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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Nadia Fahmy-Eid, “Les Mélanges religieux et la révolution romaine de 1848.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1850-1900, pp. 93-116. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1971, 327 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 1.Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[93]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1850-1900.

Les mélanges religieux
 
et la révolution romaine
de 1848.”

Par Nadia Fahmy-Eid

[pp. 93-116.]

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1850-1900, pp. 93-116. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1971, 327 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 1.Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction
I.  Les mélanges religieux et la papauté
II. La révolution romaine de 1848
Conclusion

Introduction

L'étude d'un journal peut sembler futile à l'homme du XXe siècle, souvent débordé par une masse d'informations provenant de sources multiples et variées. Il est évident que la radio aussi bien que la télévision disputent aujourd'hui à la presse écrite le rôle de médium principal d'information qu'elle assuma jusqu'au siècle dernier. Parce qu'une certaine éthique (ou encore la compétition) exige du journal contemporain une transmission objective des faits, nous nous attendons à retrouver dans ses colonnes une reproduction fidèle de la réalité ambiante. Placé dans des conditions différentes, le lecteur du XIXe siècle ne pouvait être aussi exigeant sur l'authenticité parfaite de la nouvelle transmise ni sur l'impartialité totale du style utilisé. Alors que ces dernières caractéristiques handicapent aujourd'hui la recherche se rapportant à l'histoire événementielle, l'histoire des idées s'en trouve par contre avantagée. Le chercheur bénéficie d'une source généreuse d'informations, concernant moins l'événement sur lequel le journal prétend le renseigner que la mentalité de ses rédacteurs et le climat idéologique du milieu social où ils évoluaient. À ce titre surtout, les Mélanges religieux [1] nous ont paru mériter d'occuper une place à part dans l'ensemble des revues éditées au Bas-Canada au cours de la première moitié du XIXe siècle..

Publiés en 1841 sous l'égide de Mgr Bourget et parrainés par lui, les Mélanges religieux obtinrent la collaboration étroite du clergé montréalais dont on peut croire ainsi qu'ils furent, en quelque sorte, le porte-parole officiel. C'était la première fois qu'au Canada français la pensée religieuse s'exprimait par l'intermédiaire de la presse écrite et empruntait systématiquement la voix d'un journal pour diffuser son message sur une plus grande échelle. Cette innovation paraît d'autant plus importante qu'elle intervient à un moment de l'histoire, généralement considéré comme un véritable tournant dans l'évolution politique et religieuse des idées. L'échec des insurrections de 1837 et de 1838 ainsi que la lutte pour l'obtention du gouvernement responsable ont apporté, comme on le sait, des changements [94] notables dans les convictions politiques de l'élite canadienne-française. Celle-ci ne cesse en outre d'être influencée par le vent de libéralisme qui souffle sur l'Europe depuis les années 30. Cette influence se manifeste jusque dans le domaine spirituel dont elle menace sérieusement le monolithisme traditionnel. Dès lors, le clergé canadien-français tend à définir son action comme devant assurer le joint entre les impératifs de la foi et ceux qu'impose aux fidèles leur adhésion à de nouveaux credos politiques. Ces credos sont désormais évalués selon des critères essentiellement religieux et jugés à la lumière de leur contribution directe aux intérêts du catholicisme. C'est dans une optique semblable que se placent les rédacteurs des Mélanges pour aborder les principaux problèmes de l'heure, tels ceux que posent l'éducation, la colonisation des townships, le programme politique des partis ou encore les grandes questions d'ordre international. Parmi ces dernières, on peut noter une insistance plus marquée sur celles dont les incidences sur le plan religieux sont appréhendées. Ce fut précisément le cas de la révolution romaine de 1848, épisode auquel les Mélanges accordent une large place dans leurs colonnes et consacrent un nombre considérable d'articles et de commentaires.

Si parmi les nombreux sujets traités par les Mélanges celui-ci nous a semblé présenter un intérêt particulier, c'est qu'il constitue le genre spécifique de problème politique contemporain que les rédacteurs du journal ont perçu et traduit d'un point de vue exclusivement religieux. Comme telle, la révolution romaine constitue un champ d'étude privilégié, capable de nous faire mieux saisir le fonctionnement d'une pensée religieuse constamment alertée par l'évolution de la réalité sociale et politique ambiante. Dans les États pontificaux, il s'agissait d'un mouvement de caractère libéral et nationaliste, mais à la suite d'une presse catholique ultramontaine dont ils se firent le fidèle écho, les rédacteurs des Mélanges n'y virent qu'un soulèvement anarchique destiné à priver la papauté d'un droit multiséculaire : celui de la souveraineté temporelle. Située dans une perspective semblable, la relation des faits se rapportant à la révolution romaine pouvait-elle demeurer objective ? C'est ce que nous nous proposons d'examiner à l'intérieur de cette étude, un tel examen visant beaucoup moins à nous renseigner sur une réalité politique en soi, que sur les positions idéologiques de ceux qui en furent les témoins inquiets.


I. Les mélanges religieux
et la papauté


L'intérêt manifesté à l'égard de la papauté ne date pas des incidents de 1848, mais remonte aux premiers jours de la carrière des Mélanges. Dans le tableau des nouvelles internationales, Rome occupe fréquemment l'avant-scène. Lorsque Marie-Christine d'Espagne demande asile au pape, l'événement est brièvement mentionné par les rédacteurs qui, à cette [95] occasion, dissertent longuement sur le rôle de Rome « toujours ville de refuge », ayant « toujours le même droit d'asile dont jouissaient les plus saintes églises aux temps barbares et... [qui] prête même aux choses mortelles un reflet d'immortalité » [2] C'est encore à Rome que le journal reporte ses lecteurs lorsqu'il s'agit de commémorer des célébrations religieuses importantes. Les cérémonies qui s'y déroulent sont alors relatées avec une profusion de détails. Tel est le cas pour la semaine sainte, dont les solennités font l'objet de longues descriptions, ou la piété des Romains est mise en relief : «  À Rome, ce n'est ni le bruit, ni la politique, ni les princes  qui dominent l'imagination du peuple. Une seule chose règne en souverain sur son âme, la religion. » [3] Par suite de la mission spéciale qui lui est dévolue, la capitale du catholicisme est représentée comme un centre de rayonnement religieux intense. Les Mélanges rapportent une série d'informations et de commentaires élogieux au sujet du « Collège de la propagande » à Rome, dépeint comme « une pépinière incessamment renouvelée d'apôtres destinés à porter les lumières de la civilisation moderne dans les contrées les plus éloignées de la terre ». [4] Le journal insiste également sur la vocation culturelle de la « ville éternelle » et dénombre les multiples « établissements d'instruction » qu'elle recèle, pour conclure que l'instruction y est dispensée à profusion, à tous les niveaux. Quant à l'enseignement primaire, un correspondant affirme qu'il « est loin d'offrir les mêmes résultats dans les pays les plus civilisés d'Europe ». [5]

Il est manifeste que les Mélanges visaient à offrir de Rome une image idéalisée, destinée à édifier le lecteur beaucoup plus qu'à l'informer sur la situation véritable de la capitale romaine. Sur les problèmes et les difficultés qu'affrontait alors le gouvernement de Grégoire XVI, les rédacteurs préférèrent garder un silence discret. La papauté demeurait pourtant au centre de leurs préoccupations religieuses. À maintes reprises, des articles soulignaient l'importance de son rôle dans le passé. À l'occasion de la remise des prix au collège de Saint-Hyacinthe, le journal rapportait un long « discours sur l'histoire moderne », où l'auteur (un jeune étudiant de la classe de philosophie) brossait une vaste fresque historique, illustrant la participation des papes à l'édification de la civilisation européenne [6]

L'intérêt déjà manifesté par les Mélanges à l'égard de Rome et de la papauté s'accrut considérablement à l'avènement de Pie IX. On sait comment le règne de ce dernier débuta au milieu d'une euphorie générale. Les Mélanges semblent avoir partagé sans réserve l'enthousiasme des foules romaines et l'admiration du monde catholique à l'égard du nouveau pape. [96] Plusieurs articles s'attachèrent à décrire la popularité de Pie IX, à rapporter divers traits de sa personnalité et à commenter longuement ses moindres gestes.

