d'organes, le don de sang est pris en charge par un système d'intermédiaires rémunérés appartenant à l'appareil public, et le sang se « rend » jusqu'au receveur grâce à cette organisation, s'assimilant ainsi à tous les autres produits reçus par le malade et faisant partie des soins, comme le sérum. Pour le receveur, le sang fait partie d'un système anonyme de circulation entre des étrangers. C'est du moins l'hypothèse que l'on peut faire, car Titmuss est muet sur ce point. Il traite les receveurs uniquement comme le ferait un économiste : abstraitement (la « demande » de sang, évaluée en nombre de litres, etc.), bien qu'il intitule son livre The Gift Relationship. Il note toutefois que, dans un tel contexte, il n'existe pas de gratitude ou de manifestations d'autres sentiments de la part du receveur (p. 74). Le sang n'est pas reçu comme un don, mais comme une marchandise, ou comme une chose à laquelle on a droit comme citoyen. Il n'y a pas de reconnaissance. 

Finalement, seul l'environnement immédiat du donneur, le premier intermédiaire à qui il donne, relève en partie du don : la Croix-Rouge vit de dons, c'est un organisme qui n'est ni étatique ni marchand, et se compose en partie de bénévoles. Que le sang soit recueilli par un tel organisme est sans doute essentiel au maintien d'une dose minimale de don dans ce système. 

En un sens, le don du sang est un don qui n'est pas reçu. Par rapport au cycle « normal » donner-recevoir-rendre, seul le premier moment existe dans le cas du don de sang. Car si le sang n'est pas reçu comme don, il n'est pas non plus rendu, ou peu, et en tout cas on ne le donne pas d'abord pour qu'il soit rendu. Les motivations du donneur sont principalement d'ordre moral (p. 239). Il espère même ne jamais avoir besoin de recevoir. Mais il a confiance que d'autres feront la même chose que lui si un jour il en a besoin. 

Il est toutefois essentiel que le donneur sache que le sang qu'il donne est donné, et non vendu au receveur, même s'il peut faire l'objet de transactions commerciales chez les intermédiaires, c'est-à-dire même si la circulation intermédiaire ne relève pas du système du don. Certaines entreprises exploitent cette situation en intégrant le don à un système mixte dont la moralité est douteuse. Ainsi, au Brésil, une entreprise recueille du sang afin de traiter gratuitement les hémophiles. Du moins c'est ce qu'elle annonce. Et c'est aussi ce qu'elle fait... en partie. Car la quantité de sang recueillie est tellement grande qu'une proportion importante – le surplus – est vendue pour d'autres fins. Le système s'effondrerait si les donneurs l'apprenaient. 

Le don de sang est le don unilatéral par excellence. Et pour cause, est-on tenté d'ajouter, car ce don est dangereux. Il transmet des maladies. Le don-poison est éminemment présent dans ce geste. Au début, il était courant que l'on contracte une hépatite B suite à une transfusion sanguine. Aujourd'hui, c'est le sida qui effraie de plus en plus. Aux États-Unis, le nombre d'individus qui « se donnent » leur propre sang, mis en réserve dans une banque de sang personnalisée, augmente constamment. 

Il s'agit donc d'un cas limite et on peut même se demander pourquoi qualifier ce geste de don. Ni Mauss (il n'y a pas d'obligation de retour, point de départ de sa réflexion), ni Hyde, ni Sahlins, s'ils appliquaient leurs définitions de façon stricte, ne pourraient l'inclure. Car il ne reste qu'un critère : le geste volontaire et « gratuit » du donneur, qui le vit non pas comme une obligation étatique, ni comme une affaire, mais comme un don. Une fois le don fait, le sang devient un produit semblable à tous les autres, passé le premier receveur, la Croix-Rouge. 

