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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mme Louise Vandelac, sociologue, Université du Québec à Montréal, «À droites toutes! ou l’impact “ des droites ” sur le féminisme et les rapports de sexes» in ouvrage sous la direction de Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Néo-conservatisme et restructuration de l’État. Troisième partie : restructuration de la politique sociale (pp. 219-232) Collection Études d’économie politique. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1986, 274 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 19 décembre 2003].

Texte intégral de l'article
« À droites toutes! ou l’impact “ des droites ”
sur le féminisme et les rapports de sexes »


Introduction
1. Une droite rose et une droite bleue?
2. D'une droite à l'autre: écartées de l'emploi ou surexploitées...
3. De nouvelles gauches en éprouvettes?

Introduction

La plupart des critiques du néo-conservatisme, aux accents nostalgiques de la croissance, occultent les complicités et les contradictions entre patriarcat et capitalisme et négligent d'articuler les rapports de classes et de sexes tant dans les sphères productives que reproductives (
1), bref, demeurent des critiques partielles et partiales, voire androcentristes.

Cependant, il ne s'agit pas simplement d'éclairer l'autre face de ces demi-analyses pour faire apparaître les femmes, comme cas spécifique au général masculin, dans l'espoir de compléter ainsi le tableau. Ce qu'introduit l'analyse de l'articulation des rapports de sexes et de classes, c'est non seulement une nouvelle figure de droite, celle du patriarcat et/ou du masculinisme (
2), mais c'est un redécoupage et un autre regard sur les droites.

Conscientes des figures multiformes du capitalisme et du patriarcat, les femmes savent mieux que quiconque, en effet, qu'une droite en cache toujours une autre... et que le néo-conservatisme, quoique central, ne représente qu'une facette du jeu complexe des droites. En effet, dans cet entrecroisement des droites, bon nombre de femmes essuient simultanément les effets économiques du néo-conservatisme, tout en subissant, par ailleurs, les méfaits politiques de la vieille droite réactionnaire, familialiste et puritaine, paradoxalement appelée, aux États-Unis, The New Right. Certaines ont à se débattre en même temps avec de vieux gauchistes recyclés formant l'aile gauche des mouvements anti-avortement comme l'illustre le débat des derniers mois dans le Village Voice de New-York (
3). Enfin, plusieurs voient déjà poindre, enrobé d'un discours humaniste, scientiste et moderniste, une nouvelle expression de la droite à la jonction des théories de l'économie de la famille et de la fertilité de la nouvelle droite économique de l'École de Chicago et des sciences de la reproduction.

Bref, bon nombre de femmes constatent comment la restructuration actuelle, menée sous le signe du néo-conservatisme, à la fois alimente et s'appuie sur une restructuration des rapports entre les sexes dont les multiples accents vont du Friendly Facism (
4) à ceux d'un certain libéralisme. Cette restructuration passe à la fois par la féminisation de l'emploi, par le déclin du modèle d'homme pourvoyeur et par les attaques répétées contre le Welfare State. Elle passe aussi par la multiplication des politiques familiales, l'un des axes majeurs des politiques de l'État concernant les rapports de sexes (5). Ainsi, aux États-Unis, non seulement les politiques de la New Right portent fondamentalement sur la restructuration familiale et sexuelle de la société, mais les politiques familiales constituent, selon Eisenstein (6), un point focal du budget Reagan-Stockman, à tel point d'ailleurs qu'elle prédit aux libéraux de gauche et aux forces progressistes une totale impuissance à intervenir de façon significative sur la politique des années 1980, si leur champ de vision se limite aux seules questions économiques.

Cette contribution vise donc à montrer comment l'actuelle restructuration économique s'articule sur celle des rapports de sexes, cela avec le soutien actif de l'État, et comment elle se déroule simultanément dans les sphères productives et reproductives. Ce texte invite aussi à ne pas confondre l'arbre du néo-conservatisme avec la forêt des droites, d'autant plus que la vieille droite familialiste et réactionnaire ainsi que le néo-conservatisme et le néo-corporatisme camouflent présentement l'émergence d'une autre droite aux accents modernistes opérant au coeur même de la reproduction humaine via les biotechnologies de la reproduction. D'ailleurs, ces transformations majeures dans le champ de la reproduction humaine nous incitent, plus que jamais, à interroger les schémas d'analyse et les discours en creux des gauches sur lesquels s'échafaudent les critiques à l'égard des droites.

