RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Mémoire de l’esclavage en Haïti. Entrecroisement des mémoires et enjeux de la patrimonialisation. (2016)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean Ronald AUGUSTIN, Mémoire de l’esclavage en Haïti. Entrecroisement des mémoires et enjeux de la patrimonialisation. Thèse de doctorat en ethnologie et patrimoine, Université Laval, Québec, 2016, 543 pp. Sous la direction de Laurier Turgeon. Membres du jury: Laennec Hurbon, Maximilien Laroche et Hérold Toussaint. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 17 avril 2019 de diffuser sa thèse de doctorat, en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Mémoire de l’esclavage en Haïti.

Introduction

Les débats sur le passé colonial esclavagiste à la veille de la commémoration du bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti en 2004 ont été des plus vifs, au point de compromettre la fête. Tout le monde y a participé – acteurs institutionnels, membres de la société civile organisée, citoyens, intellectuels. Nombreux et variés, les participants se sont emparés des médias et les débats sur ce sujet, tant sur le plan national qu’international, ont envahi l’espace public. Le président Jean Bertrand Aristide, en avril 2003, a exacerbé les tensions en demandant « réparation » à la France, d’une part pour les Haïtiens en tant que descendants des victimes de la traite négrière et de l’esclavage, et de l’autre pour la restitution des indemnités qu’Haïti avait versées pour que son indépendance soit reconnue par la France. En effet, le 3 juillet 1825, le capitaine de vaisseau Armand de Mackau, en mission à Port-au-Prince, s’était chargé d’informer le président Jean-Pierre Boyer des exigences du roi Charles X en échange de cette reconnaissance[1]. Selon le roi, Haïti devait payer « 150 millions de francs-or »[2] pour dédommager les colons dont les biens avaient été détruits ou brûlés lors de la guerre d’Indépendance haïtienne. 1825 est la date à laquelle le président Jean-Pierre Boyer a accepté officiellement de payer le dédommagement ; jusqu’en 1883, Haïti a versé finalement 90 millions de francs-or[3] après une réduction de la somme préalablement exigée.

Au même moment, Haïti connaissait en 2003 des troubles violents qui ont conduit au renversement du président Jean-Bertrand Aristide le 29 février 2004, interprété comme une conséquence de sa démarche mémorielle, de sa velléité anti-impérialiste et de sa vision populiste. Quelles qu’en aient été les causes directes ou indirectes, ces émeutes sont venues [2] compromettre la commémoration du bicentenaire de la libération nationale, le 1er janvier 2004. Le président Jean-Bertrand Aristide était conscient que le travail de mémoire sur l’esclavage s’accompagne toujours de graves conséquences politiques et sociales[4]. Bien que cette thèse ne soit pas une étude de cet événement particulier, elle en tient compte pour montrer comment la demande du président Aristide a subitement relancé le débat sur la mémoire de l’esclavage dans l’espace public haïtien. Elle démontre aussi à quel point ce débat est sensible, voire explosif, en Haïti.

Dans ce contexte, les objets, les lieux et les traces du passé colonial qui émaillent le territoire national haïtien ont interpellé notre conscience intellectuelle. Nous avons voulu en savoir davantage sur la mémoire des habitations coloniales, foyers par excellence de l’esclavage : notre recherche sur l’habitation Gérard aux Cayes, terminée en 2009 pour l’obtention de notre diplôme de maîtrise en « Histoire, mémoire et patrimoine », a été l’occasion d’établir des liens avec les communautés locales, de déceler les rapports que les habitants entretiennent avec le site et le passé colonial esclavagiste, et de recueillir les avis des visiteurs. Nous avons alors constaté que l’esclavage et sa mémoire préoccupent encore les Haïtiens. Les habitants s’en servent pour dénoncer les situations de misère et de mauvaise gestion du pays. Ils en font des outils de revendication, mais aussi des symboles de fierté.