Et pourtant cette petite différence de départ suffit pour que Titmuss constate une différence importante entre ce système et les systèmes marchands, fondés sur le sang payé. C'est la grande conclusion de son ouvrage, suite à une comparaison entre le système de don anglais et le système commercial américain : quel que soit le critère économique ou administratif utilisé, le système où l'offre provient d'un donneur plutôt que d'un vendeur est supérieur, écrit-il. Le danger de transmission de maladies infectieuses est moindre si le sang est donné, selon Titmuss. Le système est donc plus sûr pour le receveur. Mais il l'est également pour le donneur à cause des abus qui se produisent lorsque le sang est payé. Citons ici Titmuss, qui conclut, après une comparaison systématique des deux systèmes (quantité de sang, qualité, pertes et gaspillages pendant les nombreuses manipulations administratives et professionnelles, coûts) : « Quel que soit le critère retenu – efficacité économique ou administrative, coût par unité pour le malade, pureté, qualité, sécurité –, le marché est pris en défaut » (p. 205 ; notre traduction). Ainsi, lorsqu'on introduit un système de rémunération du sang, cela a pour effet de diminuer la quantité globale de sang disponible parce que nombre d'anciens donneurs, considérant qu'« ils se font avoir », cessent de contribuer, et le nombre de donneurs qui cessent de donner est plus important que le nombre de vendeurs qui apparaissent. Le « consommateur » est donc perdant selon tous les critères économiques habituels, y compris la liberté de choix entre du sang donné et du sang vendu, puisque la quantité de sang donné diminue [3]. 

Cette différence infime au départ entre les deux systèmes – le geste du donneur envers un organisme bénévole au début de la chaîne – induit donc des transformations qui se répercutent dans toute la chaîne, même si la conscience du don n'existe plus chez aucun des intervenants, autrement dit même si le sang circule dans un circuit et dans des types de lien d'où le don est absent. Tout se passe comme si l'esprit du don infusé au début réussissait à circuler même après avoir disparu chez tous les autres intervenants, y compris chez le receveur final. 

Or, cet esprit du don ne circule pas toujours dans le système, c'est le moins qu'on puisse dire en examinant, vingt ans après l'étude de Titmuss, « l'affaire du sang » en France. Dans un ouvrage portant ce titre, Anne-Marie Casteret montre que l'esprit du donneur, présent au départ de la chaîne, est perverti par les intermédiaires étatiques et que, dans ce cas, le système de don se révèle d'une efficacité inférieure à celle du système marchand. Si Titmuss reprenait aujourd'hui son analyse en comparant le système américain non plus avec le système anglais, mais avec le système français des années quatre-vingt, ses conclusions seraient renversées : le système français, fondé sur le don et l'absence de profit, tout en coûtant très cher, a contribué, au su des responsables, à rendre séropositifs des centaines d'hémophiles en leur distribuant des produits contaminés, alors que « les firmes privées, par crainte des procès, n'ont pas attendu une consigne officielle pour appliquer des mesures de prévention » (Casteret, 1992, p. 229), et détruire des stocks importants de produits douteux. 

Que conclut Titmuss de l'analyse de ce don moderne qu'est le don du sang ? D'une part, qu'un système fondé sur le don est supérieur au marché, conclusion qu'il faut aujourd'hui relativiser ; d'autre part, que ce système est également fondamentalement différent du don archaïque parce qu'il est un don volontaire, sans obligation de retour, à un étranger. Titmuss ajoute que ces traits sont caractéristiques de ce qui circule dans la sphère publique, que le système public, à la différence du marché, aurait la propriété de diffuser dans la société l'esprit de don, que solidarité étatique et don s'amplifient et se nourrissent l'un l'autre. En comparant les États-Unis et l'Angleterre, le don de sang étant, dans ce dernier pays, entièrement contrôlé par un système mixte don-système public, il conclut que l'existence du National Health Service y stimule la dimension altruiste des êtres humains, alors que le système américain la restreint. En introduisant le don aux « étrangers », l'État encourage le reste de la société à suivre son exemple (p. 225-226). C'est pourquoi, selon Titmuss, plus la société accroîtra son niveau de vie, plus on passera de la vente du sang au don comme forme dominante de circulation du sang. Alors qu'on prétend généralement que le don est une forme archaïque et que le marché est l'avenir, pour le sang, Titmuss renverse le raisonnement habituel. Pourquoi ? Parce que ce qui lui importe au premier chef, c'est que, dans le cas du sang, on donne à des inconnus. « Lorsque le don en arrive à inclure les inconnus, il entraîne un changement de valeurs qui renforce la dimension altruiste du rapport de don. » Cette possibilité de donner aux étrangers est une caractéristique du don moderne et serait stimulée par l'État, par la prise en charge publique du don du sang, qui permet « aux gens ordinaires de considérer le geste du don comme une valeur morale même s'il se situe à l'extérieur de leurs réseaux familiaux et de leurs rapports interpersonnels » (p. 226 ; notre traduction). 

