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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Un parti pris politique. Essais. (1979)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jean-Marc Piotte, Un parti pris politique. Essais. Montréal: VLB Éditeur, 1979, 254 pp. [Autorisation conjointe accordée par l’auteur le 27 mai 2004, et par l'éditeur, Le groupe Ville-Marie Littérature (Hexagone, Typo et VLB éditeur), par l'intermédiaire de Mme Josée Lewis, Adjointe à l'éditeur].

Introduction

par Jean-Marc Piotte, 1979

1 - Sans espoir, avec conviction
2 - Sans modèle révolutionnaire


Je suis né durant l'interrègne de Godbout et j'ai grandi dans le Québec duplessiste. L'ensemble des appareils idéologiques québécois de langue française, autres que ceux contrôlés par Ottawa (essentiellement Radio-Canada et l'O.N.F.), était dominé par l'idéologie catholique romaine. Le clergé contrôlait l'appareil scolaire et les hôpitaux: il formait les esprits et soignait les corps. Il était le guide autoritaire et quasiment incontesté du peuple québécois. Il éduquait l'élite en vase clos, dans des collèges privés, et dirigeait l'instruction des travailleurs par la mainmise qu'il exerçait sur le Département d'Instruction publique (D.I.P.). Ceux, peu nombreux, qui s'insurgeaient contre sa férule, étaient expulsés des appareils qu'il maîtrisait pour se retrouver chômeurs ou, dans le cas des étudiants, parmi la masse des non-instruits.

Ce catholicisme se mariait avec l'idéologie politique duplessiste. L'Union nationale se désignait porte-parole de la nation canadienne-française et catholique du Québec, et défendait l'autonomie provinciale face aux visées centralisatrices d'Ottawa. Ce nationalisme défensif se combinait avec une crainte de tout ce qui était étranger, particulièrement de ce qui était anglais et protestant, Petit peuple de langue française élu par Dieu en Amérique du Nord, il devait défendre sa langue et sa foi, non seulement au Québec, mais aussi dans les autres provinces où ses droits scolaires et religieux sont souvent niés. Les cultivateurs constituaient le cœur du peuple québécois selon l'idéologie duplessiste. L'industrialisation était perçue comme un mal nécessaire pour résorber le chômage et empêcher l'absorption par les Américains de nos compatriotes qui émigraient aux U.S.A. pour y chercher de l'emploi. L'idéologie valorisait le milieu rural et le travail du cultivateur: la défense de la propriété privée s'appuyait sur la petite production, surtout agricole, et devenait le leitmotiv de la politique économique de l'Union nationale. L'État ne devait pas jouer un rôle régulateur dans le développement économique, ni dans la formation des Québécois: il devait soutenir l'entreprise privée agricole, commerciale et industrielle, et aider le clergé qui s'occupait du corps et de l'âme de chacun de nous.

Le Parti libéral du Québec, dirigé par Lapalme, s'opposait avec une résignation toute défaitiste au gouvernement de l'Union nationale. Il critiquait la démagogie, le patronage et la corruption de l'Union nationale, s'attaquait à son nationalisme conservateur, mais ne proposait ni les hommes, ni un programme, ni une idéologie qui auraient pu contrecarrer sérieusement le duplessisme. Le Devoir, dont l'influence est grande parmi les intellectuels, se retrouvait souvent en opposition à l'Union nationale et apportait ainsi de l'eau au moulin des Libéraux. La C.T.C.C. (maintenant C.S.N.) et la F.U.I.Q. (maintenant fusionnée avec la F.P.T.Q. dans la F.T.Q.) combattaient le gouvernement sur ses législations du travail, sa politique industrielle et ses mesures sociales tandis que la F.P.T.Q., la C.I.C. (maintenant C.E.Q.) et l'U.C.C. (maintenant U.P.A.) l'appuyaient allégrement. (1)

Deux centres d'opposition intellectuelle se constituèrent. L'un, regroupé autour du père Lévesque à l'Université Laval, appliquait à l'étude du Québec les instruments d'analyses sociologiques développés aux États-Unis. Il minait ainsi souterrainement l'idéologie cléricale dans la mesure où il dévoilait que le thomisme, qui la constituait, ne pouvait rendre compte des phénomènes sociaux aussi bien que les sciences de la société. L'autre centre d'opposition intellectuelle se structurait autour de Cité Libre dont les principaux animateurs provenaient de la J.E.C. Cette revue vilipendait le cléricalisme pour son souci de scrupuleuse orthodoxie et sa mainmise sur les affaires civiles. Elle défendait le principe du pluralisme idéologique et proposait le partage des tâches: le clergé s'occuperait de religion et les laïcs, des questions civiques. Le sain fédéralisme, le respect des libertés civiles, le système parlementaire de type britannique et le rôle de l'État comme régulateur de l'économie devinrent des chevaux de bataille contre le despotisme du clergé et contre le nationalisme conservateur et autoritaire de l'Union nationale. Cette revue, qui pourtant n'attaquait ni l'idéologie catholique dominante, ni le système capitaliste, constituait, dans certaines institutions d'enseignement, une cause de renvoi pour ceux qui s'en faisaient trop ouvertement les supporteurs.

