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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Actes du colloque de l'ACSALF 1979,
LA TRANSFORMATION DU POUVOIR AU QUÉBEC. (1980)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir des Actes du colloque de l'ACSALF 1979, LA TRANSFORMATION DU POUVOIR AU QUÉBEC. sous la direction de Nadia Assimopoulos, Jacques T. Godbout, Pierre Hamel et Gilles Houle. Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1980, 378 pp. [Autorisation accordée par l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

La transformation du pouvoir au Québec.

Actes du Colloque de l’ACSALF 1979.

Introduction

L’ORGANISATION POLITIQUE
DU POUVOIR


[2]
[3]

“LES TRANSFORMATIONS DU POUVOIR
(1966-1980).”

Par Gérald FORTIN

Institut national de la recherche scientifique-Urbanisation
Université du Québec

En 1966, à l'occasion du colloque de la revue Recherches sociographiques, j'avais fait un certain nombre d'hypothèses sur la transformation de la structure du pouvoir au Québec. J'aimerais revenir sur ces hypothèses et examiner jusqu'à quel point elles se sont vérifiées, et dans quelle mesure il faut les transformer en 1979.

Il faut d'abord se rappeler qu'en 1966, nous étions à la fin de la phase exaltante de la Révolution tranquille. Révolution tranquille qui avait bouleversé considérablement sinon les règles du jeu, du moins les acteurs du pouvoir.

Après la grève d'Asbestos, le syndicalisme, et en particulier la C.T.C.C., était apparu comme le symbole et le porteur d'une libération de l'idéologie unitaire du nationalisme ruraliste et fermé sur lui-même. Plus encore que de Duplessis, qui lui aussi était un symbole, on voulait se débarrasser d'une religion sclérosante et sclérosée et d'une définition du moi collectif aliénante et dépassée.

Avec la Révolution tranquille, les valeurs et les forces du passé se sont effritées. Mais ce ne fut plus le syndicalisme qui incarna la libération, ce fut plutôt le gouvernement, l'État, grand acteur de la libération et de la modernisation. En particulier, ce fut l'ère des premiers grands fonctionnaires (le plus souvent diplômés des sciences sociales) rationalisateurs et planificateurs. Ce fut aussi le début de l'intervention massive et programmée de l'État dans tous les secteurs de la vie sociale et économique.

Mais surtout, la Révolution tranquille a été le creuset d'un nouveau nationalisme tourné vers l'avenir, la modernisation, la société post-industrielle. Il ne faut pas non plus oublier que ce [4] nouveau nationalisme a été d'abord vécu et ressenti par les grands commis et leurs auxiliaires avant d'être explicité par eux et par René Lévesque.

C'est dans ce contexte, encore mal digéré par les sociologues parce qu'il demeurait proche et que beaucoup d'entre eux y étaient fortement impliqués, que s'est déroulé le colloque de 1966.

C'est presque autant comme acteur que comme analyste que j'avais formulé les quatre hypothèses que je voudrais maintenant réexaminer. Mon point de départ était que la justification du pouvoir était de moins en moins la tradition et de plus en plus la rationalité. La compétence et surtout la connaissance devenaient le fondement des décisions et des affectations aux postes de décision.

Ce changement dans le fondement du pouvoir justifiait l'importance croissante des hauts et moyens fonctionnaires. La tradition souvent identifiée au nationalisme ruraliste était incarnée non seulement dans le clergé mais aussi dans les professions libérales et dans une grande mesure dans les hommes politiques. La rationalité, par ailleurs, était la reconstruction volontaire, sinon la construction, d'une société tournée vers l'avenir. Cette reconstruction, seuls les techniciens de la planification, les experts de la vie sociale et de la vie économique pouvaient en indiquer à la fois l'objectif et les moyens

Par ailleurs, l'État apparaissait comme le seul moyen d'opérer une modernisation orientée dans le sens désiré. C'était le seul instrument qui appartenait aux Québécois, la structure économique étant contrôlée en très grande partie par l'extérieur. L'État devait donc non seulement réformer le social (éducation, santé, bien-être, etc.), mais aussi bâtir une économie québécoise (électricité, aciérie, etc.).

C'est donc autant l'ampleur de la tâche confiée à l'État que le recours à la rationalité pour accomplir cette tâche qui assura aux commis de toute grandeur un pouvoir qui fut parfois très proche de l'établissement d'une technocratie au sens strict. On discuta publiquement non seulement du rôle des députés mais même de celui des ministres.

Par ailleurs, le projet de société des grands commis n'était pas toujours partagé par les instances politiques, surtout à la fin des années 60 et au début des années 70. La nécessité d'incarner ce projet dans un parti politique s'imposait si l'on ne voulait pas le voir avorter ou si l'on ne voulait pas usurper complètement le pouvoir. Le Parti Québécois réussit à réunir, non sans compromis, le projet des commis et de la classe moyenne instruite et rationnelle aux projets nationalistes plus linguistiques qui étaient apparus dans la région de Montréal.

[5]

Depuis l'avènement du PQ au pouvoir, la base du pouvoir reste la rationalité, mais l'instance politique semble avoir repris de la force par rapport aux grands commis, qui restent plus dans l'ombre quand ils ne sont pas complètement anonymes.

Ce nouveau partage du pouvoir entre commis et politiciens s'explique sans doute par la présence dans les cabinets des ministres de conseillers eux-mêmes experts et rationalisateurs, ce qui était relativement rare dans les gouvernements antérieurs. Il s'explique aussi et peut-être plus par le fait que beaucoup des ministres sont eux-mêmes d'anciens grands commis des gouvernements antérieurs. Ils ont enfin le pouvoir officiel et ne sont sans doute pas intéressés à l'abandonner à leurs nouveaux commis, qui ne sont pas nécessairement plus rationnels qu'eux.

Si la tradition a cédé le pas et même le pouvoir politique à la rationalité et à la connaissance, ces dernières n'auraient pas pour autant gagné complètement la partie. C'était, en effet, la deuxième hypothèse que je posais en 1966 : il existait une opposition entre deux types de connaissance — la connaissance abstraite des experts scientifiques et la connaissance concrète et vécue des experts du peuple, sinon du peuple lui-même.

Ces deux types de connaissance définissent parfois des moyens différents d'atteindre certains objectifs. Plus profondément, parce qu'elles s'appuient sur deux systèmes de valeurs divergents, leurs tenants ne sont pas nécessairement d'accord sur les objectifs.

Face aux techniciens toujours hantés de technocratie, le peuple veut pouvoir imposer ses objectifs et même ses propres cheminements vers les objectifs choisis.

Dès le début des années 60, plus l'État rationalisait les divers aspects de la vie sociale, plus il y eut des protestations, plus ou moins organisées, de la part de la population et des groupes populaires.

