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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Euridice FIGUEIREDO, “Créolisation, métissage, hybridisme, transculturation.” In ouvrage sous la direction de Zilà Bernd, Bernard Andrès et Vinesh Y. Hookoomsing, D’Haïti aux trois Amériques. Hommage à Maximilien LAROCHE, pp. 229-242. In section “Études, Transculturalisme aux Amériques.” Québec: Groupe de recherche sur les littératures de la Caraïbe (GRELCA), 2021, 330 pp. Collection: “Essais”, no 22. [La direction du GRELCA nous a accordé le 12 janvier 2022 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[229]

D’Haïti aux trois Amériques.
Hommage à Maximilien Laroche

ÉTUDES :
TRANSCULTURALISME AUX AMÉRIQUES

Créolisation, métissage
hybridisme, transculturation
.”

Euridice FIGUEIREDO

[Avant propos]

J’ai rencontré Maximilien Laroche en 1981 lors du Congrès de la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF), tenu à Rio de Janeiro. À cette occasion, nous avions réalisé une entrevue avec René Depestre, publiée dans Dialogues et Cultures, no 25, août 1983. Lui et Bernard Andrès, qui participait aussi au congrès, ont été pour notre génération de professeurs-chercheurs les médiateurs des contacts avec le Québec, les passeurs absolument incontournables des échanges entre les universités brésiliennes et les universités québécoises, notamment avec l’UQAM et Laval. Plus que des collègues, ils sont tous les deux devenus des amis. Pour ce qui est des recherches concernant la Caraïbe, le rôle de Maximilien Laroche a été fondamental ; outre nos conversations enrichissantes, il nous procurait des livres et des documents qui étaient introuvables ici au Brésil. Récemment, j’ai écrit la postface de la traduction de Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain (Senhores do orvalho, S. Paulo, Carambaia, 2020) en me servant des photocopies de plusieurs revues et surtout celle de la Revue Indigène qu’il m’avait envoyées autrefois et dont je m’étais déjà servi à maintes reprises. En sa mémoire, au nom de notre amitié, je crois pouvoir lui dire merci au nom de plusieurs collègues que je cite (sans les avoir consultées) : Diva Damato (in memoriam), Bernadette Porto, Lilian Pestre de Almeida, Nubia Jacques Hanciau et notre infatigable amie Zilá Bernd, codirectrice de ce livre.

[230]

Introduction

On considère comme la grande Caraïbe toute la région des plantations, à savoir le territoire qui va du sud des États-Unis jusqu’au sud-est du Brésil, en passant par les îles de la Caraïbe, mais aussi les pans de continent qui lui sont proches. Édouard Glissant, Darcy Ribeiro, Antonio Benitez Rojo, entre autres, envisagent comme caractéristique principale de cette région l’apport culturel des descendants des Africains qui ont été amenés de force pour travailler dans les plantations. Benitez Rojo considère que l’univers de la plantation constitue l’immense archive de la Caraïbe ; ce macrosystème expliquerait le mode de vie des Caribéens jusqu’à nos jours, dans une répétition en différence. S’inspirant de la théorie du chaos comme Glissant, il conçoit la Caraïbe comme un « méta-archipel culturel sans centre et sans limites, un chaos dans lequel il y a une île qui se répète sans cesse - chaque copie différente - fondant et refondant les matériaux ethnologiques » (Benitez Rojo, 1998, p. 26, nous traduisons). La pensée archipélique de Glissant tient compte aussi de cette dimension relationnelle que les contacts d’hier et d’aujourd’hui ont suscitée. Cette région est devenue un véritable paradigme du métissage quoique ce concept soit très problématique depuis son apparition comme fruit de la colonisation.

Ce que je propose dans ce texte est une relecture du concept de métissage, qui, par un glissement sémantique qui le vide de son sens biologique originaire, entre à la mode vers la fin du 20e siècle, servant à désigner des phénomènes provoqués par l’immigration dans les sociétés multiculturelles de l’Amérique du Nord et de l’Europe, qui vont du terrain de la musique jusqu’à la cuisine en passant naturellement par la question littéraire.