1.
Une droite rose et une droite bleue?

Comme le souligne avec justesse Zillah Eisenstein (
7), il convient d'abord de distinguer néo-conservatisme et New Right, surtout quand on accole les mots femmes et droites.

Très souvent, en effet, le réflexe le plus courant quand on associe femmes et droites est d'évoquer l'épouvantail de la vieille droite conservatrice et familialiste de la New Right, bref, cette droite des moeurs et de la famille, plutôt que le néo-conservatisme économique et politique de Wall Street et de la Maison Blanche.

Certes, les discours et les actions de la New Right, largement médiatisés, entre autres, par les Églises électroniques de la Majorité morale inspirée d'un Jerry Falwell, par les mouvements anti-avortement cyniquement dénommés pro-vie et par les mouvements pro-familiaux comme ceux de Phyllis Schlafly, semblent particulièrement menaçants pour les femmes. Menaçants à cause de leurs capacités organisationnelles et de leur lien avec de puissants réseaux religieux, et menaçants à cause de leur influence politique au sein des grands partis et des rapports privilégiés qu'entretiennent certaines de leurs figures de proue avec l'entourage immédiat de Reagan. Mais menaçants surtout, à cause de leurs virulentes positions anti-féministes, anti-égalitaristes, anti-détente, anticommunistes et anti-liberté de choix sexuels, positions incarnées, entre autres, dans leur opposition farouche à l'avortement et à l’Equal Right Amendement aux USA.

Si cette référence spontanée à la vieille droite réactionnaire plutôt qu'au néo-conservatisme, dès qu'on prononce le mot femme, s'explique par l'effet repoussoir de la New Right, elle correspond cependant aussi à un schéma d'analyse fort traditionnel de la «question des femmes» (
8). En effet, parler des femmes renvoie encore souvent à une «spécificité» féminine et à des «problèmes» de femmes, tel l'avortement, ou encore à un ordre de préoccupations dites secondaires liées à la famille et aux moeurs, ou encore à des groupes de droite «spécifiques», tels les Real Women (9).

Ce type d'analyse faisant des femmes le petit «e» enjoliveur d'études supposément générales est encore courant en sciences sociales... Ainsi, en sociologie du travail, il a fallu des années de recherche menées par des femmes pour ne plus être considérées comme «spécificité», «exception» ou «déviance» par rapport à une conception supposément générale, mais en fait masculine du travail et pour apparaître comme véritable catégorie d'analyse sociologique (
10). Il a aussi fallu une bonne dose de patience pour faire sortir de l'ombre l'incroyable masse de travail humain qu'est l'activité domestique et pour questionner enfin les définitions masculines du travail limitées jusqu'alors à l'emploi (11). Puis on remarqua qu'à travers les dentelles de la spécificité du travail féminin se profilaient les dentelles de la spécificité du travail masculin... On constata aussi combien l'articulation du travail domestique et salarié dans les sphères productives et reproductives traçait des trajectoires socioprofessionnelles et familiales différentes selon les sexes (12).

Bref, on passa d'une analyse du travail des femmes à une analyse féministe du travail, renouvelant ainsi les perspectives et voilant le caractère partiel et partial des analyses antérieures sur l'emploi.

De la même façon, si on revient maintenant de l'analyse du travail à celle des droites, il convient de délaisser les filtres roses des analyses de la New Right tout comme les filtres bleus des analyses du néo-conservatisme puisque ces deux droites sont toutes deux traversées par les rapports de classes et de sexes et que, malgré leurs divergences et les vernis familialistes de la New Right ou modernistes du néo-conservatisme, elles s'épaulent, s'inspirent et partagent un certain nombre de valeurs et de conceptions communes.