Titmuss admet que cette théorie est en partie contredite par ce qui se passe dans les pays industrialisés. Car là où le rôle social de l'État est le plus important, le sang a plutôt tendance à être vendu (Suède, URSS : p. 186-187). Cela conduit à se demander ce qui fait que le don du sang est aussi différent du marché, et dans quelle mesure, comme l'affirme Titmuss, cette différence dans les résultats tient à la présence de l'État. D'autant plus que l'étude de la performance de l'État-providence, depuis quelques décennies, ne va pas du tout dans le sens des conclusions de Titmuss, comme l'illustre dramatiquement l'affaire du sang en France. C'est ce qu'il faut maintenant examiner avant de répondre à cette question. 

 

La perversion du don par l'État

 

Le don de sang est un acte individuel dont le « produit » est géré par l'État ou par un organisme professionnel pour être transmis au receveur. C'est sur l'analyse de cet acte que repose la conclusion de Titmuss. Or, ce dispositif n'est pas le mode habituel de mise en rapport du système public avec le don. En fait, l'État est amené à collaborer beaucoup plus fréquemment – en fait quasi continuellement – non pas avec des donneurs isolés qui s'adressent à lui et lui demandent de faire cheminer leur don jusqu'au receveur, comme dans le don du sang, mais avec des réseaux d'individus liés par des liens personnels, ou avec des bénévoles, avec qui il collabore pour le bénéfice de tiers. Dans ce dernier cas, l'État peut soit faire directement appel à ces bénévoles, soit passer par des associations avec lesquelles il collabore. C'est le cas dans le secteur social et sanitaire, et dans la majorité des fonctions de redistribution de l'appareil étatique qui impliquent autre chose qu'un pur transfert financier. Selon une expression devenue courante aux États-Unis, l’État et ces organismes sont « coproducteurs » de services à des citoyens, des malades, des « bénéficiaires ». Dans ce pays, « à tous les échelons de gouvernement, le bénévolat dans la fourniture de services est très répandu » (Brudney, 1990, p. 4 ; notre traduction). Et, contrairement à ce que l'on aurait pu croire il n'y a pas si longtemps, les enquêtes montrent une forte croissance de la participation de bénévoles pendant la dernière décennie (ibid.). 

Quant aux rapports entre le secteur public et les réseaux primaires comme la famille, ils sont constants. Même si les services antérieurement rendus par le canal des liens personnels sont maintenant en partie dispensés par l'État, les liens personnels sont évidemment loin d'avoir disparu : qu'il le veuille ou non, souvent même sans qu'on s'en rende compte, l'État collabore avec un système de don (passant par l'aide familiale intra- et inter-génération, le voisinage, l'amitié, et d'innombrables et multiformes pratiques d'aide et d'entraide dans tous les domaines) presque chaque fois qu'il dispense directement des services aux citoyens – du moins en dehors des lieux institutionnels coupés de la société. Et même dans ces institutions, on retrouve des organismes de bénévoles souvent très actifs et essentiels (en particulier dans ces lieux pour malades en phase terminale récemment institués). En outre, on se rend compte de plus en plus qu'à l'intérieur même de ces institutions, les valeurs altruistes sont indispensables au fonctionnement de l'organisation. Le don y joue un rôle important pour de nombreux employés, du moins ceux qui sont en contact direct avec la clientèle, c'est-à-dire ceux qui se situent à la fin de la chaîne d'intermédiaires amorcée par les collecteurs d'impôts. Même si les services sont dispensés dans le cadre d'un droit des citoyens par des employés rémunérés à cette fin, plusieurs de ces derniers en arrivent à ajouter le don à ce droit. C'est un processus inverse de celui du don de sang, dans la mesure où le don se retrouve, non pas au début de la chaîne, mais à la fin, au moment où l'argent, prélevé par imposition, se transforme en services.