À la suite de cette monographie, nous avons voulu par cette nouvelle étude élargir nos perspectives et explorer la mémoire de l’esclavage dans les régions du nord, de l’ouest et du sud, choisies en raison de leur poids historique et culturel, mais aussi parce qu’elles regroupent la plupart des vestiges coloniaux. En effet, depuis les années 1980, nous avons assisté dans plusieurs régions du pays à la création d’associations et de clubs du patrimoine[5]. Des visites ponctuelles de lieux, des projets de musées, des demandes sectorielles et locales de préservation de tel lieu ou encore d’inscription au calendrier des [3] commémorations nationales de telle date jugée importante sont également à signaler. Les populations locales ont essayé avec les moyens du bord, tant bien que mal, d’alimenter cette mémoire par des actions patrimoniales. Il nous paraît nécessaire et utile, après plus de deux cents ans d’existence de la Nation haïtienne, de nous pencher sur le réseau complexe des mémoires de l’esclavage. Il convient alors de chercher à comprendre ce qui a marqué, ce qui a été transmis, conservé, rejeté, refoulé, ce qui est mobilisable et mobilisé, dans quelles circonstances et avec quels objectifs.

Cette thèse vise à mieux comprendre les mémoires et les débats qui travaillent la société haïtienne en les inscrivant dans une approche de patrimoine mémoriel. Il s’agit plus précisément de nous interroger sur les mémoires de l’esclavage en réfléchissant aux enjeux de leur patrimonialisation en Haïti. La matière est riche. Les lieux, les objets et les pratiques culturelles et cultuelles qui la supportent sont divers. En raison de la particularité d’Haïti dans l’histoire générale de l’esclavage, nous pensons qu’une telle étude pourrait apporter une contribution significative au champ en expansion des études sur les mémoires de l’esclavage.

Nous avons tenu compte des acteurs sociaux, des pratiques sociales et culturelles (la musique, la danse, la langue créole, les pratiques gastronomiques, politiques, religieuses), des discours, des perceptions collectives des traces matérielles comme des vestiges d’habitations coloniales et de fortifications, et d'autres « objets-témoins ». Ces matériaux nous aident à comprendre le pourquoi du silence, du refus, des occultations ou de l’appropriation, ou encore de la réappropriation de représentations construites du passé colonial esclavagiste en Haïti.

Les enjeux de la patrimonialisation ont été dégagés, d’une part en les considérant dans la durée, par l’analyse des politiques culturelles qui ont été adoptées, et d’autre part, en les observant dans la synchronie, à travers ce qui se fait et les déclarations des participants à l’enquête. Une fois ce travail réalisé, nous avons pu dévoiler des perspectives en tenant compte des multiples interrogations actuelles (quelles sont les mémoires de l’esclavage retenues ou entretenues ? Pourquoi ? Comment influencent-elles la vie sociale et politique [4] haïtienne ?) et des projets internationaux intersectoriels et transdisciplinaires engagés (Route 2004, Route de l’esclavage de l’UNESCO) qui peuvent susciter une prise de conscience nécessaire et contribuer à la construction d’un consensus sur le traitement de la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage[6].

L’objet mémoriel et patrimonial de l’esclavage nous porte également à considérer la notion de la « mémoire » souvent controversée, occultée ou frappée d’amnésie collective. Bogumil Jewsiewicki insiste à juste titre sur le fait que la  mémoire de l’esclavage est un enjeu majeur de la société haïtienne qui concerne tout le monde : « autant les descendants de maîtres ou des négriers que ceux d’esclaves partagent aujourd’hui cet univers […] »[7]. La mémoire n’est pas l’exploration du passé. Elle se vit au présent. En tant qu’ethnologue, nous devons nous efforcer de décrire, si possible « d’élucider ses manifestations contemporaines »[8]. Qui plus est, cette mémoire n’est pas stable et figée, elle est « le résultat d’un processus de re-catégorisation continue »[9].

Nous sommes allé au-delà d’une simple identification de la mémoire de l’esclavage. Nous cherchons à savoir comment elle est patrimonialisée, comment elle est utilisée pour fabriquer du patrimoine, ce qui nous permettra d’appréhender la façon dont les Haïtiens l’utilisent. L’étude de la patrimonialisation de cette mémoire nous permet, en effet, de savoir comment les populations se l’approprient pour se construire et se reconstruire.