Les Mélanges donnèrent à leurs lecteurs un compte rendu détaillé des cérémonies qui eurent lieu à Rome à l'occasion du couronnement de Pie IX. Les rédacteurs affirmaient, par la même occasion, leur désir de familiariser les catholiques canadiens avec le haut-clergé et le cérémonial de la cour pontificale :

« Nous donnons aujourd'hui le récit du couronnement du Pape. Nos lecteurs ne doivent être que très satisfaits de faire ainsi connaissance avec la cour de Rome, de connaître les noms de tous les cardinaux, leur âge, la date de leur promotion, d'assister pour ainsi dire aux obsèques d'un Pape, et prendre part au couronnement de son successeur... » [7]

Le public des Mélanges fut également informé de l'exaltation qui régnait parmi les sujets pontificaux et des marques d'admiration et de respect dont le Souverain Pontife ne cessait d'être l'objet. Une lettre, en provenance de Rome et reproduite par le journal, affirmait : « La grande, la seule affaire des Italiens, c'est Pie IX... les portraits du Pape, les vers, les discours, les dissertations sur sa personne et sur les premiers actes de son gouvernement, encombrent les librairies de Florence, de Pise, de Sienne. » [8] La même missive reproduit, un peu plus loin, un incident illustrant l'état d'esprit qui régnait parmi les foules romaines :

« Jeudi dernier, le Pape étant allé à la messe à la Minerve, une foule immense l'a reçu avec des vivats, elle s'est grossie pendant l'office ; et à la sortie, les cris ont été si nombreux, si pressants, que le Pape... est monté à un balcon en face de l'Église, et a donné sa bénédiction au milieu d'une sorte d'ivresse universelle. » [9]

Les Romains n'étaient pas les seuls à vouloir acclamer Pie IX et obtenir sa bénédiction :

« De tous les villages de la Sabine qui se trouvent voisins du fleuve, accouraient de nombreux habitants... les rivages du Tibre retentissaient de ce cri mille fois répété : Vive Pie IX. » [10]

Les admirateurs de Pie IX insistèrent souvent sur le charme de sa voix, qui exerçait, semble-t-il, un ascendant considérable sur les foules. Rapportant un sermon du pape sur la gravité du blasphème, les Mélanges commentent ainsi les réactions obtenues :

« Il était ... question de faire un édit contre le blasphème, afin de couper court au mal par une répression pénale. Mais quelques paroles du Saint Père à son peuple produiront [97] plus d'effet que les édits les plus sévères... Sa parole est comme un parfum vivifiant qui se répand de toutes parts et qui purifie l'atmosphère de la Ville éternelle. » [11]

Rédigées dans le style imagé de l'époque, de semblables descriptions tendaient visiblement à frapper l'imagination du lecteur et à susciter chez lui une certaine émotion religieuse. Certains faits devaient lui rappeler que la personnalité du pape justifiait amplement le prestige dont il jouissait. Le journal rapporta diverses anecdotes mettant en relief sa bonté et sa générosité à l'égard des déshérités. [12]

La popularité de Pie IX avait fini par déborder les frontières du monde catholique. Les Mélanges s'empressèrent de publier le message d'encouragement adressé au pape par un groupe de citoyens des États-Unis. Dans leur missive, ces derniers affirmaient :

« ... nous savons tous ce qu'était l'Italie dans les jours brillants de son unité, de sa liberté et de sa gloire... Dans le grand oeuvre de sa régénération, nous vous saluons comme le divin instrument chargé par le ciel de l'opérer, et nous prions ardemment que vos jours se prolongent jusqu'à être témoin de l'entière consommation de la sage politique qui est destinée à rendre votre nom immortel. » [13]

Les signataires de la lettre insistaient, à différentes reprises, sur la lutte menée par Pie IX en vue de faire triompher, dans ses états, le principe de liberté. Ils n'étaient pas les seuls à manifester leur approbation à ce sujet : une grande partie des journaux européens abondaient dans le même sens. De la France, en particulier, affluaient des témoignages de sympathie, fidèlement rapportes par les Mélanges. Un mandement de l'archevêque de Lyon, Mgr de Bonald, ordonnait au clergé et aux fidèles de son diocèse des prières afin de « s'associer pleinement à la pensée féconde et saintement libérale de Pie IX ». [14] L'archevêque ajoutait fièrement : « Un roi-pontife... a compris, lui, la véritable liberté, et n'a pas attendu qu'elle vînt à lui ; il est allé à sa rencontre. Pie IX l'a introduite dans ses États ; il l'a consacrée en marquant son front du sceau de la croix... » [15] Plus éloquent encore fut l'éloge d'un catholique libéral, tel Ozanam, qui se proposa de prouver, dans une série de quatre articles, la hardiesse en même temps que la juste prudence des reformes entreprises par Pie IX. [16]

Les Mélanges se firent ainsi l'écho de tout commentaire admiratif au sujet du pape et, pour justifier leur enthousiasme, ils rapportèrent la majorité des mesures adoptées par le gouvernement pontifical, en soulignant leur caractère à la fois libéral, généreux et sagement modéré. Ce fut le cas [98] de l'amnistie accordée par le pape aux prisonniers politiques. Elle fit l'objet de nombreux articles, où les auteurs insistaient plus encore sur l'exaltation des foules romaines que sur le contenu ou les conditions figurant dans le décret d'amnistie :

« Quant à l'amnistie ... elle a été accueillie, malgré la critique de certains journaux, avec un enthousiasme extraordinaire. Le 22 juillet, une foule d'amnistiés venant de Civita-Vecchia sont entrés dans Rome en chantant... La plupart des prisonniers politiques ne se sont pas contentés de l'engagement qu'on leur a fait prendre. Les uns ont ajouté spontanément à la formule proposée qu'ils juraient sur celle de leurs enfants d'être fidèles jusqu'à la mort au pape Pie IX, les autres ont juré de verser leur sang pour lui... Nous ne finirions pas si nous voulions raconter tant d'autres actes qui font à Rome l'objet de toutes les conversations... » [17]

L'introduction des chemins de fer figure au nombre des gestes représentés comme un symbole de la voie progressive où s'engageaient désormais les états de l'Église. [18] Les Mélanges insistèrent également sur les réformes entreprises par le gouvernement pontifical dans le domaine de la procédure criminelle [19] et de l'administration de la justice en général. [20] Le journal rapporta la création de commissions qui s'occuperaient de l'amélioration du système municipal et de la répression du vagabondage. [21] On fit part au lecteur de la formation d'une assemblée de notables, délégués des principales villes des états pontificaux, à qui était attribuée une fonction consultative. [22]

Dans l'ensemble des informations transmises par les Mélanges, on peut noter la même absence de précisions sur le contenu des réformes évoquées et sur leur portée réelle. Les faits eux-mêmes ne bénéficient que d'une mention brève, alors que les manifestations de gratitude populaire qu'ils engendrent sont longuement décrites et commentées.

En ce qui concerne le libéralisme de Pie IX, le journal ne cessa de l'exalter, mais en insistant toutefois sur la modération qui le caractérisait. Au terme d'un court exposé biographique se rapportant au pape (extrait de l'Univers), le rédacteur concluait :

« Tout le monde connaît son rare talent pour l'administration, son caractère ferme et sage ; il entrera évidemment dans une voie de justes réformes, exécutées avec une prudence judicieuse et une modération éclairées. » [23]

Lorsque les Mélanges rapportèrent la décision du gouvernement pontifical de créer à Rome une école « pour les jeunes gens de la classe pauvre, [99] où ils apprendront soit un métier, soit le service militaire... », [24] le rédacteur s'empressa d'ajouter qu'un tel geste « témoigne de la vive sollicitude du souverain Pontife et de son gouvernement pour l'amélioration des classes pauvres, et indique en même temps dans quelles sages limites les réformes de l'État doivent se renfermer ». [25]

Dès les premiers mois de l'avènement de Pie IX, les Mélanges avaient tenu d'ailleurs à prévenir les catholiques contre « les libérâtres » qui risquaient, à la suite d'exigences mal comprises, « de faire cause commune avec les Protestants contre les Catholiques ». [26]

À ceux qui osaient prêter aux actes pontificaux des intentions trop hardies, un correspondant familier du journal, l'Ami de la Religion, les mit ainsi en garde ;

« Je suis on ne peut plus étonné de la manière inexacte dont les journaux libéraux parlent du Pontife régnant qu'ils s'efforcent, je ne sais trop pourquoi, de faire passer pour un révolutionnaire destiné rien moins qu'à régénérer l'Italie et le reste de l'Europe. Mais si ceux qui jugent avec tant de légèreté le Pape Pie IX, examinaient tous ses actes avec impartialité, nul doute qu'ils changeraient d'avis, pour peu qu'il leur reste un peu de bon sens et de bonne foi dans le cœur. » [27]

Quelques semaines plus fard, les Mélanges reproduisaient un article de la Gazette du Tessin qui exhortait encore une fois les Romains à faire montre de sagesse et de prudence. Parlant des efforts du pape en vue d'améliorer leur sort, l'auteur ajoutait qu'une telle entreprise exigeait « du temps, de la maturité, de l'opportunité, des matériaux ... », mais que « l'opposition des uns, les trop grandes exigences, l'exaltation, les chimères, les rêves des autres... pourraient sinon empêcher, au moins retarder et embarrasser le développement de ses intentions sincères ». [28] Ozanam devait abonder dans le même sens, au cours de la série d'articles qu'il consacra à exposer aux impatients la situation délicate de Pie IX, placé entre un entourage parfois rétrograde et des sujets trop exigeants.

