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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Friedrich Engels, Un fragment de Fourier sur le commerce (1845).
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Friedrich Engels, Un fragment de Fourier sur le commerce (1845). Appendice au Recueil de Marx-Engels sur Les Utopistes (Maspero, 1976).Texte partiellement inédit en français 2023. Traduction de Roger et Eva Dangeville, 1976 et 2023. [extraits de Charles Fourier et de Friedrich Engels sur la critique de l'économie mercantile.]. Une édition numérique réalisée par Eva Dangeville et Jean Manaud, professeur d'histoire à Toulouse en France. Mme Eva Dangeville nous a accodé le 22 octobre 2023 l'autorisation de diffuser en libre accès à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.

[5]

Un fragment de Fourier sur le commerce

Présentation

Aucune société ne peut, à la longue, rester maîtresse de sa propre production, ni conserver le contrôle sur les effets sociaux de son procès de production, si elle ne supprime pas l’échange entre individus.

Friedrich ENGELS, l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État [1].

L’article d’Engels que nous présentons ici fait partie des textes qui marquent la transition de l'enfance utopique du socialisme au communisme pleinement développé, conscient de lui-même et de son mouvement. L’essentiel de ces textes ont été rassemblés et commentés dans les deux recueils de Marx et Engels sur Utopisme et communauté de l’avenir et les Utopistes (introduction, traduction et notes de Roger Dangeville) publiés aux éditions Maspero en 1976 (à présent disponibles en version numérique sur le site de la Bibliothèque Les Classiques des sciences sociales de Chicoutimi au Québec : http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/engels_marx.html, ainsi que sur https://www.marxists.org/francais/).

Cet écrit de 1845, qui comprend non seulement les introduction et épilogue d’Engels mais aussi les larges extraits de Fourier qu’il a choisi de traduire, est présenté ici pour la première fois en français dans son intégralité [2]. Avec la sélection de ce texte sur le commerce, on touche à une question fondamentale qui permet de caractériser au mieux l’opposition frontale entre l’actuelle société bourgeoise pourrissante et le futur communisme – et qui expliquerait à elle-seule l’intérêt que les deux fondateurs du socialisme scientifique ont porté à l’œuvre du grand utopiste français : la critique de l’économie mercantile et monétaire. D’où l’utilité de l’actuelle publication en complément aux deux ouvrages de référence mentionnés ci-dessus.

Engels, Marx et Fourier

Dès l’âge 18 ans, Friedrich Engels est apprenti dans un comptoir commercial à Brême. Il doit ce sort à ses origines paternelles, puisqu’il est le fils d’un fabricant aisé de Barmen, conservateur et protestant (piétiste), comme une grande partie de cette bourgeoisie industrielle de l’Allemagne rhénane dont il dénonce l’hypocrisie dans ses premiers écrits [3]. Le « maudit commerce », comme il le nomme, ne le lâchera pratiquement plus jusqu’à l’âge de cinquante ans. Du moins ses débuts dans la profession lui ont-ils permis, en allant travailler à Manchester en tant qu’employé de la firme textile dont son père était actionnaire, de découvrir la Situation de la classe laborieuse en Angleterre, titre de son premier ouvrage (1845) qui [6] joue un rôle essentiel pour la littérature socialiste de l’époque et comme contribution de premier ordre à la formation de la théorie révolutionnaire du prolétariat que sera le « marxisme ».

Si Engels a dû si longtemps subir le joug de la carrière commerciale, c’est, par la suite, pour la plus noble des raisons puisqu’il s’agissait alors pour lui d’aider matériellement son ami Karl Marx, et de faire ainsi œuvre pour le parti révolutionnaire en lui conservant celui qui en était la force intellectuelle la plus précieuse. Il passa donc de longues années, d’abord en tant qu’employé puis à titre d’associé dans l’entreprise en question, partageant son temps entre le bureau et la Bourse, dans la journée, et la rédaction de travaux et articles politiques, jusque durant la nuit [4].

Tout comme le jeune Engels dans les usines paternelles, Charles Fourier avait dû se frotter très tôt aux pratiques commerciales ; fils d’un négociant en draps et lui-même ruiné lors de la révolution française, il dut gagner sa vie comme modeste employé de commerce dans diverses entreprises à Lyon et Paris. Fourier, qui fut comme il le dit lui-même élevé « dès l’âge de six ans dans les bergeries mercantiles » a vigoureusement témoigné de son peu de goût personnel pour le négoce :

« J’y remarquai, dès cet âge, le contraste qui règne entre le commerce et la vérité. On m’enseignait au catéchisme et à l’école qu’il ne fallait jamais mentir, puis on me conduisait au magasin pour m’y façonner de bonne heure au noble métier de mensonge ou art de la vente. (…) Mes parents, voyant que j’avais du goût pour la vérité, s’écrièrent d’un ton de réprobation : « Cet enfant ne vaudra jamais rien pour le commerce. » En effet, je conçus pour lui une aversion secrète, et je fis à 7 ans le serment que fit Annibal contre Rome : je jurai une haine éternelle au commerce (…) J’ai perdu mes belles années dans les ateliers du mensonge, entendant partout retentir à mes oreilles ce sinistre augure : « Bien honnête garçon ! » En effet, j’ai été dupé, dévalisé dans tout ce que j’ai entrepris. Mais si je ne vaux rien pour pratiquer le commerce, je vaudrai pour le démasquer. » [5]

C’est ce que l’on pourra constater à la lecture des passages qui suivent et illustrent la puissante critique anti-mercantile de leur auteur.