Dans certains cas, on rejetait toute élite. Les cultivateurs, par exemple, ne croyaient plus ni les curés qui les avaient entraînés dans une agriculture de subsistance, ni les agronomes qui voulaient tout réformer. Ce mouvement partiel s'est accentué à la fin des années 60 et même jusqu'à aujourd'hui. Plusieurs groupes populaires ont rejeté leurs animateurs diplômés qui, malgré leur bonne volonté idéologique, demeuraient des « intellectuels abstraits ».

Dans d'autres cas, on s'organisait (conseils régionaux, comités de citoyens, etc.) pour s'opposer aux vues globalisantes des fonctionnaires planificateurs et uniformisateurs. Cette opposition a pris parfois la forme de pressions sur les politiciens ou l'opinion publique. Elle a donné lieu, dans plusieurs cas, à la création d'organismes locaux plus capables que les institutions centralisées de répondre aux problèmes vécus au niveau local. Ces organismes autogérés ou [6] cogérés offraient de plus un pouvoir direct à la population, qui cessait d'être client pour devenir gérant de ses propres affaires. Cette création institutionnelle fut particulièrement forte à la fin des années 60.

Qu'en est-il en 1979 ? Après la flambée de la contestation du peuple contre les techniciens de la fin des années 60 et du début des années 70, cette revendication a beaucoup diminué. Par ailleurs, elle a changé de nature. On ne remet presque plus en cause la définition des objectifs ou même des moyens. On n'oppose plus la connaissance du vécu à la connaissance abstraite. On réclame de moins en moins la gestion de ses propres organismes.

De plus en plus, ce qu'on réclame, c'est d'être traité plus humainement comme client, c'est d'avoir plus de services ou plus d'argent.

Cette transformation peut sans doute s'expliquer par le fait que les techniciens de la planification ont reconnu le bien-fondé de la revendication du vécu, et l'ont canalisée dans des formes institutionnelles nouvelles mais partielles. Les projets locaux ont été financés par des programmes fédéraux ad hoc. Les organismes locaux ont été institutionnalisés dans les C.L.S.C, dans l'aide juridique, dans le financement des C.R.D., dans les comités d'école, etc.

On n'a pas redéfini de nouvelles règles du jeu entre le citoyen et l'État planificateur et fournisseur de services. Par des formules faussement décentralisées, on laisse croire à une plus grande responsabilité du citoyen, qui demeure enfermé dans un vécu de client dépendant.

Ceux qui commencent à réclamer la cogestion, sinon l'autogestion, ce sont maintenant les professionnels qui oeuvrent dans les organismes locaux et dont la présence a souvent été imposée par les techniciens planificateurs.

Ce fait nous amène à notre troisième hypothèse de 1966. En sus du conflit entre les experts techniciens et le peuple, c'est-à-dire entre le projet global de société et les projets locaux, nous avions prévu un conflit entre cette nouvelle élite et les élites traditionnelles représentées par le clergé et les professions libérales, c'est-à-dire entre le projet d'un Québec moderne et celui d'un Québec fidèle à son passé.

Nous devons reconnaître que ce conflit n'a presque pas eu lieu, à moins de faire une analogie trop facile entre élite traditionnelle et tenant du fédéralisme. Personne ne propose plus ou n'ose plus proposer une vision d'un Québec moins urbain, moins industriel, moins pluraliste, moins axé sur la consommation de biens et de services.

[7]

Cela ne veut pas dire que tout conflit entre élites a disparu. Il faut d'abord noter une opposition, vis-à-vis des nouvelles élites techniques, qui vient des détenteurs de pouvoir au niveau local. Cette opposition tend surtout à contrecarrer les projets de réforme qui touchent d'une façon ou d'une autre les institutions locales (municipalité, conseil de comté, commission scolaire). Les élus locaux et les fonctionnaires locaux sont réticents soit à partager leur pouvoir (conseil de quartier) soit à en déléguer une partie à une instance supérieure régionale. Ainsi, une partie importante du projet global des élites planificatrices a dû être mise en veilleuse et (ou) faire l'objet d'une stratégie étapiste.

La nécessité de passer de l’utopie à l’étapie ne s'est pas fait sentir seulement dans le domaine de la réforme des institutions, mais est apparue pour l'ensemble du projet global.

Par définition, les techniciens planificateurs sont utopistes. Étant très conscients des problèmes des divers secteurs d'activité, ils sont aussi conscients des interdépendances entre ces secteurs. Ils en viennent ainsi à acquérir une sorte de vision globale de la société, vision qui les conduit à chercher une solution globale, un projet global qui réoriente l'ensemble de la société. C'est dans ce sens qu'ils sont utopistes.

La première expression de l'utopie technicienne du Québec a été le programme du Parti Québécois. Sans doute ce programme est-il un compromis entre la vision (sinon la visée) des grands commis, les aspirations moins organisées de la classe moyenne instruite, et certains desirata du peuple. Il n'en reste pas moins que ce programme constitue un ensemble assez cohérent qui définit à la fois un projet de société et un moyen de réaliser ce projet, c'est-à-dire la souveraineté-association.

Si les techniciens planificateurs sont toujours utopistes, ils sont, par ailleurs, souvent forcés d'être étapistes. C'est vrai surtout lorsqu'ils doivent agir dans un cadre politique qui ne partage pas leurs projets. Commis d'un gouvernement ou d'un parti politique qui ont d'autres visées ou n'ont aucune visée précise, ils doivent composer et proposer des réformes partielles plus ou moins cohérentes entre elles, en espérant que le cumul de ces réformes finira par infléchir le cours de l'évolution de la société dans la direction désirée.

Lorsque, comme c'est le cas avec le PQ, le programme du parti coïncide en grande partie avec le projet des techniciens planificateurs, on pourrait s'attendre à ce que les techniciens au pouvoir cessent d'être étapistes pour jouer pleinement leur rôle d'utopistes.

Pendant une brève période, on aurait pu croire qu'il en serait ainsi (pendant qu'on préparait les dossiers). Mais, très tôt, le réalisme, [8] c'est-à-dire l'étapisme, a pris le dessus et l'on a été forcé d'échelonner le projet en réformes partielles sinon timides [1].

Nous avons évoqué plus haut le fait que cette conversion pouvait s'expliquer par la résistance des pouvoirs locaux. Mais cette explication n'est pas suffisante. Parmi les autres explications, il faut mentionner, même rapidement, le rôle qu'a joué le pouvoir économique.

Traditionnellement, les forces économiques ont tenu pour négligeable le gouvernement du Québec, qu'elles croyaient confiné aux seuls domaines social et culturel [2]. Avec l'arrivée du PQ au pouvoir, le projet des techniciens planificateurs devient le projet de l'État québécois. Ce projet est social et culturel ; il est aussi économique. Les techniciens, forcés à l'étapisme par les partis provinciaux traditionnels, peuvent devenir utopistes avec un projet qui touche directement les intérêts du pouvoir économique.