Il faut rappeler que pendant longtemps, avant la professionnalisation, l'altruisme était l'esprit dominant chez ces employés du secteur public. Aline Charles (1990 ; voir notamment p. 139 et suivantes) décrit bien la confrontation des deux modèles dans le cas d'un hôpital pour enfants de Montréal. Le bénévolat était au départ l'idéal et les bénévoles définissaient les objectifs auxquels tous devaient se soumettre, même les employés salariés. Avec la montée du professionnalisme, un renversement s'opère. Le bénévolat devient un signe d'incompétence et il est soumis, à la fin, aux besoins des professionnels et, de façon plus générale, des salariés. Comme le montre Charles, cette évolution se situe dans le cadre d'un contexte plus large de dévalorisation de la compétence domestique de la femme au profit de la compétence issue des diplômes. Or, le service bien dispensé suppose presque toujours un supplément non prévu, relevant de la logique du don. Car le service n'est pas un produit (Gadrey, 1991). 

On touche ici à une limite importante de l'approche professionnelle fondée de plus en plus sur un savoir technique et des protocoles bureaucratiques. C'est pourquoi la notion de service public demeure essentielle au bon fonctionnement du système ; et elle est « réveillée », « activée » par le contact avec les organismes communautaires. La cohabitation des deux modèles n'est pas facile, l'esprit du don entrant en contradiction avec le principe d'égalité, qui joue le même rôle, dans le système étatique, que celui d'équivalence pour le marché. Or, le don repose sur un principe différent. Il fuit le calcul, ce qui l'oppose autant au principe public d'égalité qu'au principe marchand de l'équivalence. 

Pendant les plus belles années de l'État-providence, l'appareil étatique a eu tendance à nier cette réalité du don ou à la considérer comme résiduelle et destinée à disparaître. L'État croyait qu'il allait remplacer « progressivement » (et c'était par définition un progrès !) toutes les formes traditionnelles de services. Au Québec, des documents gouvernementaux prévoyaient pour l'an 2000 la prise en charge institutionnelle de toutes les personnes âgées, à la fois objectif à atteindre et situation idéale ! 

La crise a ramené l'État-providence à beaucoup plus de modération et de modestie, non seulement quant à l'ampleur de son rôle, mais aussi quant à la qualité relative de ses interventions et à leur désirabilité, de sorte que l'on admet facilement aujourd'hui avoir grand besoin de tous ces réseaux qu'on appelle « informels ». Ce besoin n'est d'ailleurs pas seulement d'ordre financier, il ne s'agit pas strictement de « faire des économies », comme on se plaît à le dire. Il est lié aussi à la qualité respective des services dispensés par l'État et des services rendus par les réseaux d'aide de toutes sortes. 

Mais même si l'État reconnaît aujourd'hui l'apport du secteur associatif, et même si on constate la présence du don à l'intérieur de son appareil, cela ne signifie pas que son intervention ait la même logique que celle des réseaux sociaux avec lesquels il collabore. L'observation de cette collaboration (Godbout et Leduc, 1987) montre en effet de façon évidente que les deux systèmes ne fonctionnent pas à partir des mêmes principes. Par exemple, on constate fréquemment la difficulté éprouvée par l'association volontaire de maintenir avec ses « clients » ses liens habituels lorsqu'elle collabore avec le secteur public. Ainsi, une institution publique locale demande à une association d'aide aux personnes âgées (visites, accompagnement, etc.) de collaborer avec elle dans la fourniture des services. L'institution publique fournit à l'association une liste de ses clients et lui demande de fournir à ces derniers des services tels que l'accompagnement, etc. Après quelques tentatives, la présidente de l'association refuse de poursuivre : « Qu'ils s'occupent de leurs clients ; nous, on a nos vieux », dit-elle. « Je ne travaillerai pas pour leurs clients ; mais pour mes membres, je ferais tout ; c'est comme mes enfants. » Tout se passe comme si le fait qu'une personne âgée soit recommandée par l'institution publique, qu'elle passe par ce canal pour obtenir un service de l'association, empêchait un certain lien de s'établir. Cela ne se produit certes pas toujours, mais les témoignages sont suffisamment fréquents pour faire ressortir le phénomène, que nous considérons comme un révélateur de l'existence de deux modèles différents. Le fait même d'avoir été identifié comme client par une institution publique et d'être présenté à ce titre à l'association rend plus difficile l'établissement de rapports de don et la mise en veilleuse des rapports de droit. On observe un phénomène similaire quand une institution publique, pour se rapprocher d'un milieu, emploie des personnes qui en proviennent. Au lieu que l'on obtienne l'effet souhaité de rapprochement entre l'institution publique et le milieu, il arrive que ces personnes finissent par être considérées comme des étrangères par le milieu même d'où elles proviennent, que la communauté ne les reconnaisse plus comme siennes, du moins dans leur rôle d'employés. Enfin, l'affaire du sang en France est une illustration spectaculaire du fait que le système public puisse en venir à négliger les intérêts de la clientèle plus gravement que ne le fait le marché. 