Conception universaliste / Conception différentialiste

Selon Emmanuel Todd (1994), il y a des sociétés qui ont une conception universaliste de la culture - la France, par exemple - et d’autres, notamment les pays anglo-saxons, qui ont une conception différentialiste de la culture. Si l’on considère les États-Unis et le Brésil, deux grands pays de l’Amérique qui ont connu le système de plantation avec la main-d’œuvre esclave, on peut remarquer que les [231] populations noires ont été perçues et traitées de manière différente : le Brésil universaliste a métissé et n’a jamais nié le métissage, tandis que les États-Unis différentialistes ont pratiqué la ségrégation raciale, basée sur des lois qui interdisaient tout contact des races.

Cela explique aussi que le concept de métissage n’existe pas en anglais : le mot miscegenation a un sens purement biologique, les mots métis/mulâtre ne sont pas concevables. Alors qu’au Brésil c’est le phénotype qui détermine si une personne est perçue comme noire ou blanche, aux États-Unis c’est le génotype, c’est-à-dire l’histoire familiale. Ce principe est normalement connu comme « one drop rule » : si la personne a du sang noir (ou indien), elle est définie carrément comme noire, c’est la catégorie minorisée qui définit l’appartenance.

Cependant, il ne faut pas croire qu’il n’y a pas de métissage aux États-Unis : il y a toujours eu des rapports sexuels interraciaux, il y a toute une littérature et une filmographie qui témoignent des problèmes qui adviennent lorsque la question se pose. Dans l’œuvre de Faulkner et dans quelques westerns il y a une véritable malédiction des personnages noirs/indiens qui paraissent blancs, surtout quand on ne connaît pas leur origine parentale. Malgré la pression, la société n’a pas pu empêcher les nombreux cas de passing, c’est-à-dire les métis/mulâtres qui se font passer pour des blancs, comme dans le roman La tache (The human stain) de Philip Roth. Le personnage, Coleman Silk, est assez clair de peau pour pouvoir se faire passer pour un Juif blanc ; cessant tout contact avec sa famille noire, il réussit dans sa carrière. Ironiquement, il se voit exclu de l’université, accusé de racisme par deux étudiants noirs. Du point de vue culturel, je vois dans la musique américaine le plus grand témoignage du métissage : le jazz, le blues, la chanson américaine, voilà une belle fusion du génie des compositeurs, musiciens et chanteurs d’origine juive, anglo-saxonne, italienne et africaine.

À la suite des changements introduits par les lois de droits civils, fruits des mouvements noirs advenus dans les années 1960 et 1970, et à la suite de la croissance de l’immigration venue d’un peu partout, les sociétés différentialistes de l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) ont commencé à parler de multiculturalisme. « L’idéologie multiculturaliste va donner une forme “positive” à l’ébranlement du [232] sentiment égalitaire blanc » (Todd, 1994, p. 115). Le différentialisme va alors produire la montée de l’idée d’ethnicité. Chacun doit exprimer sa différence, on devient désormais afro-américain, italo-américain, etc. (identité avec trait d’union). Le féminisme et le militantisme homosexuel vont affirmer cette « identité », cette « différence ». En 1974, on adopte aux États-Unis l’Ethnic Heritage Studies Program Act « pour favoriser une meilleure compréhension des origines ethniques et des racines de tous les citoyens américains » (apud Todd, 1994, p. 115). Au Canada, en 1988, le Canadian Multiculturalism Act définit la société canadienne comme multiculturelle. Cette idée multiculturaliste va chercher à s’imposer dans d’autres pays, en ayant comme corollaire le mépris de l’assimilation (France) et du métissage (Brésil).

L’exportation de cette idéologie par l’intermédiaire des universitaires étatsuniens et des fondations telle la Ford Foundation, comme l’affirment Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, va provoquer des transformations significatives dans la société brésilienne, notamment dans la critique du métissage ainsi que dans la défense et l’implantation de politiques publiques, surtout en ce qui concerne la santé et l’éducation, basées sur des critères raciaux. Malgré le succès de l’établissement des quotas dans la sélection pour avoir accès à l’université, il arrive souvent des problèmes de contestation justement parce que pour les Brésiliens c’est le principe du phénotype qui domine (si une personne paraît blanche, elle est blanche).