Au sujet des limites qu'il entendait imposer à ces exigences, Pie IX avait fini par expliquer clairement ses positions. Les Mélanges rapportèrent le discours pontifical prononcé le 15 novembre 1847 devant la consulte d'état : le pape y réitérait son désir de procéder à des réformes modérées « sans cependant retrancher jamais même un point de la souveraineté du pontificat ». [29]

Trois mois plus tard, à l'occasion des banquets réformistes qui se tinrent en France sous le ministère de Guizot, les correspondants des Mélanges [100] réaffirmaient leur foi en une liberté « précédée, accompagnée, suivie de la religion ». [30] Un article intitulé « Appel aux amis de la vraie liberté » s'efforça de prouver aux lecteurs catholiques que la liberté fondée sur « la souveraineté et l'indépendance absolue de la raison humaine » était une « illusion chimérique » et menait inévitablement à un conflit avec les exigences de la loi divine :

« Le christianisme demande à l'homme une soumission absolue de son intelligence en présence de la vérité révélée... il suit de là que les apôtres de cette prétendue liberté... doivent par une rigoureuse conséquence, haïr la loi éternelle qui condamne leurs coupables doctrines, et combattre avec acharnement l'autorité de l'Église qui les proscrit. » [31]

Les Mélanges se firent ainsi les défenseurs d'un libéralisme modéré, conforme en tous points aux doctrines prêchées, ou du moins officiellement acceptées, par le pape jusqu'à la veille de la révolution romaine. Les rédacteurs du journal se prononcèrent également en faveur de l'indépendance et de l'unité italiennes. Ils continuèrent à accorder leur appui aux thèses nationalistes, tant que ces dernières se maintinrent dans le cadre d'une stricte orthodoxie religieuse et ne menacèrent pas l'intégrité de la souveraineté pontificale. Plusieurs articles présentèrent Pie IX sous les traits d'un prince courageux et brave et mirent l'accent sur la fermeté de sa riposte quand survint l'occupation de Ferrare. Le journal reproduisit deux lettres de protestation adressées aux autorités autrichiennes par le cardinal-légat de Ferrare. [32] L'auteur dénonçait surtout l'atteinte portée au « libre exercice de la souveraineté temporelle du Saint-Père ». Il advenait qu'en l'occurrence, les ennemis du pape se confondaient avec ceux de la nation elle-même ; cela permit au geste protestataire d'être traduit dans un sens favorable au nationalisme italien. C'est d'une manière identique que les correspondants du journal interprétèrent le refus opposé par Pie IX au passage des troupes autrichiennes sur son territoire, alors qu'elles devaient se porter au secours du roi de Naples, dont les sujets s'étaient révoltés. [33]

À diverses reprises, les Mélanges n'hésitèrent pas à dénoncer l'impérialisme autrichien : « nous croyons sincèrement qu'il n'y a rien à gagner pour un gouvernement odieux qui veut se soutenir par la seule force des armes. L'Autriche est dans ce cas... » [34] Quant à Charles Albert, il fut loué comme s'étant « fait loyalement le champion de l'indépendance italienne... » [35] Le même article représentait le pape comme un autre champion de la cause [101] nationaliste et le montrait bénissant le départ des soldats romains pour le champ de bataille :

« Douze mille soldats partent pour la guerre sainte. Le grand pontife les bénit. Le général Durando est à leur tête, Rome est dans la joie. » [36]

Deux mois plus tard, le journal rapportait une autre bénédiction papale, accordée cette fois aux gardes civiques romains, en partance pour le front. Le pape aurait, semble-t-il, saisi cette occasion pour blâmer ouvertement ceux des volontaires coupables d'avoir déserté la bannière nationale. [37]

En se fiant aux témoignages qui précèdent, le lecteur des Mélanges pouvait croire ce journal sincèrement acquis à la cause italienne. Mais les rédacteurs des Mélanges allaient prouver, une fois de plus, leur souci de n'évaluer une cause politique qu'à la lumière de ses répercussions possibles sur le plan religieux. Dans leur optique, l'indépendance italienne devait être subordonnée, avant tout, aux intérêts primordiaux de l'Église, tels que définis par son chef suprême. Or, par son refus de déclarer la guerre à l'Autriche, Pie IX invitait l'opinion catholique à reconsidérer sous un angle différent le problème du nationalisme italien.

Ayant reproduit intégralement le texte de l'allocution consistoriale du 29 avril 1848, [38] les Mélanges s'empressèrent d'en justifier, peu après, le contenu. Ils rapportèrent une déclaration du pape, où ce dernier disait approuver la guerre d'indépendance, mais spécifiait le faire seulement « comme Italien et comme souverain » alors que son devoir de « prêtre et de pontife » ne lui permettait d'opter que pour la paix. [39] Les correspondants des Mélanges multiplièrent dès lors les plaidoyers en faveur des thèses pontificales. Un article de l'Ère nouvelle rappela la sévérité avec laquelle la postérité avait jugé les papes qui prêchèrent jadis les croisades, [40] tandis que l'Univers se hâta de commenter la lettre adressée par Pie IX à l'empereur d'Autriche :

« Dans cette lettre... le Saint-Père engage l'empereur à déposer les armes et à reconnaître l'indépendance des peuples dans leurs limites naturelles. C'est la plus haute consécration qu'ait reçue jusqu'ici le principe du développement pacifique et de la constitution suprême des différentes nationalités européennes. » [41]

Parallèlement au problème de l'indépendance, celui de l'unité italienne fut abordé avec une prudente réserve par une presse soucieuse de se maintenir [102] dans les cadres d’une stricte orthodoxie. Dans le but d’assurer une priorité certaine aux intérêts de l’Église, plusieurs journaux catholiques se montrèrent méfiants à l’égard des aspirations unitaires du peuple italien (ces dernières se situaient pourtant au coeur même du Risorgimento). À la suite des réticences manifestées par le pape, les Mélanges se déclarèrent à leur tour hostiles à tout plan unificateur. Au terme d’un exposé relatif au projet d’une diète fédérale groupant les représentants de tous les états italiens, un article des Mélanges conclut :

« Ainsi, les princes italiens, y compris le Pape, dépouillés de leur souveraineté au profit d’une Diète élue par le peuple... voilà, en deux mots, le projet de Diète fédéra-le...  Pie IX le repousse comme contraire aux droits des princes italiens… » [42]

L’auteur ajoutait, un peu plus loin, que le pape se trouvait amplement justifié de refuser ce qu’on lui offrait, c’est-à-dire « la présidence de cette espèce de république dont parlent chaque jour les brochures et les journaux, et qu’un parti puissant cherche avec tant d’ardeur à constituer sous le nom de Diète fédérale italienne ». [43] Un autre article, extrait de l’Univers, évoquait « le fameux projet de diète fédérale » en affirmant douter de voir le pape donner jamais suite aux « prétentions » qu’encourageait un tel dessein. [44]

Dans la majorité des situations où il se trouvait placé, le pouvoir pontifical accusait ainsi un divorce croissant entre le rôle dévolu au chef spirituel de l’Église et celui qui incombait au souverain d’un état italien. Revêtu d’un caractère d’actualité, le vieux problème de la souveraineté temporelle surgit à nouveau devant l’opinion européenne. Parce que le principe des nationalités apparaissait à certains esprits comme une phase inéluctable dans l’évolution normale des peuples, des intellectuels et même des catholiques de tendance libérale n’hésitèrent pas à remettre en question la signification et l’importance du pouvoir temporel des papes. Une telle attitude allait provoquer une réaction immédiate chez les écrivains catholiques acquis aux thèses  romaines et jaloux des prérogatives reconnues à la papauté depuis des siècles. Leurs théories et leurs plaidoyers trouveront chez les rédacteurs des Mélanges des alliés fervents. Le journal se fera l’écho de tout témoignage propre à convaincre le lecteur des valeurs fondamentales attachées au maintien du pouvoir temporel.

