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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Première partie 6. Le don dans la société libérale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Première partie. Les lieux du don 

6. Le don dans la société libérale


Retour à la table des matières du livre.

 

Don et réciprocité. Les retours du don
La spontanéité, la liberté, le non-calcul
Le moyen est la fin

Que constatons-nous après ce tour d'horizon des formes que prend le don dans la société moderne ? En fait, l'individu moderne est constamment engagé dans des rapports de don. Qu’est-ce donc alors qu'un système de don moderne ? Que pouvons-nous retenir à ce stade ? Quelles sont les caractéristiques du don telles qu'elles ressortent des quatre sphères présentées dans les chapitres précédents ? Nous examinerons successivement le retour du don, le geste lui-même, et les caractéristiques du lien. 

 

Don et réciprocité. Les retours du don

 

La majorité des auteurs écrivant sur le don s'entendent pour rejeter la gratuité. Elle « masque » autre chose, comme dit Françoise Weber. Idée complémentaire : la relation de don est donc d'abord un phénomène de réciprocité. Autrement dit, tous partagent l'étonnement initial de Mauss lorsqu'il s'est mis à observer des rapports de don, face à l'obligation de rendre, qui devient donc à la fois la chose à expliquer et l'essence de toute relation de don, sa vraie nature, celle qui se cache derrière les affirmations de gratuité des acteurs. On en conclut que l'essence du don ne serait pas d'être un don. C'est ce qu'exprime l'idée de réciprocité comme fondement du don, réciprocité restreinte (dyade, symétrique) ou généralisée (ouverte, en chaîne sous la forme de la transmission) ; mais réciprocité. 

Le parcours que nous venons de faire conduit à des conclusions différentes à cet égard. Il est exact qu'il y a souvent retour. Et si le don représente une forme de circulation originale distincte, ce n'est pas par cette caractéristique de non-retour qu'il se définit. Cela étant dit, il faut ajouter aussitôt que les différences avec le retour marchand sont nombreuses. 

1.   D'abord, il n'y a pas toujours retour, au sens habituel, marchand du terme, de retour matériel d'objets ou de services, comme l'illustre notamment la sphère du don unilatéral aux inconnus. Pris dans le sens des choses qui circulent, la fréquence du don unilatéral non réciproque est remarquable : sang, organes, bénévolat, dons aux enfants, héritage où l'héritier est parfois un pur canal de transmission, etc.
 
2.   Par contre, à l'inverse, le retour est souvent plus grand que le don. Lorsqu'il y a retour, ce dernier s'éloigne généralement du principe d'équivalence marchande. Les partenaires semblent même souvent prendre plaisir à déséquilibrer constamment l'échange par rapport à l'équivalence marchande, autrement dit à se maintenir en état de dette réciproque. Le champ du don se situe entre deux pôles, celui où le déséquilibre est tellement grand qu'on a l'impression de « se faire avoir » et où l'on quitte la relation [1], et celui de l'équivalence, dans lequel on s'acquitte d'une dette, qui met aussi fin à la relation.
 
3.   Le retour existe même s'il n'est pas voulu. Comment appeler ce phénomène étrange, qui scandalise même une répondante : « Quand j'étais enfant, à l'école tout m'était facile, plus qu'aux autres. On disait que j'avais du talent. Je trouvais cela injuste par rapport à d'autres enfants pour qui c'était beaucoup plus difficile. Quand on m'a appris la parabole des talents, je me suis consolée, car je me suis dit que je devrais faire plus que les autres, transmettre le talent que j'avais reçu. C'était moins injuste. À condition que je donne gratuitement, je pouvais rétablir l'équilibre. Cela m'a consolée jusqu'à ce que je me rende compte qu'en donnant je retirais beaucoup de satisfaction, de plaisir, et même souvent beaucoup d'avantages matériels en retour, qu'en fait le don vraiment gratuit était impossible même si je le voulais, et que cela ne rétablissait donc pas l'injustice, bien au contraire : non seulement j'avais reçu plus, mais le fait de donner me procurait des satisfactions inaccessibles aux autres. La parabole des talents finit donc par accroître l'injustice de départ. » Cette répondante exprime l'opposition entre le régime de la justice et celui de l'amour pur, analysé par Luc Boltanski. Le don se situe entre ces deux régimes. Comment comprendre ce retour de premier type, reçu même contre la volonté du donateur, sans revenir à l'esprit du don ? La seule chose non libre dans le don, c'est le fait de recevoir. Qu'on le veuille ou non, on reçoit, il y a souvent retour !
 