Le C.C.F. (maintenant N.P.D.) recrutait un certain nombre de membres parmi les éléments progressistes de la communauté anglophone de Montréal, dans la F.U.I.Q. et chez certains partisans de Cité Libre. Mais, pas plus que maintenant, il ne constituait une force politique sur laquelle on pouvait compter. Le Parti communiste canadien, sévèrement réprimé sous le gouvernement fédéral de Bennett puis sous le gouverne-ment Duplessis, chassé des syndicats par les partisans du syndicalisme d'affaire et les sociaux-démocrates, maintenait au Québec une faible section de militants constitués dans sa majorité de nouveaux émigrants. Les communistes oeuvraient pratiquement dans la clandestinité, non seulement à cause de la répression gouvernementale, mais aussi parce que la majorité des Québécois, y compris parmi la classe ouvrière, les voyaient comme l'incarnation même de l'antéchrist.

Les automatistes, regroupés autour du Refus global de Borduas, constituèrent la plus virulente école de critique contre l'idéologie dominante. Ils exercèrent une influence indéniable sur une génération de peintres et de sculpteurs, et influencèrent quelques poètes. Mais leur impact fut limité par la répression à laquelle leurs principaux animateurs furent soumis. Certains s'exilèrent tandis que les autres furent marginalisés au Québec.

L'ensemble de ces forces d'opposition ont oeuvré à la défaite de l'Union nationale, mais elles n'ont même pas obtenu la satisfaction d'une victoire: Duplessis meurt au pouvoir, et son remplacement par Paul Sauvé marque le début de la Révolution tranquille. Désormais, il faut moderniser le Québec et rattraper les sociétés économiquement plus développées: l'industrialisation du pays, qui s'était poursuivie depuis la dernière grande guerre sous l'égide surtout des capitaux américains, avait sensiblement grugé les bases du duplessisme: le Québec était devenu industriel, urbain, avec une forte composante ouvrière, alors que l'idéologie nationaliste valorisait encore le milieu rural et les cultivateurs.

Qui se souvient vraiment de la mort de Duplessis? J'avais alors dix-neuf ans et ne me sentais point concerné par le champ politique. Toutes nos énergies intellectuelles cherchaient alors à nous désempêtrer de l'orthodoxie catholique et de la dogmatique thomiste dans lesquelles on nous avait bâillonnés. Un tortueux cheminement nous fit remettre en question le caractère privilégié que s'accordait l'Église catholique comme dépositaire de la Vérité, le christianisme dans son essence divine et, enfin, l'existence même de Dieu. Nous vécûmes la découverte de l'athéisme comme une longue et euphorique jouissance. Dieu était mort: toute pensée fut non seulement permise mais sollicitée. Le tabula rasa effectué avec joie, l'idéologie dominante saccagée dans l'allégresse, il nous fallait quand même trouver des réponses aux questions que nous nommions existentielles, donc essentielles: qui suis-je? dans quelle société vis-je? pourquoi?

Freud, le premier, vint à ma rescousse. Il me fit comprendre la conscience, non pas dans son rapport entre le connu et le connaissable, mais dans la relation expliquée entre pensées et émotions, en m'entrouvant le gouffre de l'inconscient. Marx, lu à travers Henri Lefebvre, me montra le mode de production capitaliste, la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat et la lutte de classes: dès lors, il devenait possible d'analyser la société québécoise et, par cette analyse, de saisir les causes de l'inégalité sociale. Mais si Freud nous livrait un pénétrant portrait de notre fonctionnement psychique, il ne proposait cependant pas la révolution. Marx, au contraire, nous présentait la révolution sociale d'où découlerait la révolution de l'homme, et le courant marxiste semblait nous en dévoiler les moyens. Le pourquoi vivre trouvait alors sa réponse: pour la révolution. Des croyants diront que nous avons ainsi transposé notre soif de l'Absolu dans la révolution, mais peu importe: l'espoir révolutionnaire n'est que le désir fou de satisfaire un jour nos multiples, voraces et insatiables désirs.

Je devins par la suite indépendantiste au contact du turbulent et jeune poète André Major et du solitaire Raoul Roy. Ce dernier dirigeait une revue indépendantiste et socialiste dont il remplissait presque toutes les pages sous divers pseudonymes. Indépendantiste, il était isolé de la gauche anti-duplessiste, et, socialiste, il était vilipendé par tous les courants nationalistes, y compris le courant indépendantiste et corporatiste dirigé par Barbeau. Mais sa revue, distribuée ici et là de main à main, et les réunions qu'il organisa autour de celle-ci formèrent des jeunes intellectuels qui se retrouvèrent par la suite dans le premier F.L.Q., à Parti pris ou au R.I.N. Mais Parti pris s'opposait à Roy par son athéisme et son laïcisme. Ce grand marginal craignait que notre laïcisme nous coupe du peuple québécois: il voulait utiliser l'idéologie religieuse au profit du socialisme et de l'indépendantisme. (Il n'a d'ailleurs pas changé de marotte: un de ses derniers livres, ou son dernier, présente le Christ comme un quasi péquiste de gauche.) Sur les questions cléricales, nous nous délections de Gilles Leclerc dont le Journal d'un inquisiteur offrait une critique vitriolique du clergé et étions influencés par les luttes que menait le Mouvement laïque de Langue française.