Ainsi, même si la New Right et la droite néo-conservatrice veulent toutes deux sabrer dans les dépenses sociales et s'opposent à l'action positive pour les femmes en emploi, elles le font dans un esprit et pour des raisons passablement différentes. Comme le souligne Eisenstein, les néo-conservateurs remettent surtout en question ce qu'ils qualifient «d'excès» de libéralisme et s'objectent à toute mesure égalitariste entravant les règles de la concurrence et du libre marché (ils s'opposent donc à l'action positive déplaçant l'égalité des chances vers l'égalité des résultats…). Quant à la New Right, elle est particulièrement sensible à l'intrusion de l'État au coeur de la vie dite privée et à la remise en question des rôles féminins et masculins traditionnels.

Dans cet esprit, George Gilder, auteur clé de la New Right, estime que l'accroissement de la participation des femmes mariées au marché du travail est une conséquence directe de l'inflation et de l'augmentation des charges fiscales causées par les largesses du Welfare State (
13). Or, non seulement cette salarisation accrue des épouses facilite-t-elle les divorces, mais elle érode l'autorité du père pourvoyeur et affaiblit alors son sens des responsabilités, ce qui réduit sa productivité au travail et affecte par conséquent la productivité nationale, autant de facteurs contribuant à maintenir les pauvres dans la pauvreté... (14). En outre, le Welfare State détruirait l'éthique du travail et de la famille, dans la mesure où l'argent n'est plus alors gagné par les hommes mais «devient un droit consenti aux femmes par l’État» (15). Dans son livre Wealth and Poverty, distribue par Reagan aux membres de son cabinet, il soutient donc que le Welfare State maintient la pauvreté et qu'il vaudrait mieux limiter l'implication de l'État dans le champ des politiques sociales, réduisant ainsi l'inflation et les impôts et, par ricochet, la salarisation des épouses, autant de facteurs qui contribueraient à accroître les responsabilités familiales et l'autorité paternelle, éléments clés pour raffermir la stabilité et la productivité masculine en emploi. Olé!

2.
D'une droite à l'autre: écartées de l'emploi ou surexploitées...

C'est largement en écho à ces positions de la New Right que se sont multipliées, depuis quelques années, les craintes d'une désembauche massive des femmes doublée d'un retour au foyer. Or, non seulement les faits mais les intérêts mêmes du néo-conservatisme contredisent, du moins encore pour l'instant, les positions de la New Right à ce chapitre.

Depuis plus d'une dizaine d'années en effet, la restructuration économique, particulièrement aux États-Unis, s'est largement appuyée sur le développement du secteur tertiaire, fortement tributaire de la féminisation de l'emploi, elle-même liée à la transformation des rapports de sexes. Ainsi, contrairement aux discours habituels, la crise économique et la restructuration économique n'ont pas écarté les femmes du marché du travail mais ont entraîné l'une des plus fortes périodes d'embauche féminine de l'histoire.

Aux États-Unis, par exemple, le secteur des services connut entre 1970 et 1980 une croissance de près de 14 millions d'emplois dont plus de 3 millions furent comblés par de nouvelles venues sur le marché du travail (
16). Cette croissance phénoménale du secteur des services (dépenses multipliées par douze entre 1950 et 1980 et production brute augmentant de 200 pour cent, soit 43% de plus que l'augmentation totale du PNB) est liée, selon Smith, au fait que le secteur des services connaît des ventes totales et des taux de profits beaucoup plus élevés par rapport aux investissements en capital fixe et en capital variable (notamment au chapitre du nombre d'employés et des taux de salaires) que dans le secteur manufacturier. Tous les développements relatifs à la croissance du secteur des services (hausse importante du taux d'emploi, allongement des heures ouvrables et réduction des emplois à temps plein, rotation accrue et élargissement des écarts salariaux avec les autres secteurs) sont liés au faible rapport capital-travail - qui s'élargit sans cesse par rapport au secteur manufacturier - et à une très forte compétition entre les entreprises de ce secteur (17). Or, ces facteurs ont non seulement modelé mais imposé des conditions de travail particulières à ce secteur: élargissement fantastique de la main-d'oeuvre doublé d'une baisse des taux de salaires, rapides expansions et contractions de l'emploi en fonction des fluctuations de la demande, multiplication es emplois à temps partiel, saisonniers et précaires.