Alors que traditionnellement le pouvoir économique pouvait rester dans l'ombre tout en flirtant avec les partis fédéraux [3] ou para-fédéraux, ce pouvoir, après 1976, doit faire surface et combattre un projet qui est devenu menaçant. En sortant de l'ombre, les forces économiques ont amené de force le combat sur leur propre terrain, celui du présent, d'un présent fragile économiquement.

Ce qui « effrayait » le pouvoir économique, ce n'était pas la condition de l'utopie — il se moque de plus en plus des frontières et sait s'adapter aux exigences linguistiques ; c'est plutôt l'utopie qui était menaçante, et c'est l'utopie qu'il a réussi à faire mettre en veilleuse. Le PQ a dû présenter l'image rassurante d'un bon gestionnaire, pas trop socialiste, presque aussi centriste que les partis traditionnels. Ce faisant, le gouvernement péquiste a camouflé son étapisme global sous l'étapisme constitutionnel, en mettant de côté le projet global et en transformant la condition en objectif.

Cet adoucissement, sinon cette transformation, du projet global des techniciens planificateurs remet en question ma quatrième hypothèse de 1966. À savoir que les dés étaient pipés en faveur des commis technocrates.

À travers le PQ, ces techniciens planificateurs ont accédé au pouvoir ; mais ce pouvoir, ils ne réussissent pas à l'exercer dans sa plénitude et sont donc exposés à le perdre.

L'entrée en jeu plus ou moins explicite du pouvoir économique dans l'arène politique du Québec a forcé les techniciens planificateurs à tempérer leur projet et à partager leur pouvoir avec des forces qui sont le plus souvent externes au Québec. À ce niveau, leur pouvoir est bien fragile et ils sont loin d'avoir gagné la bataille.

Cependant, le pouvoir économique n'est pas le seul opposant àla conception du pouvoir et au pouvoir même des techniciens [9] planificateurs. Les élites traditionnelles locales constituent un dernier retranchement de la résistance des forces traditionnelles. Comme telle, cette résistance ne constitue pas un obstacle majeur au projet global des techniciens planificateurs. Seule force d'opposition, les élites locales ne réussiraient sans doute qu'à provoquer un étapisme partiel et temporaire et les réformes institutionnelles pourraient être en vigueur dans un avenir prochain. Cependant, cet étapisme partiel, s'ajoutant à l'étapisme global, sera probablement plus long. Même si les réformes institutionnelles intéressent peu les forces économiques puisqu'elles relèvent du domaine politico-social, ces forces économiques peuvent chercher des alliances avec les élites locales pour des fins stratégiques.

L'autre opposant possible au pouvoir des techniciens planificateurs était la population, qui, dans les années 60, opposait son vécu et son désir de contrôle aux visées abstraites globalisantes. De ce côté, les techniciens planificateurs semblent avoir gagné la bataille.

 La population n'invente presque plus rien. Les quelques inventions populaires sont, de plus, très souvent récupérées par des intellectuels encore plus désincarnés que les techniciens. D'ailleurs, presque toute la critique semble être passée à ces intellectuels de « gauche » incapables de traduire le vécu de la population. Cette critique relève beaucoup plus de l'univers technicien que de l'univers populiste.

Seule la consommation devient l'objet d'aspirations et de revendications. La population veut à la fois consommer plus (syndicalisme) et consommer mieux (associations de consommateurs). Le syndicalisme de la fonction publique et para-publique joue ainsi un rôle très ambigu. En axant ses revendications surtout sur le pouvoir d'achat, ce syndicalisme, qui toutefois se veut idéologique, fait le jeu du pouvoir économique et renforce la nécessité de l'étapisme. Il risque de plus de canaliser sur lui les revendications de la population contre l'appareil bureaucratique établi par les techniciens planificateurs.

En général, cependant, la population semble se résigner à l'emprise de cet appareil bureaucratique, semble ne plus croire qu'elle puisse se libérer de la domination de l'expert. En vingt ans, la population du Québec a appris à être dépendante de l'État et de ses techniciens. Il en résulte une résignation peut-être pire que celle qu'on a connue sous Duplessis. Ce n'est plus un homme qui nous écrase, c'est maintenant une machine qui, tout en devenant plus « humaine », devient plus omniprésente.

Rapidement ou lentement, les techniciens planificateurs, au pouvoir ou pas, vont nous donner un bon gouvernement, habile à combler nos besoins de consommation. En retour, ils nous  [10]  demandent de renoncer à une société exaltante que nous pourrions créer et gérer nous-mêmes. Serait-ce un jeu de dupes ?

Gérald Fortin
Institut national de la recherche
scientifique-Urbanisation
Université du Québec


[11]

“LES CITOYENS,
LES GROUPES D’INTERVENTION
ET LES APPAREILS.”

Par G.-Raymond LALIBERTÉ

Faculté des sciences de l'éducation Université Laval

Introduction

Il est de bon ton, dans un panel organisé par d'autres, de commencer par contester le thème même que l'on demande de traiter, de le triturer plus ou moins confortablement, puis de dire de toute façon ce que l'on a envie d'exposer, même si ce n'est pas directement dans le corridor tracé par les organisateurs du colloque, ces derniers n'ayant plus voix au chapitre quand s'ouvre le panel... Je m'inscrirai au moins partiellement dans cette tradition...

C'est que, voyez-vous, le raccourci de votre titre « Le citoyen et les appareils » ne me convient pas du tout. Je connais un citoyen, je connais des citoyens, mais tout analyste politique que je sois, je ne sais pas ce que c'est que le citoyen. Voilà pour le premier membre de la phrase. De même pour le second membre : je connais des appareils, mais je refuse de traiter consciemment en un seul bloc tous les appareils de la société québécoise. Quant au et conjonctif, renvoie-t-il aux citoyens dans les appareils, sous les appareils, face aux appareils, ou à l'une ou l'autre des combinaisons possibles de ces situations ?

On me répondra sans doute que c'est tout cela à la fois et qu'il appartient justement aux participants de démêler le tout de façon convenable et analytique. Mais voilà, je n'ai pas cette assurance bienheureuse... Et je vais tenter de vous communiquer une partie de mes inquiétudes.

[12]

Le citoyen s'entend, de façon rigoureuse, en un seul cas théorique : lorsqu'on le distingue du non-citoyen. Les non-citoyens sont trop peu nombreux au Québec — juges, fonctionnaires d'une puissance étrangère, Indiens des réserves, prisonniers de droit commun, aliénés hospitalisés et autres personnes officiellement déclarées inaptes —, ou trop peu adultes — les moins de 18 ans —, pour que ce soit à ceux-ci et à ceux-là que l'on pense en utilisant, selon le mode électoral, l'expression de citoyen. Ce pourrait être le cas, remarquez, mais je ne pense pas que ce le soit dans l'esprit de ce colloque. Je ne pense pas non plus que l'on ait proposé ce terme en voulant exclure les Non-Canadiens.

Qu'est-ce donc alors que le citoyen, sinon l'ensemble des habitants du Québec. Ce qui ne fait plus sens, puisque le concept ne discrimine plus rien du tout analytiquement.