Le métissage en Amérique latine

Le métissage en Amérique latine en général n’a jamais été dénié même si ce n’est jamais une question tranquille. José Martí (1853-1895), dans le texte de sa conférence « Nuestra América » qu’il a prononcée à New York en 1891, définit l’Amérique latine comme métisse en opposition à l’Amérique anglo-saxonne, qui se présentait comme « blanche ». Il transforme le métissage en idéologème qui cherche à donner une valeur positive à ce qui semblait être une source de conflits et de gêne pour les élites lettrées. Selon Martí, la différence entre les États-Unis et l’Amérique latine se trouverait dans la manière de traiter son Autre : les Nord-Américains ont pratiqué le génocide contre les Indiens et ont isolé leurs Noirs dans des ghettos alors que les [233] Latino-Américains ont absorbé dans leur sang cet Autre. Martí voit donc l’Amérique métisse comme un exemple d’hétérogénéité intégrée et harmonieuse, tandis que l’Amérique du Nord a des hiérarchies étanches. José Martí n’envisage pas le métissage comme une donnée raciale, et s’oppose aux courants positivistes et darwinistes qui affirmaient l’inviabilité des races métisses qui vivaient en zone tropicale. Il nie l’existence de races et la haine raciale ; pour lui, l’Amérique latine se caractérise plutôt par le décalage entre les élites lettrées et le peuple, entre la campagne et la ville, entre les pauvres et les riches, entre ceux que vont « jambes nues » et ceux qui portent « casaque de Paris » (Marti, 2005, p. 18) : les élites se tournent vers l’Europe, tandis que le peuple se trouve plus proche de la nature, avec des valeurs et des conceptions propres. Il n’y a pas de doute que ce découpage correspond aussi au découpage racial parce que les élites créoles sont constituées de Blancs alors que ceux qui vont nus pieds sont les Noirs, les Indiens et les Métis. Martí se réfère à l’hybridisme et à l’hétérogénéité qui caractérisaient (et continuent à caractériser) l’Amérique latine. Sa vision utopique tend à voir la réalisation de ce continent harmonieux dans un devenir, car il ne pouvait pas ignorer les problèmes. Sa pensée prophétique fait de lui un précurseur, ce qui explique son importance stratégique quant à la forme de perception du métissage en Amérique latine.

Mais les choses ne sont pas simples. L’Argentine, l’Uruguay et le Chili se voient plutôt comme des pays blancs ; le Pérou est vu par ses intellectuels comme un pays divisé, d’un côté les Blancs, de l’autre les Indiens, alors que les Métis n’y ont pas une place bien définie. Au Brésil, le métissage est affirmé dès le 19e siècle comme un fardeau, comme une tare, comme un obstacle à être surmonté, mais un fait inéluctable.

C’est Gilberto Freyre, dans son livre Maîtres et esclaves (1933), qui dépasse les théories raciales françaises du 19e siècle, le positivisme et le darwinisme. Il conçoit le métissage comme l’élément formateur et fondateur du pays. C’est le premier livre qui affirme la contribution culturelle des descendants d’Africains, car jusqu’alors on n’avait pas valorisé leur apport à la formation du pays. « C’est une idée extravagante, pour les milieux orthodoxes et officiels du Brésil, que de considérer le nègre comme supérieur à l’indigène et même au Portugais, en certain de ses aspects culturels. Supérieur en capacité [234] technique et artistique. » (Freyre, 1974, p. 262)

Freyre démontre que la plupart des Brésiliens ont du sang et une culture hérités des Noirs ou des Indigènes, éliminant ainsi toute idée de pureté dans l’imaginaire national. Les recherches génétiques contemporaines ont démontré qu’il avait raison : la plupart des Brésiliens blancs ont comme ancêtre maternel une Indigène ou une Noire.

Tout Brésilien, même quand il est clair et qu’il a les cheveux blonds, porte dans l’âme (et si ce n’est pas dans l’âme, c’est sur le corps : pas mal de gens ont la tache mongolique au Brésil) l’ombre ou la marque de l’indigène ou du nègre. Du nègre surtout sur le littoral, du Maragnan à Rio Grande du Sud et dans l’État des Minas Gerais. Influence directe, ou vague et lointaine, de l’Africain.