Nous pourrions nous trouver d'autres prédécesseurs québécois: les poètes de l'Hexagone, dont le magnifique Miron, qui ont chanté le pays; Ferron, le conteur qué-bécois; Vadeboncoeur qui nous avait crié qu'il fallait oser penser librement, etc. Mais nos références étaient surtout étrangères: les révolutions algérienne et cubaine; Marx, Sartre, Berque, Memmi et Fanon. Nous avions chacun notre auteur préféré que nous connaissions dans des limites variables et que nous apprêtions à la lumière de d'autres textes avec une liberté décousue et sans rigueur théorique.

Nous avons vécu Parti pris sous le mode de la rupture. Indépendantistes, socialistes et laïcistes, nous nous opposions à l'idéologie nationaleuse et catholique du duplessisme et au courant intellectuel de gauche dirigé par Cité Libre. Nous critiquions donc et l'idéologie cléricale encore dominante au début des années '60 et l'idéologie dominante chez les intellectuels de gauche. Vivant la rupture comme une libération intellectuelle, nous n'étions guère pressés de nous trouver des racines historiques. Nous nous prenions pour l'avant-garde intellectuelle de la révolution. Optimiste, ma génération croyait tout possible: nous étions en cela les fils de la Révolution tranquille qui fut vécue sous le mode du changement. Pourtant peu de luttes avaient été nécessaires pour mettre au pas le clergé et détrôner l'idéologie cléricale. La mort d'un homme, Duplessis, que j'avais pour ma part perçue comme un fait divers, fut le point de départ du processus du changement. Puis, la victoire du Parti libéral, l'alliance de son aile gauche avec les Centrales syndicales et les Unions étudiantes réussirent assez facilement à isoler l'U.N. et le clergé dont la domination, il y a quelques années à peine, semblait inexpugnable. La Révolution tranquille n'était pour nous que l'avant-goût de la vague révolutionnaire qui devait subvertir la société québécoise. Nous ferions mieux et plus que les générations précédentes: une véritable révolution.

Nous le savons maintenant, une semblable révolution tranquille s'est effectuée ailleurs, notamment en Colombie-Britannique, durant le règne de Barrett. Réforme des appareils de santé, restructuration et extension de l'appareil scolaire, mise sur pied par l'État d'organismes d'interventions économiques: des mesures similaires furent adoptées dans la plupart des pays capitalistes industrialisés dans les années '60. L'originalité de la révolution tranquille au Québec réside ailleurs. D'une part, les réformes scolaires et celles des organismes de santé entraînent la laïcisation des appareils. Évidemment, cette laïcisation n'est que partielle, et la lutte, qu'a dirigée le clergé à Montréal lors des dernières élections scolaires pour maintenir et affermir le caractère confessionnel des écoles, démontre qu'il est bien vivant et ne se compte pas pour battu. La laïcisation réalisée fut celle désirée par Cité Libre: les laïcs catholiques remplacèrent les clercs aux postes de direction des appareils scolaires et de santé - d'ailleurs plusieurs de ceux-ci défroquèrent et maintinrent leurs positions - et un certain pluralisme idéologique fut toléré. Cette laïcisation était en deçà de ce que proposait le Mouvement laïque de Langue française et, encore plus, de ce que nous avancions dans Parti pris. Mais elle marqua un changement important pour les intellectuels: ils pouvaient maintenant s'informer et s'exprimer avec une liberté inconnue sous le duplessisme. D'autre part, et deuxième trait typique de notre révolution tranquille, elle s'effectua sous les couleurs du nationalisme. Toutes les provinces désiraient de nouveaux champs de taxation pour faire face à la croissance des services sociaux mais, au Québec, la question régionale (le Québec, comme les provinces maritimes, est économiquement sous-développé par rapport à l'Ontario) et l'autonomie du gouvernement provincial sont surdéterminées par la question nationale: l'État du Québec serait le seul représentant authentique de la nation québécoise et devrait donc obtenir les moyens nécessaires à son développement.

C'est d'ailleurs sur la question nationale que se divise la couche des intellectuels anti-duplessistes. Tous appuient l'orientation des réformes entreprises par le Parti libéral du Québec. Mais certains, regroupés autour des principaux animateurs de Cité Libre, s'opposent à sa formulation nationaliste. Pour eux, le nationalisme n'est qu'une idéologie émotive à laquelle il faut opposer le fédéralisme et la vérité fonctionnaliste. D'autres appuient l'aile nationaliste du Parti libéral du Québec ou se joignent aux organisations mises sur pied par leurs cadets (R.I.N., Parti pris, ...). Il y a discrimination et oppression nationales contre les Québécois: il faut lutter pour une forme ou une autre de libération nationale.

C'est dans cette conjoncture politique que s'inscrivent les textes de la période Parti pris (1963-1969). Me relisant, je fus littéralement étonné: je me croyais marxiste alors que ma catégorie fondamentale d'analyse demeurait - si on excepte Notes sur le milieu rural, d'ailleurs seule enquête menée sur le terrain - bel et bien la nation. Même dans le texte où je cherche à cerner le sens et les limites de l'idéologie nationale, j'analyse les classes sociales en comparant leurs intérêts respectifs dans la libération nationale: mon étude du Québec n'est pas centrée sur la lutte de classes à laquelle j'articulerais les mouvements de libération nationale, mais sur la nation que je cherche à éclairer à la lumière des classes sociales.