      En outre, si on élargit la définition du retour pour y inclure les retours qui débordent la circulation matérielle des objets ou des services, alors il y a toujours retour, et ce retour est jugé important par la plupart des donateurs. Il y a des retours du don : la gratitude qu'il suscite, la reconnaissance, ce supplément qui circule et qui n'entre pas dans les comptes, sont des retours importants pour les donateurs. Si ce retour n'existe pas il s'agit d'un don « raté », le donateur considère qu'il s'est fait avoir. Mais le retour n'est pas là où la majorité des observateurs ont toujours eu tendance à le situer à partir d'une perspective fondée sur l'équivalence marchande.
 
4.   Enfin, étrangement, le retour est souvent dans le don lui-même, dans l'inspiration de l'artiste, la transformation de la personne que connaissent les donneurs, spectaculaire dans le cas de celui qui donne son rein, à des degrés souvent moindres évidemment dans les autres cas. Mais même les bénévoles considèrent généralement qu'ils reçoivent beaucoup des personnes qu'ils aident. Il y a un retour d'énergie immédiat pour celui qui donne, il est grandi.
 
      Ce retour, inexistant dans les autres formes de circulation des choses, est dans le geste même de donner. Ce phénomène n'a pas de nom en sciences sociales. C'est dans le don d'organe et chez les AA que cet étrange effet a été observé avec le plus d'évidence, ayant souvent un caractère spectaculaire. « Je ne suis plus la même personne », dira le donneur. Ce retour n'entre dans aucune équation comptable des mesures d'équivalence (puisqu'il est dans le geste même de donner, qui, dans tout bilan, est affecté du signe négatif). Il est le plus souvent nié par les théories modernes de l'utilitarisme vulgaire ou scientifique, et est passé sous silence dans les théories du don. L'importance de cette transformation du donateur ou du récepteur (AA) n'a pas d'équivalent dans la société moderne. Elle n'a d'analogies qu'avec des expériences courantes dans les sociétés archaïques : initiation, rites de passage, conversion, expérience de la mort. On la retrouve aussi dans le pardon. Des psychologues analysant ce phénomène parlent de « la transformation produite par le pardon, doublée de la prise de conscience que ce qui se passe là ne relève pas seulement de la volonté de la personne en cause » (Rowe et al., p. 242). 

 

La spontanéité, la liberté, le non-calcul

 

On l'a vu, des chercheurs qui tentaient de comprendre comment est prise la décision de donner un rein ont conclu que le terme même de décision était inapproprié. Et ceux qui veulent savoir comment un couple en arrive au partage des tâches se font répondre : « Ça s'est fait tout seul ! » Il ne s'agit certes pas de prendre ces réponses au premier degré. Mais elles expriment un trait essentiel au don. 

Cela remet en question de façon inattendue le modèle utilitariste de calcul des « plus » et des « moins », qui pose la rationalité de toute décision comme condition pour que la décision puisse être qualifiée de vraiment « humaine », ou de civilisée... Or, il s'avère que pour les donneurs, dans cette « décision » considérée comme la plus importante de leur vie qui consiste à donner un rein, il n'y a pas de raisonnement, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas « pesé le pour et le contre », qu'il n'y a pas eu calcul. Dans ce sens, l'esprit du don s'oppose radicalement au calcul, à cette manière particulière, et non universelle, de se comporter. Donc il n'y aurait pas seulement le calcul d'un côté, le réflexe de type animal de l'autre. Il y a le geste accompli dans l'esprit du don. Et ce qui est vrai pour un geste de cette importance l'est aussi pour l'ensemble de ce qui circule dans un système de don. Il est mal vu de calculer, ce n'est pas une norme centrale du système de don. Le calcul est périphérique, et joue d'une manière qui reste à préciser, mais qui n'est pas celle du modèle rationnel habituel. Quelqu'un qui calcule tend à s'exclure d'un système de don. 