Je sens bien, intuitivement, que l'on a pensé à « citoyen » par rapport à « membre des appareils »... Mais c'est là justement que je ne marche plus.

Le citoyen et les appareils d'État

Il n'existe pas telle chose que le citoyen face aux membres des appareils, et c'est selon moi se méprendre grandement que de penser poser le problème de cette façon, surtout quand on est sociologue. Qui plus est, c'est même idéologiquement faire le jeu, consciemment ou non, de l'enculturation libérale. L'on sait en effet depuis longtemps que la culture libérale postule l'égalité des citoyens et donc leur non-différenciation devant les appareils d'État ; mais l'on sait également tout aussi bien que si les appareils d'État s'adressent en régime libéral à tous les citoyens comme masse indifférenciée, ce n'est que dans le versant exécutoire des décisions qui sont prises que joue cette règle, de même que dans la quasi-fiction de l'élection occasionnelle. Que pour tout le reste, c'est-à-dire l'essentiel en politique, une masse indifférenciée de citoyens, ça n'existe pas.

L'on sait tout autant que les citoyens n'interviennent auprès des appareils d'État que par groupes interposés. Je dis bien groupes, groupes constitués, et non pas strates statistiques-inventions de chercheurs, qui ne font pas plus sens que le concept non discriminant de « citoyen ». Les groupes en question sont évidemment plus ou moins formels, plus ou moins institués, mais c'est néanmoins par eux que procède l'essentiel de la démarche influente dans le versant [13] formation des décisions au sein des appareils d'État. En ce sens, même les élites, anciennes et nouvelles, ne constituent pas un tout homogène ; elles aussi interviennent à travers des groupes constitués, que ce soit les Parents catholiques, les chambres de commerce, les associations d'administrateurs, ou même les amicales de diplômés universitaires de telle promotion donnée [4].

Or lorsqu'il est question de groupes, on cite habituellement les statistiques nord-américaines suivantes : moins de 40% des citoyens appartiennent à une ou plusieurs associations ; moins de 30% des membres des associations sont actifs et très actifs dans ces dernières ; c'est-à-dire au fond que 10% à 15% de la population adulte est active sur le plan politique en dehors du simple vote électif [5]. Mais ces statistiques elles-mêmes ne disent à peu près rien du véritable enjeu de l'influence, et il faut les décortiquer pour découvrir le vrai sens de la participation à la prise de décision.

Point n'est besoin de longues séries statistiques pour se rendre compte que la participation à la prise de décision des appareils d'État est directement proportionnelle au degré de soutien que tel groupe donné apporte aux détenteurs d'autorité au sein du système politique. Est directement proportionnelle au degré d'intégration que ce groupe manifeste à l'égard des objectifs fondamentaux que poursuivent ces détenteurs d'autorité. L'inverse étant également vrai, c'est-à-dire que l'influence diminue au même rythme qu'augmente la distance entre tel groupe donné et l'orientation idéologique des détenteurs de pouvoir au sein des appareils d'État.

En ce sens, la participation des groupes au versant formation des décisions au sein des appareils d'État est sans doute un phénomène important des années soixante au Québec. Mais je suis loin d'en tirer la conclusion qui avait encore cours au colloque de 1966, soit que nous nous dirigions alors tout droit vers une toute nouvelle société. S'il y a eu en ce sens révolution au Québec dans l'après-duplessisme et dans l'après-cléricalisme, ce ne peut être que la révolution bourgeoise mise à jour (je parle de 1789).

Ainsi, que reste-t-il vraiment aujourd'hui de durable des expériences avortées de développement régional et des processus terminés d'animation sociale, si ce n'est la part de « recentralisation, de reconcentration et d'intégration sociale [6] » que les détenteurs d'autorité au sein des appareils d'État ont magnifiquement su ajouter à leur propre processus de prise de décision technocratique du début des années soixante.

Peut-on sérieusement dans ce contexte parler de « contre-pouvoir régional » et encore pis, de « contre-pouvoir des citoyens (encore !) au pouvoir central » ? D'une « nouvelle répartition du pouvoir au bénéfice de la population » (le citoyen, la population) à [14] propos de l'organisation de la santé ? De contre-pouvoir municipal et scolaire ? Et ainsi de suite...

Il n'y a plus guère que le Parti Québécois (je ne dis pas le gouvernement, mais le parti) et quelques-uns de ses associés intellectuels des universités, pour rêver encore de décentralisation-déconcentration dans un pays comme le nôtre et donner l'impression d'y croire, sous une forme modernisée de « corporatisme social » qui ne touche pas les assises politico-économiques (je dis bien politico-économiques et non politico-culturelles de la souveraineté-association) de la véritable structure de pouvoir. Ils y rêvent, les uns sérieusement, les autres par camouflage, mais c'est plutôt inoffensif sur le plan social, puisque de toute façon le principal enjeu de cette lutte idéologique ce n'est pas la dangereuse mise en place de contre-pouvoirs, mais la fructueuse cueillette nationaliste des résistances de toutes sortes ; et qui dit nationalisme-sécession, ce qui est politiquement du même ordre que le nationalisme-patriotisme des temps de guerre, appelle l'unanimisme social et non la confrontation interne. Peut-il y avoir contre-pouvoir et absence de confrontation tout à la fois... À moins, comme on l'entend souvent, que le tout ne soit renvoyé dans l'après-souveraineté... Mais c'est quand, sérieusement, l'après-souveraineté ?

Appareils et appareils

Une seconde méconnaissance du véritable jeu politique, tout aussi sérieuse que la première à propos du magma-citoyen, concerne ce qui m'apparaît avoir été la seconde grande utopie des dernières décennies, soit le projet de contre-culture.

Contre-culture qui s'est souvent prise pour un contre-pouvoir, alors qu'habituellement elle se mettait simplement en marge des relations sociétales de pouvoir. Ce qui n'empêchait en rien que soient reproduites ces relations de pouvoir, au sein même de la para-société ainsi créée...

Mais même alors, peut-on sérieusement parler de contre-pouvoir dans une société telle que la nôtre, alors que selon moi —je vous le propose en hypothèse à vérifier — ces regroupements marginaux étaient aussi hétérogènes que peut l'être un rassemblement ad hoc et rapidement fluctuant de néo-libéraux consommateurs-écologistes-naturistes-participactionnistes-« van der voegelistes »-ombudsma-nisés (c'est-à-dire surtout pas regroupés sur la base de la production) [15] et de socialistes utopistes anarchisants-autosuffisants-communau-taristes (c'est-à-dire collectivement autogestionnaires).