 

L'impôt n'est pas le don

 

L'intervention de l'État tendra toujours à transformer l'acte gratuit de quelqu'un en travail non payé, à en changer ainsi le sens, et à effectuer la déconstruction sociale du don en l'insérant dans un modèle d'équivalence monétaire. Contrairement à ce que laisse entendre Titmuss, la prise en charge des programmes sociaux par l'État – sans cesser évidemment d'être souhaitable pour d'autres raisons, comme la justice – n'a pas nécessairement un effet d'entraînement, ne stimule pas nécessairement les « dispositions altruistes » de l'individu. Elle peut au contraire briser des réseaux de don et stimuler des comportements individualistes ou technocratiques, comme le montre l'affaire du sang, où le geste de don originel est perverti par les intermédiaires. Le moins que l'on puisse dire, c'est que le système étatique n'est pas un système de don. En outre, contrairement à ce que tendent à croire Mauss et surtout Titmuss, système étatique et système de don ne sont pas « naturellement » complémentaires. 

Rappelons que l'État remplit son rôle de redistributeur de deux manières bien différentes. 

• Il s'en acquitte par des transferts monétaires directs ou indirects. Il joue alors seul ce rôle, dans le cadre duquel il apparaît comme un intermédiaire anonyme, aussi anonyme que l'argent, entièrement extérieur aux rapports sociaux.
 
• Mais l'État rend aussi de plus en plus de services lui-même : services sociaux, services de santé, aides diverses, remplaçant des systèmes de liens personnels de don ou de réciprocité (familiaux, de voisinage, etc.). Il se fait ainsi dispensateur, non pas d'argent, mais de services. 

Dans un premier temps, certes, l'État libère le don. Grâce aux paiements de transfert, il assume des responsabilités qui libèrent les membres des réseaux primaires de leurs obligations. Mais cet effet positif peut rapidement se transformer en son contraire lorsque l'État déborde la fonction de transfert monétaire pour entrer dans son rôle de fournisseur de services. Il cherche alors souvent, soit à se substituer aux réseaux, soit à les utiliser pour remplir sa mission étatique. Car n'oublions pas que, contrairement au marché, l'État détient une légitimité pour définir les besoins collectifs ; mais il lui est beaucoup plus difficile qu'au marché d'appréhender les préférences individuelles. Il a donc une double « bonne » raison de tendre en permanence à définir les « vrais » besoins des personnes... à leur place. C'est pourquoi plusieurs organismes fondés sur le don optent pour des rapports minimaux avec l'État. 

Nous pouvons maintenant revenir à la conclusion de Titmuss, qui présente l'État comme le champion du don à l'issue de son analyse du don du sang. Nous avons vu que toutes les caractéristiques qui distinguent le système de don gratuit du sang par rapport au système de don vendu s'expliquent par le geste du début : le don libre et gratuit de son sang par une personne. Or, l'État se caractérise exactement par le contraire. La genèse de l'État moderne a consisté à passer « du don à l'impôt », pour reprendre la phrase d'Alain Guéry (1983). Mais un don « imposé » n'est pas un don. Et l'État-providence a prolongé cette tendance en remplaçant des systèmes de don (dons de charité ou dons personnels) par la sécurité sociale, en passant d'un système, de don à un système de droits. Toutes les ressources qui entrent dans le circuit étatique y arrivent par une imposition, une contrainte (en partie librement consentie dans le cas des régimes démocratiques, où la représentation précède la taxation, pour reprendre la formule célèbre) ; c'est exactement le contraire d'un don volontaire. Le don de sang n'illustre donc pas la manière habituelle de fonctionner de l'État, mais une caractéristique particulière située hors du système étatique. C'est grâce au don fait à un organisme sans but lucratif, la Croix-Rouge, que ce système peut avoir des caractéristiques supérieures à celles du système de distribution du sang commercialisé. Et non pas à cause de l'État. À cet égard, il n'est pas sans intérêt de noter le changement de vocabulaire qui est survenu dans les services publics. Ceux-ci ont peu à peu cessé de dire qu'ils « rendaient » des services, préférant affirmer qu'ils les « dispensaient », montrant ainsi qu'ils coupaient le lien avec le circuit du don : s'ils ne les rendent plus, c'est qu'ils sont sortis de la chaîne donner-recevoir-rendre. Ils ne les ont pas reçus, ils les dispensent, leurs agents « recevant » en échange un salaire, et non un contre-don. Le fait d'avoir rompu avec ce vocabulaire indique ce retrait des trois moments à l'intérieur desquels s'inscrit toute chaîne de don : donner, recevoir, rendre. 