On en arrive à considérer que les trois moments du cycle donner, recevoir, rendre – se confondent souvent : selon le point de vue de l'acteur, donner c'est rendre, et inversement. Même dans le bénévolat, considéré souvent comme le type même du don « gratuit », les bénévoles rendent : ils donnent parce qu'ils ont beaucoup reçu. Et ils reçoivent souvent plus qu'ils ne donnent ! On appelle leur geste don si on veut insister sur l'énergie de départ, sur l'acte qui amorce le cycle, et sur le fait qu'il y a un retour immédiat et indépendant de ce qui revient au bout du cycle. Cela implique que dans la trilogie donner-recevoir-rendre, tous les termes n'ont pas le même statut. Le premier est ce qui fonde le système. Il désigne la nature de ce qui se déroule et entraîne le reste, en définit la logique et exprime le fait que le système ne soit pas mécanique, mais libre, ou indéterminé. On est bien obligé de conclure que la réciprocité des objets n'est pas centrale au don et que le don est d'abord un don, si on n'observe que les choses concrètes qui circulent. C'est ce qu'exprimait déjà Sénèque à propos de l'allégorie des trois Grâces : « Dans ce groupe toutefois l'aînée a une situation privilégiée comme en bienfaits, celui qui commence. » [2] 

D'ailleurs, le terme « rendre » signifie ici en fait donner. La distinction entre donner et rendre est analytique. Car celui qui rend, en fait, donne aussi. On ne rend pas un don comme on rend la monnaie, ou un prêt. On donne et s'il s'avère à l'analyse qu'on a déjà reçu, l'appellation « rendre » désigne cet aspect du geste. Il s'agit donc bien d'un système de don, la réciprocité désignant le fait que, dans ce système, lorsqu'il y a équivalence, elle n'est pas marchande. Elle obéit à d'autres règles. Elle se situe dans une histoire entre des personnes. Le geste ne s'explique ni par le statut (Gouldner, 1960, p. 170), ni par le pouvoir, ni par le marché, mais par l'histoire de la relation, par son passé. Certes, il existe des perversions du don, des utilisations du don pour le pouvoir, pour la domination, etc. Et cette dimension y est souvent présente. Mais ce n'est pas l'essentiel du don, pas plus que le plaisir de la relation n'est l'essentiel de l'échange marchand, même s'il est aussi souvent présent. D'ailleurs, on a vu avec le paradoxe de Carnegie que l'efficacité du don comme instrument de pouvoir est maximale lorsque l'instrumentalité est minimale ! Le temps est au cœur du don et de la réciprocité, alors que l'évacuation du temps est au cœur du rapport marchand. C'est ce que signifie « rendre » : relier le geste à un autre dans un passé proche ou lointain. 

 

Le moyen est la fin 

À partir de la distinction habituelle des trois sphères, nous nous sommes demandé si, et comment, on pouvait retrouver le don dans des systèmes modernes de circulation des choses, marchand et étatique. Au sein de la sphère marchande, nous avons constaté le « paradoxe de Dale Carnegie », selon lequel, pour réussir en affaires, il faut non seulement valoriser l'autre, mais le faire « sincèrement ». Dans la sphère étatique, nous avons été conduits à critiquer l'approche qui considère que la redistribution peut être la forme moderne du don et repose sur les mêmes principes que le don. Cela a entraîné l'obligation de reconnaître l'existence d'une quatrième sphère, celle que nous avons appelée le don entre étrangers, sphère importante et spécifique au don moderne, comme l'avait bien mis en évidence Titmuss, sphère dans laquelle nous avons reconnu d'ailleurs d'anciennes structures de don « libérées ». 

Quelles sont les caractéristiques communes au don qui apparaissent suite à ces coups de sonde dans différents lieux de la société actuelle ? 

L'étranger : on le retrouve finalement partout, alors que le don est censé circuler dans des rapports communautaires. Nous avons fait de sa présence une caractéristique particulière de la société moderne, la sphère des dons aux étrangers et aux inconnus. Le don tend à ce que l'inconnu soit le moins étranger possible, à la différence des systèmes étatique et marchand, qui tendent vers l'opposé. Mais le don aux inconnus est une caractéristique moderne.
 