L'une et l'autre tendance refusent évidemment les appareils, tous les appareils sauf ceux qu'ils contrôlent ou croient contrôler eux-mêmes, mais pour des raisons diamétralement opposées, ou en tout cas structurellement de niveaux très différents l'un de l'autre. L'une par refus de procéder à la collectivisation des appareils sociaux, ce qui selon moi est un retour au libéralisme théorique idéalisé que transportent en économique les Friedman-Lepage et dont le sociologue Pierre Lemieux des pages 5 du Devoir est un bel exemple actuel au Québec. L'autre par volonté de faire l'économie d'une telle collectivisation et de passer d'emblée au paradis égalitaire post-étatique. L'une par humanisme modernisé, l'autre par humanitarisme tout aussi idyllique.

Au fond, je ne crois pas qu'il y ait beaucoup à dire de ces modes contre-culturelles au Québec, car il en reste bien peu de chose me semble-t-il, si ce n'est ce relent de libéralisme pur et dur, qui se présente encore parfois comme contre-culture, mais qui ne trompe à peu près plus personne, surtout pas les tenants de la rétro-normalité que comptent en si grand nombre plusieurs groupes déjeunes adultes actuels.

La seule chose durable qui m'inquiète vraiment à ce sujet, c'est que ce néo-libéralisme et ce néo-conformisme social renouent avec les traditions de non-participation, d'autoritarisme et d'anti-étatisme québécois. Que ce retour aux sources les moins démocratiques de nos habitus politiques des décennies 40 et 50, étroitement associé au nécessaire unanimisme du Parti Québécois, jette encore une fois par-dessus bord la renaissance idéologique marxisante des centrales syndicales québécoises, potentiellement le seul trait politique « neuf » à visées globales des trois dernières décennies. Que l'on persiste à mettre dans le même sac appareils d'État et appareils des groupes d'intervention. Que l'on considère comme de la même farine bureau de direction de centrale syndicale, conseil de direction de grande entreprise et Conseil du Trésor gouvernemental, par exemple, ce qui donne le plus beau mélange circulaire gauchisme-libéralisme et laisse la place, toute la place, aux véritables détenteurs de l'autorité sociétale.

[16]

Démocratisation du pouvoir ?

Et que l'on ait finalement si peu avancé que demeurent intacts au Québec depuis 1960 :

1) le pouvoir économique et politique canado-américain ; dont il arrive qu'il soit surtout de culture anglo-saxonne ;

2) les classes dominantes et régnantes ; dont il arrive qu'elles se servent maintenant plus directement que jamais des nouvelles petites et moyennes bourgeoisies techniques, intellectuelles et d'affaires.

Et que fleurisse une nouvelle forme de cosmovision nationaliste qui, parce que détachée de son pilier clérical, n'en est pas moins cosmovision pour autant.

Si la démocratisation politique est un acquis encore instable de la décennie soixante, la démocratisation culturelle n'a pas avancé beaucoup, même dans les milieux d'éducation instituée, et elle se met maintenant joyeusement à la remorque de la cosmovision nationaliste, me semble-t-il. Quant à la démocratisation économique et industrielle, elle ne fait même pas encore l'objet de débats de fond. Voilà.

G.-Raymond Laliberté
Faculté des sciences de l'éducation Université Laval


[17]

“POUVOIR ET SOCIÉTÉ AU QUÉBEC :
LE PROBLÈME DE L’ÉTAT
ET LES APPAREILS D’ÉTAT.”

Par Louis MAHEU

Département de sociologie,
Université de Montréal

Je souhaite, tout d'abord, formuler quelques mises en garde qui vont, dans un sens, bien au delà de mon intention, avouée d'entrée de jeu, de ne pas tout dire à propos d'un tel thème. Je sélectionnerai donc la matière et procéderai à un découpage de l'objet qui tiendra compte d'une conception, que je souhaite défendre, du pouvoir politique. Dans une société donnée, les problèmes de l'ordre du politique sont d'abord et essentiellement fonction de la coordination, de la régulation, de l'organisation sociales globales d'une entité sociale en tant que tout capable de fonctions, de tâches plus ou moins diversifiées, complémentaires et intégrées.

On peut alors développer des problématiques du politique, ou mieux encore du politique de l'État, pour approcher ce système de rapports de forces socio-politiques — rapports de classes ou de fractions de classes sociales par exemple — tournées vers la coordination, la régulation, l'organisation sociales globales. C'est donc par rapport à ce niveau d'une problématique sociale que je parlerai tout d'abord du pouvoir.

J'ajoute que l'on peut évidemment, en ce qui a trait aux problèmes généraux du pouvoir ou de l'organisation politique du social, distinguer d'autres niveaux, réseaux ou processus politiques articulés plus ou moins directement entre eux et avec le niveau plus global déjà identifié. Il y a d'abord le réseau des appareils politiques, soit celui des appareils de gestion de la coordination du social, qui comprend l'appareil central d'État — pouvoir exécutif et législatif, et divers appareils sectoriels d'intervention. Il y a encore les formes plus phénoménales, morphologiques du politique, soit le système des [18] représentations politiques, des partis politiques, de l'opinion politique, des suffrages électoraux, bref, le niveau de la scène ou du marché politique au sens restreint du terme.

Le point de vue adopté va obliger à traiter de problèmes situés, le cas échéant, à l'un ou à l'autre de ces divers niveaux, tout en respectant à la fois leur grande autonomie et les mécanismes de relais et d'articulation entre eux.

Aborder le problème de cette manière n'implique pas que je soutienne que des agents principalement économiques n'aient pas de pouvoir ou encore qu'il n'y ait pas, dans une société, de pouvoirs économiques — les mêmes affirmations pouvant être faites à propos d'agents à vocation plus proprement culturelle, idéologique ou même scientifique. L'objectif est ici plutôt d'illustrer comment ces agents sociaux interviennent aussi au niveau du politique — et le cas échéant au sein d'autres réseaux des processus politiques — en tant qu'agents appartenant également à ces ensembles de rapports et s'y manifestant. En se différenciant, le niveau du politique ne devient pas étanche.

Finalement, le point de vue adopté s'oppose à une approche diffusionniste du pouvoir voulant que divers agents ou groupes d'agents sociaux aient plus ou moins de pouvoir. Le pouvoir n'est pas un continuum où divers groupes d'agents sociaux, en fonction d'une position occupée, amoncelleraient des sommes ou des masses plus ou moins imposantes ou abondantes de pouvoir. Le pouvoir fait plutôt appel à des rapports de forces socio-politiques comportant des positions plus ou moins dominantes ou plus ou moins dominées, et relatifs à des enjeux qui divisent, opposent les agents et groupes d'agents sociaux.

Au sujet des problèmes de pouvoir au Québec, j'énonce quelques postulats qui encadrent mes propos plus qu'ils ne les structurent en parties ou sous-parties.

Au Québec, il n'y a pas à l'œuvre, au sens strict et fort du terme, de technocratie ou de technostructure très intégrées ou à forte base localiste, ou encore de technocrates autochtones. Ce qui ne veut en rien dire qu'il n'y a pas de classe bourgeoise ou plutôt de fraction autochtone de classe bourgeoise participant à la direction économique des forces d'accumulation.