Selon Dominique Poulot, le patrimoine est « un phénomène apparu sur les ruines de la mémoire vivante » ; il s’agit donc d’un « lamento funèbre»[10]. La mémoire ne fait pas qu’alimenter le patrimoine ; elle le transforme, le met en mouvement, en fait un lieu de consensus de groupes d’intérêts divers, plus encore un processus de conciliation et de [5] réconciliation, et elle contribue ainsi au « vivre ensemble ». À partir de cette considération, l’analyse de la société haïtienne de l’après-1804 nous amène, comme le conseille Laurier Turgeon, à « décentrer le patrimoine en mettant l’accent sur le mouvement, les mutations et les mélanges »[11] pour bien comprendre les mécanismes de son fonctionnement.

Considérant l’émergence des « études patrimoniales » depuis la décennie 1990, nous avons sollicité l’ethnologie pour ses méthodes (techniques d’enquêtes de terrain, méthode de collecte et d’interprétation des données) et pour ses sources diverses (sources orales, écrites, audiovisuelles, iconographiques) afin d’éviter d’aboutir à des conclusions portant sur un discours officiel et légitimé. Les stigmates de l’esclavage dans les sociétés et les orientations de la valorisation des mémoires ne sauraient être mieux analysés qu’au carrefour de l’interdisciplinarité. Déjà, Christine Chivallon prône leur contribution à une « anthropologie de la Caraïbe »[12]. Les termes « esclavage » et « mémoire » sont abordés en regard de la notion de « patrimoine » qui bénéficie à la fois du sens matériel et de la perception immatérielle, car comme le soutient Dominique Poulot, « le patrimoine au tournant des XXe et XXIe siècles doit contribuer à révéler à chacun son identité, grâce au miroir qu’il fournit de soi et au contact qu’il permet avec l’autre... »[13]. Il faut donc inscrire le patrimoine au cœur de « l’activité communicationnelle »[14] et sociale pour le « vivre ensemble ».

Organisation de la thèse

La notion de « mémoire de l’esclavage » a été peu explorée dans la perspective du patrimoine. Son caractère immatériel, fictif, subjectif – voire controversé – peut expliquer la posture des chercheurs. Cette thèse vise à démontrer à travers les mémoires multiples de l’esclavage en Haïti comment le matériel est porteur d’une immatérialité qui le façonne. [6] Ainsi, nous voyons la mémoire, et entre autres la mémoire de l’esclavage, comme un patrimoine puisqu’elle révèle des dimensions particulières (culturelles, sociales, politiques, identitaires, etc.) des sociétés anciennement mises en esclavage qui la modèlent et la transmettent. En Haïti, elle a été trop longtemps évacuée ou cachée. Il faut la ressusciter pour combattre l’oubli.

La mémoire de l’esclavage doit contribuer à la promotion du « vivre ensemble », à l’affirmation et à la promotion de la culture pour arriver à apaiser les tensions sociales et politiques. En tant que chercheur, notre défi est de bien lire, de comprendre, d’entendre, d’interpréter et d’analyser pour trouver des réponses à nos questions. Ainsi les chapitres composant cette thèse se complètent pour résoudre chacun une partie du problème d’ensemble.

Bien qu’elle soit vivante, la mémoire de l’esclavage telle qu’elle a été construite par les élites haïtiennes ne facilite pas sa mise en patrimoine. Les discours et les commémorations officiels noient les conséquences et les expériences sociales de l’esclavage telles qu’elles sont perçues et vécues par les masses populaires. Cette situation rend encore plus complexes les rapports mémoriels et entraîne l’amnésie nationale d’un héritage historique et culturel évoqué comme fondateur de la nation haïtienne. Notre premier chapitre intitulé « Problématique des mémoires de l’esclavage en Haïti : théorie et méthodologie » ouvre la voie à la présentation de la problématique d’ensemble de la thèse et aux implications méthodologiques au regard de la vision ethnologique et de l’approche patrimoniale retenue. Il expose les réflexions théoriques et la dimension conceptuelle de la patrimonialisation des lieux de mémoire. Il présente aussi un bilan critique des recherches déjà publiées, consacrées à la thématique de la « mémoire» pour mieux situer la contribution de notre étude sur les mémoires de l’esclavage.