      On retrouve même ce thème de l'étranger où on s'y attendait le moins : au cœur de la famille, dont le noyau est nécessairement constitué de deux étrangers, et dans le personnage central distributeur des cadeaux aux enfants dans la famille : le père Noël.
 
• La liberté. Le degré important de contrainte souligné par Mauss (le don « obligatoirement rendu ») semble s'être échappé en partie du don moderne. Cette caractéristique est présente partout où il y a don et tend même à se généraliser aujourd'hui à la limite du possible, par exemple dans les anciens systèmes comme le mariage, devenu libre autant à l'entrée qu'à la sortie.
 
• La gratuité. S'il n'y a pas de don gratuit, il y a en tout cas de la gratuité dans le don. C'est la différence la plus évidente par rapport à l'État. Les choses qui entrent dans le circuit de circulation étatique ont d'abord été prélevées aux contribuables et sont gérées dans un système séparé composé d'intermédiaires qui prélèvent eux-mêmes une partie de ce qui circule pour assurer le fonctionnement du système. La sécurité sociale n'est pas un don, mais un droit. Ce n'est certes pas sans de nombreux avantages, maintes fois mis en évidence.
 
• Le caractère spontané, qu'on retrouve aussi partout. Le don n'obéit à aucune contrainte [3], ni autoritaire, ni légale, ni même rationnelle, en fonction d'un calcul. Il obéit à un « mouvement de l'âme ». Il est essentiel à tout don de contenir un élément de spontanéité qui le situe hors des normes et fait qu'il n'est pas vécu comme un phénomène purement volontaire. Il y a toujours dans le don quelque chose qui emporte le donateur, qui lui échappe.
 
• La dette est omniprésente, mais différente de la dette marchande. Le même mot recouvre ici une tout autre réalité.
 
• Il y a retour, de plusieurs types, ce qui rend inadéquate la notion habituelle de réciprocité associée au don, qui tend à confondre ce qui se passe entre les choses qui circulent et ce qui se passe entre les personnes, entre les agents. Du point de vue de la logique habituelle de l'échange, le retour le plus étonnant est la transformation induite chez le donateur, qu'on retrouve aussi dans le pardon.

 

Le paradoxe de Dale Carnegie à propos du don dans le marché est en fait partout présent dans toutes les formes du don. Car si on doit aller vers l'autre sincèrement, cela signifie qu'on ne le fait pas seulement pour obtenir quelque chose, mais parce qu'on le « ressent », par un « mouvement » vers l'autre. On retrouve cette idée partout dans l'univers du don. Perdre pour gagner. On ne donne pas pour recevoir ; pour que l'autre donne, peut-être. Il y a là quelque chose d'incompréhensible pour l'esprit moderne. Comment peut-on à la fois vouloir une fin (recevoir) et prendre normalement un moyen pour l'obtenir (donner), et en même temps ne pas considérer qu'il s’agit d'un moyen, cela étant la condition pour atteindre la fin ! La proposition « pour » prend ici un sens inhabituel. C'est toute la logique fin-moyens qui est touchée ici, le fondement même de la rationalité instrumentale (Weber) et des organisations modernes. Le don ne semble pas susceptible de se voir appliquer le rapport fin-moyens, c'est-à-dire un certain type de lien entre une action présente et une action future, lien linéaire qui est à la base de l'anticipation, du calcul, de toutes les théories de l'action, de la notion même d'intentionnalité. Quelque chose nous échappe dans le don et donne le vertige à la raison moderne. Ce qui n'implique pas que le don soit irrationnel. 

Voilà ce qu'il faut maintenant tenter de comprendre, en commençant par un retour sur le don archaïque, objet habituel des analystes du don dans les sciences humaines.


[1]    Ou alors on se situe dans l'agapè, l'amour pur, différent du don ; voir à ce sujet Boltanski, 1990, mais aussi Jankelevitch, 1968, t. 2, p. 910-939, qui établit la distinction entre le don et l'agapè, ce que Boltanski ne fait pas.

[2]    Cité par Vidal, 1991, p. 31.

[3]    Ce qui ne signifie pas absence d'obligations.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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