La rupture de Parti pris masquait donc une souterraine solidarité. Nous étions les porte-paroles radicaux de l'idéologie de la nouvelle petite-bourgeoisie dont nous faisions partie, quelles que soient nos différentes origines de classe. Nous désirions nous lier à la classe ouvrière, mais nous la subordonnions, involontairement, dans nos analyses, à l'idéal de notre propre classe. D'ailleurs, nous nous prenions pour des collets blancs, et non pas pour ce que nous étions: des membres de la nouvelle petite-bourgeoisie. Et nous nommions petite-bourgeoisie la bourgeoisie québécoise dont nous niions l'existence. Nous étions en réalité l'avant-garde intellectuelle radicale du F.L.Q. et du R.I.N. Nous radicalisions l'idéologie nationaliste de notre classe: libération politique d'Ottawa, libération culturelle et libération économique du capital étranger, surtout canadien et américain. À ce nationalisme exacerbé qui, comme l'affirmait si justement Jacques Brault, voulait purifier la nation québécoise de toute dépendance, nous ajoutions un vernis marxiste: nous supprimerions aussi toute bourgeoisie.

La revue Révolution québécoise, dont Charles Gagnon et Pierre Vallières furent deux des porte-parole, développait des analyses beaucoup plus fidèles au marxisme, mais elle eut une existence éphémère et guère d'influence. L'impact culturel de Parti pris s'explique ainsi: elle n'a que radicalisé les idées de changements et de ruptures véhiculées par les divers courants qui se sont développés durant la révolution tranquille: nous n'avons été que les extrémistes de l'idéal national de la nouvelle petite-bourgeoisie. Et si les idées socialistes et marxistes n'ont pas pénétré le milieu intellectuel québécois par l'intermédiaire de Révolution québécoise, mais bel et bien par Parti pris, c'est qu'elles y étaient travesties en nationalisme.

Notre continuel balancement entre la lutte autonome des travailleurs québécois pour l'indépendance socialiste et l'appui critique à ce que nous appelions, à tort, la petite-bourgeoisie progressiste (aile gauche du Parti libéral, M.S.A., P.Q.) renvoyait donc à la coexistence confondue de deux schèmes d'analyse différents: le premier relevait de nos lectures marxistes et le second, de notre appartenance de classe.

Nous justifiions alors l'appui tactique à la petite-bourgeoisie progressiste par notre isolement du milieu populaire. La classe ouvrière semblait dans le coma et ses luttes, bien timides face à la progression du mouvement nationaliste. Nous proclamions le mot d'ordre d'indépendance d'abord dans nos moments de dépression politique, nous disant «qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras» et en espérant que, la question nationale résolue, la lutte de classes,' n'étant plus emberlificotée dans les questions de libération nationale, devienne transparente à la conscience des travailleurs québécois.

Nous désirions lier l'idéologie partipriste à la pratique politique. Or les idées que nous véhiculions nous coupaient alors complètement du milieu ouvrier dont nous voulions être l'un des représentants théoriquement armés. Lorsqu'au tout début de Parti pris, je quitte Montréal, c'est plus qu'un job de pion que je laisse pour un travail intéressant d'animation au B.A.E.Q. : je veux éprouver mes idées dans un travail d'organisation sociale. Je vécus ce travail dans le plaisir des découvertes: la complexité du milieu rural fit voler comme un château de plumes la vision citadine et étriquée que je m'en faisais; je rencontrais les mille révoltes non articulées qui couvaient au sein du milieu populaire; j'expérimentais avec jouissance ce que mes études de philosophie ne m'avaient pas révélé, mes aptitudes en intervention et organisation sociales. L'espoir révolutionnaire était possible: il, ne s'agissait que d'articuler ensemble ces milliers de révoltes, mais dans un langage qui évitait les mots tabous: athée, communiste, etc.

Nous étions quelques animateurs à espérer naïvement et confusément utiliser la région de la Gaspésie et du Bas du fleuve comme base rouge pour subvertir le Québec. Dans chaque village, nous organisions des comités dont l'objectif était de cerner les problèmes et de proposer des solutions. Nous intervenions évidemment, avec nos connaissances, dans ce processus de définition: peu à peu, nous les aidions à identifier le capital américain qui contrôlait les ressources naturelles, les grands monopoles qui exploitaient les forêts, les grandes compagnies qui égorgeaient le cultivateur en amont et en aval de sa production, le gouvernement qui laissait faire. Nous formions les comités dans un esprit d'indépendance totale face aux partis politiques dont nous attaquions le patronage. Nous travaillions évidemment pour un organisme para-gouvernemental, et la population rurale était profondément convaincue que les gouvernements l'avaient toujours bernée par des promesses non tenues: pourquoi serions-nous différents? Nous avions une réponse: «Si le gouvernement refuse d'appliquer vos solutions, nous nous battrons ensemble.»