Pour comprendre les enjeux de la problématique mémorielle de l’esclavage en Haïti, nous les avons analysés dans l’univers des études sur la mémoire et sur l’histoire de l’esclavage transatlantique marqué aussi par le silence, l’amnésie et la multiplication des commémorations. Il faut examiner également les efforts de revendication, de [7] reconnaissance et de pardon accompagnant l’émergence des études sur l’esclavage et ses mémoires qui imposent aujourd’hui des modalités de transmission et de patrimonialisation à travers le monde. Dans le deuxième chapitre intitulé « Esclavage : entre histoire et mémoire », nous faisons état de l’organisation et du développement du système esclavagiste dans le contexte mondial et colonial européen. Il présente aussi des initiatives de patrimonialisation dans les pays impliqués dans l’esclavage transatlantique.

Les discours relatifs à l’histoire de l’esclave et à ses mémoires sont souvent instrumentalisés, soit pour présenter un imaginaire héroïque, soit pour conserver une posture victimaire de descendants d’esclaves. L’histoire, qui a toujours guidé dans ses premiers moments la construction d’un État, est quelque peu moins influencée que la mémoire par les élites politiques et intellectuelles. Haïti ne fait pas exception à cette règle. Le troisième chapitre intitulé « Mémoires de l’esclavage en Haïti : construction politico-historique, place dans l’Instruction publique et transmission » met en relief les premières actions et la genèse des entreprises mémorielles de l’esclavage en Haïti. Il présente une analyse critique des politiques culturelles haïtiennes qui touchent le patrimoine. Il fait ressortir aussi la place des mémoires de l’esclavage dans l’enseignement de l’histoire et l’identifie comme faisant partie des facteurs explicatifs de l’amnésie du passé colonial dans la société haïtienne. Ce chapitre aborde également l’influence et l’apport des intellectuels, notamment des écoles historiques haïtiennes, dans la fondation des figures représentatives d’un « nationalisme héroïque »[15] comme choix mémoriels officiels relativement à l’esclavage. Une présentation analytique du travail de mémoire et de la transmission des représentations de l’esclavage en Haïti complète le chapitre. 

En Haïti, les élites dirigeantes exercent leur emprise sur la question mémorielle de l’esclavage. Cette mémoire souvent instrumentalisée et contrôlée travaille les rapports sociaux et modèle les perceptions des lieux matériels.  Ainsi, les « Usages sociaux des mémoires de l’esclavage en Haïti » se sont imposés comme thème du quatrième chapitre. Ils varient selon les catégories sociales, et leur analyse nous permet de mieux élucider leur [8] place dans l’espace public. Ce chapitre débute par une présentation analytique des mémoires de l’esclavage dans la littérature haïtienne à travers des textes choisis. Ensuite, une étude de la mise en œuvre sociopolitique de ces mémoires et de leur exposition dans l’espace public haïtien est réalisée. Le débat porte également sur la question de couleur comme conséquence de l’esclavage et sur la gestion des pouvoirs publics en Haïti.

La perception des lieux-cadres des mémoires de l’esclavage dans l’espace public haïtien apparaît comme un outil indispensable à la compréhension de leurs usages sociaux. Ces lieux sont au cœur de la construction mémorielle haïtienne et servent d’ingrédients aux pratiques culturelles qui en découlent. Dans le cinquième chapitre intitulé « Perception des mémoires de l’esclavage dans les lieux matériels : habitations coloniales et fortifications », nous cherchons à déterminer les mémoires que supportent ces lieux et leur place dans les entreprises mémorielles. Les habitations et les fortifications sont étudiées comme des institutions à la fois coloniales et nationales porteuses de mémoires qui se conjuguent dans la construction de la nation haïtienne. Elles ont marqué leur temps et ont continué à expliquer le passé et le présent haïtien.