Dans la conjoncture actuelle du système des rapports de forces socio-politiques se disputant le contrôle de la coordination, de l'organisation sociale globale — donc au niveau du politique, de l'État — le poids des classes moyennes ou de fractions supérieures des classes moyennes est considérable et ne peut être négligé. Il ne s'agit aucunement, pour autant, de leur reconnaître un rôle proprement ou exclusivement hégémonique ou dominant.

[19]

Dans la conjoncture récente au Québec s'est développée une certaine forme de société civile à la croissance de laquelle les appareils d'État ont contribué et dont un trait distinctif majeur aura été l'idéologie de la participation.

En termes d'enjeux du pouvoir, la conjoncture actuelle de la société québécoise ne peut être dissociée de la question nationale, laquelle est fondamentalement de l'ordre du politique, tout en étant grandement masquée, déformée, camouflée par une certaine surpolitisation.

Technocratie et technocrates

Au colloque de 1966 de la revue Recherches sociographiques — dont il est explicitement fait mention dans la présentation de ce colloque-ci de l'ACSALF — avait été avancée l'idée d'une transformation des élites au sein de la société canadienne-française des années cinquante et du début des années soixante. Une élite moderne de type technocratique aurait alors pris en main les leviers du pouvoir. Et M. J.-C. Falardeau n'y allait pas, en quelque sorte, avec « le dos de la cuiller », lorsqu'il soutenait qu'à cette première élite était alliée une élite économique dirigeante canadienne-française. Si la première fonctionnait à travers l'État, l'autre s'identifiait à l'entreprise et à la rue Saint-Jacques [7].

Cette hypothèse, il me semble, ne peut être retenue, dans la mesure où les positions et les fonctions des technocrates sont à relier à la structuration des sociétés industrielles avancées contrôlant directement leurs destinées, appartenant aux sociétés libérales dominantes. Après les travaux de Galbraith, de Touraine et même de Bell [8] — des différences considérables, bien sûr, caractérisent ces travaux et ils se distinguent notamment par ce qu'il faut y mettre un relief — on n'aurait pas de mal à soutenir que la technocratie, les agents sociaux appelés technocrates, traduisent une forme d'articulation, de rapports entre des agents économiques, politiques, intellectuels occupant les positions dominantes de la gestion du capital mais aussi de la société globale, y compris le niveau du politique, de l'État. La technocratie est donc une forme d'articulation entre fractions de classes économiquement et politiquement dominantes des sociétés libérales avancées et autocentrées.

On peut aussi trouver dans les théories marxistes contemporaines une autre expression de semblables phénomènes : les sociétés [20] industrielles avancées, les sociétés libérales dominantes auraient vu le capitalisme monopoliste d'État succéder au capitalisme des grands monopoles. Le système de rapports des forces socio-politiques (l'État) de ces sociétés pousse l'appareil central d'État, les appareils politiques, à participer à la concentration du capital et au financement de la grande production monopoliste en vue de pallier la baisse tendancielle du taux de profit, d'élargir les marchés économiques et d'assumer certaines fonctions au niveau de la dévalorisation du capital. On pourrait multiplier les traits du capitalisme monopoliste d'État [9] ; j'en mentionne deux, assez distants de notre réalité sociale, mais qui n'en sont pas moins majeurs, principaux : la militarisation de l'économie par l'intermédiaire de l'État et le financement public d'opérations industrielles liées à la défense et à la sécurité nationales, d'une part, et la participation de l'État au développement des forces productives par son abondant financement d'un système complexe, riche, diversifié de recherche-développement, d'autre part.

Entre les analyses qui parlent de technocratie et celles qui parlent de capitalisme monopoliste d'État, il y a une parenté : elles passent par l'État. Les fractions de classes sociales dominantes de ces sociétés regroupent des agents politiques (hauts fonctionnaires de l'État, hommes politiques), économiques, intellectuels, puisque la concentration et la circulation du capital monopoliste poussent à l'articulation des monopoles et de l'État. Si la thèse de la technocratie fut appliquée au Québec, celle du capitalisme monopoliste d'État l'a été aussi : la Révolution tranquille et ses suites seraient typiques d'un État provincial appartenant à la conjoncture d'un capitalisme monopoliste d'État [10].

Il est temps de dire pourquoi ces hypothèses ne me paraissent pas aptes à rendre compte des enjeux, des contraintes, du système de rapports des forces socio-politiques contrôlant l'organisation sociale globale de la société québécoise. C'est principalement que les classes économiques dirigeantes de l'industrialisation de la société québécoise sont étrangères à cette société, au sens fort (cas des bourgeoisies américaine et britannique) ou faible (cas de la bourgeoisie canadienne-anglaise) du terme. En ce sens, le Québec n'est pas une société libérale dominante générant, contrôlant, gérant son propre développement économique. Il n'est pas dans mon propos de détailler longuement ce phénomène : beaucoup de chercheurs, ces dernières années, lui ont consacré des travaux systématiques et soignés. Je veux simplement souligner qu'on ne peut parler, à propos du Québec, d'une élite économique dirigeante autochtone forte.

[21]

Problèmes de dépendance

Dans une telle conjoncture, comment se structure le système de rapports des forces socio-politiques contrôlant l'organisation, la coordination sociale de la société québécoise ? Il y a plusieurs voies possibles, bien sûr, mais l'analyse sociologique comparative de sociétés ainsi dépendantes amènerait à reconnaître au moins deux grands ensembles de conditions socio-politiques. Un premier ensemble met en œuvre des bourgeoisies étrangères industrialisatrices contrôlant d'importantes unités de production dans la société locale, alliées à des classes ou fractions de classes dominantes autochtones, plutôt traditionnelles. Elles ne sont pas dès lors vraiment intéressées à une industrialisation plus accentuée ou à une modernisation de la société. Elles sont plutôt tournées vers des pouvoirs, des privilèges socio-politiques et idéologiques. Si cet ensemble de conditions socio-politiques a été déterminant pour une conjoncture antérieure de la société québécoise, ce n'est plus le cas maintenant.

Il y a donc un deuxième ensemble de conditions socio-politiques qui mène à identifier l'action de bourgeoisies économiques étrangères industrialisatrices, contrôlant toujours des unités importantes de production de la société locale, mais face auxquelles prennent position, se développent des groupes d'agents autochtones plus tournés vers l'industrialisation, le développement du marché intérieur, la modernisation de la société locale. Ces forces sociales cherchent alors à renverser les classes sociales dominantes traditionnelles, à négocier ou à imposer aux bourgeoisies étrangères leur participation à l'industrialisation. Ce dernier ensemble de conditions pourrait encore être raffiné, subdivisé, dichotomisé selon que les agents sociaux autochtones optent pour des stratégies où contrôlent des positions leur permettant de lier la modernisation sociale recherchée à une intervention autochtone plus ou moins intensive et accentuée dans l'industrialisation et l'accumulation du capital.