Cet essor du secteur des services a coïncidé (l'oeuf ou la poule, l'éternelle énigme...) avec l'émergence de nouveaux modèles masculins et féminins. Les années 1970 confirmaient, en effet, le déclin du père pourvoyeur, lié à la baisse du salaire masculin dit «familial» et à l'accroissement de l'apport économique des épouses au budget des ménages (
18). À la ménagère reine des banlieues des années 1950 succédait la salariée «libérée» des années 1960, alors que par ailleurs se multipliaient les divorces, le nombre de mères chefs de famille et qu'augmentait en flèche la proportion de femmes subvenant en partie ou en totalité à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ces nouveaux modèles hommes-femmes et ces réaménagements économiques entre les sexes furent à la fois facilités par la féminisation de l'emploi, tout en contribuant à la féminisation de l'emploi. Or, cette entrée massive des femmes sur le marché de l'emploi constitua un facteur clé de la restructuration économique américaine (19).

Ainsi, au cours des années 1970-1980, on a vu augmenter le nombre de salariées de 13 millions, le taux de femmes en emploi passant alors de 43,3% à 51,5% de la population féminine totale (
20). Or, comme le souligne Emma Rotschild (21), cette féminisation de l'emploi a eu comme fonction majeure, voire indispensable selon Smith, de permettre la réduction des salaires, des promotions et du taux de syndicalisation. Ce fut aussi l'élément «permissif» pour abréger la semaine de travail, favoriser la multiplication du travail à temps partiel, du travail saisonnier et autres formes précaires de travail ainsi que pour limiter la durée totale de l'emploi et stimuler la rotation. C'est donc en jouant sur les préjugés et sur les mécanismes traditionnels de ségrégation des travailleuses et en invoquant les alibis classiques - salaire d'appoint, activité temporaire, voire simple passe-temps - que l'économie a pu opérer une telle restructuration.

Quant aux femmes, elles sont beaucoup plus nombreuses depuis quinze ans à vivre de leurs seuls revenus, ces revenus étant souvent limités aux maigres prestations de l'État ou à des salaires frisant le minimum vital (
22). Si bien qu'au cours de ces mêmes années, bon nombre d'entre elles ont vu augmenter à la fois leurs charges familiales, leur temps de travail global et leur pauvreté. Non seulement a-t-on assisté à un élargissement des écarts de revenus, de responsabilités familiales et de temps de travail domestique et salarié entre hommes et femmes, mais on a constaté une véritable féminisation de la pauvreté. À ce point d'ailleurs qu'une commission américaine a dit qu'au rythme actuel d'augmentation des pauvres chez les familles ayant une femme à leur tête, la population pauvre aux États-Unis sera essentiellement composée de femmes et de leurs enfants avant l'an 2 000 (23). La double restructuration familiale et économique a donc été menée en fonction des intérêts à la fois du capital, du patriarcat et d'un certain nombre de mâles.

Quant à l'État, non seulement n'a-t-il pas freiné les élargissements d'écarts hommes-femmes mais, profondément inspiré par les courants néo-conservateurs, il n'a cessé de les favoriser. Cet angle d'approche est d'ailleurs fort éclairant pour analyser les projets politiques des gouvernements canadien et québécois au chapitre de la fiscalité, du glissement des programmes sociaux universels vers des programmes sélectifs, de l'éventuelle politique familiale ou encore des coupures successives dans les budgets sociaux passant, entre autres, par la désinstitutionnalisation.

Concernant la fiscalité, plusieurs analyses ont déjà démontré que les premières victimes des réformes fiscales proposées par le gouvernement québécois seront les femmes mères chefs de famille assistées sociales alors que les hauts salariés en seront les principaux bénéficiaires (
24). De la même façon, non seulement les quelques $900 millions de déductions fiscales pour épouses dites «à charge» ne seront pas versés aux femmes, contrairement aux demandes maintes fois formulées par le mouvement féministe, mais on annonce que les déductions du mari seront haussées! Quoi de plus «logique» alors que certains d'entre eux s'opposent à l'emploi mal payé de leur conjointe sous prétexte d'y perdre en déductions fiscales et en services domestiques...