Dans notre façon d’être tendre, dans notre mimique excessive, dans notre catholicisme qui est un délice des sens, dans notre musique, dans notre manière de marcher, de parler, dans les cantiques qui ont bercé notre enfance, bref dans toutes les expressions sincères de notre vie, l’influence nègre est patente. (Freyre, 1974, p. 261)


Métissage - Transculturation

Un autre terme utilisé comme synonyme de métissage est transculturation ou transculture. Je rappelle brièvement qu’il a été créé par l’anthropologue cubain Fernando Ortiz (1881-1969) qui, dans le livre Contrapunteo cubano del tabaco y del azúcar (1940), explique que le néologisme transculturation est venu remplacer les concepts employés jusqu’alors (déculturation et acculturation), qu’il considérait trop rigides et univoques, inadéquats pour exprimer la complexité des transmutations opérées à tous les niveaux : économique, institutionnel, juridique, éthique, religieux, artistique, psychologique, sexuel (Ortiz, 1963, p. 99). Il souligne que les Autochtones se sont transformés au contact des Espagnols, mais que ceux-ci, qui venaient de différentes régions et cultures, déjà déracinés, entrant en contact avec une nature différente, ont dû s’adapter aux nouvelles réalités. De manière encore plus radicale, les Africains, originaires de régions et d’ethnies variées, [235] ont dû apprendre une nouvelle langue et une nouvelle religion, créant un syncrétisme. Au fil de l’histoire, d’autres peuples sont venus : des Anglo-Saxons, des Juifs, des Asiatiques, chacun avec ses coutumes et ses cultures. À travers ce nouveau concept de transculturation, Ortiz voulait démontrer que toutes les cultures ainsi mises en contact se sont transformées, engendrant de nouvelles formes culturelles, de nouveaux sujets. Il souligne ceci : ce qui a pris quatre millénaires à se réaliser en Europe, quatre siècles à Cuba, a eu une transformation extrêmement rapide et violente en Amérique.

La transculturation a évolué au fil des années, engendrant de nouvelles significations. L’écrivain canadien d’origine italienne Fulvio Caccia rapporte une acception, « employé comme adjectif dans les milieux cliniques nord-américains, pour désigner un certain type de psychiatrie devenue aujourd’hui, ô hasard !, “ethnique” ». Le pionnier - George Devereux - « l’applique dès 1951 au cas d’un Amérindien déchiré entre son origine et la société de consommation américaine émergente » (Caccia, 1997, p. 131-132).

Dans la culture, et plus spécifiquement comme phénomène littéraire, il faut citer la transculturation narrative, créée par le critique uruguayen Ángel Rama (1926-1983) dans les années 1970, ainsi que la notion de transculture introduite au Québec par des écrivains d’origine italienne dans la revue Vice Versa, dans les années 1980 (il est à signaler qu’ils étaient au courant du travail de l’anthropologue Fernando Ortiz, mais ne mentionnaient pas celui de Rama). L’immigrant d’ascendance italienne a un rapport à la langue française différent de celui du Québécois de souche : d’un côté, il perd sa langue originelle ou sa langue mythique (l’italien), de l’autre il ne vit pas le même dilemme de rupture avec la France. Son rapport au territoire et à la colonisation est aussi différent, car « l’immigration étant une colonisation à l’envers, l’intellectuel immigrant n’aura donc pas à effectuer, à l’instar du Québécois de souche, un retour sur soi, puisqu’il sait qu’il perdra sa langue et sa culture » (Caccia, 1997, p. 65). La crise identitaire de l’écrivain migrant passe par la perte du pays natal et par l’adaptation au pays d’accueil ; il se trouve entre la malléabilité des enfants nés dans le nouveau pays et l’inflexibilité des parents encore enracinés dans le vieux pays. « Cette déculturation débouche sur le manque, le vide, la crise, le fantasme du retour [...] cette thématique du vide et du désarroi n’a pas encore sa véritable correspondance [236] formelle » (Caccia, 1997, p. 65).

Métissage - Créolité / Créolisation

Dans le monde francophone (surtout antillais), le métissage est assimilé au terme de créolité, introduit par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans le livre Éloge de la créolité (1989), texte performatique qui a été présenté dans une conférence au Festival Caraïbe de la Seine-Saint-Denis le 22 mai 1988. En effet, quand ils affirment dans le premier paragraphe : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles » (1989, p. 13), ils annoncent que la créolité est homologue au métissage (à la fois biologique et culturel).

La Créolité est l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol. Pendant trois siècles, les îles et les pans de continent que ce phénomène a affectés, ont été de véritables forgeries d’une humanité nouvelle, celles où langues, races, religions, coutumes, manières d’être de toutes les faces du monde, se trouvèrent brutalement déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent réinvinter la vie (1989, p. 26).