C'est pourquoi il faut conserver l'idée fondamentale de Titmuss de don aux inconnus comme spécifique au don moderne. Mais l'attribution de ce geste à l'État semble inexacte. L'État crée des rapports entre étrangers, différents certes du marché, mais différents également du don. Sans contredire comme telle l'idée de Titmuss selon laquelle le don aux inconnus est une innovation sociale de la modernité, ces faits obligent à apporter des nuances et à se poser la question des limites de l'intervention de l'État-providence dans ce processus, limites au-delà desquelles le processus se renverserait. La diffusion du rapport entre étrangers à partir de l'État peut facilement produire des effets pervers si elle n'accompagne pas les réseaux sociaux et n'est pas « en phase » avec eux. C'est ce que nous a appris la crise de l'État-providence : la solidarité étatique a des limites qui s'expliquent par le fait que l'État instaure un type différent de circulation, caractérisé par l'hypertrophie de l'intermédiaire : situé en dehors du système de don, celui-ci tend à répandre son propre système, ses propres valeurs. 

D'ailleurs, on peut se demander si le don de sang n'est pas un cas limite des rapports entre inconnus. Ainsi, les organisations non gouvernementales (ONG), dans leurs rapports avec le tiers monde, donc avec des étrangers, essaient plutôt de diminuer le nombre d'intermédiaires et de subordonner leur rôle à un lien direct « donneur-receveur », de rapprocher les donneurs d'aide au tiers monde et les receveurs, de personnaliser le rapport entre eux, prenant ainsi explicitement leurs distances par rapport à la « solidarité déléguée » qui caractérise l'État. C'est peut-être la raison principale de leur succès. Le donateur sait [4] que son don va parvenir a qui en a besoin, qu'il ne sera pas accaparé par les intermédiaires et qu'il ne sera pas entamé par les gaspillages et les salaires élevés de la bureaucratie ou le détournement de la corruption. Dans certains cas, on encourage le public à donner à un enfant en l'identifiant, en l'« adoptant », etc. On rétablit ainsi un lien fort entre donataire et donateur, court-circuitant les intermédiaires. S'il s'agit bien de rapports entre étrangers, on constate en même temps une tendance à personnaliser le rapport, au moins symboliquement, à rendre l'étranger le moins inconnu possible, ce qui constitue une logique contraire à celle de l'État. Ce dernier tend au contraire à prendre des décisions indépendantes des rapports et des caractéristiques personnelles, en fonction de critères abstraits découlant des droits de chacun. De la sorte, c'est l'intermédiaire qui impose sa logique au donateur et au donataire, lesquels se transforment en « contribuable » à un bout, en « administré » ou en client à l'autre, chacun ayant des droits précis. Entre les deux, une série d'intermédiaires non régis par le principe du don. À l'opposé, les organismes fondés sur le don font le lien entre donateurs et donataires ; ils tendent à diminuer le nombre des intermédiaires et à faire en sorte que leur rôle soit le plus possible confié aux donateurs eux-mêmes : coopérants, organismes sans but lucratif, etc. 

Résumons les raisons pour lesquelles la circulation étatique ne peut pas être considérée comme un système de don. 

Le don est un système libre, alors que l'État opère des prélèvements obligatoires automatiques sur les citoyens – l'impôt, comme son nom l'indique – et agit avec les citoyens en vertu de lois, règlements et normes préétablies, ayant pour objectif et idéal de traiter tout administré de la même manière. L'État a horreur de la différence, source potentielle d'inégalités et de préférences subjectives. Le don ne vit au contraire que de cela : affinités, liens privilégiés, personnalisés, qui non seulement caractérisent par définition les rapports personnels, mais sont à la base aussi des organismes dont le principe de fonctionnement est le don. Même lorsqu'il s'applique aux étrangers, le don est un système de circulation des choses immanent aux liens sociaux eux-mêmes, alors que la circulation étatique se fait dans un système situé en dehors des citoyens et de leurs rapports. On ne retrouve d'ailleurs les citoyens qu'au début, à titre de contribuables, et à la fin, à titre de bénéficiaires, débarrassés le plus possible de leurs caractéristiques personnelles, l'État ayant le plus grand mal à « traiter » les différences personnelles. Il est embarrassé par elles, alors qu'elles constituent au contraire la source du dynamisme du système de don. 

Dans son analyse du don du sang, Titmuss a confondu système de don et système étatique. Comme Mauss [5], il a cru voir dans la sécurité sociale moderne l'équivalent des systèmes de don archaïque. Or, s'il est vrai que ces systèmes collectifs d'assurance, publics ou privés, remplissent des fonctions assumées par le don dans d'autres sociétés, on ne peut pas en déduire que les deux systèmes reposent sur les mêmes principes, ni qu'ils sont naturellement complémentaires. En passant du don à l'impôt ou à l'assurance, on a laissé échapper le geste du donateur, le risque d'une action dont le retour n'est jamais garanti. 

 

Le don aux inconnus

 

Tous les rapports entre étrangers ne prennent pas la forme du marché. Il existe une catégorie de dons qui se produisent aussi entre étrangers, voire entre inconnus [6]. C'est le cas du don du sang, comme nous venons de le voir, mais aussi des échanges régis par ce qu'on appelle les lois de l'hospitalité, des dons que fait le public au moment de catastrophes naturelles (comme les tremblements de terre) ou de certains événements politiques (dons aux Roumains), des dons de charité, de certaines formes de bénévolat, etc. Toutes ces formes de circulation de biens et de services entre étrangers fonctionnent hors marché, et sans emprunter par ailleurs la voie de la redistribution étatique, c'est-à-dire qu'ils sont entièrement volontaires, spontanés. On peut même penser qu'ils ont une importance telle dans la société actuelle – importance croissante d'ailleurs – que cela en fait une caractéristique propre à cette société : la quantité de biens et de services qui circulent entre étrangers sur une base entièrement volontaire, loin d'être un résidu des sociétés traditionnelles, est un trait moderne. 

Compte tenu de l'importance et des caractéristiques spécifiques de ce secteur, nous croyons qu'il s'agit d'une quatrième sphère, puisqu'il faut reconnaître avec Titmuss qu'il s'agit bien de rapports entre inconnus, et donc n'appartenant pas non plus à la sphère domestique. Ni au marché, ni à l'État, ni au domestique. Le don aux inconnus est effectivement une spécificité moderne, un quatrième secteur, entre l'État et la sphère privée, relevant de principes du don au moins en partie, et permettant par ailleurs aux « gens ordinaires de manifester un altruisme qui déborde la sphère des rapports personnels », comme l'affirme Titmuss. À l'époque où il écrivait, c'est-à-dire avant la consolidation de l'État-providence, cet auteur ne pouvait pas voir que la solidarité étatique forme un système différent, à côté du don et du marché. Comparant le don au marché seulement, il pouvait croire que la sécurité sociale, mécanisme de circulation différent du marché, pouvait être un substitut au don archaïque et représenter la forme spécifiquement moderne du don. C'est ainsi que l'on pensait en Occident pendant les « Trente Glorieuses », période durant laquelle on se dirigeait vers le remplacement de tout système de don par des institutions publiques symbolisant le progrès. Or, sans nier tout rapport entre la redistribution étatique et le don, il importe dans un premier temps d'affirmer que ce sont deux systèmes différents, que l'État a aussi beaucoup de complicité avec le marché, et que le système étatique détruit souvent les systèmes de don ; sans le faire de la même manière, il le fait tout aussi efficacement que le marché. 