Quant aux réductions successives des politiques universelles de type allocations familiales, seul et maigre argent de poche de tant de mères de famille, au profit de formules comme les crédits d'impôts pour enfant à charge, elles favorisent celui qui a les plus hauts revenus, entraînant ainsi, une fois de plus, l'élargissement des écarts économiques au sein du couple au profit des hommes.

Enfin, les coupures de services sociaux risquent d'affecter particulièrement les femmes. En tant que travailleuses, elles sont souvent les premières menacées de perdre leur emploi ou de voir leurs conditions de travail se dégrader. Par ailleurs, en tant que ménagères, elles sont les principales consommatrices de services sociaux et elles devront donc compenser les coupures budgétaires par un surcroît de travail domestique, absorbant, entre autres, les effets indirects de la désinstitutionnalisation...

Fait à souligner, ces politiques de l'État semblent combler les intérêts à la fois du néo-conservatisme et de la New Right. Ainsi, les réductions des politiques sociales sont-elles acclamées par les deux groupes. Elles constituent, en effet, un net incitatif à l'emploi - y compris précaire - facteur d'assouplissement de la main-d'oeuvre cher aux néo-conservateurs alors qu'elles accroissent la dépendance économique des femmes et alourdissent leur charge de travail, cimentant ainsi l'unité familiale si précieuse pour la New Right.

3.
De nouvelles gauches en éprouvettes?

En terminant, glissons un mot sur les nouvelles technologies de la reproduction humaine: insémination artificielle, fécondation in vitro, congélation d'embryons, etc., ainsi que sur certaines pratiques qui en découlent telles les ventes de grossesse (mères porteuses ou mères d'emprunt) où en fait un père achète son demi-enfant biologique...

Si j'introduis cette question dans l'analyse des droites c'est que cette révolution biologique, avec la mise en place d'une économie de la reproduction humaine et ses épiphénomènes comme la vente de la force de procréation, annonce des transformations beaucoup plus fondamentales dans les rapports de sexes, de classes et dans l'avenir de l'être humain que ne l'a fait la révolution industrielle (
25).

Déjà, des événements historiques comme les camps soviétiques et plus récemment les massacres au Cambodge, nous ont forcés à des remises en question profondes du socialisme réel et nous ont obligés à repenser ce qu'on appelle la gauche et ses rapports avec la droite. Or, il faut bien voir que les transformations majeures dans le champ de la reproduction humaine constituent un événement sans précédent qui nous incite fortement et rapidement à réexaminer les concepts de droite et de gauche à la lumière de ces questions. Dans un contexte de crise économique où les discours de gauche se résument à donner la réplique ou à tenter la riposte, les questions relatives aux nouvelles technologies de la reproduction humaine (NTRH) nous amènent à dépasser le champ balisé des problèmes de répartition pour s'intéresser à des questions plus fondamentales encore. Elles concernent le façonnement scientifique et technique de l'être humain, la transformation des rapports de filiation ainsi que l'ensemble des rapports sociaux-sexuels qui y sont liés.

On se demande évidemment comment la plupart des gauches, si souvent borgnes face aux rapports de sexes, pourront admettre des analyses de la reproduction faisant place davantage aux rapports de sexes et à de nouvelles dimensions de l'analyse des rapports de classes, cela à partir des premières concernées: les femmes!!!

On se demande aussi comment certaines gauches, dont les critiques sur la crise économique et les droites semblent porter en creux la nostalgie de la croissance (
26), pourront réagir face à ce nouveau champ économique si prometteur des biotechnologies humaines peu dissociables en fait de l'ensemble des biotechnologies!!! Enfin, comment ces mêmes gauches, souvent si peu critiques face aux prémisses, aux discours et à certains développements scientifiques et techniques, pourront-elles résister à l'envoûtement de ce qui se présente comme ultime «progrès» et comme incarnation vivante de l'un des plus profonds fantasmes masculins, à savoir la maîtrise totale de la reproduction de l'être vivant?

Dans le contexte actuel, ces questions sont d'autant plus complexes à aborder que le caractère repoussoir de la New Right a pour effet de rendre suspecte de conservatisme, voire d'obscurantisme, toute critique à l'égard des NTRH, ce qui n'est pas sans rappeler l'amère expérience essuyée par les premiers écologistes. Et pendant ce temps, à notre insu, nous glissons vers une autre droite qui a déjà imprégné toute une partie de nos comportements les plus quotidiens, celle de l'économie de la famille et de la fertilité de l'école de Chicago prétendant appliquer les principes néo-classiques et le modèle de l'homo économicus à la totalité des activités humaines (
27).

Fait particulièrement troublant, ces développements scientifiques et techniques nous obligent à constater nos incroyables carences d'analyses concernant la reproduction humaine et nos difficultés à articuler ses aspects sexuels procréatifs, anthroponomiques et domestiques en relation avec l’État et le marché (
28). Non seulement, sommes-nous encore bêtement emprisonnés dans des schémas binaires de maternité, réduits à la biologie et à la nature en opposition avec une culture implicitement masculine, mais nombreux encore sont ceux et celles, à gauche, comme dans le mouvement des femmes, à considérer que le nec plus ultra serait d’en arriver à appliquer entièrement les schémas productifs à la sphère reproductive (29), ce qui, paradoxalement, n'est pas sans certains liens de parenté avec le discours de la nouvelle droite économique de l'École de Chicago... (30).

Déjà, le parfait modèle de l'émancipation consiste à contrôler les moments, voire les dates précises, de la gestation en fonction notamment des exigences de l'emploi, ce qui implique parfois d'étranges marathons de conception avec soupers aux chandelles... Cet idéal de programmation (
31) est d'ailleurs maintenant à ce point enraciné qu'on s'étonne des grossesses non-planifiées et qu'on culpabilise les nouvelles insouciantes...

D'ici peu, l'extension de certaines techniques réservées à la fécondation in vitro permettront peut-être de contrôler le moment plus précis de l'ovulation et de la fécondation potentielle, risquant ainsi d'augmenter d'un cran l'inféodation de la procréation en fonction des exigences du marché. Fait plus troublant encore, nous sommes déjà à l'aube de la programmation de la «qualité» de l'enfant à naître. Pour l'instant, il s'agit essentiellement de s'élection négative par avortement, laquelle s'est considérablement élargie avec les techniques de diagnostic prénatal, à ce point qu'on hésite, dans certains hôpitaux, à révéler le sexe de l'enfant lors d'échographies, afin d'éviter des avortements pour sélection du sexe. De façon feutrée, on assiste aux débuts d'un eugénisme qui tait son nom. Avec les développements de la médecine prédictive et les recherches en génétique, on peut se demander jusqu'où nous mèneront nos phantasmes de programmation. Dans cette société obnubilée par la prétendue maîtrise de la nature, où rationalité et progrès consistent à incarner l'homo économicus cherchant à maximiser ses propres satisfactions, comment réagirons-nous face aux possibilités croissantes de déterminer le sexe, la couleur des yeux ou la taille d'un enfant? Comment le vieux rêve parental d'enfant parfait pourra-t-il résister aux formes négatives et positives de ce qu'il faut bien appeler un certain eugénisme?

Cette programmation progressive de la maternité semble aussi nous conduire à l'éventuelle mère-machine, c'est-à-dire à une procréation réalisée entièrement hors de l'utérus, ce qui, souligne Jean-Louis Touraine, permettrait une «libéralisation» (sic!) de la femme, celle-ci ayant dorénavant «une capacité de travail et une disponibilité pour les loisirs égales à celles des hommes» !!! (
32).

Outre la bêtise de réduire la maternité à la gestation et de prétendre que ce sont les neufs mois de grossesse qui entravent le travail et les loisirs des femmes, ce genre de propos, étonnamment assez largement partages (
33), révèle une vision des plus androcentristes et naturalistes de la libération des femmes. Comme si, pour se libérer des rapports de sexes, les femmes devaient d'abord se libérer de leur corps et de leur capacité reproductive, bref évacuer la grossesse elle-même achevant ainsi de se modeler toute entière sur les référents masculins... N'est-ce pas aussi absurde et aussi colonisé que de croire que les Noirs se libéreront du racisme le jour où ils deviendront Blancs?