Pour le moment, retenons l'essentiel : ces pratiques ou stratégies de classes dans les sociétés dépendantes sont d'abord et avant tout le fait de classes moyennes — appelées encore petite bourgeoisie, et notamment de fractions supérieures de ces classes sociales et des groupes techniques de ces classes, certains sociologues appelant ainsi les ingénieurs, les scientifiques des sciences sociales en tant qu'intellectuels modernes et, le cas échéant, les cadres supérieurs de l'armée [11].

Ces classes et fractions de classes exercent une pression telle sur le système des rapports des forces socio-politiques de ces sociétés [22] qu'elles arrivent à influencer ou même à tenir l'appareil central d'État et ses divers appareils pour leur imposer, et les tourner vers, des politiques interventionnistes. Ces dernières visent à moderniser une société trop traditionnelle ; à contrôler la marginalité sociale de couches de population exclues ou lentes à être mobilisées par un développement économique dépendant et tardif ; à réglementer, négocier le cas échéant, les conditions d'intervention du capital étranger dans la tentative d'une quelconque préservation de l'intégrité nationale. De telles politiques interventionnistes visent encore à développer un secteur économique public intermédiaire entre les secteurs et de la bourgeoisie étrangère et de la faible bourgeoisie autochtone, pour stimuler — par l'intermédiaire de l'État — les capacités d'accumulation de capital de groupes sociaux autochtones, fortifiant, regroupant, élargissant ainsi la bourgeoisie nationale. Enfin, les politiques interventionnistes cherchent à développer la fonction et l'administration publiques, les secteurs publics d'emploi dans les appareils d'État, notamment pour les travailleurs intellectuels appartenant en général aux classes moyennes.

De là viennent les politiques qui mettent sur pied des systèmes publics d'enseignement, de santé, d'assistance sociale ; des régies d'État tournées vers l'exploitation du territoire, des ressources naturelles, vers des secteurs de production industrielle ; ou encore des programmes de gestion sociale des conflits sociaux, des conflits du travail. Bien qu'on soit là au coeur même de la conjoncture québécoise, vous aurez sans doute reconnu les lignes de force des analyses des sociétés dépendantes de Cardoso, Furtado, Martins, Ratinoff, Johnson, Touraine, Silvert [12].

Je marque donc le coup en disant ceci : la Révolution tranquille et ses suites, y compris la montée sur la scène politique locale des classes moyennes et du Parti Québécois, ne nous mettent pas en présence d'une élite de technocrates ou d'un appareil central d'État gérant le développement des monopoles du capitalisme monopoliste d'État. Mais elles manifestent un système de rapports de forces socio-politiques où les pressions politiques puis économiques des bourgeoisies étrangères, de la classe ouvrière et de ses fractions s'articulent aux luttes des classes moyennes, de leurs fractions supérieures, de leurs groupes techniques, dont les visées de promotion de leurs positions et intérêts posent objectivement le problème de l'expansion, de l'élargissement d'une bourgeoisie nationale.

Et la « société civile » qu'on nous a faite dans ce processus social global et à travers les politiques interventionnistes de l'État ne porte pas que la marque — après tout, dans cette conjoncture, pas très [23] originale — de la planification, de la rationalité, de l'« expertise », mais aussi celle de la participation. En effet, les politiques de modernisation amenées par ces classes moyennes entendaient, à propos d'enjeux plus ou moins restreints comme les équipements scolaires, urbains, économiques régionaux, renouveler les interlocuteurs de l'appareil central d'État. C'est la lutte contre les fractions de classes dominantes traditionnelles, contre leurs diverses positions de pouvoir dans l'ensemble du tissu social, qui alors se poursuivait par une participation-mobilisation d'agents sociaux certes plus près des classes moyennes, de leurs diverses fractions, et leur servant ainsi de groupe social d'appui.

Et même certaines couches des classes sociales défavorisées, des forces sociales contestataires, ont été objectivement associées, qu'elles l'aient voulu ou non, à la démarginalisation des exclus, des non-mobilisés, à l'intégration des agents sociaux à une société en voie de modernisation, de rattrapage. Elles ont été, plus ou moins conflictuellement, entraînées, mobilisées par un ensemble de politiques réformistes. Au point où il est difficile de voir si ces couches sociales étaient conscientes, dans leur pratique même de lutte sociale, de la mise en place de nouveaux pouvoirs de décision et d'organisation sociale que sous-tendaient les politiques interventionnistes des classes moyennes. Bref, s'il y eut diminution des écarts, rapprochement entre les groupes d'intérêt, les corps intermédiaires, la masse, le peuple et l'État, l'appareil central d'État, semblable tissage de liens sociaux plus étroits ne détruisit en rien, bien au contraire, les polarisations de classes déjà cristallisées entre positions dominantes et dominées du système de rapports de forces socio-politiques.

Surpolitisation des enjeux
de la question nationale


Un pas de plus doit être fait pour mieux saisir encore les contraintes, les enjeux du système de rapports des forces socio-politiques qui cherchent à contrôler la coordination de la société québécoise.

Comme dans toute société dépendante, le système de rapports des forces socio-politiques de la société québécoise est ouvert sur l'extérieur. Les bourgeoisies étrangères y interviennent et les classes sociales autochtones — classes ouvrière, moyennes, bourgeoise — [24] mènent des luttes qui ne peuvent échapper à cette contrainte. Le fonctionnement de l'appareil central d'État et de ses divers appareils est, lui aussi, ouvert sur l'extérieur.

Et, malgré des phénomènes d'occultation, même la représentation politique, la scène politique ne peuvent échapper à semblable contrainte. On pourrait alors élaborer longuement sur le morcellement qui s'ensuit, sur l'apparition des conflits sociaux ou l'éclatement de la base sociale des forces de contestation que cette situation entraîne : classe ouvrière autochtone luttant contre des forces économiques monopolistes étrangères ou contre des pouvoirs économiques locaux plus faibles, etc.

Mais dans le cas de la société québécoise, l'éclatement est encore plus accentué et exacerbé. S'il existe un système de rapports des forces socio-politiques qui — de manière prévalente, prédominante — vise le contrôle de la coordination, de l'organisation sociale de la société québécoise, les forces socio-politiques ne lui sont pas réductibles. Avec des ressources différenciées et compte tenu de leurs puissances respectives et de leurs alliances nouvelles, les forces socio-politiques interviennent aussi au niveau du système de rapports des forces socio-politiques cherchant à contrôler la coordination de la société canadienne.

Au point où, on le sait, la forme structurelle de l'État — un appareil central canadien, des appareils centraux limités, régionaux — a été et demeure fonction de rapports de force, de luttes entre classes sociales et fractions de classes sociales regroupées régionalement et culturellement. L'état d'équilibre, plus ou moins stable, dans les relations entre les systèmes de rapports de forces socio-politiques canadien et québécois est fonction de la conjoncture des luttes entre classes sociales, fractions de classes sociales appartenant à l'un et (ou) à l'autre système. Ces contraintes marquent aussi, bien sûr, le fonctionnement des appareils centraux d'État et les formes plus phénoménales du politique au niveau de la scène, de la représentation politique.