Polanyi est l'un des seuls auteurs à avoir bien perçu, dès 1945, dans son ouvrage La Grande Transformation, cette différence entre don et système étatique. Certes, il examine surtout les effets du marché et de la liberté de contrat sur les liens primaires : « [Le principe de la liberté de contrat] revenait à dire en pratique que les organisations non contractuelles fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion, devaient être liquidées, puisqu'elles exigeaient l'allégeance de l'individu et limitaient ainsi sa liberté. » (1983, p. 220.) Mais Polanyi met aussi en garde contre les conséquences négatives d'un remplacement complet des solidarités par l'État-providence : « Un honnête homme pouvait s'imaginer qu'il était libre de toute responsabilité dans les actes de coercition de la part d'un État que, personnellement, il rejetait ; ou dans les souffrances économiques de la société, dont il n'avait personnellement tiré aucun avantage. Il « se suffisait à lui-même », il "ne devait rien à personne" » (p. 331 ; c'est nous qui soulignons). 

Ne rien devoir à personne ; pouvoir quitter un lien social et se décharger d'une obligation comme on change de commerçant lorsqu'on n'est pas satisfait. Cette capacité d'exit, analysée par Hirschman, c'est la définition de la liberté moderne figurée par le marché et prolongée par l'État-providence. L'État a au moins autant d'affinités avec le marché qu'avec le don. Même si, comme le reconnaît Polanyi, il a rempli des fonctions qui étaient auparavant sous la responsabilité des systèmes de don, l'État n'obéit pas à la même logique et constitue véritablement un troisième système. Empruntant à la fois au don et au marché, il se situe presque à égale distance de l'un et de l'autre ; mais son action se déroule entre étrangers et accorde un rôle déterminant aux intermédiaires. Simmel a longuement décrit ces systèmes qui, « créent certes des relations entre les humains, mais en laissant les humains en dehors de celles-ci » (1987, p. 373). Ce type de lien est la négation même du système du don, mais il est caractéristique de l'échange monétaire et des rapports bureaucratiques. « Lorsqu'on se situe au niveau de l'État, dit Hyde, les liens d'affection susceptibles de bonifier la volonté de la personne n'existent plus » (1983, p. 267). 

L'État, tout en étant nécessaire, n'est pas l'avenir du don moderne. Cet avenir est ailleurs. Où ? Polanyi distinguait trois systèmes de circulation des choses : le marché, la redistribution, la réciprocité. C'était également notre point de départ. Mais nous constatons que ces trois catégories sont insuffisantes, qu'une autre sphère, propre aux sociétés modernes, le don aux étrangers, ne fait partie ni du marché ou de l'État, ni de la sphère domestique. À un extrême, elle se rapproche de l'État (on y trouve des organismes avec employés, etc.) et finit d'ailleurs souvent par s'y intégrer ; à l'autre, elle se rapproche de la sphère domestique sans vraiment y appartenir (c'est le cas des groupes d'entraide). Avant de présenter la sphère marchande, examinons de plus près les caractéristiques de cette sphère du don entre étrangers.


[1]    Rapporté dans Le Devoir, 16 février 1991.

[2]    Mais c'est aussi, quelque part, un don archaïque, rappelant les rites reliés au sang ; et rappelons que le christianisme est fondé sur l'acte d'un Dieu qui a « versé son sang » pour l’humanité ; enfin, c'est un don de soi, sans aucun doute possible. Le sang n'est pas fabriqué, il est une partie de soi-même.

[3]    Aux États-Unis, des entreprises commerciales ont même engagé des procès contre les organismes qui se servaient de sang donné. En 1966, la Federal Trade Commission considérait que les membres des banques de sang communautaires (sang donné) « s'étaient illégalement associés dans le but de conspirer pour limiter le commerce du sang humain » (p. 161) !

[4]    Dans certains cas il croit savoir, car ces organismes ne sont évidemment pas à l'abri de détournements de fonds par les intermédiaires, même si ces derniers sont moins nombreux que dans le secteur étatique.

[5]    Mauss développe ce thème dans les p. 260 et suiv. de son Essai sur le don.

[6]    L'aumône, don unilatéral à un inconnu, est un cas bizarre et sera traité plus loin. Logiquement, c'est un don qui exclut, qui affirme une domination, dont le sens principal est de révéler l'impossibilité de rendre pour le receveur : de l'aumône dans la rue à l'aide au tiers monde, on assiste à la même perversion du don, sauf s'il est transposé dans un système religieux, puisqu'il sera « rendu au centuple » par nul autre que Dieu lui-même ; et ne remercie-t-on pas les moines tibétains du don qu'on leur fait? La dimension spirituelle peut neutraliser les effets pervers du don unilatéral à un inconnu incapable de rendre (mais cela ne se produit pas nécessairement).



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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