Enfin, les NTRH constituent un nouveau marché, une nouvelle économie affichée comme telle aux USA et quelque peu blanchie par les mécanismes institutionnels en France (
34). Or, dans ce contexte néo-conservateur, elles obéissent aux tendances économiques et politiques dominantes et constituent des instruments politiques et économiques non négligeables, notamment au niveau du contrôle mondial des populations. Comme la réalité a tendance à rattraper rapidement la fiction dans ces secteurs, mentionnons, à titre d'illustration, que certains songent déjà, aux États-Unis, à une nouvelle division internationale et raciste de la procréation avec ovules et spermes riches et blancs du nord pour des gestations à bas prix et «colorées» au sud (35). Quoique marginal par rapport à l'ensemble des techniques contraceptives et reproductives, cet exemple laisse néanmoins rêveur quant aux multiples interrelations économiques et politiques des sciences de la reproduction.

Bref, les transformations des modalités de la reproduction humaine nous incitent plus que jamais à développer une analyse politique des droites qui tienne compte des rapports de sexes et de classes propres à la sphère reproductive, mais articulée aux faces patriarcales et capitalistes de la sphère productive. Sinon, notre vision des choses sera une fois encore partielle, partiale et à la remorque de l'évolution même des droites...

Louise VANDELAC, sociologue
Université du Québec à Montréal

Notes:

(1) Cette terminologie renvoie à l'articulation du système productif et des structures familiales et notamment à l'articulation des formes salariées et domestiques du travail.
(2) Le patriarcat est un système d'oppression des femmes par les hommes (Rosalind Coward, Patriarchal Precedents: Sexuality and Social Relations, London, Routledge and Kegan Paul, 1983, p. 287). «Le patriarcat (...) structure l'ensemble des différences culturelles sur le mode de l'inégalité» et «(...) pénètre toutes les instances de nos formations sociales» (Micheline De Sève, Pour un féminisme libertaire, Montréal, Boréal Express, 1985, p. 20). Quant au terme masculiniste, développé par B. Ehrenreich et D. English (Des experts et des femmes, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 1982), il décrit le fait que les concepts et les règles du jeu de cette société ont été élaborés par la moitié masculine d'un monde sexuellement divisé et qui à la fois reflètent les intérêts du groupe masculin et en assurent le développement.
(3) Ces «progressistes» amalgament allègrement désarmement, abolition de la peine capitale, lutte contre la pauvreté et lutte contre l'avortement comme autant de facettes de leur position «pro-vie». Je remercie Somer Brodribb de m'avoir fourni la documentation à ce propos. Voir, entre autres, «Putting Women Back in the Abortion Debate» de Ellen Willis dans Village Voice, 16 juillet, 1985, p. 5.
(4) Bertram Gross, Friendly Facism, New York, M. Evans, 1980.
(5) Quatre pays européens avaient une politique familiale dans les années 1960, alors que plus de vingt pays en ont maintenant adopté une. Nancy Guberman, «Behind Recent Social and Fiscal Policy in Quebec: À redefinition of Mother-work by the State», 1985. À paraître.

(6) Zillah Eisenstein, Feminism and Sexual Equality, Crisis in Liberal America New-York, Monthly Review Press, 1984, p. 42.
(7) Ibid.
(8) «Il fut un temps où même dans les sciences humaines on parlait de problème noir, de question juive (...). Époque où l'effet de la domination dans la théorie (le fait que la théorie soit celle des dominants) supposait que les dominés, incompréhensible épine, étaient ceux qui posaient des problèmes. (...). Ainsi, les États-Unis connaissent-ils un problème noir, comme le nazisme un problème juif à quoi fournir une solution. Comme les états patriarcaux connaissent aujourd'hui un problème de femmes». Colette Guillaumin, «Femmes et Théories de la société», Sociologie et sociétés, vol. XIII, no. 2, octobre 1981, p. 23).
(9) Andrea Dworkin, Right-Wing Women, New York, À Wideview Perigee Book, 1983.
(10) Nicole-Claude Mathieu, «Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe», Épistémologie sociologique, no. 11, 1971.

(11) Louise Vandelac avec Diane Belisle, Anne Gauthier et Yolande Pinard, Du travail et de l'amour, Montréal, Éditions St-Martin, 1985.
(12) Collectif, (français), Le sexe du travail, structures familiales et système productif, Grenoble, Presses de l'Université de Grenoble, 1984; et Barrère-Maurisson et autres, «Travail des femmes et famille», Sociologie du travail, Paris, no. 3, 1984, pp. 243 à 374.
(13) Z. Eisenstein, Feminism and Sexual Equality, op. cit., p. 48-49.
(14) Ibid.
(15) George Gilder, Wealth and Poverty, New York, Basic Books, 1981, pp. 114-115.

(16) Joan Smith, «The Paradox of Women's Poverty: Wage-earning Women and Economic Transformation», SIGNS, Special Issue, Women and Poverty, vol 10, no. 2, hiver 1984, The University of Chicago Press, pp. 300-302.
(17) Ibid.
(18) Barbara Ehrenreich, The Hearts of Men, New York, Anchor Books, 1984.
(19) Joan Smith, op. cit., p. 303 et Louise Vandelac, «L'économie de la reproduction humaine», conférence, Paris, juin 1985. Voir également de la même auteure: projet de recherche pour le CNRS (Paris) et l'ICREF (Ottawa) et thèse de doctorat en rédaction, pp. 32-45.
(20) Ibid.

(21) Emma Rotschild, «Reagan and the Real America», The New York Review of Books, New York, 5 février 1981.
(22) «En 1979, le tiers des travailleuses canadiennes ont gagné moins que ce qui est considéré comme le seuil de pauvreté pour une personne»; Anne Gauthier, Essai sur les politiques sociales et le travail domestique, mémoire de maîtrise présenté au département &économique de lUniversité McGill, avril 1984.
(23) Ehrenreich, op. cit., p. 172.
(24) Gauthier, op. cit. p. 6; Anne Gauthier, «Les femmes et l'impôt sur le revenu», L'actualité économique, vol. 60, no. 1 mars 1984, pp. 122-131; Richard Langlois, «Repenser l'État-providence», texte ronéotypé, juin 1985; Ruth Rose, «Le livre blanc sur la fiscalité des particuliers du gouvernement du Québec, explication, évaluation et présentation &une alternative», document préparé pour Relais Femmes de Montréal et «La fiscalité rendue facile» doc. 1 et 2 préparés pour la Fédération des associations de familles monoparentales du Québec, 1985.
(25) Consentir des déductions fiscales à celui qui profite du travail non payé d'une travailleuse au foyer et cela sans que celle-ci n'ait aucun argent en propre semblait déjà chose anachronique voire indécente...

(26) Louise Vandelac, «L'économie de la reproduction humaine», op. cit.
(27) Jean Baudrillard, «Crise ou catastrophe, Sauve-qui-peut», Autrement, Paris, Dossier 40, mai 1982.
(28) Annie Cot, «Nouvelle économie, utopie et crise», dans Andreff, Cot, Frydman, Gillard, Michon, Tartarin, L'économie fiction, contre les nouveaux économistes, Paris, Maspero, 1982.
(29) Mary O'Brien, The Politics of Reproduction, Boston and London, Routledge and Kegan Paul, 1981.
(30) Louise Vandelac, «L'économie de la reproduction humaine», op. cit.

(31) Laurence Gavarini, «Bio-médecine porteuse.La mère in vitro», Actes du colloque Génétique Procréation et Droit, Paris, Actes Sud, Hubert Nyssen Éditeur, 1985.
(32) Jean-Louis Touraine, Hors de la bulle, Paris, Flammarion, 1985, pp. 226-227.
(33) Lors d'une conférence publique à la BPI de Beaubourg à Paris, en avril 1985 le philosophe Lyotard s'est extasié à plusieurs reprises devant ces propos de Touraine qu'il a qualifiés de «très poétiques»
(34) Louise Vandelac, «L'économie de la reproduction humaine», op. cit.
(35) Genoves fa Corea, The Mother Machine, Reproductive Technologies from Artificial Insemination to Artificial Wombs, New-Hork, Harper & Row, 1985.

Retour au texte de l'auteure: Louise Vandelac, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 février 2007 13:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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