Aussi, quand la conjoncture d'ensemble de la société québécoise est de l'ordre de la stimulation du marché intérieur, de la modernisation de la société, d'une industrialisation accentuée à laquelle participeraient des groupes autochtones, notamment par l'entremise de l'État et d'un secteur économique public intermédiaire — bref dans une conjoncture où le poids politique des classes moyennes, de leurs fractions supérieures, de leurs groupes techniques est considérable, ces enjeux ne concernent pas que les rapports entre classes sociales. Où plutôt, au moyen de ces rapports entre classes et fractions de classes sociales et à travers eux, ils concernent l'état d'équilibre entre les systèmes de rapports des forces [25] socio-politiques canadien et québécois en tant que systèmes du politique.

L'oppression nationale d'un groupe ethnique varie certes d'une classe sociale à l'autre et peut toujours être repérée à divers niveaux du social, comme les procès de production économique, les rapports à la culture, la coordination globale d'une société. La question nationale, elle, est la pratique de lutte autour d'un enjeu de l'oppression nationale qu'une classe, par ses luttes alors prévalentes, rend relativement hégémonique, prédominante, en s'appropriant conjoncturellement les intérêts de la nation.

La question nationale, dans la conjoncture actuelle, n'est pas de manière exclusive et au sens strict du terme une question de libération économique et encore moins culturelle. Elle s'adresse, au premier chef, à l'ordre du politique, de la construction de l'État, de la nation dans l'État, en tant que système de rapports de forces socio-politiques que les classes moyennes et leurs fractions supérieures cherchent à contrôler et à polariser autour de leurs intérêts, qui comprennent le maintien et l'élargissement d'une bourgeoisie canadienne-française autochtone capable de plus de dynamisme, de vigueur dans l'appropriation et l'accumulation du capital.

Bien que cet enjeu de la construction de la nation dans l'État soit prévalent dans la conjoncture actuelle, il est travesti, masqué par le fonctionnement même du système de la représentation politique, de la scène politique et peut-être même par celui des appareils d'État. Sont devenus thèmes électoraux les questions de l'unité canadienne, des droits constitutionnels, des gouvernements forts... À cela s'ajoutent les stratégies référendaires chapeautées, organisées par le système de la représentation politique, les partis politiques. Tout se passe comme si ces stratégies visaient à ce que, dans la nation, les agents sociaux soient sérialisés, individualisés, que les citoyens politiques soient toujours « un » et indivisibles devant des options s'adressant de manière uniforme, homogène, stéréotypée à chacun d'entre eux individuellement. Il y a là surpolitisation au niveau de la scène politique, surpolitisation qui tend à masquer que le problème est notamment de l'ordre de la domination sociale, d'un système de rapports de forces socio-politiques, de l'État. Surpolitisation qui tend à camoufler aux classes sociales des démunis, des exclus, et notamment à la classe ouvrière, que la question nationale, dans sa conjoncture actuelle, est un enjeu de luttes de classes relatif à l'oppression nationale, principalement à celle qui est matérialisée [26] dans les positions et les intérêts de classe des classes moyennes et de leurs fractions supérieures.

Louis Maheu
Département de sociologie
Université de Montréal


[1] II devrait être clair que nous ne parlons pas ici de l'étapisme par rapport à la condition de la réalisation du projet, soit la souveraineté-association. L'étapisme dont il s'agit est celui qui affecte le projet lui-même, dont une grande partie pouvait être réalisée sans condition.

D'autre part, les ministres qui n'ont pas été grands commis semblent avoir mieux résisté à cette tendance.

[2] Voir à ce sujet Dominique Cliff et Sheila McLeod Arnopoulos, Le Fait anglais au Québec, Libre expression, 1979. Ce que les auteurs affirment des Québécois anglais peut être appliqué aux entreprises canadiennes et multinationales.

[3] Ibid.

[4] II est intéressant en ce domaine de vérifier une telle généralisation à l'occidentale, en se reportant à un phénomène semblable dans des pays à parti unique ; voir par exemple H.G. Skilling et F. Griffiths (éd.), Interest Croups in Soviet Politics, Princeton University Press, 1971.

[5] Le livre de Léon Dion, Société et politique : la vie des groupes, Québec, P.U.L., 1971, 1972, fourmille de telles données statistiques.

[6] Ces expressions sont proposées par le Groupe interuniversitaire de prospective québécoise, à propos du même phénomène.

[7] J.-C. Falardeau, « Des élites traditionnelles aux élites nouvelles », dans Recherches sociographiques, vol. 7, n° 1-2, 1966.

[8] J.K. Galbraith, The New Industrial State, Boston, Houghton Mifflin Co., 1967 ; A. Touraine, La Société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969 ; D. Bell, The Corning of Post-industrial Society, New-York, Basic Books, 1973. Il existe, bien sûr, et notamment en science politique, d'autres manières d'approcher « les technocrates », que l'on tient souvent pour une élite moderne de gestionnaires de l'État, un peu comme le fait J.-C. Falardeau. Les propos avancés ici cherchent à se démarquer de toute approche qui traite les élites comme des agrégats d'agents sociaux isolés détachés de tout ensemble plus global de rapports entre classes et fractions de classes sociales.

[9] Voir à ce sujet Paul Boccara, Études sur le capitalisme monopoliste d'État, Paris, Éditions sociales, 1973, et l'ouvrage collectif Traité marxiste d'économie politique : le capitalisme monopoliste d'État, Paris, Éditions sociales, 1971, 2 tomes.

[10] D. Éthier, J.-M. Piotte, J. Reynolds, Les Travailleurs contre l'État bourgeois, Montréal, L'Aurore, 1975.

[11] F.H. Cardoso, Sociologie du développement en Amérique latine, Paris, Anthropos, 1969.

[12] F. H. Cardoso, op. cit. ; idem, Politique et développement dans les sociétés dépendantes, Paris, Anthropos, 1971 ; C. Furtado, Development and Stagnation in Latin America : A Structural Approach, New Haven, Yale University Press, 1965 ; L. Martins (éd.), Amérique latine : crise et dépendance, Paris, Anthropos, 1972 ; A. Touraine, Les Sociétés dépendantes, Gembloux, Duculot, 1976 ; J.J. Johnson, Political Change in Latin America : the Emergence of the Middle Sectors et Continuity and Change in Latin America, Stanford, Ca., Stanford University Press, 1958 et 1964 respectivement ; K.H. Silvert, The Conflict Society : Reaction and Revolution in Latin America, New Orleans, La., 1961 ; L. Ratinoff, « The New Urban Groups : The Middle Classes », dans S.M. Lipsit et A. Solari (éd.), Elites in Latin America, New-York, Oxford University Press, 1967.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 avril 2019 19:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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