Nous étions très peu nombreux à partager cette orientation, et l'illusion de son extension reposait en partie sur le type d'animation sociale que le B.A.E.Q. valorisait alors: partir du milieu pour retourner au milieu; dégager un nouveau type de leadership; utiliser les connaissances techniques des experts pour les mettre au service des nouveaux leaders; aider ceux-ci dans la formulation des problèmes et des solutions. Mais, pendant que nous nous agitions sur le terrain, les aménagistes commandaient les recherches aux spécialistes et négociaient l'orientation du B.A.E.Q. avec son Conseil d'Administration contrôlé par l'élite traditionnelle de la région et avec les technocrates, députés et ministres des deux gouvernements. Je perdis complètement mes illusions lorsqu'on nous avisa qu'il ne fallait plus former de nouveaux leaders, mais aider les leaders traditionnels à mieux s'organiser, et qu'il ne s'agissait plus d'épauler la population dans la formulation de ses problèmes, mais que nous devions les éduquer aux solutions que proposerait le B.A.E.Q. Aussi, lorsque Notes sur le milieu rural paraît et que les dirigeants du B.A.E.Q. me somment d'opter entre l'aménagement et Parti pris, mon choix est rapidement arrêté: la révolution. Je quitte, sans éclat, mon travail, honteux d'avoir été l'instrument naïf d'une autre entreprise de mystification du milieu rural, et je retourne à Montréal.

L'équipe de Parti Pris me demande alors de mettre sur pied le pendant pratique de l'idéologie partipriste, l'organisation politique. De là naissent les quatre ou cinq clubs Parti pris, dont le principal, et de loin, se trouve évidemment à Montréal: ils réunis-sent, forment et structurent les sympathisants de la revue qui veulent militer. Nous apprenions à nous organiser, et nos activités extérieures étaient peu nombreuses. Notre seule action d'éclat fut de mettre sur pied une manifestation de plus de 5,000 personnes autour de slogans nationalistes: nous étions arrivés une centaine au Parc Lafontaine portant fanions et haut-parleurs, avions circulé dans le Parc, distribuant des tracts et scandant des slogans, appelant les jeunes travailleurs qui flânaient au soleil à venir manifester avec nous et avions descendu la rue Christophe-Colomb, heureux et ébahis de voir les nombreux passants désœuvrés venir grossir nos troupes. La police cassa la manifestation qui, jusque-là, avait été plutôt paisible, même si nous ne la contrôlions plus, et la transforma en émeute. Cette manifestation fut considérée comme la preuve de la justesse politique de nos positions: les activistes regroupés autour de la revue Révolution québécoise, le Groupe d'action populaire dirigé par Yvon Hussereau et le groupe de trotskystes pilotés par Michel Mill acceptèrent de se rallier aux objectifs d'indépendance et de socialisme, puis de fusionner avec le club Parti pris pour former une organisation politique unitaire: le Mouvement de Libération populaire (M.L.P.). Les militants du club Parti pris contrôlèrent l'organisation, même si les membres des autres organisations fusionnées lui donnèrent un caractère socialiste et de lutte de classes beaucoup plus marqué que celui jusqu'alors véhiculé par Parti pris. Nous dépensâmes nos énergies dans l'agitation et la propagande. Au bout d'un an de travail effréné, nous n'avions guère avancé: nous avions maintenu le nombre de nos membres et étions toujours isolés du milieu populaire, malgré les quelques ouvriers intellectuels qui militaient dans nos rangs. Nos tentatives d'articulation avec les luttes populaires tournaient en rond. Nous nous apercevions même de la vacuité de notre appui aux luttes syndicales: nous servions de force d'appoint aux bureaucraties syndicales, dont celle des Teamsters, pour combler les rangs clairsemés de leurs piqueteurs lors de grèves. De ce constat d'échec surgirent des discussions qui amplifièrent la lutte de lignes et conduisirent à l'éclatement du M.L.P. Un groupe minoritaire suivit Vallières et Gagnon dans le F.L.Q.: il voulait rééditer ici, où pourtant la campagne est plutôt dépeuplée de paysans, l'expérience révolutionnaire cubaine. La théorie du foco, comme organisation armée de la lutte politique, exerçait un prestige certain au sein du M.L.P.: Où allons-nous avait été écrit précisément pour les militants du M.L.P. en vue d'y combattre l'influence effelquiste. À une attaque frontale qui n'aurait pas convaincu les sympathisants du F.L.Q., j'ai préféré, en me fondant sur le seul document disponible à l'époque (la Cognée), critiquer de l'intérieur cette stratégie en y exposant les limites et les lacunes; cette attaque de la stratégie aventuriste du F.L.Q. était précédée d'un bref exposé de la stratégie réaliste de Gorz et Mallet, celle-là même que je défendrai avec plus ou moins de convictions au sein du P.S.Q.

Andrée Ferreti entraîna un petit groupe au R.I.N.: la formule de «souveraineté-association», concoctée par Jacques-Yvan Morin et adoptée par le P.S.Q., leur semblait une compromission de l'idéal d'indépendance. Les quelques militants qui défendaient le maintien du M.L.P. se rallièrent à la majorité et entrèrent au Parti socialiste du Québec (P.S.Q.). La difficile coexistence des jeunes révolutionnaires formés autour de Parti pris et des vieux sociaux-démocrates, pour la plupart militants ou permanents syndicaux, fut soumise à rude épreuve. La participation aux élections provinciales, dont un des objectifs visait à consolider le Parti, entraîna l'effet inverse: nos cinq candidats ne recueillirent ensemble qu'environ 2,000 votes, et les jeunes, qui se regroupèrent ensuite sous le sigle de la Jeunesse (J.S.Q.), défendirent de plus en plus une politique d'agitation qui les coupa de leurs aînés et entraîna leur départ du P.S.Q. Celui-ci, vidé de ces vives énergies, entra dans une hibernation dont il n'est pas sorti.