Aujourd’hui, les formes de ritualisation des pratiques culturelles sont perçues comme des éléments fonctionnels des sociétés. Dans le cas des mémoires de l’esclavage en Haïti, les  pratiques qui en découlent montrent à quel point elles sont vivantes, comment les individus les vivent et combien elles déterminent leur quotidien. L’opérationnalisation de ces pratiques exprime la vivacité et la légitimité perçues dans le culte du vodou, les danses, les musiques, les pratiques alimentaires, etc. Leur valorisation pourrait entraîner aussi le développement d’un tourisme culturel. Il est impératif de les étudier d’abord pour pouvoir mieux établir la typologie des mémoires, identifier les polémiques et faire ressortir les enjeux par la suite. En effet, le sixième chapitre intitulé « Pratiques et formes d’expressions liées aux mémoires de l’esclavage : éléments d’une identité »  est  consacré à l’identification de pratiques culturelles qui peuvent être retenues comme des résultantes du passé colonial esclavagiste. Leur participation à la construction identitaire haïtienne s’inscrit dans un compromis entre la fierté et la gêne. Le vodou, avec ses pratiques, y est étudié à côté du catholicisme, comme des patrimoines religieux de la colonisation esclavagiste. Certaines pratiques alimentaires ont été également traitées comme des savoir-faire [9] issus de la résistance à l’esclavage et de la lutte perpétuelle pour la survie en Haïti. Enfin, une analyse des mémoires de l’esclavage dans les événements commémoratifs et la valorisation de quelques lieux liés à l’esclavage est effectuée en vue de présenter de manière critique les actions mémorielles en cours.

La situation patrimoniale actuelle des lieux matériels, des usages sociaux et des pratiques culturelles en Haïti ne permet pas de restituer collectivement  les mémoires de l’esclavage dans une approche transatlantique et nationale. Elle ne permet pas non plus de concilier les réalités sociales et les marqueurs identitaires du présent avec la mise en mémoire du passé colonial. Les enjeux sont considérables. Dans le septième chapitre intitulé« Interprétations et enjeux pour comprendre la patrimonialisation des mémoires de l’esclavage en Haïti», une confrontation des sources est effectuée pour dégager une vision plus complète de la mémoire collective haïtienne de l’esclavage. Les termes récurrents identifiés sont utilisés pour dégager des variables en vue de construire une typologie de la mémoire de l’esclavage, pour présenter les polémiques et pour dévoiler les enjeux que peut susciter leur patrimonialisation. Ce faisant, nous avons réussi à les interpréter pour faire ressortir les rapports dialogiques qu’ils développent.

À un moment où les débats sont très animés sur le développement de la connaissance du passé colonial et sur le moyen d’en tirer des enseignements pour l’avenir, il nous faut revisiter les réalisations en vue de les intégrer à une démarche  internationale de valorisation des luttes contre l’esclavage et ses conséquences. En effet, la patrimonialisation des mémoires de l’esclavage implique aujourd’hui les efforts conjugués des acteurs nationaux et internationaux, l’intervention des expériences des communautés locales, l’interprétation des sources orales, la considération des expositions d’objets tangibles dans l’espace public et les pratiques culturelles. Dans cette veine, le huitième chapitre intitulé « Définition universelle d’une patrimonialisation des mémoires de l’esclavage en Haïti » est consacré à une analyse critique des projets de patrimonialisation comme la « Route 2004 », et la « Route de l’esclave », de leur application en Haïti et des enjeux qui les accompagnent. Les travaux réalisés par le comité national haïtien de la « Route de l’esclave » et son application ont été examinés. Ce chapitre se propose aussi [10] de dégager des pistes pour une patrimonialisation des mémoires de l’esclavage que peuvent soutenir les vestiges des habitations coloniales et des fortifications dans une approche qui intègre la participation de tous les « acteurs »[16]. Car il faut utiliser le critère de consultation démocratique et privilégier celui de l’éducation[17]. Il soutient qu’Haïti est située au cœur des mémoires de l’esclavage pour une reconquête de l’humanité par la culture et par le patrimoine.

La patrimonialisation des mémoires est un moyen de reconnaissance de l’importance d’une transmission de la valeur mémorielle de lutte contre l’esclavage à partir d’Haïti. Ainsi que l’a souligné l’anthropologue Ira Lowenthal, « plus que la deuxième plus ancienne république du Nouveau Monde, plus même que la première république noire du monde moderne, Haïti fut la première nation libre d’hommes libres à apparaître dans la constellation naissante des colonies européennes de l’Occident, tout en leur résistant »[18]. Toute patrimonialisation et toute mise en valeur des mémoires de l’esclavage passant par Haïti pourraient avoir des répercussions positives sur la construction d’un monde de paix et un « mieux vivre ensemble » entre les peuples impliqués dans l’esclavage.