Cependant ils refusent cette association, car ils comprennent le métissage comme une synthèse, une unicité, ce qu’ils refusent pour la créolité.

Du fait de sa mosaïque constitutive, la Créolité est une spécificité ouverte. Elle échappe ainsi aux perceptions qui ne seraient pas elles-mêmes ouvertes. L’exprimer c’est exprimer non une synthèse, pas simplement un métissage, ou n’importe quelle autre unicité. C’est exprimer une totalité kaléidoscopique, c’est-à-dire la conscience non totalitaire d’une diversité préservée (1989, p. 27-28).

L’usage de la langue française est une question centrale dans la problématique de la créolité comme dans la transculturation narrative, la transculture et le métissage. Les signataires de l’Éloge de la créolité affirment à propos de la langue française :

[237]

Nous l’avons conquise, cette langue française. Si le créole est notre langue légitime, la langue française (provenant de la classe blanche créole) fut tour à tour (ou en même temps) octroyée et capturée, légitimée et adoptée. La créolité, comme ailleurs d’autres entités culturelles a marqué d’un sceau indélébile la langue française. Nous nous sommes approprié cette dernière. Nous avons étendu le sens de certains mots. Nous en avons dévié d’autres. Et métamorphosé beaucoup. Nous l’avons enrichie tant dans son lexique que dans sa synyaxe. Nous l’avons préservée dans moult vocables dont l’usage s’est perdu. Bref, nous l’avons habitée. En nous, elle fut vivante. En elle, nous avons bâti notre langage [...] (1989, p. 46-47).

Édouard Glissant (1990, p. 103) a critiqué la notion de créolité arguant qu’elle exprimerait une essence, comme la négritude, la latinité, la francité ; ainsi il a préféré plutôt parler de créolisation afin de mettre en relief l’idée de processus. Il faut éclaicir que Glissant avait déjà fait des remontrances à la négritude, la trouvant essentialiste et trop tournée vers l’Afrique, et dans ce sens, pas assez ancrée dans la réalité antillaise. Il voyait la créolisation comme le processus de transformation du monde contemporain postulant que les Européens constituent des peuples ataviques parce que leur créolisation est de longue durée alors que les peuples de la Caraïbe seraient composites parce qu’ils sont en train de se créoliser, à savoir, en Amérique on a fait irruption dans la modernité sans avoir passé par le même temps long.

Il essaie d’établir une différence entre métissage et créolisation : le métissage serait pour lui une rencontre de deux différents qui aboutit à une synthèse tandis que la créolisation aurait

une dimension inédite qui permet à chacun d’être là et ailleurs, enraciné et ouvert, perdu dans la montagne et libre sous la mer, en accord et en errance.

Si nous posons le métissage comme en général une rencontre et une synthèse entre deux différents, la créolisation nous apparaît comme le métissage sans limites, dont les éléments sont démultipliés, les résultantes imprévisibles. La créolisation diffracte, quand certains modes du métissage peuvent concentrer une fois encore (Glissant, 1990, p. 46).

[238]

À l’encontre de cette affirmation de Glissant, François Laplantine (2005) considère que le métissage doit être conçu comme un long processus - un devenir - qui n’aboutit jamais à une synthèse et qui est totalement imprévisible et mobile. Dans un texte plus récent (1999), Glissant remarque que la nouvelle approche du métissage - plus métaphorique et plus proche de l’hybridisme - a aboli le métis (le bâtard). Comme le métissage lui répugnait (à mon avis) justement à cause de l’existence du métis, maintenant le métissage lui paraît moins indigeste.

Dans ce contexte, le métissage n’apparaît plus comme une donnée maudite de l’être, mais de plus en plus comme une source possible de richesses et de disponibilités. Mais je crois qu’à mesure que le métissage se généralise, c’est la catégorie du métis qui, elle, tombe (Glissant, 1999, p. 49).