Dès le mois de mars 1847, alors que la popularité de Pie IX atteignait pourtant son apogée, les Mélanges lancèrent un avertissement sévère aux « prétendus catholiques [qui] placés par le bienfait de leur naissance dans le camp du catholicisme, n’usent de ce glorieux privilège, que pour venir [103] en aide à ses ennemies... » [45] Cette semonce s’adressait plus particulièrement à ceux des catholiques qui « font la leçon aux papes et aux évêques au lieu de leur obéir ». [46] Ces mêmes faux disciples, ajoutait amèrement l’auteur, « sont indignés de voir le Pape Souverain, au lieu d’être sujet de quelque petit duc ou prince d’Italie ; ils sont choqués de voir un cardinal en carrosse comme prince de l’Église, ils aimeraient mieux le voir courir à pied et en lambeaux ; ces catholiques ne sont-ils pas les vrais ennemis de l’Église... » [47] Le pouvoir temporel était ainsi représenté comme un facteur de puissance, indispensable au prestige de la papauté. Il sera vu, de plus, comme la garantie essentielle de son indépendance vis-à-vis du pouvoir civil :

« Depuis bien des siècles l’indépendance de l’Église, dans ses rapports avec les pouvoirs humains, a pour condition première la souveraineté temporelle du Saint-Siège... » [48]

Dans l’esprit de ses défenseurs, le « patrimoine royal » de la papauté devait non seulement lui épargner la servitude à l’égard des puissances étrangères, mais lui permettre, grâce à une administration exemplaire, d’amorcer « le mouvement qui doit assurer ici-bas le triomphe de l’autocratie divine » [49]. Prudent, l’auteur de l’exposé attirait cependant l’attention des catholiques sur la menace que représentaient, pour la réalisation de ces plans, les difficultés internes auxquelles faisait face le gouvernement de Pie IX. Ces difficultés consistaient, comme on le sait, dans l’impossibilité apparente de concilier le plein exercice de la souveraineté temporelle avec les objectifs nationaux visés par le Risorgimento. Alors que parmi les sujets pontificaux, les signes d’impatience devenaient fréquents et les manifestations d’indiscipline nombreuses, les partisans du pouvoir temporel décidèrent de multiplier les exhortations et les plaidoyers en faveur de leurs thèses.

Dans un « Mandement à l’occasion de la mission si éminemment providentielle de Sa Sainteté le pape Pie IX », l’évêque de Montpellier rappela à ses fidèles les fondements historiques de la souveraineté temporelle des papes, qui s’avéra jadis un élément indispensable de stabilité et de paix parmi les nations chrétiennes. Le mandement attaqua violemment « tous ces semeurs de paroles » qui osaient la décrire comme l’obstacle organique et presque insurmontable à « l’unité active, solide et indépendante de l’Italie sous une seule domination ». [50]

Il était apparent qu’aux yeux de plusieurs catholiques contemporains les états de l’Église étaient non seulement une possession exclusive et inviolable de la papauté, mais relevaient en quelque sorte de la catholicité  [104] entière, à qui revenait le devoir d'en assurer la sauvegarde à son chef suprême. Les Mélanges rapportèrent un discours de Montalembert à la Chambre des pairs, discours dont le contenu pouvait s'interpréter comme un avertissement déguisé aux patriotes italiens :

« Il importe qu'on le sache et qu'on le comprenne, l'indépendance temporelle du Saint-Père est le patrimoine de toutes les nations chrétiennes, de toutes les nations catholiques, et spécialement le patrimoine de la France... L'Europe entière, le monde catholique tout entier, a le droit et le besoin impérieux de compter sur la fermeté et sur l'indépendance du Souverain Pontife. Et, à son tour, le Souverain Pontife a plus qu'aucun de ses prédécesseurs le droit de compter sur la fermeté, sur le courage, sur l'attachement du peuple romain. » [51]

D'autres penseurs catholiques refusaient l'idée d'ôter Rome à la catholicité, pour en faire la capitale d'un royaume italien unifié. On peut lire dans les Mélanges, un extrait de l'Éloquence chrétienne de Villemain, affirmant que : « Rome ne peut devenir la capitale politique d'un grand état, précisément parce qu'elle doit rester la métropole religieuse du monde. » [52]

 Répondant à une série de questions que leur adressait un journal newyorkais au sujet des événements d'Italie, les rédacteurs des Mélanges en profitèrent pour apporter leur témoignage personnel sur la question du pouvoir temporel, témoignage qui s'apparente à une véritable profession de foi :

« Le Pape, pour le temps actuel est, même humainement parlant, le propriétaire absolu et le légitime possesseur des États de l'Église, tout autant et au même titre que tout citoyen est propriétaire et possesseur des terres et des domaines qu'il tient de ses ancêtres par une succession immémoriale. » [53]

Quelque peu renseignés sur les options religieuses défendues par les Mélanges, nous pouvons mieux discerner les critères selon lesquels les rédacteurs du journal ont compris, rapporté et commenté les divers incidents qui aboutirent à la Révolution romaine de 1848.


II. La révolution romaine
de 1848


À la suite de l'effervescence et du mécontentement que suscita à Rome l'allocution consistoriale du 29 avril, Pie IX avait dû, comme on le sait, obtempérer. Il se résigna à choisir ses nouveaux collaborateurs parmi des hommes dont les idées hardies en matière de réformes permettraient de rallier les éléments radicaux, de plus en plus influents auprès des masses. Mais le pape allait bientôt se heurter à des projets de lois et des initiatives [105] dont les grandes lignes s'inspiraient d'un idéal politique peu conforme au sien. Son autorité personnelle lui en parut menacée.

Dès que le malaise commença à s'accentuer au sein du gouvernement pontifical, les Mélanges s'indignèrent de l'insubordination dont faisaient preuve les ministres laïcs à l'égard du souverain Pontife. Mamiani, en particulier, fut l'objet de critiques violentes. Un article, extrait de l'Univers, dénonça les différends survenus entre le pape et son ministre. Tout en évitant d'approfondir les raisons concrètes de cette dissension, l'auteur usait d'un ton catégorique pour condamner l'attitude du ministre :

« Mamiani... dut confesser, de plus, qu'entre le Ministère et le Pontife il y avait certaines différences d'idées ... On sait quels sont les principes du Souverain Pontife, les principes mêmes de l'Église catholique ; quant aux saints principes de M. Mamiani, quels sont-ils ? On sait seulement qu'ils ne sont pas ceux de Pie IX, et c'est bien assez. » [54]

L'agressivité du ton s'accompagnait parfois d'affirmations exagérées. C'est ainsi que le cabinet Mamiani fut accusé d'exercer un « pouvoir usurpé », [55] d'être « formé illégalement, constitué anti-constitutionnellement » et de mener, en plus, « une politique funeste et qui conduisait l'État nécessairement à un abîme d'anarchie et de sang ». [56] Cette politique, affirmait un correspondant, avait fini par susciter la désapprobation du peuple entier qui s'y montrait hostile. [57] On ne trouve, par ailleurs, dans les Mélanges, nulle trace des nombreuses réformes d'ordre social et économique préconisées par Marniani. Seule était mise en relief la mésentente qui régnait entre lui et le pape ; il n'en fallait pas plus pour provoquer sa condamnation. Les députés romains partagèrent souvent avec le ministre l'hostilité de plusieurs journaux catholiques. Parfois l'animosité du rédacteur faisait place à un mépris, teinte d'indulgence, à l'égard d'une Chambre d'assemblée qu'un correspondant qualifia de « plutôt faible et inintelligente que mal intentionnée ». [58]

L'avènement de Pellegrino Rossi marqua une pause dans le flot de critiques qu'adressaient régulièrement les journaux partisans du pape aux membres laïcs du gouvernement pontifical. Cette fois, Pie IX avait choisi, en toute liberté, un ministre dont les vues paraissaient concorder avec les siennes et cela suffisait pour assurer la popularité de Rossi auprès des correspondants français et italiens des Mélanges :

« M. Rossi a déjà mis la main à la suppression de nombreux abus introduits par le temps dans les rouages de la bureaucratie, et réalisé déjà de notables économies. » [59]

[106]

Nulle mention, dans les colonnes du journal, de l'impopularité croissante du nouveau ministre, ni des ressentiments que suscitaient parmi le peuple sa politique conciliante à l'égard de l'Autriche et son opposition à tout idéal unitaire. Le caractère autoritaire de son gouvernement ralliait par contre l'approbation de tous ceux qui espéraient voir l'ordre et le calme régner à nouveau dans les états pontificaux. Son meurtre ne leur en parut que plus déconcertant. Les Mélanges rapportèrent une description détaillée de l'assassinat. [60] Au comble de l'indignation, l'auteur de la dépêche accusait de complicité la garde civique entière, qualifiait les députés d'« automates » et condamnait leur négligence à prendre des mesures énergiques afin de démasquer rapidement les coupables. Élargissant encore le champ d'accusation, le rédacteur s'en prenait à Sterbini et Canino, ces deux leaders radicaux qui, affirmait-il, « ont beaucoup contribué par leurs discours à armer le bras des assassins ». [61] L'abbé Gioberti se voyait, lui aussi, attribuer une part de responsabilité dans l'origine lointaine du meurtre :

« Il y a un nom, il y a un prêtre en Italie sur qui retombe une responsabilité terrible : c'est l'abbé Gioberti. C'est lui qui a mis le feu à toutes les mauvaises passions de la Péninsule... » [62]

Les Mélanges renseignèrent également leurs lecteurs sur l'atmosphère agitée et tumultueuse dont Rome fut témoin au lendemain de l'assassinat. [63] Devant la force de l'émeute, Pie IX avait fini par accepter la formation d'un ministère radical, auquel le correspondant des Mélanges attribua le titre de « ministère de l'assassin », affirmant :

« Nous lui donnons ce nom, il n'y en aura pas d'autres dans l'histoire pour des hommes qui ont osé s'imposer au Pontife, sous la protection des mêmes poignards qui ont égorgé son ministre ! » [64]

Le rédacteur se livrait ensuite à une longue méditation sur les signes dont usait la Providence pour « détromper les hommes abusés, qui depuis huit mois applaudissent à toutes les révolutions qui ébranlent l'Europe ; qui n'ont jamais eu de paroles amères que pour les souverains... » [65] Après avoir dénoncé la vanité des révoltes qui prétendaient changer « les conditions suprêmes et inviolables d'ordre et d'existence des sociétés humaines », l'auteur concluait son exposé par un avertissement sévère :

« ... comme si la grande loi de l'autorité et du respect pouvait être un moment suspendue ; comme si les préceptes apostoliques sur la soumission chrétienne pouvaient jamais [107] disparaître du milieu d'un peuple, sans livrer ce peuple à tous les triomphes de la force brutale et à tous les délires de l'anarchie. » [66]

  Le caractère révolutionnaire des incidents survenus à Rome au cours de ce mois de novembre 1848, la démocratisation progressive du gouvernement romain aux dépens de l'autorité absolue du pouvoir pontifical, semblèrent autant de symptômes inquiétants aux yeux des partisans du pouvoir temporel. Des appels furent lancés à la catholicité entière afin d'assurer son concours à la défense des droits menacés de son chef. Dans une lettre circulaire adressée à ses diocésains, l'archevêque de Paris rappela le rôle séculaire que la France avait jusque-la assumé comme « fil-le aînée de l'Église » :

« La France surtout pourrait-elle souffrir qu'on l'attaquât ainsi dans ses croyances, dans ses traditions, dans ses intérêts les plus élevés ? Si Rome est la tête du catholicisme, la France en est le coeur et le bras » [67]

Le prélat lançait aux « nations catholiques » un appel d'autant plus pressant qu'à travers les prérogatives de son chef suprême, c'est l'avenir même du catholicisme qu'il croyait menacé. Évoquant les complots « qui ont ensanglanté Rome et couvert de deuil le monde catholique », il affirmait :

« Ces complots sont aussi vastes que ténébreux, et ceux qui les ourdissent n'en veulent pas au chef temporel d'un des plus petits états de l'Europe, ils en veulent surtout au chef du catholicisme. » [68]

Quelques mois plus tôt, une « Adresse » rédigée par les évêques irlandais au peuple de Rome avait abondé dans le même sens. [69]

Parce qu'ils furent convaincus que la politique romaine comportait des implications religieuses aussi graves, plusieurs catholiques (dont les rédacteurs des Mélanges) jugèrent dangereux d'en laisser l'initiative aux seuls sujets romains. La nouvelle de la fuite du pape sembla justifier leurs appréhensions. Elle leur parut être une preuve indéniable du caractère impie que revêtaient désormais les exigences de ses sujets. Sous l'influence des émeutes et des manifestations qui suivirent la mort de Rossi, Pie IX avait dû entériner le choix d'un ministère radical, dont il était loin de partager les vues. Dans ces circonstances, la fuite du pape fut approuvée sans réserves par les correspondants des Mélanges. Ce geste représentait à leurs yeux, l'unique moyen de garantir l'indépendance de la papauté, cette indépendance qu'ils estimaient être « une nécessité sociale pour la civilisation et pour la politique du monde... pour le repos des peuples, pour [108] l'équilibre de l'Europe, pour les destinées présentes et futures du globe... » [70] Le départ de Pie IX fut considéré à la fois comme une sauvegarde des intérêts catholiques et comme un châtiment sévère, justifié par l'ingratitude de ses sujets révoltés, auxquels l'avenir réserverait désormais les épreuves qu'ils méritaient. Intitulé « Rome sans le Pape », un article des Mélanges prédit à la ville éternelle une déchéance rapide, due à la perte de son prestige en tant que centre de la catholicité :

« Rome avec la Papauté, c'était cette cité unique au monde, grande sans puissance politique, brillante sans richesse, pleine d'une véritable vie au milieu d'un ineffable repos ... Que sera Rome sans la Papauté ? Une ville effacée du nombre des capitales européennes ... sinon la capitale de quelque république boiteuse et mal conformée, d'autant plus ridicule qu'elle s'appellera République romaine. » [71]

À cette misère morale devaient s'ajouter, selon l'auteur, des difficultés d'ordre matériel puisque, affirmait-il, « Rome vivait, dans le sens même le plus matériel du mot, de la Papauté, qui lui faisait l'honneur d'habiter au milieu d'elle ». [72] L'auteur de l'article ridiculisait enfin les rêves de grandeur que formulait le peuple romain en se basant sur les gloires passées dont s'enorgueillissait son histoire : [73] « La Rome des Sterbini et des Mamiani croit fermement être la Rome des Fabricius et des Caton... Les classiques de la Rome révolutionnaire... devraient comprendre au moins qu'il n'y a parmi eux ni Césars ni Scipions, et quand ce ne serait qu'a défaut, ils eussent bien fait de conserver des cardinaux. » [74]