[1]Une ordonnance du roi Charles X datée du 17 avril 1825 avait reconnu officiellement l’indépendance de son ancienne colonie ; voir Jean-François Brière, « La France et la reconnaissance de l’Indépendance haïtienne : le débat sur l'Ordonnance de 1825 », French Colonial History, volume 5, 2004, p. 125.

[2] Leslie François Manigat, « En matière de dédicace », dans Témoignages sur la vie et l’œuvre du Dr. Jean Price Mars 1876-1956, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1956, p. 150-173 ; voir aussi Dr. Jean Price Mars, La République d’Haïti et la République Dominicaine. Les aspects divers d’un problème d’histoire, de géographie et d’ethnologie, nouvelle édition Tome I, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 2007, p. 209.

[3]Sur ce sujet, voir « Aux origines de la misère haïtienne. Un entretien avec l’historien Marcel Dorigny », 4 février 2010, http://www.humanite.fr/node/432331, consulté le 4 mai 2015 ; voir aussi Louis-Philippe Dalembert, « Haïti, la dette originelle », 25 mars 2010, http://www.liberation.fr/planete/2010/03/25/haitila-dette-originelle_617159, consulté le 5 mai 2015.

[4]Voir le discours solennel du président haïtien, Jean-Bertrand Aristide, le 7 avril 2003, qui commémore le bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture au fort de Joux en France. Durant cette commémoration, le slogan « Restitution, réparation » a été pour la première fois évoqué officiellement par le président Aristide.

[5]Nous pouvons mentionner, entre autres, l’Association touristique d’Haïti, la Fondation culture création, la FOKAL…

[6]Revue internationale des sciences sociales, « Le projet la route de l’esclave de l’UNESCO »,2/2006, n° 188, p. 205-209, en ligne, www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-sociales-2006-2-page-205.htm, consulté le 21 avril 2015.

[7] Voir Françoise Vergès, « Introduction », dans Françoise Vergès (dir.), Exposer l’esclavage. Méthodologies et pratiques (actes du colloque international en hommage à Édouard Glissant, 11, 12 et 13 mai 2011 au musée du Quai Branly), Paris, L’Harmattan, 2013, p. 9.

[8] Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2005, p. 114.

[9]Ibid., p. 13.

[10] Dominique Poulot, « Le sens du patrimoine, hier et aujourd’hui : note critique », Annales ESC, no 6, 1993, p. 1612.

[11] Laurier Turgeon, Patrimoines métissés. Contextes coloniaux et postcoloniaux, Paris, Maison des sciences de l’homme, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 18.

[12] À ce propos, voir Christine Chivallon, L’esclavage, du souvenir à la mémoire. Contribution à une anthropologie de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2012.

[13] Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, XVIIIe-XXIe siècle. Du monument aux valeurs, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 4.

[14] Jürgen Habermas, Idéalisations et communication. Agir communicationnel et usage de la raison, Paris, Fayard, 2006, p. 61.

[15] Voir Carlo Avierl Célius, « D’un nationalisme héroïque. Haïti et son panthéon national », conférence donnée  à l’Université Laval, 11 avril 2011, en ligne,https://vimeo.com/22572070, consulté le 13 février 2014.

[16] Les acteurs sont ici les communautés locales, les acteurs étatiques, l’UNESCO, les élites économiques et intellectuelles, les populations rurales et des zones défavorisées, etc.

[17] Dans son ouvrage, Gouverneurs de la rosée (Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1944), Jacques Roumain a soutenu cette idée qu’il appliquait à travers les consultations de Manuel auprès des paysans pour cultiver les terres et trouver l’eau au bénéfice de la communauté.

[18] Ira P. Lowenthal, « Haiti: Behind Mountains, More Mountains », Reviews in Anthropology, vol. 3, no 6, 1976, p. 656-669.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 juillet 2019 11:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref