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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les évolutions de la famille aux États-Unis, au Canada et au Québec de 1969 à 2005. (2012)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marie Moreau, Les évolutions de la famille aux États-Unis, au Canada et au Québec de 1969 à 2005. [Thèse de doctorat en études anglophones, germaniques et européennes (civilisation nord-américaine) sous la direction de Jean-Michel Lacroix. Paris: Université Sorbonne Nouvelle — Paris 3, 1er juin 2012, 500 pp. [L’auteure nous a accordé, le 8 septembre 2021, son autorisation de diffuser en libre accès à tous sa thèse de doctorat dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Les évolutions de la famille aux États-Unis,
au Canada et au Québec de 1969 à 2005.

Introduction

En janvier 2006, la petite ville de Kanab, dans l'Utah, a créé la polémique en adoptant à l'unanimité une résolution appelée The Natural Family : A Vision for the City of Kanab, visant à protéger et à promouvoir ouvertement la famille « naturelle ». En plus de défendre la culture religieuse du mariage entre un homme et une femme exclusivement, cette résolution réaffirmait les fondements de la famille traditionnelle :

Nous voyons des jeunes femmes qui deviennent des épouses, des ménagères et des mères ; et nous voyons des jeunes hommes devenir des maris et des pères, et construire leur maison... Nous voulons un paysage de maisons familiales, de pelouses et de jardins dans lesquels les familles s'affaireront à leurs tâches et les rires de nombreux enfants résonneront [1].

Cette résolution a bien entendu suscité de vives réactions d'opposition à travers les États-Unis ; toutefois, curieusement, la majorité d'entre elles se sont concentrées sur son caractère homophobe et peu se sont attaquées à son contenu très traditionnel au sujet du rôle des sexes. Pourtant, ces déclarations prônent un rapport inégalitaire des sexes, qui trouvent très peu d'écho dans les structures et les mœurs familiales contemporaines. Cette initiative illustre la tension qui peut exister entre la nostalgie ressentie par une partie de la population à l'égard de la norme familiale d'après-guerre et les modifications profondes qui ont affecté l'institution de la famille depuis les années 1970.

La fin des années 1960 et le début des années 1970 marquent un tournant dans l'évolution de la famille ; d'importants changements socioculturels font voler en éclat la répartition différenciée des rôles selon les sexes, sur laquelle étaient fondées la famille traditionnelle mais également l'organisation des sociétés nord-américaines. En mai [2]

1960, la FDA (Food and Drug Administration [2]) autorise la vente de la pilule contraceptive - que les Canadiennes ne pourront se procurer légalement que neuf ans plus tard - alors qu'en 1973, la décision rendue par la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Roe v. Wade permettait aux Américaines d'avorter au cours du premier semestre de leur grossesse. Des deux côtés de la frontière, les années 1970 enregistrent un nombre de femmes sans précédent dans le monde du travail, alors que le nombre d'épouses et de mères qui rejoignent la masse salariale nord-américaine explose. Si l'affaiblissement du culte de la domesticité permet à ces femmes d'accéder à l'emploi, la prospérité des années d'après-guerre, grâce à laquelle les familles pouvaient accéder à la propriété et à la société de consommation avec le seul salaire du mari pourvoyeur, laisse place à la crise économique des années 1970, qui impose à la plupart des familles la nécessité nouvelle du double revenu par foyer. Ces phénomènes sociaux, culturels et économiques sont si imbriqués les uns dans les autres qu'il est souvent difficile de savoir laquelle de ces tendances a déclenché l'autre. Ainsi, l'évidente causalité entre ces phénomènes de libéralisation des comportements familiaux et la diversification des formes familiales à partir des années 1970 met en lumière le rôle pivot joué par la famille dans les sociétés nord-américaines. Par ailleurs, l'évolution des structures familiales avait été rendue possible dès la fin des années 1960 par un assouplissement de la législation relative au divorce ; au Canada, la Loi sur le divorce de 1968 permet aux époux d'obtenir le divorce au bout de trois années de séparation ou plus tôt en cas de faute (comme l'adultère ou la cruauté), ce qui se traduit immédiatement dans les indicateurs sociodémographiques par une recrudescence du nombre de divorces (le taux de divorce canadien double dans l'année qui suit l'entrée en vigueur de la loi). Aux États-Unis, où à la différence du Canada le divorce relève de la responsabilité des États fédérés et non du gouvernement fédéral, la Californie est le premier État à mettre en place une procédure de divorce sans faute en 1970. L'ensemble des changements de valeurs, ajouté à la possibilité légale de se départir du modèle de la famille traditionnelle, conduisent le Canada et les États-Unis à être tous les deux témoins de sérieuses mutations de l'institution familiale. Les bouleversements des comportements familiaux (le rapport au mariage, la hausse du nombre de divorces et des remariages, la baisse du nombre d'enfants, le recul de l'âge au moment du mariage et du premier enfant) ont façonné un nouveau visage à la famille. Dès lors, les couples mariés avec [3] enfants ne constituent plus la seule norme et ils côtoient d'autres structures familiales, telles que les familles monoparentales, homoparentales, recomposées, celles dans lesquelles les parents cohabitent, ou encore celles formées de couples qui restent volontairement sans enfants.

Cette thèse a pour objet d'étudier l'évolution de la famille dans les sociétés américaine, canadienne et québécoise [3] depuis la toute fin des années 1960 jusqu'à 2005 dans une perspective diachronique et synchronique, et d'identifier les particularités culturelles des sociétés étudiées telles que mises en lumière par leur rapport à la famille à plusieurs niveaux. Plus particulièrement, c'est la manière dont les évolutions familiales sont acceptées que nous chercherons à mesurer, en voyant à quel point elles sont intégrées dans les comportements, dans les attitudes, ainsi que dans les programmes et les directives émanant des institutions qui encadrent la famille. Même si l'évolution des comportements sociodémographiques est globalement similaire aux États-Unis, au Canada et au Québec - puisqu'elle suit l'évolution générale des sociétés occidentales - on peut tout de même faire d'importantes distinctions. Celles-ci confirment l'existence d'une profonde divergence entre les valeurs américaines, canadiennes et québécoises et vont à l'encontre d'une uniformisation nord-américaine en matière de valeurs familiales. Ainsi, les évolutions comportementales, attitudinales et institutionnelles à l'égard de la famille nous enseignent que les États-Unis se [4] raccrochent à un concept conservateur de la famille alors que la représentation qu'en ont le Canada et plus particulièrement le Québec est résolument plus empreinte de modernisme. L'attachement à la famille traditionnelle est effectivement palpable aux États-Unis (par le nombre et l'ampleur des associations militantes, dans l'opinion publique, dans les discours publics, ainsi que dans la législation), alors que le Canada semble s'occuper davantage de la famille et non des valeurs familiales à proprement parler, se détachant ainsi des questions qui ont une trop grande résonance morale. C'est la contingence de l'association entre la morale et les évolutions familiales qui semble au cœur de la distinction entre le traitement de la famille aux États-Unis, au Canada et au Québec. Sous couvert de valeurs familiales [4], les États-Unis - tant l'opinion publique que les gouvernants - semblent appréhender la famille à travers une interprétation morale du concept de la famille, fortement appuyée par la religion fondamentaliste, alors que les Canadiens et les Québécois en font une lecture plus sociale, et par conséquent nécessairement plus libérale. La divergence dans le traitement de la question familiale par les États-Unis, le Canada et le Québec est symptomatique de fractures idéologiques plus profondes entre ces trois sociétés. Par l'aspect absolument central de la famille, le rapport que les sociétés entretiennent avec celle-ci, et plus précisément leur capacité à accepter les évolutions familiales, est à la fois révélateur des différences structurelles qui existent entre ces trois sociétés et de leur degré de conservatisme ou de libéralisme.

Ainsi, puisque c'est ce rapport au traditionalisme ou au modernisme que nous cherchons à tester dans ces trois sociétés d'Amérique du Nord, notre étude ne portera pas sur la famille dans son ensemble. Nous nous intéresserons plutôt aux aspects de la famille qui permettent de voir si les États-Unis, le Canada et le Québec s'attachent à la norme traditionnelle ou s'en affranchissent. Le rapport au mariage, au divorce, à l'union libre [5] et aux différents choix conjugaux nous semblent être de bons indicateurs de l'évolution de la notion de couple et de l'importance attribuée aux choix individuels. [5] Nous avons également choisi le rapport aux enfants, le travail de la mère, la répartition des tâches entre les parents comme indicateur du rôle de la femme dans la société et dans la famille. Le rapport que les sociétés entretiennent avec la question de l'avortement, de l'homosexualité, de la sexualité et de la contraception nous semblent enfin des témoins pertinents du lien entre la société, la morale et la religion. En revanche, notre étude ne s'attardera pas sur certains aspects de la vie familiale qui sont par ailleurs l'objet de la sociologie de la famille, tels que les lieux de vie des familles ou les relations intergénérationnelles. Nous sommes par ailleurs consciente que la signification accordée à la famille ainsi que les modes de vie familiale varient selon les individus, et notamment en fonction de leurs origines sociales, ethniques, géographiques, culturelles ou religieuses. Bien que nous reconnaissions qu'il n'existe pas une famille mais des familles, nous choisissons de distinguer le concept de la famille dans sa représentation globale par l'opinion publique et par les dirigeants religieux et politiques. Nous ne nous intéressons donc pas ici aux typologies familiales selon ces différents critères ethniques ; plutôt, nous cherchons à mesurer l'adhésion à ces nouvelles règles familiales par une société dans son ensemble, et nous ne nous attarderons pas sur le paramètre de l'ethnicité dans la présente étude, sauf lorsque celle-ci est pertinente par rapport à notre sujet. Par ailleurs, puisque c'est la réaction de l'opinion publique et des institutions que nous ciblons, nous nous concentrerons uniquement sur les formes familiales qui font l'objet d'une certaine reconnaissance sociale et légale, et laisserons donc de côté les formes familiales marginales, telles que les familles polygames par exemple.