1 - Sans espoir, avec conviction


Mais dès la reconnaissance de l'échec du M.L.P., j'avais décidé de retourner aux études. L'approfondissement du marxisme me semblait le seul moyen disponible pour répondre à mes interrogations: comment lier, ce que je nommais dans mon empi-risme, les faits à l'espoir révolutionnaire? Comment faire la révolution? Je décroche alors une bourse de doctorat, et je m'en vais là où existent des chercheurs marxistes parlant ma langue, à Paris. Les thèses de doctorat ne pouvant alors porter que sur des auteurs disparus, je ne pouvais me résoudre à étudier des scribouillards comme Thorez. Il me fallait trouver un marxiste étranger dont la langue me serait facilement assimilable: je choisis Gramsci, que je ne connaissais pas, mais dont Jacques Dofny me vantait les mérites.

Lorsqu'à l'automne 1969 je reviens à Montréal, je suis un gramscien qui a lu Lukacs, Goldmann et les écrits de l'école althussérienne. Mais je n'ai toujours pas de réponses à mes questions. Je passe ma première année à chercher mes racines dans le milieu et à comprendre l'évolution suivie par la gauche depuis trois ans. La crise d'Octobre 1970 me réveille brutalement: je ne pouvais plus réduire mes activités à la lecture de marxistes: il me fallait intervenir. La publication de Québec occupé marque le début d'une nouvelle période politique qui s'inscrira à l'actif du syndicalisme de combat.

La crise d'Octobre s'avéra un révélateur. Dans un premier temps, les appareils idéologiques laissent la parole au F.L.Q.: la diffusion du manifeste par l'information télévisée de Radio-Canada ponctue le moment le plus spectaculaire de cette action idéologique subversive. Le monopole idéologique bourgeois ainsi ébranlé, de plus en plus de Québécois manifestent leur adhésion à la description des maux capitaliste et fédéraliste décrits dans le manifeste. L'armée canadienne intervient précisément pour briser la contestation de la légitimité du système qu'elle doit protéger. Aucune raison militaire ou policière ne justifiait l'occupation armée du Québec. L'armée intervient d'abord et surtout comme instrument idéologique, afin de créer un climat de peur dans lequel enfermer le peuple québécois. Et si, avant cette intervention, un nombre grandissant de travailleurs manifestaient leur sympathie au F.L.Q., maintenant, ils identifient les effelquistes comme de dangereux criminels qu'il faut craindre. Les centaines de militants, pour la plupart socialistes, arrêtés et les milliers, perquisitionnés, sont assimilés aux effelquistes car, dit-on, il n'y a pas de fumée sans feu, et si la police les ennuie, c'est qu'ils doivent être de dangereux ennemis. Nous assistons donc à un renversement spectaculaire de la conjoncture idéologique: nos maux ne dépendent plus du capitalisme et du fédéralisme, mais du F.L.Q. qui peut nous en occasionner de bien plus grands.

Le terrorisme, en tant qu'intervention armée de petits groupes coupés du peuple, constitue de la provocation politique, que ces groupes soient ou non infiltrés de provocateurs professionnels. Il permet infailliblement à l'État de réprimer nombre de militants et de les isoler des travailleurs, consolidant ainsi son hégémonie sur ces derniers. C'est ce qui se produisit en 1970: les petites organisations politiques socialistes mises péniblement sur pied furent saccagées, les militants, pourchassés, et les Québécois privés de leurs «intellectuels révolutionnaires».

La crise d'Octobre avait confirmé l'isolement et la faiblesse des groupes de gauche qui avaient été balayés comme des fétus de paille. Quel type d'organisation politique nous permettrait de nous enraciner dans le milieu populaire et de contrer ainsi la répression de l'État? Par où fallait-il commencer? Il me semblait que la réponse apportée par Lénine se révélait inadéquate au Québec. Toutes les tentatives de mettre sur pied un parti révolutionnaire y avaient échoué: il ne s'agissait Pas qu'un groupe d'intellectuels révolutionnaires convaincus décide la mise sur pied d'une organisation qui serait le noyau du futur parti révolutionnaire, pour que celui-ci naisse, croisse et devienne le véritable représentant de la classe ouvrière. Il n'existait pas de recettes ou de solutions toutes faites: la réponse à la question du parti ne pouvait surgir que de la confrontation des analyses marxistes avec la pratique de la lutte de classes, que de la mise en rapport des intellectuels petits-bourgeois révolutionnaires avec des ouvriers. Mais comment effectuer cette articulation sinon là où la lutte de classes est la plus développée, au niveau économique, en militant dans les organisations syndicales qui avaient, en allant à contre-courant, si courageusement résisté à la vague répressive? Je sors alors de ma studieuse claustration, deviens militant syndical et collabore à définir l'orientation syndicale que nous nommerons syndicalisme de combat.