Pour appuyer la position du souverain en exil, les Mélanges et leurs correspondants se firent l'écho des protestations verbales que le pontife adressa à ses sujets. Le journal rapporta un discours de Pie IX, où ce dernier énumérait les principales raisons qui avaient motivé son départ. Le pape insistait en particulier sur la nécessité de jouir d'une « pleine liberté dans l'exercice de la puissance suprême du Saint-Siège » et déplorait « la tache d'ingratitude dont s'est couverte, à la face de l'Europe et du monde, une classe d'hommes pervers... » [75] Pie IX affirmait encore que son départ avait été rendu nécessaire par « les actes de violence » dont il avait été victime « dans l'exercice des devoirs sacrés du Saint-Siège... » [76] S'agissait-il de « puissance suprême » et de « devoirs sacrés » dans le domaine politique ou religieux ? Il est évident que le premier surtout était en cause, alors que [109] seul le second concernait en principe le monde catholique. Mais les partisans du pape ne désiraient pas pousser plus loin l'analyse des faits : Pie IX se disait outragé et cela suffisait à leur rendre odieuse l'attitude des Romains. Au sujet de ces derniers, les correspondants des Mélanges continuèrent, pendant quelque temps, à nourrir des vues optimistes. Un rédacteur se dit convaincu que seule la crainte retenait le peuple romain, « singulièrement attaché dans son coeur au Saint-Père », de lui exprimer « ses sentiments d'amour et de profond repentir », mais, concluait-il, « le plus grand malheur d'une nation c'est son manque de caractère et sa lâcheté : ni le bon sens, ni le devoir, ni la reconnaissance, ni aucun sentiment généreux n'y résistent ». [77] Un autre correspondant des Mélanges plaignait l'inconstance de « ce malheureux peuple, qui est destiné à descendre un à un tous les degrés de la servitude... » [78] La colère de l'auteur se tournait ensuite contre les meneurs de la révolte : « Ne se trouvera-t-il donc pas un homme de coeur et d'énergie pour faire justice de ces Robespierre et de ces Marat au petit pied ? » [79] Les leaders révolutionnaires furent ainsi l'objet d'une réprobation violente et si le peuple romain bénéficia parfois d'une certaine indulgence (teintée souvent de mépris), ses chefs subirent toujours des condamnations plus radicales. Un correspondant romain parla des « misérables qui nous gouvernent », dénonçant « l'ingratitude des assassins qui oppriment la ville et qui ont contraint le Pape à s'éloigner ». [80] Un autre observateur affirma que cette oppression et cette contrainte s'exerçaient jusqu'à l'endroit d'une Chambre d'assemblée, où de « malheureux députés, obligés de donner publiquement leurs suffrages, votent à l'unanimité suivant que l'ordonnent les mercenaires qui leur dictent la loi ». [81]

Alors qu'une députation de cette même Chambre d'assemblée se voyait refuser tout accès auprès du pape et que le cardinal Antonelli réaffirmait sa foi en une action militaire, les partisans du pape continuaient à espérer en une soumission rapide et inconditionnelle des sujets rebelles. La création d'une junte militaire à Rome les déçut et mit le comble à leur indignation. C'est en ces termes que le lecteur des Mélanges prit connaissance de l'événement :

« Entraîné par l'impitoyable logique des révolutions, le parti démocratique a consommé un nouvel acte d'usurpation et de révolte. Le ministère, le Haut-Conseil et le conseil des députés ont nommé une Junte d'état ... Il faut citer en entier cet acte de folie et d'arbitraire. Il faut que le monde sache une fois de plus à quels misérables subterfuges et à quels mensonges impudents sont réduits les héros du 16 novembre. Il faut que les peuples apprennent dans quel inextricable dédale d'illégalités et de fourberies s'engagent fatalement [110] des hommes assez aveugles et assez coupables pour recueillir l'héritage de l'émeute et de l'assassinat. » [82]

Outrés par l'audace des Romains et soucieux de venger l'honneur de la papauté, les correspondants des Mélanges applaudirent à tout acte pontifical qu'ils pouvaient interpréter comme un signe manifeste d'énergique autorité. C'est ainsi qu'un observateur nota avec satisfaction le dédain opposé par Pie IX à l'effort de conciliation tenté par le marquis Sacchetti, [83] ou encore la fermeté avec laquelle fut refusé à une députation romaine l'accès de Gaète. [84] Les démarches entreprises par la diplomatie pontificale auprès des nations catholiques pour solliciter leur intervention armée furent, elles aussi, considérées par les Mélanges comme une preuve de courage et de détermination de la part d'un pontife décidé à défendre en sa personne les prérogatives de l'Église entière. [85] Les rédacteurs approuvèrent en outre l'excommunication lancée par le pape contre les participants éventuels aux élections décrétées par la junte d'état en vue de former une constituante. Le geste fut qualifié « d'une de ces mesures énergiques par lesquelles les chefs de l'Église... séparent de la communauté catholique les membres notoirement  gangrenés ». [86] Un autre rédacteur affirmait à ce sujet : « Il n'est pas un catholique dans le monde qui n'en comprenne la redoutable importance et qui ne s'incline, avec un respect mêlé d'un saint tremblement, devant ce rappel des arrêts de la puissance divine confiée au Successeur de saint Pierre par le Fils de Dieu lui-même. » [87] Confiants dans l'effet décisif d'une telle mesure, les Mélanges prédirent à la « folie révolutionnaire » que représentait la constituante, un échec total, assurant que nul Italien  n'oserait se présenter aux urnes à la suite de l'interdiction papale. [88] Pour expliquer, un peu plus fard, le succès qu'obtinrent ces élections, un correspondant du journal dénonça comme de « l'intimidation de détail et de la terreur de bureau » les circulaires du gouvernement où ce dernier faisait appel à « l'intelligence civique » et au patriotisme des citoyens pour les inciter à participer au vote. [89] Un autre correspondant souligna l'illégalité d'une « Assemblée frappée d'anathème » et composée d'hommes « qui tous se sont sciemment et volontairement placés hors de l'Église ». [90]

[111]

La proclamation de la République romaine allait mettre le comble à l'indignation des partisans de la cause pontificale. Elle fut représentée comme le « dernier acte de révolte et d'ingratitude » par lequel les Romains consommaient leur rupture avec le pape et, partant, avec la catholicité entière. [91] Les Mélanges consacrèrent plusieurs articles à décrire et à commenter une multitude de faits relatifs à la vie interne et à l'évolution des événements au sein de la jeune république. Le journal garda cependant un silence complet sur les réformes sociales introduites par le gouvernement mazzinien dans plusieurs secteurs. [92] Seules les nouvelles mesures adoptées dans le domaine du culte furent l'objet d'une attention particulière. Encore là, l'information était-elle incomplète. Le lecteur des Mélanges ne sut rien de la loi instituant la gratuité des services religieux. On le renseigna, par contre, sur la nationalisation des biens du clergé et sur une série d'incidents ou de mesures vexatoires à l'encontre de ses membres. Les correspondants du journal firent état de nombreuses scènes de répression et de violence. [93] À ce sujet, un seul article des Mélanges sembla (involontairement d'ailleurs) contredire les précédents : évoquant les cérémonies de la semaine sainte à Rome, l'auteur déplorait la témérité d'une révolte qui « n'a ni le courage ni la force de persécuter l'Église, mais [qui] veut se substituer à elle ». [94]

Face aux « méfaits » de la République romaine et fidèles aux principes éducatifs dont leur Prospectus faisait foi, les Mélanges jugèrent prudent de consacrer quelques articles à renseigner leurs lecteurs sur les fondements de base d'un républicanisme orthodoxe. Convaincus que « le Républicanisme romain et le Républicanisme rouge de France sont identiques » et également nocifs, [95] les rédacteurs s'attachèrent à définir les critères d'une république « sincère, honnête et bien réglée ». [96] Traduit du Pittsburg Catholic et intitulé « Qu'est-ce que le républicanisme », un exposé s'efforça de prouver que la seule volonté d'un peuple ne suffit pas à lui donner le droit de s'insurger contre son souverain. [97] « Le peuple a le droit, selon l'auteur, de faire des changements ; mais ce droit est limite aux personnes qui en sont investies, et celles-ci ne peuvent légalement ou validement faire ce qui se peut faire, que dans les limites prescrites. » [98] Le texte s'attachait moins à définir les principes de base du système républicain qu'a défendre le respect de l'autorité établie et des lois existantes. Un autre article, intitulé [112]

« Vraie base du républicanisme », représentait la foi religieuse et la morale comme deux éléments indispensables à la survie de toute république[99]

Toujours fidèles à la mission éducative qui leur fut assignée, Les Mélanges publièrent, à l'intention de leurs lecteurs, la lettre pastorale que Mgr Bourget consacra aux événements d'Italie. [100] Dans son message, l'évêque établissait une analogie étroite entre les épreuves vécues par le Christ et le destin de Pie IX, ce pape qu'une « étonnante révolution... a rendu une image frappante de Celui dont il est le Vicaire ». Comme le Christ, Pie IX avait eu, selon Mgr Bourget, « la douleur de voir à la tête de ceux qui cherchent à se rendre maîtres de sa personne, des traîtres qu'il a comblés de bienfaits, et qui lui doivent la vie ». La lettre adoptait parfois la forme d'un monologue ou, comme le Christ également le Pape s'attristait sur le sort de Rome, cette nouvelle Jérusalem dont l'ingratitude allait causer la perte :

« Adieu, Rome, ville toujours chère à mon coeur. » Vinea electa. Je t'ai comblée de bienfaits : je t'ai accordé d'immenses privilèges ; je t'ai prodigué les concessions les plus libérales ... ô ville ingrate ! (Videns civitatem flevit super illam ). (Luc, 19, 41) Hélas ! que de malheurs vont venir fondre sur toi ! »

Dans la même lettre, Mgr Bourget demandait aux fidèles de son diocèse de multiplier les prières à l'intention du pontife. À la participation du clergé et des communautés religieuses devait s'ajouter celle des familles chrétiennes, invitées chacune à réciter « tous les soirs en commun quelque prière, le chapelet par exemple, pour le Père de la grande famille, qui souffre tant de maux pour l'amour de ses enfants ». L'évêque recommandait encore que l'on joigne aux prières des sacrifices divers, comme l'abstention de boissons enivrantes, de plaisirs mondains et de « toute joie profane ». C'est alors, ajoutait-il, que « l'an prochain, en rendant compte à ce premier Pasteur de notre administration, Nous pourrons consoler son coeur affligé, en lui apprenant que ses enfants du Diocèse de Montréal ont compati à sa juste douleur ».

Vus à travers un tel document, il est évident que les problèmes politiques à la base de la révolution romaine disparaissaient dans l'ombre. A leur place, une question d'ordre purement religieux, revêtant la forme d'une cause sainte, venait solliciter l'appui moral et la participation spirituelle active des catholiques canadiens-français.

Considérant la révolution romaine comme un acte sacrilège et totalement injustifié, les rédacteurs des Mélanges allaient bientôt célébrer son dénouement comme une véritable délivrance, due à une intervention de caractère providentiel. Dans cette perspective, l'intervention française [113] prenait l'allure d'une croisade, entreprise au nom de la papauté pour la sauvegarde des intérêts catholiques.

On est frappé par le nombre d'articles que les Mélanges consacrèrent à cet épisode. Leurs lecteurs apprirent le débarquement à Civita-Vecchia des troupes du général Oudinot, que les habitants de la place auraient accueilli avec beaucoup d'empressement. [101] Le journal rapporta de nombreux détails concernant le siège de Rome par les Français [102] et fit part à son public d'une série de rapports de combat rédigés par Oudinot lui-même ou bien ses principaux adjoints. [103] Les Mélanges publièrent jusqu'aux chiffres précis des effectifs armés dont disposaient les deux camps. [104] Ils rapportèrent plusieurs anecdotes illustrant les actes de bravoure par lesquels s'étaient signalés les soldats français. [105]

Mais les rédacteurs du journal eurent surtout à coeur de prouver le bien-fondé de l'intervention française. Publiée en même temps que les rapports des combats qui se déroulaient à Rome, une allocution pontificale, prononcée à Gaète trois mois plus tôt, vint rappeler aux consciences catholiques que les Français servaient par leurs armes une juste cause. Étalée sur trois numéros successifs des Mélanges[106] l'allocution brossait un tableau des principaux événements qui jalonnèrent la carrière du gouvernement pontifical au cours des deux années précédentes. Le pape évoquait avec amertume les mesures libérales qu'il avait consenties et l'insatiabilité d'un peuple toujours prêt à manifester de nouvelles exigences. Il rappelait à tous les catholiques, que « les demandes d'institutions nouvelles et le progrès si hautement proclamé par les hommes de cette espèce tendent uniquement à exciter des troubles perpétuels, à détruire totalement et partout les principes de la justice, de la vertu, de l'honneur et de la religion... » [107] Le discours incriminait surtout les leaders populaires, accusés d'avoir exercé une influence néfaste sur les masses, qu'ils auraient sciemment abusées. Les meneurs étaient qualifiés tour à tour de « perfides artisans de tant de malheurs », de « misérables fauteurs de troubles », d' « artisans de mensonges » et d' « adversaires implacables du repos et de l'ordre public ». [108] Aucun nom ou fait précis n'étaient cependant mentionnés, ce qui donnait aux accusations du Pape un caractère plutôt vague.

Abondant dans le même sens que l'allocution papale, les Mélanges firent une nette distinction entre le peuple romain et ses meneurs, et pour [114] justifier une fois de plus l'intervention française, ils rappelèrent à leurs lecteurs que les soldats français, en occupant Rome, délivreraient la ville des aventuriers qui s'en étaient emparés. Parlant du siège de Rome, un correspondant assurait que « tout est prêt pour délivrer la ville sainte du joug qui lui est imposé par les aventuriers de tous pays qui sont venus chercher refuge dans ses murs ». [109] Un autre décrivait la capitale romaine en proie à la terreur, par suite de l'intervention d'une « canaille armée qui pille, rançonne, fusille, massacre, jette au Tibre ». [110] Rome était encore présentée comme le lieu de « rassemblement de démagogues de tout genre qui, chassés de toute l'Italie ... ont fait de Rome leur dernier refuge ». [111] Quant aux chefs de la république romaine, un correspondant les accusait chacun de forfaits divers : Mazzini aurait commis un vol dix-sept ans plus tôt, Garibaldi des crimes divers et Avezzana aurait failli conclure une alliance avec les forçats de Gênes. [112] Le peuple romain bénéficia par contre d'une plus grande indulgence. Il fut représenté comme totalement dissocié de ses chefs, dont il était devenu à son tour la victime. Un correspondant affirmait que « la population honnête est sous le coup d'une terreur incroyable ». [113] Un autre semblait convaincu que la résistance de Rome ne traduisait guère les positions de « la vraie population romaine ». [114] Au lendemain de son entrée à Rome, la proclamation du général Oudinot s'adressait « au vrai peuple romain », dont les sentiments de sympathie pour les Français « n'étaient pas contestables ». [115] Dans un contexte semblable, l'intervention française paraissait servir la cause pontificale en même temps que celle d'un peuple demeuré fidèle à son prince, mais terrorisé et réduit à l'impuissance.

Les Mélanges rapportèrent enfin une description détaillée des cérémonies qui marquèrent le rétablissement de l'autorité papale à Rome, insistant sur la joie délirante manifestée par le peuple romain « libre enfin d'exprimer ses véritables sentiments ». [116]

L'entrée des soldats français à Rome clôturait une étape importante dans l'histoire des états pontificaux. Dans celle des Mélanges religieux, elle marquait également la fin d'une phase active dans l'histoire des combats idéologiques qu'ils menaient, depuis quelque temps, sur plusieurs fronts simultanés.

[115]


Conclusion

En nous fiant aux données qu'apporte l'histoire, il devient évident que les Mélanges religieux ont présenté de la révolution romaine une version très subjective, sinon inexacte. Les rédacteurs du journal adoptèrent à l'égard de cet événement une attitude identique à celle des catholiques ultramontains d'Europe dont ils épousèrent fidèlement les positions. On peut difficilement leur reprocher une documentation moins complète que celle mise aujourd'hui par la technique à la disposition de l'homme moderne. On peut aussi admettre qu'il leur manquait ce recul dans le temps, indispensable à une perspective des faits plus sereine et plus dégagée. Il reste que les rédacteurs des Mélanges n'ont puisé dans l'ensemble de la presse européenne que les informations qui cadraient bien avec leur interprétation de la question romaine : alors que les journaux et les écrits d'inspiration ultramontaine eurent constamment droit de cité, les autres étaient délibérément ignorés. Au cours de la décennie qui fut témoin de la publication des Mélanges, on assiste ainsi à une diffusion et une expansion remarquables des idées ultramontaines dans le milieu canadien-français, expansion à laquelle les Mélanges ne furent certes pas étrangers.

Il semble que le contexte politique favorisait cette évolution sur le plan idéologique. La fondation du journal coïncide avec une période généralement considérée comme un tournant décisif dans l'histoire politique canadienne. L'union des deux Canada et, plus encore, les luttes parlementaires qui aboutirent à l'octroi du gouvernement responsable, avaient entraîné des changements profonds à la fois au niveau des structures politiques et des mentalités. L'Église se trouvait placée face à une démocratisation du système gouvernemental dont il lui fallait désormais tenir compte. Son enseignement allait comporter une dimension nouvelle afin d'atteindre en chaque modèle, non seulement le catholique, mais aussi le citoyen et le futur électeur. Ce dernier ne devenait-il pas, en quelque sorte, responsable de l'orientation qu'adopterait le gouvernement de son pays ? On s'explique mieux dès lors l'importance extrême accordée à l'opinion publique, que l'on tâchera désormais de façonner encore plus que d'informer.

À ces facteurs d'ordre politique venaient s'en ajouter d'autres sur le plan religieux. La propagation des idées ultramontaines, dont la question romaine fut le signal, intervint à un moment où la pensée catholique au Bas-Canada tendait à échapper au monolithisme traditionnel, marquant des divergences avec celle de l'ensemble du clergé local. La même année 1848 fut à la fois témoin de la fondation de l'Avenir et de celle de l'Institut canadien, ce foyer d'activité intellectuelle intense qui tendait à échapper à l'influence cléricale et propageait un souffle de libéralisme au caractère frondeur.

[116]

L'expansion ultramontaine à laquelle participent les Mélanges tient enfin à la personnalité même de Mgr Bourget et à l'influence prépondérante de sa pensée sur l'évolution du catholicisme au Canada français. Dès le début de sa carrière épiscopale, l'évêque de Montréal avait effectué, en juillet 1841, un voyage à Rome ou il eut droit à plus d'une audience avec le pape Grégoire XVI. Le séjour qu'il fit en France, durant ce même voyage, eut comme résultat la venue au Canada, au cours des quatre années suivantes, de plusieurs congrégations religieuses. Parmi ces prêtres et religieux français, beaucoup étaient convaincus de l'incompatibilité des principes démocratiques avec l'esprit du catholicisme. Mgr Bourget, lui-même ultramontain et anti-libéral, allait rencontrer en eux des alliés fidèles. Dans la sphère des doctrines ultramontaines, l'Évêque de Montréal trouva enfin un maître à penser en la personne et dans le génie de Louis Veuillot, cet écrivain dont la pensée ne cessera d'influencer le clergé canadien pendant près d'un demi-siècle. C'est d'ailleurs dans l'Univers que les Mélanges puisèrent la majorité de leurs articles et commentaires au sujet de la révolution romaine.

Entre l'ultramontanisme canadien et européen, il y a toutefois une différence notable dont témoignent les principes défendus par les Mélanges : alors qu'en Europe les ultramontains s'affirmaient comme catholiques et romains beaucoup plus que nationalistes, au Canada ils ne cesseront de se réclamer d'un idéal profondément national. Présentant l'ultramontanisme comme inscrit profondément dans l'âme canadienne-française, ils iront jusqu'à faire de l'adhésion à leurs doctrines la condition essentielle d'un patriotisme véritable. Pour se rendre compte de cette attitude, il suffit de se reporter à la polémique qui éclata entre les Mélanges et l'Avenir au sujet du pouvoir temporel du pape. Parce qu'ils s'attaquaient à ce pouvoir et dénigraient la politique de Pie IX, les rédacteurs de l'Avenir se virent accusés violemment de renier à la fois leur religion et leur patrie. De la collusion entre ces deux échelles de valeurs, l'histoire du siècle dernier porta longtemps la trace. Il devait appartenir au jeune rédacteur des Mélanges, le futur chef des « castors », d'être l'un des premiers à transposer cet idéal dans une réalité politique concrète.

À la lumière de cette brève analyse, nous pouvons conclure à l'importance du rôle des Mélanges dans l'évolution de la pensée religieuse et politique au Canada français durant la seconde moitié du XIXe siècle. Pendant sa courte existence, et tout en s'affirmant le porte-parole du clergé, ce journal participa activement à la diffusion des idées ultramontaines. C'est surtout dans cette optique que s'inscrit son interprétation de la révolution romaine.

Nadia F. EID.



[1] Ci-après cités sous le titre abrégé : MR.

[2] MR, 19 février 1841.

[3] MR, 2 avril 1841.

[4] MR, 19 mars 1841.

[5] MR, 12 mars 1841.

[6] MR, 30 juillet 1841.

[7] MR, 31 juillet 1846.

[8] MR, 28 juin 1847.

[9] MR, 28 juin 1847.

[10] MR, 4 décembre 1846.

[11] MR, 2 mars 1847.

[12] MR, 15 septembre 1846, 30 octobre 1846, 2 juin 1847, 27 juillet 1847.

[13] MR, 10 décembre 1847.

[14] MR, 28 avril 1848, 12 mai 1848, 12 mai 1848, 23 mai 1848, 26 mai 1848.

[15] MR, 14 décembre 1847.

[16] MR, 28 avril 1848, 12 mai 1848, 23 mai 1848, 26 mai 1848.

[17] MR, 15 septembre 1846.

[18] MR, 28 septembre 1846.

[19] MR, 2 janvier 1847, 2 avril 1847.

[20] MR, 2 mars 1847.

[21] MR, 2 janvier 1847.

[22] MR, 11 juin 1847.

[23] MR, 31 juillet 1846.

[24] MR, 23 octobre 1846.

[25] Ibid.

[26] MR, 19 mars 1847.

[27] MR, 6 novembre 1846.

[28] MR, 24 novembre 1846.

[29] MR, 4 janvier 1848.

[30] MR, 29 octobre 1847.

[31] MR, 4 avril 1848.

[32] MR, 28 septembre 1847.

[33] MR, 26 octobre 1847.

[34] Ibid.

[35] MR, 2 mai 1848.

[36] Ibid.

[37] MR, 4 juillet 1848.

[38] MR, 13 juin 1848.

[39] MR, 20 juin 1848.

[40] MR, 22 août 1848.

[41] MR, 4 juillet 1848.

[42] MR, 16 juin 1848.

[43] Ibid.

[44] MR, 20 juin 1848.

[45] MR, 12 mars 1847.

[46] Ibid.

[47] Ibid.

[48] MR, 14 janvier 1848.

[49] Ibid.

[50] MR, 14 janvier 1848.

[51] MR, 15 février 1848.

[52] MR, 17 avril 1849.

[53] MR, 13 juillet 1849.

[54] MR, 15 août 1848.

[55] MR, 22 août 1848.

[56] MR, 15 septembre 1848.

[57] MR, 28 juillet 1848.

[58] MR, 16 septembre 1848.

[59] MR, 17 novembre 1848.

[60] MR, 26 décembre 1848.

[61] Ibid.

[62] Ibid.

[63] MR, 22 décembre 1848.

[64] Ibid.

[65] Ibid.

[66] Ibid.

[67] MR, 26 décembre 1848.

[68] Ibid.

[69] MR, 27 juin 1848.

[70] MR, 12 janvier 1849.

[71] MR, 16 janvier 1849.

[72] Ibid.

[73] Le Risorgimento avait mis l'accent sur la grandeur du passé national et, comme tout peuple qui s'éveille au nationalisme, les Italiens cherchaient dans  leur histoire, une source de fierté nouvelle.

[74] MR, 16 janvier 1849.

[75] MR, 12 janvier 1849.

[76] MR, 9 janvier 1849.

[77] MR, 12 janvier 1849.

[78] MR, 2 mars 1849.

[79] Ibid.

[80] MR, 12 janvier 1849.

[81] MR, 23 janvier 1849.

[82] Ibid.

[83] MR, 19 janvier 1849.

[84] MR, 23 janvier 1849.

[85] Ibid.

[86] MR, 20 février 1849.

[87] MR, 27 février 1849.

[88] Ibid.

[89] MR, 2 mars 1849.

[90] MR, 6 avril 1849.

[91] Ibid.

[92] Le gouvernement républicain s'était hâté d'entreprendre une série de réformes, dans les domaines de l'éducation et de la justice en particulier.

[93] MR, 6 avril 1849, 10 avril 1849, 27 avril 1849.

[94] MR, 29 mai 1849.

[95] MR, 13 juillet 1849.

[96] MR, 28 août 1849.

[97] Ibid.

[98] Loc. cit.

[99] Loc. cit.

[100] MR, 6 février 1849. Toutes les citations qui suivent, dans le texte, sont extraites de la lettre pastorale de Mgr Bourget, publiée dans les Mélanges du 6 février 1849.

[101] MR, 25 mai 1849.

[102] MR, 1er juin 1849.

[103] MR, 6 juillet 1849.

[104] MR, 20 juillet 1849.

[105] MR, 20 octobre 1849.

[106] MR, 10 juillet, 13 juillet et 17 juillet 1849.

[107] MR, 10 juillet 1849.

[108] Ibid.

[109] MR, 26 juin 1849.

[110] Ibid.

[111] MR, 13 juillet 1849.

[112] MR, 26 juin 1849.

[113] Ibid.

[114] MR, 13 juillet 1849.

[115] MR, 3 août 1849.

[116] MR, 14 août 1849.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 février 2011 11:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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