L'aire géographique choisie pour cette étude sert à mettre en lumière la double particularité du Canada. Dans un premier temps, face à un exceptionnalisme américain qui fascine la plupart des observateurs internationaux, la relation entre le Canada et les États-Unis est à interroger. Né d'une volonté de ne pas s'associer au projet américain, le Canada, jusqu'à aujourd'hui, cherche sa place distincte dans l'ombre américaine, tout en maintenant une proximité idéologique avec les Américains. Récemment, en se retirant en décembre 2012 du protocole de Kyoto et en mettant ainsi un terme à cette particularité qui le différenciait encore des États-Unis, le Canada accentuait encore l'impression d'assimilation au géant américain, déjà exacerbée par leur proximité linguistique, culturelle, économique, militaire et géographique. L'influence que les États-Unis exercent sur le Canada passe avant tout par les échanges culturels souvent unilatéraux : les Canadiens regardent des émissions de télévision et des films [6] américains, lisent des livres américains, écoutent de la musique américaine et mangent dans des chaînes de restauration américaines, si bien que la culture canadienne - qui existe pourtant bel et bien - semble assimilée à la culture de son voisin [6]. En plus de partager une même langue, la perméabilité de leur frontière en termes de circulation des populations [7] et d'échanges commerciaux accroît la symbiose entre ces deux pays (Balthazar, 2009), et même la géographie semble contribuer à dégager une image d'uniformité en Amérique du Nord. En plus de partager le même continent - 72% de la population canadienne vit à moins de 150 km de la frontière américaine - les Américains et les Canadiens partagent le même aménagement urbain. Dans ce contexte de rapprochement social et idéologique entre les États-Unis et le Canada, nous avançons que les Canadiens réussissent à entretenir une différence majeure avec leurs voisins : leur attitude face à l'évolution de la famille. Les valeurs sociales et familiales des Américains et des Canadiens, loin de les rassembler, semblent même les avoir éloignés au cours de ces dernières années. Dans un deuxième temps, c'est la particularité du Québec que nous souhaitons opposer au reste du Canada, tant la province francophone se démarque de l'ensemble du pays de par ses comportements, ses attitudes et ses institutions. Dès lors, la place du Québec dans le positionnement du Canada sur les évolutions familiales, en comparaison avec les États-Unis, est à analyser.

Sur le plan chronologique, nous avons circonscrit la période aux années 1969 à 2005. Le choix de ces bornes temporelles relève de la volonté de montrer l'acceptation grandissante de l'évolution des mœurs familiales au Canada et au Québec, tout en comparant l'évolution américaine sur la même période. Le 14 mai 1969, le Canada adopte le Bill Omnibus, proposé dès 1967 par le libéral Pierre Elliott Trudeau, alors ministre de la justice. Emblématisée par la déclaration de ce dernier, « l'État n'a pas d'affaires dans les chambres à coucher de la nation », cette vaste réforme du code criminel canadien décriminalise notamment les relations sexuelles entre homosexuels, la vente, la diffusion d'information et l'utilisation de la contraception, et, dans une certaine mesure, l'avortement. Même si en réalité, les médecins pratiquent l'avortement lorsque la vie de la mère est menacée, cet acte est toujours inscrit dans le Code criminel, [7] ce qui expose les médecins à des poursuites. L'amendement de Trudeau légalise de façon claire les avortements lorsqu'ils sont réalisés dans le but de sauver la vie de la mère ou d'épargner sa santé et sous condition qu'un comité thérapeutique constitué de trois médecins donne son accord au préalable. Cette date nous semble donc emblématique en tant que point de départ d'une vague progressiste en matière de famille. Nous nous proposons ensuite d'arrêter la période de recherches en 2005, année de l'adoption de la Loi sur le mariage civil par le gouvernement fédéral canadien, qui fait du Canada le troisième pays, après la Belgique et les Pays-Bas, à légaliser les mariages entre conjoints de même sexe. Cette période semble donc offrir un bon panorama des évolutions familiales dans les comportements, dans les attitudes, et dans la législation. Pour les besoins de notre étude, en revanche, nous serons amenée à utiliser dans la première partie des données de 2006, année à laquelle Statistique Canada s'est livré à un recensement de la population canadienne. Bien qu'elles dépassent d'un an notre borne temporelle, cette enquête nous livre des informations essentielles sur les comportements sociodémographiques des Canadiens dont nous saurions difficilement nous passer, le recensement précédent datant de 2001.

Le choix des termes en sociologie de la famille fait parfois débat, il convient donc de les expliciter. La famille nucléaire - un couple marié dans le cadre d'une première union qui vit avec ses enfants naturels ou adoptés - est la structure familiale à travers laquelle se réalise la famille traditionnelle. Dans notre étude, le terme de famille traditionnelle ne fait pas uniquement référence à l'unité sociale qu'est la famille nucléaire, mais plutôt à l'ensemble des valeurs qui portent ce concept. D'ordre moral, elles sous-tendent une vision patriarcale du rôle des sexes - qui se manifeste à travers l'affirmation des rôles distincts pour les époux - et une régulation stricte de la sexualité - la fidélité et la procréation dans le cadre unique du mariage. Tous les chercheurs ne partagent pas le même avis sur l'usage du terme « famille traditionnelle » pour désigner ces familles [8] ; toutefois, parce que nous désignons un concept plutôt qu'un type de [8] structure familiale, c'est de cette façon que nous nous y référerons. De la même manière, l'expression de « nouvelles formes familiales », par laquelle nous décrirons les formes familiales qui échappent à la norme de la famille traditionnelle dans le contexte de la diversification des structures familiales, ne fait pas l'unanimité. En effet, d'un point de vue anthropologique, ces évolutions ne sont pas véritablement « nouvelles ». Si nous en sommes bien consciente, nous choisissons tout de même de les désigner par ces termes puisque ces formes ne se répandent qu'à partir des années 1970 et que, en conséquence, elles ne sont socialement et légalement acceptées qu'à partir de cette période. Enfin, dans des débats dans lesquels la rhétorique occupe une place importante, tels que dans ceux sur l'avortement ou le mariage entre conjoints de même sexe, il convient de préciser que le choix des termes ne reflète aucunement des considérations idéologiques. Nous choisissons le mot « fœtus » au lieu de « enfant non né » uniquement pour des raisons pratiques, et nous utiliserons les termes « mariage entre personnes de même sexe » ou « mariage homosexuel » [9] de façon indifférenciée pour désigner le mariage légal dans des couples formés de deux hommes ou de deux femmes.

État de la recherche

L'exercice de la comparaison peut se révéler être un exercice périlleux ; Werner et Zimmermann (2003 : 12) mettent en garde les chercheurs qui s'y livrent contre « l'écueil de la 'naturalité' présumée » des objets de comparaison et les invitent à se demander si ces derniers sont comparables. Pourtant, Julien (2004 : 191) justifie le recours à la comparaison en cela qu'elle permet de « déceler alors des ruptures essentielles et mettre ainsi en évidence des problématiques propres à cette culture ». Ces deux aspects font des États-Unis et du Canada des objets d'étude particulièrement propices à la comparaison de par leurs convergences - selon Balthazar (2007 : 134), « le Canada et les États-Unis sont les deux pays les plus intégrés l'un à l'autre dans le monde » - mais également de par leurs divergences. Pourtant, rares sont les chercheurs qui se livrent à une véritable comparaison de ces deux sociétés en leur accordant une place égale ; le poids des États-Unis dans le monde en comparaison avec celui du [9] Canada finit souvent par se refléter également dans la littérature. Face à ce constat, Seymour Martin Lipset fait figure d'exception puisqu'il consacre une importante partie de ses recherches à la comparaison de ces deux sociétés dans différents domaines. Dès la première page de Continental Divide : The Values and Institutions of the United States and Canada, Lipset justifie l'approche du choix comparatiste de la manière suivante :

La connaissance du Canada et des États-Unis est le meilleur moyen de mieux comprendre l'autre pays nord-américain. Les nations peuvent être comprises uniquement dans une perspective comparative. Et plus les unités qui sont comparées sont similaires, plus il est possible d'isoler les facteurs responsables des différences qui les opposent [10] (Lipset, 1990 : xiii).

Ces similitudes, qui rendent la comparaison entre ces deux sociétés possible, permettent de mettre en avant leurs différences structurelles. Dans un ouvrage fondateur pour la comparaison des États-Unis et du Canada intitulé The Founding of New Societies : Studies in the History of the United States, Latin America, South Africa, Canada, and Australia, Hartz explique en 1964 l'exceptionnalisme américain par sa théorie des « fragments ». Les idées politiques et sociales amenées par les immigrants d'origine européenne expliqueraient la différence de l'idéologie américaine et canadienne. En 1966, Horowitz s'appuie sur cette thèse pour expliquer pourquoi le socialisme - dérivé du toryisme importé par les colons européens installés en Nouvelle France puis par les loyalistes installés dans le Haut Canada - est possible au Canada mais n'existe pas aux États-Unis. À leur suite, Lipset (1964, 1968, 1986, 1991) n'aura de cesse d'explorer les différences historiques, institutionnelles et idéologiques des États-Unis et du Canada à travers la dichotomie de la révolution et de la contre révolution, dont ces deux sociétés seraient respectivement issues. Dans « Historical and National Characteristics : A Comparative Analysis of Canada and the United States », Lipset (1986), en s'inspirant des idées d'Horowitz, prétend que les différences entre les États-Unis et le Canada sont le fait du retard culturel (cultural lag) d'un Canada moins développé sur le plan économique et donc moins enclin à abandonner les valeurs et les comportements propres à une société moins industrialisée. Lipset prédit alors, à la lumière du développement économique canadien et de la domination culturelle et économique des [10] États-Unis, que le Canada devrait de plus en plus ressembler à son voisin du sud. Notre étude tend justement à démontrer le contraire. Tout du moins, elle s'applique à montrer que si le Canada ressemble aux États-Unis, il se démarque tout de même sur la question fondamentale des valeurs sociales et surtout familiales. L'analyse d'une société sur la seule base de ses origines historiques, comme le fait principalement Lipset dans son travail pourtant très utile à maints égards, sous-entend une évolution linéaire, qui ne permet pas de prendre en compte les évolutions sociétales, que nous croyons être à la base des évolutions familiales. C'est également ce que pointent du doigt Baer, Grabb et Johnston (1990) dans leur article « The Values of Canadians and Americans : A Critical Analysis and Reassessment », qui passe en revue - et infirme souvent - les thèses de Lipset à la lumière des attitudes des Américains et des Canadiens.

Car ce sont bien les valeurs qui sont au cœur de l'évolution des sociétés. C'est du moins l'hypothèse qui sous-tend le travail de Ronald Inglehart dans Modernization and Postmodernization : Cultural, Economic, and Political Change in 43 Societies, qui dépeint le changement de valeurs qui transforme les normes des pays développés, tout en soulevant l'apparente contradiction des États-Unis, qui retournent vers un système de valeurs plus traditionnel, à la différence du Canada. Dans Rising Tide : Gender Equality and Cultural Change Around the World, Inglehart se concentre sur l'évolution des valeurs liées au rôle des sexes, pour constater que les sociétés postindustrielles - dont le Canada et les États-Unis font partie - se font plus égalitaires et délaissent les anciens schémas normatifs en matière de répartition différenciée des rôles au sein des familles. Les valeurs se situent à l'intersection des changements sociétaux, normatifs et familiaux ; elles sont à la fois cause et conséquence de l'évolution des sociétés, et elles sont donc la clé pour comprendre les différences entre nos sociétés d'étude. Selon Balthazar (2007), la proximité géographique et culturelle tend à atténuer les distinctions entre le Canada et les États-Unis. Pourtant, en 1996, dans The Decline of Deference : Canadian Value Change in Cross-National Perspective, Neil Nevitte s'attache à démontrer que les valeurs sociales et morales des Canadiens sont bien différentes de celles des Américains. Quelques années plus tard, Jean-Michel Lacroix, dans son article « Le Canada est-il aujourd'hui différent des États-Unis ? », rappelle que le Canada de 2008 se distingue toujours de son voisin américain sur le plan des valeurs. En outre, Adams, dans Fire and Ice : the United States, Canada and the Myth of Converging Values, va jusqu'à mettre en évidence l'écart croissant entre les valeurs sociales des Américains et celles des Canadiens, divergence qu'il constate au moyen d'enquêtes [11] d'opinion menées depuis 1992 par sa firme de sondage Environics. Si l'affirmation de la différence des valeurs entre les Américains et les Canadiens discrédite la thèse d'une assimilation croissante et totale du Canada par les États-Unis, celle-ci a de toute façon toujours rencontré un obstacle de taille : le Québec. Dans la littérature nord-américaniste, il apparait très tôt que le Québec fait montre de traits trop distinctifs pour être entièrement intégré au sein des caractéristiques canadiennes globales. Dès 1963, Lipset prédisait deux trajectoires distinctes pour les Canadiens anglophones et francophones. Balthazar (2007), quant à lui, tout en rapprochant les modèles américains et canadiens, précise néanmoins qu'il faut distinguer le cas du Québec, « qui contribue fortement à particulariser le Canada ». Face à la particularité linguistique, historique et culturelle du Québec, et aux comportements démographiques, sociaux, politiques et religieux très singuliers que cette distinction entraine chez les Québécois, la spécificité québécoise ne peut être englobée au sein d'une étude nord-américaine. En 1998, Pollard et Wu, dans leur article « Divergence of Marriage Patterns in Québec and Elsewhere in Canada », constatent que les différences sociales et idéologiques entre le Québec et le reste du Canada sont systématiquement plus importantes que celles qui opposent les autres provinces entre elles ; ils en déduisent alors que le Québec doit être étudié « comme une société à part entière, plutôt que simplement comme un groupe ethnique de Canadiens francophones » [11] (Pollard et Wu, 1998 : 329). Malgré ce constat, s'il existe peu de véritables études comparatistes sur les sociétés nord-américaines portant de manière égale sur les États-Unis et le Canada, il n'en est à notre connaissance aucune qui intègre explicitement le Québec dans la comparaison et lui accorde un poids égal à celui réservé aux autres sociétés étudiées.

La différence dans les valeurs des États-Unis, du Canada et du Québec semble se cristalliser autour des questions familiales. Ainsi, l'apparente uniformité - ou convergence des valeurs - de l'Amérique du Nord au niveau macro laisse entrevoir des micro-différences au sein de la plus petite unité sociale qu'est la famille. Or, aussi intime qu'elle paraisse être, la famille n'en est pourtant pas moins un élément fondamental - voire fondateur - de la société. L'historienne conservatrice Gertrude Himmelfarb développe à ce propos en 2001 dans son ouvrage One Nation, Two [12] Cultures, l'idée que la famille n'est rien de moins que le « socle (bedrock) de la société » puisqu'elle fait des individus des êtres civilisés, sociaux, et moraux. Si l'on peut constater qu'Himmelfarb a un parti pris évident pour la famille traditionnelle qui tend à entamer la crédibilité que l'on peut accorder à ses thèses sur le salut de la société, la place centrale qu'elle accorde à la famille n'est pourtant pas dénuée d'intérêt. La famille joue effectivement un rôle prépondérant dans la société si l'on en croit le nombre de travaux qui lui sont consacrés. Déjà, les années 1950 aux États-Unis ont leur lot d'observateurs de la famille. Alors que Margaret Mead présente un instantané de la famille traditionnelle en 1948 dans son article « The Contemporary American Family as an Anthropologist Sees It », « The Family as a Universal Culture Pattern » de Guy L. Brown (1948) et The Family : From Institution to Companionship de Ernest W. Burgess (1945) replacent déjà cette institution dans un contexte d'évolution normative et culturelle permanente. En 1949, George Murdock définit la famille comme un « groupe social caractérisé par une résidence commune, une coopération économique, et la reproduction ». Il ajoute que ce groupe « inclut des adultes de chaque sexe, dont au moins deux ont des relations sexuelles approuvées socialement, et un enfant ou plus, naturels ou adoptés, nés des adultes liés sexuellement » [12]. Cette approche fonctionnaliste de la famille, qui confère à celle-ci certains rôles spécifiques essentiels à la survie de la société, est ensuite théorisée en 1955 par Talcott Parsons et Robert F. Baies. Dans leur ouvrage Family, Socialization and Interaction Process, ils valident notamment la répartition différenciée des rôles comme mode organisationnel de la famille et de la société. Devant l'étroitesse de cette approche et son incapacité à définir les familles contemporaines, les sociologues contemporains élargissent la définition de la famille à des critères moins structurels. Ainsi, François de Singly, qui s'appuie sur la famille « conjugale » de Durkheim, affirme que la famille moderne se distingue par l'accent mis sur l'individu et par l'attention constante apportée à la qualité des liens familiaux. En opposition aux normes bien définies sur lesquelles repose la famille dite traditionnelle - le caractère indissoluble et obligatoire du mariage tourné vers la procréation, et la répartition différenciée des rôles selon les sexes, qui se traduit par une division de la sphère privée et de la sphère publique - De Singly (2010 : 7) s'attache à [13] rendre compte du « flou » qui entoure les évolutions récentes de la famille : « [l]a famille contemporaine existe moins en fonction de critères formels qu'en référence à une double exigence : la création d'un cadre de vie où chacun peut se développer tout en participant à une œuvre commune » (De Singly, 2010 : 8).

L'évolution entre ces deux modèles familiaux a alimenté la recherche en sociologie de la famille ; la littérature portant sur les questions familiales a fait florès au cours des dernières décennies, manifestement marquée par les changements et la perte des repères, si l'on en croit les titres de quelques ouvrages récents dans ce champ : The Family in Crisis de Conway (2003), Families : Changing Trends in Canada dirigé par Maureen Baker (2009), La fin de la famille moderne : signification des transformations contemporaines de la famille de Daniel Dagenais (2000) ou encore La famille désinstituée de Marie-Blanche Tahon (1995). Ces ouvrages cherchent tous à décrire et à expliquer les processus de la mutation générale de l'institution familiale au Canada et au Québec, à l'image de Beaujot (2000), qui présente dans Earning and Caring in Canadian Families les évolutions internes à la famille à la lumière de l'économie familiale et de la répartition des rôles. Toutefois, il existe également une littérature partisane de la cause traditionnelle ; le sociologue David Popenoe (par exemple dans son article « American Family Décline, 1960-1990 » publié en 1993) l'incarne bien puisqu'il déplore les évolutions familiales contemporaines, qu'il considère comme une menace pour la société américaine. Il convient de noter que cette littérature est cependant très vivement dénoncée par la communauté scientifique.

Ces ouvrages de sociologie, à eux seuls, ne suffisent pas à rendre compte de la profondeur du récent bouleversement familial car s'ils dépeignent les mécanismes qui sous-tendent l'évolution démographique, ils en oublient la toile de fond historique. C'est là toute l'ambiguïté du champ de la civilisation nord-américaine, tributaire de plusieurs disciplines qui se complètent plutôt qu'elles ne s'excluent. Ainsi, si notre travail porte sur l'évolution des sociétés, notre démarche ne s'ancre pas dans une sociologie dure - ce qui explique que nous n'en utilisions pas la méthodologie - et cherche dans l'histoire l'origine des phénomènes que nous constatons. Bien que nos recherches portent sur une période contemporaine, nous sommes consciente de l'ancrage culturel et historique duquel elles dépendent, par conséquent il nous faut souligner un certain nombre d'ouvrages qui apportent un éclairage particulier sur l'histoire des familles américaines, canadiennes et québécoises. En écrivant De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville (1835 et 1840) décrit les jalons d'une [14] organisation familiale américaine régie par l'attribution de rôles bien distincts à l'homme et à la femme et d'un ordre social et politique régulé par la religion ; ces deux phénomènes jouent un rôle fondamental dans le rapport des États-Unis à la famille aujourd'hui. Dans Domestic Revolutions : A Social History of American Family Life, Mintz et Kellogg (1988) détaillent les différents concepts et organisations familiales aux États-Unis, de l'arrivée des colons du Mayflower au retour des valeurs familiales conservatrices des années 1980. En insistant sur l'adaptabilité des familles américaines face aux changements économiques, historiques, culturels et sociaux, les auteurs présentent les rôles, les structures et les conceptions successives des familles au fil de l'histoire américaine. Coontz (2000), pour sa part, cherche à mettre en garde les Américains contre la mythification de la famille traditionnelle des années d'après-guerre - période considérée comme l'âge d'or de la famille - en présentant dans The Way We Never Were : American Families and the Nostalgia Trop, un portrait peu flatteur de la norme familiale qui pressait les Américains vers la conformité et tendait à renier l'individu au profit des rôles domestiques. L'ouvrage d'Elaine Tyler May, Homeward Bound : American Families in the Cold War Era, se situe dans la même veine. Dans le contexte de la guerre froide, May explique cette apologie du foyer par la stabilité qui se dégage du conformisme absolu de la famille nucléaire. Toutefois, si l'on ne peut nier que l'image prédominante de la famille blanche traditionnelle d'après-guerre demeure aujourd'hui encore dans l'imaginaire collectif, certains historiens prennent leurs distances par rapport à la conformité générale de cette période et tendent à la nuancer, tout particulièrement au Canada ; c'est d'ailleurs l'objet de l'ouvrage dirigé par Magda Fahrni et Robert Rutherdale (2008), Creating Postwar Canada : Community, Diversity, and Dissent. Au nord de la frontière, l'étude de la famille d'un point de vue historique est d'ailleurs moins développée qu'aux États-Unis ; nous retiendrons donc les travaux de Doug Owram (1996), qui présente dans Born at the Right Time : A History of the Baby Boom Generation, un panorama des changements socioculturels des années 1960 venus bouleverser les comportements familiaux convenus des années d'après-guerre. Ces ouvrages historiques décrivent des processus dans leur globalité et parfois sur des très longs termes ; on regrettera donc qu'ils n'aillent parfois pas plus en profondeur dans les mécanismes évolutifs particuliers à chaque question familiale. À cet égard, on soulignera le travail des historiens qui se sont penchés plus précisément sur l'évolution du rôle des femmes, notamment ceux qui ont contribué à l'ouvrage No Small Courage : a History of Women in the United States [15] dirigé par Nancy Cott en 2000, dont les derniers chapitres soulignent la place prépondérante qu'ont prises les questions qui concernent les femmes (women's issues) dans la vie sociale et politique américaine à partir des années 1960. Au Québec, le Collectif Clio, qui publie en 1992 L'histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, a particulièrement enrichi la recherche québécoise dans le domaine de l'histoire des femmes. Cette réflexion féministe sur la place accordée à la femme au Québec - des sages-femmes de la Nouvelle France aux mères travailleuses d'aujourd'hui - offre un éclairage pertinent sur une province longtemps soumise à l'orthodoxie catholique, qui enfermait les femmes dans leur rôle d'épouse et de mère vouées à la procréation. Chantai Maillé (1990), dans Les Québécoises et la conquête du pouvoir politique : enquête sur l'émergence d'une élite politique féminine au Québec, montre pourtant, par le biais des sondages d'opinion publiés dans la presse québécoise des années 1970 et 1980, comment les femmes sont progressivement sorties de leur statut uniquement domestique pour se faire accepter dans la sphère publique au Québec. Enfin, dans la mesure où le mouvement des femmes de la sphère privée vers la sphère publique nous semble intrinsèquement lié à l'affaiblissement du contrôle sexuel qui était exercé sur elles, nous nous arrêterons sur l'excellent ouvrage de Angus et Arlene McLaren (1997), The Bedroom and the State : The Changing Practices and Politics of Contraception in Canada, 1880-1997, qui cerne de manière approfondie et complète tous les enjeux - démographiques, linguistiques, politiques, sociaux, culturels et moraux - qui entourent la sexualité et la contraception. En particulier, le chapitre consacré au Québec s'avère particulièrement utile pour quiconque travaille sur la perspective socioculturelle dans les évolutions familiales et sexuelles.

Tantôt qualifiée de « moderne », d'« individualiste », de « postindustrielle », ou de « postmoderne », la famille contemporaine est surtout le fruit des changements dans plusieurs comportements sociodémographiques. Or les ouvrages de sociologie ou d'histoire que nous avons cités jusqu'à présent, s'ils présentent un panorama très précieux des évolutions récentes ou sur le long terme, ne permettent pas, par leur nature, d'approfondir les mécanismes et les détails liés à l'évolution des différents comportements sociodémographiques familiaux. Chacun de ces domaines est l'objet de recherches approfondies, que nous présenterons tout au long de notre étude pour étayer nos arguments et dont nous retiendrons ici uniquement celles que nous considérons comme les principales. De nombreux ouvrages ont cherché à explorer la mutation de l'institution fondamentale de la famille traditionnelle, à savoir le mariage. Dès 1978, en [16] publiant « Remarriage as an Incomplète Institution », l'Américain Andrew Cherlin questionnait à travers le phénomène croissant du remariage les cadres des familles recomposées, pour constater en 2004 que ce sont en fait les cadres de l'institution du mariage qui se sont effrités. Dans un ouvrage qu'elle dirige, The Ties that Bind : Perspectives on Marriage and Cohabitation, Linda J. Waite met en perspective les cadres du mariage et de l'union libre et pose la question de l'institutionnalisation de l'union libre. L'articulation entre ces deux modes de vie conjugale joue un rôle important dans les évolutions familiales et les attitudes qui y sont liées. Le déclin du mariage semble directement lié à la montée de l'union libre ; aussi Céline Le Bourdais et Evelyne Lapierre-Adamcyk cherchent en 2004 à mesurer si, outre sa croissance statistique, l'union libre est en voie de remplacer le mariage en tant qu'institution sociale. L'importance de l'union libre contribue à différencier le Canada des États-Unis, mais fait surtout ressortir la particularité du Québec par rapport au reste du Canada. C'est pourquoi Zheng Wu consacre un ouvrage très complet à ce phénomène, Cohabitation : An Alternative Form of Family Living, dans lequel il explore à la fois la prégnance et la signification de cette structure conjugale et les attitudes liées à l'union libre à travers le Canada. Benoît Laplante (2006), quant à lui, se concentre sur la montée en puissance de cette forme conjugale au Québec et en Ontario, et explique les différents comportements à l'égard de l'union libre dans ces deux provinces par la différence de religion ainsi que par la profonde mutation du système normatif qu'a connue le Québec au moment de la Révolution tranquille. Si la littérature offre des données de grande valeur sur l'union libre au Canada et au Québec, la comparaison avec les États-Unis est rendue difficile par le manque de travaux sur le sujet, que nous voyons comme un signe de la présence et de la signification moindre de ce phénomène de ce côté de la frontière. En 2000, Bumpass et Lu proposent tout de même un aperçu statistique de l'union libre aux États-Unis, complété deux ans plus tard par l'ouvrage dirigé par Alan Booth et Ann C. Crouter, Just Living Together : Implications of Cohabitation on Families, Children, and Social Policy, qui propose un panorama assez complet du recours à l'union libre dans les sociétés occidentales, y compris les États-Unis. Dans cet ouvrage, l'on doit à Kathleen Kiernan d'avoir théorisé les différentes étapes de l'adoption de l'union libre par les sociétés, en partant d'un mode de vie marginal à une institution égale au mariage. En fonction de ces étapes, il nous sera possible de mesurer le différent degré d'intégration de l'union de fait aux États-Unis, au Canada et au Québec. Cette diversification des modes de conjugalité s'accompagne [17] inévitablement de changements culturels et sociaux. Oppenheimer (1994, 2000, 2003) replace ces évolutions conjugales dans un contexte économique dont les paramètres sont nouveaux, tant dans la société qu'au sein du couple. Feree (1990), pour sa part, admet que si la séparation des sphères ne trouve plus sa place dans les nouvelles formes conjugales, le rôle des sexes se définit toujours à travers la répartition des tâches domestiques.

Si l'évolution de la famille est intimement liée à la sortie de la femme de la sphère privée dans laquelle elle était confinée et à son entrée dans la sphère publique - autrefois dévolue à l'homme - à travers son accès au marché du travail, elle pose immanquablement la question du chemin parcouru par l'homme suite à l'abolition de cette distinction. Aux États-Unis, Manhood in America : A Cultural History de Michal Kimmel (1996) théorise les multiples facettes de la définition de la masculinité. Dans un contexte d'implication domestique croissante exigée de la part des hommes, c'est la masculinité à travers le prisme de la famille qui est minutieusement examinée. Lamb (1987), Gavanas (2004), et Williams (2008) essayent de cerner la place de l'homme dans la famille à travers son rôle de père et son implication domestique, pendant que Mintz (1998) et LaRossa (1997) retracent l'histoire de la paternité aux États-Unis et replacent les nouvelles attentes qui entourent le rôle de père aujourd'hui par rapport aux différentes définitions historiques. Face à cette apologie du « nouveau père », dévoué et impliqué, Juby et Le Bourdais (1998) proposent un aperçu statistique de la « carrière paternelle » qui se dessine dans la vie des pères canadiens au gré des séparations, des reformations de couple et des différentes naissances que leur parcours conjugal peut occasionner. En 2003, en collaboration avec Marcil-Gratton, elles offrent un panorama statistique et théorique de la situation et du rôle des pères au Québec dans leur chapitre « Être père au XXIe siècle : vers une redéfinition du rôle des hommes auprès des enfants ».

La refonte du modèle conjugal et parental, intrinsèquement liée à l'égalité croissante du rôle des sexes, trouve une partie de ses origines dans la libéralisation des mœurs sexuelles. Moins encadrée par la conformité, davantage fondée sur le choix personnel plutôt que sur la morale, la légitimité nouvelle des relations sexuelles en dehors du mariage a conditionné la diversification conjugale. Dans The Contraceptive Révolution, Westoff et Ryder relatent dès 1977 la rapidité avec laquelle la contraception est venue bouleverser les comportements sexuels et familiaux américains. Les publications des chercheurs du Alan Guttmacher Institute, notamment celles de [18] Susheela Singh et de Jacqueline E. Darroch, regorgent de données précieuses sur les comportements sexuels contemporains en Amérique du Nord, particulièrement sur la contraception, l'avortement, l'éducation sexuelle ou la sexualité des adolescents aux États-Unis, parfois en comparaison avec d'autres pays. Dans une perspective comparatiste, Widmer, Treas et Newcomb (1998) se sont penchés sur les attitudes à l'égard des rapports sexuels en dehors du mariage dans 24 pays. Leurs résultats montrent une divergence certaine dans les attitudes du Canada et des États-Unis ; toutefois on peut déplorer que le Québec ne fasse pas partie de cette enquête.

Les essais théoriques, les études quantitatives et les enquêtes qualitatives au sujet des comportements sociodémographiques et des attitudes liés à la famille sont donc nombreux. Pourtant, la majorité de ces travaux se limitent à une étude strictement nationale et rares sont ceux qui mettent en rapport les évolutions familiales aux États-Unis et au Canada. On soulignera tout de même la pertinence des travaux de Le Bourdais et Marcil-Gratton (1996), « Family Transformations across the Canadian/American Border : When the Laggard becomes the Leader », qui met en parallèle l'évolution des comportements conjugaux et contraceptifs dans ces deux pays. Cet article met en exergue le renversement des tendances entre le Canada et les États-Unis - les comportements canadiens devenant plus libéraux que ceux des américains, pourtant plus modernes avant les années 1970 - et soulève la question de la place du Québec dans ce phénomène. Toutefois, nous souhaitons démontrer que ce renversement va au-delà de la simple démographie et qu'il tient de l'idéologie. La sociologie comparatiste compte également les travaux de Smock et Gupta (2002), qui comparent de façon intéressante l'importance de l'union libre aux États-Unis et au Canada, en s'attardant à la fois sur la proportion des couples qui y ont recours et sur le statut qui lui est conféré au sein de ces deux sociétés. Miriam Smith (2010), quant à elle, s'avance à comparer la question des droits pour les couples de même sexe dans ces deux sociétés tandis que Tatalovitch (1997) étudie le débat sur l'avortement des deux côtés de la frontière, avec tout de même un certain déséquilibre en faveur des États-Unis. Dans The Politics of Abortion in the United States and Canada : a Comparative Study, il compare l'histoire de la législation et les forces en présence dans les deux pays, et insiste sur la différence de la signification apportée à cette question. La comparaison entre la religion américaine et la religion canadienne a davantage été étudiée ; on retiendra notamment l'article de Reimer (1995) sur la religiosité culturelle aux États-Unis et au Canada - ou plutôt l'absence de religiosité culturelle canadienne - ainsi que les articles de Bean, [19] Marco et Kaufman (2008) et de Hoover et al. (2002) qui cherchent à expliquer l'absence de l'évangélisme comme force religieuse, culturelle et politique au Canada au regard de l'importance de ce mouvement aux États-Unis. Il arrive plus fréquemment que les chercheurs qui travaillent sur les comportements et les attitudes familiales au Canada incluent une comparaison avec les données québécoises, à l'image des travaux de Wu et Baer (1996) sur l'égalité des sexes, de Lapierre-Adamcyk, Le Bourdais et Marcil-Gratton (1999) sur le choix de l'union libre comme première formation conjugale, de Pollard et Wu (1998) sur le mariage, ou encore de Laplante, Miller et Malherbe (2006) sur les comportements sexuels et maritaux. En revanche, il n'existe à notre connaissance aucune étude qui confronte directement les évolutions familiales du Québec et celles des États-Unis. Dans la mesure où la façon dont les évolutions familiales sont appréhendées par chacune des sociétés nous paraît particulièrement révélatrice de sa capacité à accepter le changement ou à demeurer sur des positions conservatrices, il nous semble que le trop faible nombre d'études comparatives sur tous les aspects des mutations familiales, tant théoriques que comportementales ou attitudinales, révèle un manque important dans l'étude de la civilisation nord-américaine.

La famille se trouve en effet à la croisée de nombreuses problématiques chères aux civilisationistes. Le chercheur qui fait face à la question de la famille est en effet amené à se poser des questions de plusieurs ordres. Il est tout d'abord confronté à la question des manifestations physiques et structurelles de la famille, en se demandant sous quelles formes elle existe. Dans un deuxième temps, il est amené à se demander de quelle façon la famille est perçue par la population, quelles en sont les représentations, dans quelle mesure elle est jugée comme étant acceptable ou au contraire condamnée. Enfin, il convient de s'interroger sur les sources de la définition de la famille, sur ce qui en définit les critères, établit la légitimité des comportements, ou façonne les normes familiales. Les chercheurs s'accordent à dire que la famille est définie par tout un ensemble d'éléments imbriqués les uns dans les autres au sein de la société. En 1948, Brown établit des relations causales entre la famille et les différentes manifestations sociales, comme la criminalité, définissant ainsi la famille comme un phénomène socioculturel en interaction directe avec la société : « La famille influence chaque aspect de la société et en retour, est influencée par chaque aspect de la vie culturelle » [13] [20] (Brown, 1948 : 460). Dépeinte à une époque où la famille traditionnelle est envisagée comme l'élément central de la stabilité sociale, cette interaction a peut-être été remise en question par la multiplication des formes familiales et la diversification des comportements. Pourtant l'institution même de la famille semble toujours jouer un rôle nodal dans les sociétés contemporaines. Pour Rémi Lenoir, la famille est au cœur d'enjeux économiques, politiques et sociaux, ainsi elle « n'a pas à elle-même son principe d'évolution ; elle est le produit de nombreuses stratégies qui s'engendrent dans des contextes économiques et sociaux spécifiques » (Lenoir, 2005 : 44). Pour Commaille et Martin, la famille est un produit de la société :

La famille n'est pas seulement une réalité construite par les individus, elle est contrôlée et par là instituée par la société, elle est une réalité socialement construite par les regards que la société et ceux qui y exercent le pouvoir portent sur elle et par les usages qu'on prétend faire d'elle en référence à la société et à ce qui est représenté comme étant les intérêts de celle-ci (Commaille et Martin, 1998 : 47).

La famille est donc une construction sociale et politique. Elle est définie par une culture, une histoire, une économie, un système et des représentations politiques, des cadres institutionnels. Elle ne peut se définir qu'en fonction de plusieurs comportements, de plusieurs attitudes, de plusieurs cadres. Il existe donc, à nos yeux, une impérieuse nécessité d'appréhender l'idée de la famille à travers ces trois prismes, qui sont ici non pas déformants mais formateurs d'identité. Les études que nous avons précédemment citées nous renseignent quant à la réalité sociodémographique de la famille, ainsi qu'à sa perception par l'opinion publique. De façon schématique, si les comportements définissent dans la pratique la réalité des familles, les attitudes qui y sont liées, en exprimant une adhésion ou au contraire une condamnation, façonnent une norme, que les cadres institutionnels avalisent ou contre laquelle ils luttent, mettant le fin mot à la définition de l'institution familiale. En Amérique du Nord, ce sont principalement la religion et l'État qui ont encadré la définition de la famille ; ces deux institutions ont fonctionné de façon conjointe aux États-Unis, mais de manière antagoniste dans le Québec de l'après Révolution tranquille. C'est d'ailleurs l'interaction entre ces deux entités au Canada qu'explorent les différents chapitres de Rethinking Church, State, and Modernity : Canada Between Europe and America, dirigé par David Lyon et Marguerite Van Die (2000). Bien que le sujet de la famille ne soit pas directement abordé dans ces travaux, le traitement de la sécularisation des sociétés et la comparaison de la place bien [21] différente qu'occupe la religion dans la vie publique canadienne et américaine sont éclairants. Robert Bellah avait expliqué en partie cette position exceptionnelle de la religion dans la vie publique américaine grâce à la diffusion des valeurs religieuses dans la religion civile, concept qu'il avait théorisé dès 1968. En retour, Kim explique en 1993 la plus faible emprise de la religion au Canada par l'absence de religion civile dans cette société. Si Bibby décèle en 2002, dans Restless Gods : The Renaissance of Religion in Canada, une résurgence de la religion chez les Canadiens, les données dont nous disposons ne permettent pourtant pas de montrer que cela s'en ressente dans les attitudes liées à la famille, ni non plus dans les définitions institutionnelles de la famille. L'influence que la religion exerce sur les comportements, les attitudes et sur l'espace public semble en effet s'être érodée au Canada et au Québec, ce qui est, comme chacun sait, loin d'être le cas aux États-Unis. Mokhtar Ben Barka lie en effet étroitement religion et politique dans La nouvelle droite américaine : des origines à l’affaire Lewinsky à travers la question de la nouvelle droite religieuse, « traduction politique » de la « résurgence du fondamentalisme » (Ben Barka, 1999 : 165) et de l'influence religieuse dans ses politiques sociales, notamment au sujet des questions familiales. Dans un article qu'il publie en 2003, « La famille dans le discours de la Nouvelle droite américaine », Ben Barka place la famille au centre même des enjeux religieux et politiques de la droite américaine. Il rappelle à cette occasion l'interdépendance de l'État et de la famille, et l'intérêt que cette dernière représente pour des courants politiques socio-conservateurs. Dans The Right Nation : Conservative Power in America, Micklethwait et Wooldridge (2004) établissent le centre de gravité de la politique et de l'opinion publique américaine très à droite ; il semble donc évident que la définition socioculturelle et légale de la famille s'en ressentira. Famille et politique ont en effet un lien direct, comme le théorisent Commaille et Martin en 1998 dans Les enjeux politiques de la famille. Bien qu'ils insistent sur l'institutionnalisation de la famille par le politique et l'utilisation de cette dernière comme une ressource politique à maints égards, leur ouvrage, bien qu'extrêmement utile pour la théorie, doit être complété par des études pratiques. Au Canada, notamment, on ne saura se passer des rapports de Pierre Croisetière (2004, 2007) ni de l'enquête menée par Luc Godbout et Suzie St-Cerny (2008) sur les politiques familiales aux États-Unis, au Canada et au Québec, particulièrement révélatrices de l'orientation traditionnelle des directives américaines en matière de famille et du caractère plus social des programmes canadiens et québécois, [22] dont nous voyons immanquablement les effets sur la norme familiale instaurée par ces trois sociétés.

La littérature sur les institutions qui encadrent la famille se livre trop peu souvent à l'exercice de la comparaison transnationale, et lorsqu'elle le fait, le Québec est rarement pris en compte, du moins en tant que société à part entière. De plus, elle compartimente plus qu'elle ne confronte les comportements, les attitudes et les institutions. Face à une littérature qui déconnecte ces trois éléments caractérisants de la famille, les recherches existantes ne nous semblent pas suffisantes pour expliquer les implications profondes liées à l'évolution comportementale, attitudinale, religieuse et politique de la famille depuis la fin des années 1960.

Sources

Pour envisager les différences structurelles des États-Unis, du Canada et du Québec à travers le prisme de la famille, il est primordial de les traiter équitablement en leur accordant un poids égal. Cela nous a imposé de maintenir tout au long de l'étude un équilibre dans les sources relatives aux trois sociétés étudiées. Nous nous sommes efforcée de respecter au mieux cette symétrie, toutefois l'indisponibilité des sources ou des données a parfois menacé cet équilibre. En France, les ressources sur la famille américaine ne manquent pas ; il en va autrement pour les ressources canadiennes, très peu nombreuses dans les bibliothèques de recherche française. Afin que ce déséquilibre évident n'affecte pas notre étude, une partie de cette thèse a été réalisée au Canada, en grande majorité au Québec [14]. Sur place, accueillie par le Département de sexologie de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), nous avons pu accéder à davantage de ressources sur l'ensemble du Canada et sur le Québec.

Dans un premier temps, il nous fallait étudier les comportements familiaux des Américains, des Canadiens et des Québécois, et nous assurer de la comparabilité des données. Nous avons trouvé ces indicateurs sociodémographiques auprès de Statistique Canada et du U.S. Census Bureau. Agences gouvernementales responsables de la collecte des statistiques américaines et canadiennes, ces deux organismes publient très régulièrement des données démographiques et économiques facilement accessibles à partir de leur site internet respectif. Le recensement officiel américain a lieu tous les dix [23] ans ; dans la période d'étude qui nous concerne le premier que nous prenons en compte a été réalisé en 1970 et le dernier en 2000. Le recensement de la population canadienne, en revanche, a lieu tous les cinq ans depuis 1971, date du premier recensement que nous prenons en compte, le dernier datant de 2006. Dans la mesure où les statistiques sont de compétence fédérale au Canada, Statistique Canada prend également en charge celles concernant les différentes provinces, y compris le Québec. Nous compléterons toutefois les données québécoises par des rapports publiés par l’Institut de la statistique du Québec. Outre les recensements de la population, ces organismes émettent régulièrement des rapports dans des domaines précis de la démographie ou de l'économie, ce qui explique que nous y aurons recours même en dehors des périodes de recensement. Utiliser les données de ces organismes nous apportait la certitude que les données américaines et canadiennes pouvaient être comparées tout en réduisant les risques liés à des comparaisons venant de sources différentes. En effet, les mesures de Statistique Canada et du U.S. Census Bureau sont effectuées dans des conditions assez similaires avec des critères globalement communs à la statistique officielle ; les différences que nous avons pu noter dans ces critères et qui risquent d'influencer la comparaison sont signalées en note de bas de page.

Dans un second temps, afin de mesurer les attitudes des populations américaine, canadienne et québécoise, nous avons eu recours aux enquêtes d'opinion. A cette étape de notre travail, les données récoltées par le World Values Survey (WVS) [15] ont été un outil indispensable, tant par l'aspect très complet et pertinent des indicateurs concernant notre sujet, mais également pour ses qualités comparatives. Les mêmes questions sont posées à des échantillons également représentatifs d'Américains, de Canadiens et de Québécois, ce qui permet une véritable comparaison des attitudes de ces trois populations. Grâce à l'aide technique de Martin Biais, professeur au Département de sexologie de l'UQAM - dont la maitrise des outils informatiques de sociologie nous a été indispensable pour extraire les données qui nous intéressaient - nous avons pu utiliser les résultats de ces trois sociétés sur une vingtaine d'indicateurs que nous avions au préalable identifiés comme étant particulièrement révélateurs d'attitudes familiales et sociales traditionnelles ou libérales. En extrayant les données québécoises des résultats [24] canadiens, nous avons ainsi pu avoir une idée précise de la position du reste du Canada en comparaison avec les États-Unis et le Québec [16]. En complément de ces indicateurs, les sondages d'opinion conduits par des organismes de sondage nous seront également très utiles ; nous nous fierons ainsi régulièrement aux sondages de Angus Reid ou de Gallup, qui présentent l'avantage de mener souvent les mêmes sondages aux États-Unis et au Canada, ce qui les rend plus facilement comparables. En revanche, si leurs sondages les plus récents sont facilement accessibles sur internet, les plus anciens le sont moins, or nous souhaitions couvrir toute notre période d'étude. L'accès aux archives des instituts de sondage ne nous ayant pas été accordé [17], nous nous sommes principalement tournée vers des sources secondaires. Nous avons tout de même pu trouver des sondages d'opinion datant des années 1970 et 1980 en consultant les archives des principaux quotidiens québécois [18] - Le Devoir, Le Soleil, La Presse - à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

Afin d'étudier la nature du traitement que la sphère politique réserve à la famille et aux évolutions familiales, nous avons doublé notre approche. Dans un premier temps, l'analyse des programmes électoraux des différents partis politiques devait nous donner des indications sur la manière dont ceux-ci voient la famille. Aux États-Unis, nous nous sommes penchée sur les plateformes électorales du Parti républicain et du Parti démocrate lors des élections présidentielles de 2004. Au Canada, nous avons choisi de retenir les programmes électoraux publiés par les partis lors des élections fédérales de 2006, qui ont élu les conservateurs de Stephen Harper. Nous dépassons quelque peu les bornes temporelles que nous nous étions fixées, mais le contenu familial des programmes de 2006 ainsi que leur plus grande facilité d'accès justifient cet écart. À la manière dont ils l'évoquent, ces programmes reflètent la représentation que les partis ont de la famille. Afin de voir de quelle manière les États américain, canadien et [25] québécois acceptent les évolutions familiales, nous avons voulu voir si elles sont prises en compte dans les mesures que ceux-ci ont mis en place récemment. Nous avons donc analysé les politiques familiales sur certaines questions dans ces trois sociétés pour dégager les représentations familiales qui y sont enjeu.

Problématiques

L'étude de l'évolution comportementale, attitudinale, religieuse et politique des trois sociétés nord-américaines fait apparaître certaines contradictions fondamentales qui soulèvent plusieurs questions. Hartz (1964) et Horowitz (1966) dressent le portrait d'une Amérique aux origines révolutionnaires et d'un Canada fondé en réaction à ces idéaux. Mus par des envies de liberté individuelle, les fondateurs de la république américaine font preuve d'un progressisme certain lorsqu'ils rejettent la monarchie britannique au nom de la démocratie et fondent celle-ci sur des droits inaliénables pour les individus. Le Canada anglophone, à l'inverse, est en partie peuplé par les loyalistes qui ont fui la Révolution américaine par fidélité à la couronne d'Angleterre, alors que la Nouvelle France a été colonisée par des Français fidèles au roi de France et à l'Église catholique. Comment expliquer alors que son rapport avec la famille désigne aujourd'hui le Canada comme étant plus socialement libéral, alors que les États-Unis renvoient l'image d'une société conservatrice attachée aux traditions et à la morale, en totale contradiction avec leurs origines respectives ? De même, comment le Québec, alors qu'il a été jusque dans les années 1960 l'une des sociétés les plus traditionnelles du monde occidental, a-t-il pu également vivre un renversement complet des tendances au point de se démarquer comme étant la société la plus libérale et la plus moderne de l'Amérique du nord, rivalisant même avec les tendances européennes ? Les indicateurs sociodémographiques, les attitudes et les mesures politiques à l'égard de la famille au Québec se distinguent véritablement de ceux des États-Unis, mais également de ceux du reste du Canada. Dès lors, se pose la question de la place à accorder au Québec dans le libéralisme social canadien. Le Québec est-il l'unique responsable de la particularisation du Canada dans le couple inégal que forment les États-Unis et le Canada, comme semble l'affirmer Louis Balthazar (2009) ? Le Canada, plus tolérant que les États-Unis à l'égard des évolutions familiales, est-il uniquement tiré par le libéralisme québécois ou ne se situe-t-il pas plutôt, lorsque l'on exclut les données québécoises, dans une position intermédiaire, entre le conservatisme américain et le progressisme québécois ? [26] Dans la mesure où le rapport que la population et les institutions canadiennes, même à l'exclusion du Québec, entretiennent avec la famille est d'une nature différente de celui des États-Unis, et où les indicateurs montrent que les valeurs familiales des Américains et des Canadiens ne sont pas les mêmes, peut-on y voir une brèche dans l'apparente uniformisation des États-Unis et du Canada ? Du moins, ce trait résolument distinctif entre les États-Unis, le Canada et le Québec qu'est le traitement des évolutions familiales et l'interprétation du concept de la famille peut-il être emblématique des différences structurelles et idéologiques plus profondes entre ces trois sociétés ?

Les indicateurs sociodémographiques montrent une modification des comportements familiaux chez les Américains, les Canadiens et les Québécois, qui vont globalement dans le même sens, celui de la diversification des structures familiales. Les États-Unis, par exemple, enregistrent le taux de divorce le plus élevé parmi les pays occidentaux ; pourtant, les sondages montrent que l'opinion publique américaine est plus encline que les Canadiens et les Québécois à condamner le divorce. Le taux américain de grossesse adolescente est bien supérieur à celui des autres sociétés, or les attitudes à l'égard de la sexualité avant le mariage ainsi que les mesures proposées par le gouvernement à cet égard aux États-Unis témoignent au contraire d'un ferme engagement contre la sexualité adolescente. Par conséquent, existe-t-il nécessairement une corrélation entre les comportements sociodémographiques de la population et les attitudes exprimées par l'opinion publique ? Ces dernières reflètent l'acceptation ou la condamnation des comportements par une société ; or elles s'avèrent être de nature bien différente dans nos trois sociétés étudiées. L'attachement que témoignent les Américains à l'égard du concept de la famille traditionnelle, sans se soucier des réalités familiales, semble trouver son ancrage dans une justification morale. Par ailleurs, chacun sait que la religion occupe une place particulière dans la société américaine, mais qu'elle est aussi un critère distinctif de la société québécoise. Peut-on alors expliquer le différent rapport des Américains, des Canadiens et des Québécois à la famille en fonction de leur appartenance religieuse et de l'importance respective que revêt la religion dans leur vie et dans leur société ? La religion a en effet pendant longtemps été responsable de l'encadrement de l'institution de la famille. Dans un contexte de sécularisation des sociétés, c'est à l'État que revient la charge de définir la légalité et l'acceptabilité des mœurs familiales, et par-là même, une partie du pouvoir de la définition normative de la famille. Dans quelle mesure, à travers leurs discours et les mesures qu'ils ont mises en place, les gouvernements et le monde politique ont-ils [27] contribué à faire accepter les évolutions familiales auprès des populations américaine, canadienne ou québécoise ou au contraire ont-ils entretenu la nostalgie et le mythe de la famille traditionnelle ?

Développement

Nous répondons à ces questions dans sept chapitres répartis en trois parties. La première partie se concentre sur les comportements des Américains, des Canadiens et des Québécois et s'attache à décrire les évolutions démographiques et sociales qui ont bouleversé la famille nord-américaine depuis les années 1970. Le premier chapitre traitera plus particulièrement de la diversification des structures familiales, qui passe par une ouverture des comportements conjugaux et une modification du rapport aux enfants. En abolissant la stricte frontière entre la sphère publique et la sphère privée et en remettant en cause la définition des hommes et des femmes par leur simple statut domestique, ces changements démographiques entraînent nécessairement une réévaluation des rôles des individus ; ce sera l'objet du deuxième chapitre. Celui-ci cherchera à voir de quelle manière les femmes nord-américaines ont gagné leurs galons dans la sphère publique, et comment, en retour, les hommes se positionnent dans la sphère privée. L'ensemble des indicateurs sociodémographiques indique que lorsque l'on isole des données québécoises, les tendances du Canada se rapprochent des indicateurs américains, plaçant celui-ci dans une position intermédiaire. Pourtant, nous émettons l'hypothèse qu'en dépit de ces indicateurs, les Canadiens qui résident en dehors du Québec acceptent bien mieux l'évolution de la famille que les Américains. Une telle hypothèse nous amène donc à remettre en question, au moins partiellement, une approche qui serait strictement quantitative, au profit d'autres facteurs que les indicateurs sociodémographiques ne reflètent pas nécessairement.

La deuxième partie portera sur les attitudes des Américains, des Canadiens et des Québécois à l'égard des diverses évolutions familiales. Le troisième chapitre s'arrêtera sur les représentations que la population se fait de la famille et sur son opinion quant aux formes familiales qui dévient de la norme morale. À travers les attitudes de l'opinion publique américaine, canadienne et québécoise sur des questions telles que le mariage, l'union libre, le divorce, la monoparentalité ou l'homosexualité, le rapport de ces trois sociétés à la conformité commencera à s'esquisser. Le quatrième chapitre interrogera ensuite la réaction de ces trois populations à la question de l'égalité des [28] sexes ; l'attitude de l'opinion publique sur le rôle des sexes, en révélant une société américaine plus patriarcale et un Canada et un Québec plus égalitaires, offre un bon indicateur du poids des valeurs traditionnelles. Ces attitudes semblent indissociables d'un certain jugement moral ; aussi, afin de mesurer l'attachement aux valeurs morales aux États-Unis, au Canada et au Québec, le cinquième chapitre mesurera l'opinion de leur population à l'égard des nouveaux comportements sexuels. Le moralisme dont font preuve les Américains dans leur réaction à l'égard de la sexualité en dehors du mariage, de la contraception ou de l'avortement nous amène immanquablement sur la piste du facteur religieux, qui semble définir les critères avec lesquels les évolutions familiales sont jugées aux États-Unis.

La troisième partie s'intéressera aux institutions qui encadrent et, dans une certaine mesure, définissent la famille. Si l'État a aujourd'hui repris la responsabilité de déterminer, à travers la législation, les comportements acceptables en matière de famille, c'est longtemps la religion qui en a eu la charge, en fondant son jugement sur des critères moraux. Le sixième chapitre cherchera donc une explication des différences de valeurs fondamentales des trois sociétés étudiées dans la plus faible ferveur religieuse des Canadiens et des Québécois, ainsi que dans la faible emprise de courants religieux plus fondamentalistes dans les sociétés au nord de la frontière. L'influence de la religion sur la société américaine semble pourtant dépasser le simple cercle de l'Église et des pratiquants, et l'omniprésence de celle-ci dans la vie publique, et ce malgré la stricte séparation de l'Église et de l'État, pose la question du rôle de l'État et des dirigeants politiques dans la représentation de la famille. Le dernier chapitre montrera donc que face à un discours politique américain qui fait de la famille un argument électoral, les valeurs familiales ne semblent pas avoir leur place dans le débat politique canadien et québécois, dans la mesure où leurs politiques familiales, plutôt que d'encourager la norme familiale traditionnelle, essayent de s'ajuster aux nouvelles réalités familiales.



[1] « We envision young women growing into wives, homemakers, and mothers ; and we see young men growing into husbands, home-builders, and fathers... We look to a landscape of family homes, lawns, and gardens busy with useful tasks and ringing with the laughter of many children ». Cette résolution est reproduite dans l'article de Stéphanie Simon (2006).

[2] La FDA est l'autorité américaine responsable, entre autres, d'autoriser la commercialisation des médicaments.

[3] II peut paraître un peu arbitraire de prendre les États-Unis dans leur ensemble alors que nous choisissons d'exclure le Québec du Canada pour l'étudier comme une société à part entière. Toutefois, l'étude du Québec comme telle se justifie par sa profonde différence linguistique, culturelle, historique, politique et sociale. La particularité québécoise est d'ailleurs officiellement reconnue au Canada, du moins symboliquement ; en décembre 1995, la Chambre des communes du Parlement fédéral a adopté, sur la proposition du premier ministre canadien Jean Chrétien, une résolution qui reconnaît que « le Québec forme, au sein du Canada, une société distincte » qui « comprend notamment une majorité d'expression française, une culture qui est unique et une tradition de droit civil ». Cette résolution prévoit également que « la Chambre s'engage à se laisser guider par cette réalité » et qu'elle « incite tous les organismes des pouvoirs législatif et exécutif du gouvernement à prendre note de cette reconnaissance et à se comporter en conséquence ». Aucun des États fédérés américains ne présente une telle particularité qui justifierait qu'on le traite comme une société à part entière. Nous sommes toutefois parfaitement consciente des différences régionales en termes de valeurs, incontournables dans un si grand pays. Pour en avoir un aperçu, Adams (2003) a d'ailleurs dressé une carte des valeurs socioculturelles selon les grandes régions d'Amérique du Nord. Aux États-Unis, la région de la Nouvelle Angleterre (celle-ci englobe le Maine, le New Hampshire, le Vermont, le Massachusetts, le Connecticut et le Rhode Island) s'y dessine comme étant la plus socialement libérale. En revanche, les Plaines, la région qui entoure le Texas et le Sud profond font preuve de valeurs plus conservatrices (en termes d'autorité, de patriarcat, de religion et de famille). Balthazar (2007) souligne également la culture plus conservatrice du sud et de l'ouest du pays, alors que les valeurs des États du nord (et notamment des États frontaliers du Canada) sont plus libérales. Toutefois, si les provinces canadiennes sont plus consensuelles que les États américains, cette différence régionale se retrouve également au Canada - même si l'on exclut le Québec - entre la Colombie Britannique et la région des Prairies notamment. Dès lors, nous choisissons de prendre ces deux grands pays dans leur ensemble, ne serait-ce que parce que la norme familiale, à travers les politiques fédérales, se définit à un niveau global qui transcende les différences régionales.

[4] Par valeurs familiales (Family values) on désigne souvent l'ensemble des questions, à teneur morale, mises en avant par les conservateurs sociaux et censées garantir l'ordre moral. On y retrouve par exemple la valorisation du mariage hétérosexuel et la bataille contre l'union des couples de même sexe ; la condamnation de la sexualité avant le mariage et de la contraception ; la promotion de l'abstinence ; la lutte contre l'avortement, la prostitution et la pornographie ; la suprématie du père. Dans cette étude, nous n'aborderons que les valeurs familiales qui ont un lien direct ou indirect avec la famille, néanmoins ce terme peut être amené à désigner des questions qui ne sont absolument pas reliées à la famille mais ont une implication religieuse et morale, comme l'euthanasie ou le port d'armes par exemple.

[5] Nous utiliserons les termes « union libre » et « union de fait » de façon interchangeable tout au long de cette étude.

[6] Au point que les équipes canadiennes de hockey sur glace - sport national du Canada - soient englobées dans la NHL (National Hockey League) américaine, ce qui pose question quant à la signification du terme « national ».

[7] Cette idée est toutefois à nuancer en ce qui concerne la circulation des populations depuis les attaques du 11 septembre 2001. La frontière canado-américaine, qui se targuait d'être « la plus longue frontière non défendue au monde », a en effet subi un durcissement certain depuis ces événements.

[8] François de Singly (2010 : 26) en particulier estime que « la coupure entre 'tradition' et 'modernité' ne date pas des années 1970 ». Si nous sommes entièrement d'accord avec son argument selon lequel une famille recomposée n'est pas plus moderne qu'une famille intacte, ce sont plutôt les valeurs que nous opposons lorsque nous comparons ce que nous appelons les familles traditionnelles et les évolutions familiales modernes (les rapports plus égalitaires des hommes et des femmes, l'épanouissement individuel plutôt que par les rôles domestiques). Par ailleurs, précisons que nous ne nous situons aucunement dans une démarche de jugement des formes familiales, et que l'utilisation que nous pouvons parfois avoir du terme « progressiste » ne hiérarchise nullement les structures familiales. Plutôt, nous l'employons surtout en opposition à l'idée de « conservatisme » et cherchons à palier la difficulté de trouver un bon équivalent au terme anglais « libéral », qu'il est parfois malaisé de traduire par l'idée de libéralisme social ou familial.

[9] II en va de même pour les termes « couple de même sexe » et « couple homosexuel », qui feront indistinctement référence aux couples de gays et de lesbiennes.

[10] « Knowledge of Canada or the United States is the best way to gain insight into the other North American country. Nations can only be understood in comparative perspective. And the more similar the units being compared, the more possible it should be to isolate the factors responsible for différences between them. Looking intensively at Canada and the United States sheds light on both of them ».

[11] « However, the social and ideological differences between Québec and non-Quebec Canada have been consistently greater than the differences between the non-Quebec provinces themselves, a situation that has just prompted the study of Québec as a whole society, rather than of just the French Canadian ethnie group ».

[12] Cité dans Gittins (2007 : 7). « The family is a social group characterised by common résidence, économie co-operation, and reproduction. It includes adults of both sexes, at least two of whom maintain a socially approved sexual relationship, and one or more children, own or adopted, of the sexually cohabiting adults ».

[13] « The family influences everything in society and in turn is influenced by everything in cultural life.

[14] Ces longs séjours ont été possibles grâce au soutien financier de l'ED 514, de l'EA 4399 (CREW) et avec l'appui du Gouvernement du Canada.

[15] Poussés par l'hypothèse que les changements économiques ont transformé les valeurs des sociétés, les chercheurs du World Values Survey, en partie porté par Ronald Inglehart, surveillent les changements sociaux, culturels et politiques à travers le monde en mesurant les valeurs et les croyances des populations dans quelque 80 pays.

[16] Cette manipulation n'a en revanche pas été possible pour les données de 1982 - première vague du World Values Survey - étant donné que la variable de la résidence n'avait pas été prise en compte au moment de l'enquête. Pour cette vague là, les résultats des Québécois et des Canadiens des autres provinces ne peuvent donc pas être distingués.

[17] Nos courriers envoyés à Harris Décimal, Angus Reid, Léger Marketing, Ipsos Canada et Gallup - que nous avions identifiés comme étant les principaux organismes de sondage au Canada et aux États-Unis - sont restés sans réponse.

[18] Nous avons choisi de consulter la presse québécoise plutôt que la presse canadienne dans l'espoir de trouver des sondages qui compareraient les résultats des Québécois et des Canadiens des autres provinces, ce que nous pensions trouver davantage dans la presse québécoise que dans la presse canadienne anglophone. La plupart du temps, cependant, il s'est avéré que les sondages publiés dans la presse québécoise ne concernaient que les données canadiennes à l'échelle nationale si le sondage avait été mené dans l'ensemble du Canada, et ne traitait des Québécois que lorsque le sondage était mené par un institut québécois.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 17 novembre 2021 6:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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