Je continue évidemment mes études du marxisme: je lis ou relis Marx, Engels, Lénine, Mao, Castro et Guevara. Je veux affiner mes instruments d'analyse et cherche des éléments de réponse à la question de la révolution au Québec. J'étudie les trois grands types de révolution socialiste, en comparant les stratégies victorieuses suivies aux données de l'histoire. C'est dans le cadre de cette recherche que je publie Sur Lénine et deviens léniniste sur la question nationale. Tout est lutte de classes: la question nationale ne doit être vue qu'à travers les intérêts stratégiques du prolétariat. Or celui-ci est dominé non seulement par l'État canadian mais aussi par l'impérialisme américain: face à des ennemis aussi puissants, il faut unir toutes les forces possibles et réunifier, sans égard aux problèmes de nationalités, le prolétariat canadien dans une seule organisation. J'attaque donc le nationalisme, fut-il révolutionnaire, qui me semblait servir d'entrave idéologique au développement de la lutte de classes et qui avait éloigné du socialisme - en les embrigadant sous le mot d'ordre d'indépendance d'abord - tant de militants.

2 - Sans modèle révolutionnaire


Les critiques adressées par Mobilisation et la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada au syndicalisme de combat me confirmèrent ce que ma pratique m'avait peu à peu révélé: la lutte syndicale, fût-elle pensée en terme de luttes de classes et orientée dans une perspective politique, ne constitue pas la voie vers la formation du parti, même si elle peut, pour certains, se révéler un chemin. Le syndicalisme de combat cherchait à mettre en évidence les traits politiques de la lutte syndicale, mais dans la mesure où ses militants privilégiaient celle-ci par rapport à toutes les autres luttes, dans la mesure où leur travail militant demeurait coupé des autres formes de militantisme, le syndicalisme de combat élaborait une certaine ligne politique sur la réduction drastique du politique. De plus, chez les enseignants, la volonté de nous démarquer des administrateurs pour mieux nous lier aux travailleurs, si elle nous permettait d'identifier nos intérêts communs avec les employés et les ouvriers, empêchait bon nombre d'entre nous de reconnaître notre propre appartenance de classe.

Même si mes illusions sur les objectifs hautement politiques de la lutte syndicale en milieu enseignant s'étaient évanouies, je m'embarque évidemment dans la lutte lorsque la grève du S.P.U.Q. éclate. Et nous sommes en grève depuis un mois déjà et attendons toujours la reprise des négociations lorsque le P.Q. s'empare des rênes du gouvernement le 15 novembre 1976: cette victoire me surprend et me secoue. J'écris alors L'espoir péquiste est-il fondé ?, premier de la troisième et dernière série de textes ici présentés.

Mon travail durant la grève consiste à faire la tournée des lignes de piquetage. Je m'aperçois ainsi que la victoire péquiste a profondément divisé les piqueteurs: la gauche, minoritaire, n'y accorde guère d'importance tandis que les péquistes, majoritaires, croient presque tout possible. L'article publié dans Le Devoir a comme objectif de réunifier le syndicat en disant aux premiers que ce changement gouvernemental - le plus important depuis celui de 1960 - mérite considérations et, aux seconds, qu'il ne faut pas s'emballer inconsidérément. Mais la question des limites et de la portée de la victoire péquiste recouvre deux autres questions qui hantent ce texte, même si elles n'y sont pas formulées. Notre grève s'était enlisée dans une guerre de tranchées: pouvons-nous - et comment? utiliser ce changement électoral pour passer à une guerre de mouvement? Par la défense du syndicalisme de combat, j'avais réduit le politique à la politique syndicale: ma subordination stricte et étroite de la question nationale à la lutte de classes ne relève-t-elle pas d'un même réductionnisme? La première question trouva sa résolution dans le déroulement de la grève tandis que je répondis à la seconde après un curieux détour: l'étude des écrits des m.-l. québécois.

L'autocritique de Mobilisation, la liquidation de l'Agence de Presse Libre du Québec (A.P.L.Q.) et le développement de la Ligue m'avaient bousculé. Voilà des jeunes qui, reprenant l'idéal de nos 20 ans, ressortent pratiquement le mot d'ordre de création du parti révolutionnaire. Et, contrairement au M.L.P., l'organisation pro-gresse et se développe: auraient-ils raison? Pourtant, je ne pouvais me convaincre que la politique intérieure et extérieure de la Chine était de nature essentiellement différente de celle suivie par l'U.R.S.S.: la première, socialiste, et la seconde, capitaliste. Pourtant, je n'arrivais pas à comprendre pourquoi on réduisait le marxisme au léninisme stalinien (le marxisme-léninisme), pourquoi on valorisait Staline, comment on pouvait considérer les événements dévoilés, par Khrouchtchev, il y avait plus de vingt ans, comme des phénomènes secondaires, voire de peu d'intérêt. Et, si je pouvais m'expliquer l'efficacité à court terme du dogmatisme et de l'orthodoxie des m.l., je n'arrivais pas à m'imaginer, ayant vécu sous la férule cléricale, ses effets bénéfiques à moyen et long terme.