La logique métisse de François Laplantine

François Laplantine considère que le métissage constituerait « une voie médiane entre la fusion totalisante de l’homogène et la fragmentation différentialiste de l’hétérogène » (Laplantine apud Levy, 2002, p. 152). Ainsi, dans le multiculturalisme et le différentialisme de l’Amérique du Nord, on est en deçà du métissage alors que dans la fusion totalisante de la France, qui aspire à l’homogène, on est au-delà du métissage. Il place la logique du métissage dans ce que Deleuze appelle « une conjonction disjonctive », c’est-à-dire, dans le domaine du paradoxe. Le métissage chez Laplantine est un philosophème assez fluide qui s’oppose à toute pensée catégorielle et classificatoire et qui essaie de rendre compte de processus de contamination et de mélange aussi bien chez Proust que dans la peinture de Rothko. Pour lui le processus de métissage n’est pas constitué « d’emprunts » mais plutôt de « transmutations » de ce que l’on reçoit. Dans ce sens, il est irréductible à la somme des « composantes » premières - considérées comme premières soit en termes chronologiques, soit en termes ontologiques. La logique métisse serait celle d’une « multiplicité en devenir » et, par conséquent, il ne s’agit pas d’une « accumulation » qui aboutirait à la formation d’une « totalité », mais plutôt d’une « tension », qui définit une variation de « tonalité », « d’intensité » ou de « rythmicité » (Laplantine, 2005, p. 9).

[239]

La syntaxe du métissage pour Laplantine « s’apparente aux petits liens de la parataxe, une syntaxe de l’alternance et de l’entre-deux dans laquelle s’effectue tout un travail de la mémoire et du langage ». La conception du métissage de Laplantine doit être assimilée, selon lui, à celle du rhizome (Deleuze), du branchement (Amselle), du tiers-espace (Homi Bhabha), voire de l’hybridation (en Amérique du Nord) (Laplantine, 2005, p. 11). Le métissage doit être vu comme un processus, comme une successivité, et les verbes se conjuguent donc au gérondif. Certains pays ne fonctionnent pas dans la logique métisse mais plutôt dans la logique de la simultanéité : aux États-Unis, il y a tolérance — dans ce cas on est sur le terrain de la juxtaposition, de la coexistence, c’est-à-dire, on est en deçà du métissage ; en France, il y a désir d’assimilation — dans ce cas, on est sur le terrain de l’intégration, de l’absorption, c’est-à-dire, on cherche à éliminer la différence pour arriver à l’homogéneité, on est donc au delà du métissage.

Pour conclure, on pourrait dire que ces quatre termes - métissage, transculturation, hybridisme et créolisation - sont homologues et s’appliquent à des situations de rencontre et de choc de cultures dont il ne faut pas oublier les violences et les traumas impliqués par le déracinement, la perte de langues et de traditions, phénomène qui est intrinsèque à toutes les sortes de colonisation. Il ne faut pas oublier non plus que chaque terme a une histoire liée à une région. Par conséquent, si les Antillais n’aiment pas parler de métissage et préfèrent à ce mot celui de créolité ou de créolisation, au Brésil ces deux termes ne seraient pas viables, car le mot « crioulo » désigne, de manière péjorative, le Noir. En Amérique hispanique, par contre, le mot « criollo » a toujours désigné les descendants d’Espagnols nés au Nouveau Monde, comme d’ailleurs dans la Caraïbe francophone du 19e siècle. Joséphine de Beauharnais, qui allait devenir impératrice de France après son mariage avec Napoléon, était connue comme la « jeune Créole » lorsqu’elle quitta la Martinique pour s’installer à Paris. Mais naturellement les mots évoluent, se ressemantisent et acquièrent d’autres significations. Ainsi le mot créole désigne, de nos jours, le monde des Noirs aux Petites Antilles francophones : aussi bien leur langue créole que toute la tradition d’oralité traditionnelle (notamment les contes) exprimée en créole, dans laquelle puisent les écrivains liés à la créolité/créolisation. De toute façon, tous les termes en question sont piégés dans la mesure où, à l’origine, ils rendaient [240] compte d’un rapport inégal.

Les métissages aujourd’hui

Lorsque, vers la fin du 20e siècle, on a commencé à parler de métissage culturel dans le monde pour désigner les mélanges effectués dans les sociétés multiculturelles qui préservent leurs groupes « ethniques » dans des sociétés mosaïques. Dans les pays anglophones, le terme métissage a été remplacé par les termes hybridité et hybridisme. Le monde se métisse ou se créolise ou s’hybridise, les rencontres interculturelles ou transculturelles sont une réalité.

Si, au long de la colonisation, on a parlé de syncrétisme religieux, avec l’apparition de cultes afro-américains dans la grande Caraïbe tels le candomblé au Brésil, le vaudou en Haïti et la santeria à Cuba, aujourd’hui ces religions s’étendent à d’autres régions du Brésil, par exemple, et Blancs et Noirs, descendants des différentes vagues d’immigration, s’initient aux cultes afro-américains. Avec les migrations des peuples du Sud vers les pays du Nord, de nouveaux phénomènes surgissent, comme, par exemple, la transposition de fêtes dans les pays d’accueil des immigrants. On peut en citer quelques-unes : le lavage du parvis de l’église de la Madeleine à Paris, à l’imitation du lavage des escaliers de l’église du Seigneur du Bonfim à Salvador, interdit ou censuré pendant si longtemps à Bahia, et finalement accepté par l’Eglise catholique, qui maintenant ouvre les portes de l’église aux fidèles du candomblé. Les carnavals brésiliens et antillais se font dans des villes comme Londres et New York. Toutes les occasions sont bonnes pour que les migrants latinos aux États-Unis se fassent remarquer soit à cause des matchs de football, soit pour célébrer une fête nationale, qui chez eux leur paraissait bien fade. La « capoeira », combat qui du fait d’avoir été interdit pendant longtemps au Brésil est devenu une sorte de danse, aujourd’hui, peut être apprise en France, de même que le jiu-jitsu et tant d’autres luttes asiatiques ou brésiliennes. La musique est peut-être le terrain où les frontières sont les plus souples : la world music ou le jazz (au Festival de Montreux ou de Montréal) n’ont pas un sens strict, les termes deviennent trés étendus. Un musicien de choro, musique assez traditionnelle du Brésil d’origine portugaise mais déjá hybridisée tant à sa naissance que ces derniers temps, peut très bien se présenter à un festival de jazz. Au [241] Japon, il y a une véritable prolifération de musiciens qui jouent et chantent de la musique brésilienne. Jusqu’aux années 1970 on parlait de l’américanisation du monde, de l’homogénéisation ou de la macdonaldisation, mais aujourd’hui on peut se demander : d’où vient l’engoûment des Japonais pour la musique du Brésil, pays assez périphérique, qui est bien loin de constituer une puissance, surtout en Asie, où il n’aurait aucune raison de rayonner ? Qu’est-ce qui amène un jeune homme français à vouloir jouer à la « capoeira » ?

García Canclini, dans son livre Las culturas híbridas, montrait qu’il n’y a pas de frontière entre les cultures dites traditionnelles et les cultures médiatiques ou de masse, entre la haute culture et la basse culture. Les artefacts que les Indiens vendent aux touristes aujourd’hui au Mexique ne sont pas « purs », ils ont été recyclés, hybridisés ; sans doute quelques-uns d’entre eux sont de formation très récente et correspondent au goût des clients. De même la religion catholique des Mexicains ou des Péruviens est une formation syncrétique à l’instar des cultes afro-américains. Le livre de Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : the New Mestiza (1987), annonçait déjà l’importance du métissage et du rôle de la Mestiza, comme elle dit (toujours en espagnol) et la manière dont la langue elle-même s’hybridise.

La nouvelle Mestiza développe une tolérance envers les contradictions, une tolérance envers les ambiguités. Elle apprend à être Indienne dans la culture mexicaine, à être Mexicaine d’un point de vue anglo-américain. Elle apprend à équilibrer les cultures. Elle a une personnalité plurielle, elle opère d’un mode pluraliste ¬ rien n’est mis de côté, le bon, le mauvais, le laid, rien n’est rejeté, rien n’est abandonné (Anzaldúa, 2005, p. 706, nous traduisons).

Cette vision plurielle et pluraliste, cette double ou triple appartenance, et surtout l’expression de la tolérance demontrée par Gloria Anzaldúa, seraient le côté positif du métissage dans le monde contemporain. Je crois que les migrants qui sont allés vers les pays du Nord ont déjà compris la richesse de cette pluralité ; il reste peut-être aux Européens de souche et aux WASP Nord-américains à le comprendre.

[242]

Références bibliographiques

Anzaldúa, Gloria. « La conciencia de la mestiza / Rumo a uma consciência », Estudos feministas, Florianópolis, 13(3), setembro-dezembro/2005, p. 704-719, en ligne :
[http://www.periodicos.ufsc.br],
consulté le 22 octobre 2009.

Benítez Rojo, Antonio. La isla que se repite, Barcelona, Editorial Casiopea, 1998.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 27 janvier 2022 19:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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