Je me résous alors à étudier systématiquement les écrits de nos m.-I., cherchant, par une lecture symptomale, à en dévoiler les failles et désirant, par la confrontation de mes connaissances à leur ligne politique, trouver réponses aux questions qui me lancinent depuis Parti pris. Au cours de cette recherche, je me rends compte que la question fondamentale n'est pas celle de la contradiction principale, ni celle de la création du parti, ni encore l'une ou l'autre question apparentée, mais bel et bien la question de la nature réelle des pays nommés socialistes. L'explication trotskyste, dans son insoluble contradiction (État ouvrier dominé par la bureaucratie) et l'explication chinoise, dans le nivellement de toutes différences entre U.R.S.S. et pays capitalistes et dans la négation de toute ressemblance entre Chine et U.R.S.S. (U.R.S.S.: pays capitaliste d'État de type fasciste) me semblaient nettement insuffisantes et me paraissaient biaisées: Trotsky cherchant à masquer le rôle que lui-même et Lénine avaient joué dans l'ascension au pouvoir de la bureaucratie (Trotsky, authentique descendant de celui-ci, représenterait le bien révolutionnaire et Staline, le mal réactionnaire); la Chine voulant justifier, tant auprès du peuple chinois que de la communauté révolutionnaire mondiale, sa politique internationale objectivement pro-américaine et une politique intérieure qui, surtout depuis la mort de Mao et la liquidation de la bande des quatre, ne se distingue guère de celle de ses alliés d'hier. La lecture de Lénine, les paysans, Taylor de Robert Linhart m'indique la voie à sui-vre: il faut appliquer à l'étude des pays socialistes la théorie qui nous a le mieux expliqué la société capitaliste, le marxisme; le cœur de cette théorie est la lutte de classes dans l'économie, l'idéologie et la politique; je dois utiliser le vaste courant originant de Marx et Engels pour éclairer l'histoire, la structure et le mode de fonctionnement des pays dits socialistes; aucune manifestation connue de ceux-ci ne doit être négligée, même s'il faut pour cela rectifier ou réviser tel ou tel point du marxisme; il me faut accorder une attention particulière au rapport entre l'évolution du léninisme et le développement de la Russie et de l'U.R.S.S. Cette étude me conduisit aux conclusions suivantes: l'U.R.S.S., comme la Chine d'ailleurs, n'est que nominalement socialiste; elles constituent, toutes deux, la manifestation de l'émergence d'une société fort différente de la société capitaliste, même si elle repose, elle aussi, sur la domination des travailleurs manuels; la dictature du prolétariat masque l'ascension d'une nouvelle classe dominante dont le léninisme constitua la couverture idéologique. (Je m'en explique dans Marxisme et pays socialistes).

Cette recherche me ramena à l'étude de la question nationale: la révolution russe, non seulement ne supprima pas la domination de classe sur le prolétariat, mais elle ne libéra pas les nations dominées par la nation russe. Relisant les textes de Lénine, je m'aperçus qu'ils n'apportaient que des solutions juridiques à la question nationale (reconnaissance du droit à l'autodétermination; égalité constitutionnelle des nations et des langues) et que cet égalitarisme juridique recouvrait la réelle domination de la nation dont Lénine était originaire sur les autres nations de l'État socialiste. Cependant cette vision étriquée de la libération nationale chez Lénine ne remontait pas qu'à Kautsky, mais à Marx lui-même qui réduisait la nation aux classes sociales, la lutte de libération nationale à la lutte de classes. Or si celle-ci - comme les transformations historiques semblent le démontrer - est le principal facteur explicatif de l'histoire, elle ne peut, seule et par elle-même, rendre compte de la complexité des mouvements de libération nationale ou encore de ceux de libération des femmes. Ces mouvements, même s'ils sont traversés par la lutte de classes, possèdent des caractères spécifiques qui les rendent irréductibles à celle-ci. Il ne faut donc pas attendre la solution de l'oppression des femmes ou celle des nations de la seule victoire du prolétariat.

Au Québec, nous devons articuler sur la lutte de la classe ouvrière, la lutte des femmes et la lutte de la nation québécoise, sans réduire celles-ci à celle-là. Évidemment, poser le problème de leur articulation n'est pas le résoudre, ni théoriquement ni pratiquement. Et, avouons-le, nous ne pouvons plus nous reposer sur un modèle historique de société où les travailleurs manuels ne seraient pas sous la domination d'une classe et où les femmes ne seraient pas dominées par des hommes, d'un État plurinational qui ne reproduirait pas la domination d'une nation sur les autres. (La social-démocratie, qui n'inscrit qu'un réaménagement de la domination bourgeoise, ne constitue évidemment pas une alternative).

L'inexistence d'un modèle révolutionnaire historique ne saurait cependant justifier la non reconnaissance de l'exploitation de la classe ouvrière, de la domination des femmes et de celle de la nation québécoise, ni l'indifférence aux luttes multiples, quotidiennes, souterraines ou spectaculaires contre l'exploitation et l'oppression sous toutes ses formes, ni non plus l'abandon de la recherche des chemins de l'espoir.

Notes:

(1) C.T.C.C. (Confédération des Travailleurs catholiques du Canada); C.S.N. (Confédération des Syndicats nationaux); F.U.I.Q. (Fédération des Unions industrielles du Québec); F.P.T.Q. (Fédération provinciale des Travailleurs du Québec); F.T.Q. (Fédération des Travailleurs du Québec); C.I.C. (Corporation des Instituteurs catholiques); C.E.Q. (Centrale de l'Enseignement du Québec); U.C.C. (Union des Cultivateurs catholiques); U.P.A. (Union des Producteurs agricoles).

Retour au livre de l'auteur: Jean-Marc Piotte, sociologue, retraité de l'enseignement, UQAM. Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 22 août 2004 09:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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