La lecture des écrits de Fourier par Engels a été très précoce, comme l’on peut en juger à son texte, écrit à l’âge de 22 ans, Progrès de la réforme sociale sur le continent. Dans cet article destiné aux ouvriers anglais, Engels brosse un tableau d'ensemble du mouvement socialiste du continent, en commençant par la France. Donnant un aperçu du bond en avant de la force productive humaine que représente la libre association des travailleurs, il résume ainsi la découverte de Fourier :

« C'est Fourier qui, le premier, formula le grand axiome de la philosophie sociale : comme chaque individu a une inclination ou une préférence pour un genre de travail bien particulier, la somme des inclinations de tous les individus pris dans leur ensemble doit être assez forte pour correspondre aux besoins de tous. Si on permet à chaque individu de s'abandonner à son inclination propre en le laissant faire ce qu'il souhaite, il est tout de même possible de satisfaire les besoins de tous, sans que l'on ait à utiliser les moyens de contrainte en vigueur dans l'actuel système social. Ce principe semble hardi, mais il est inattaquable dans la forme que Fourier lui a donnée ; qui plus est, il est évident – comme l'œuf de Colomb.

[7]

« Fourier démontre que chacun naît avec une inclination pour un certain type de travail, que l'inactivité absolue est une absurdité qui n'a jamais existé, ni ne le pourra jamais ; que la nature de l'esprit humain consiste à être lui-même actif et à mettre le corps en activité. En conséquence, il n'est point besoin de contraindre les êtres humains à une activité, comme on le fait au stade actuel de la société. Il suffit d'imprimer la bonne direction à leur penchant naturel à l'activité. Il démontre, en outre, que travail et plaisir sont identiques, et souligne tout ce qu'il y a d'irrationnel dans l'actuel ordre social qui les sépare l'un de l'autre, fait du travail une corvée et rend le plaisir inaccessible à la plupart des travailleurs. Il montre, enfin, qu'avec un ordonnancement rationnel, le travail doit devenir ce qu'il est en fait, une joie, chacun pouvant suivre son inclination propre. Je ne peux évidemment pas examiner ici toute la théorie du libre travail de Fourier, mais je pense avoir montré ainsi aux socialistes anglais que le fouriérisme vaut bien de retenir leur attention. » [6]

L’intérêt porté à l’œuvre du grand utopiste français, mort en 1837, se manifeste avant tout durant la phase de formation de la nouvelle théorie révolutionnaire prolétarienne forgée d’un bloc par Marx et Engels au milieu des années 1840.

On rencontre ainsi nombre de citations de Fourier dans la Sainte-Famille [7], où Marx relève notamment le passage suivant :

« Le changement qui s’opère au cours des périodes historiques est conditionné par le progrès des femmes vers la liberté, car c’est là, dans le rapport de la femme avec l'homme, du faible avec le fort qu'apparaît avec le plus d’évidence la victoire de la nature humaine sur la brutalité. Le degré de l'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale. »

Ce théorème est, en substance, celui énoncé en 1844 dans les Manuscrits parisiens de Marx :

« Le rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus naturel de l’être humain à l’être humain. Dans ce rapport transparaît donc [en tout temps] jusqu’à quel point le comportement naturel de l’homme est devenu humain. (…)  D’après ce rapport, on peut juger du degré de développement humain. (…) Dans ce rapport se manifeste aussi jusqu’à quel point le besoin de l’humain s’est humanisé, donc jusqu’à quel point il a [8] besoin de l’autre être humain en tant qu’être humain – c'est-à-dire jusqu’à quel point il est devenu dans son existence individuelle un être social. » [8]

Mais cet intérêt pour l’œuvre de Fourier ne s’est pas démenti par la suite, comme en témoignent les nombreuses citations contenues dans les travaux ultérieurs de Marx et Engels [9].

Il est frappant que, dans la critique de l’économie et de la société de son temps, encore largement antérieures à la phase de la production capitaliste proprement dite, en France en tout cas, Fourier ait pu anticiper la direction générale dans laquelle irait inexorablement celle-ci, en particulier sa tendance au monopole et au parasitisme. Ainsi, par exemple, lorsqu’il parle de féodalisme industriel, ne s’agit-il pas d’une quelconque régression économique vers le stade définitivement dépassé de la féodalité, mais d’un parallélisme historique qui est établi afin de décrire et stigmatiser l’évolution extrême du système économique de la libre-concurrence bourgeois et son auto-négation dans sa forme la plus moderne.

Dans un article de 1856, Marx rendra un hommage appuyé à Fourier pour cette prédiction qui se réalisera en partie sous le Second Empire et plus encore dans la dernière phase de l'évolution du capitalisme – celle où les grandes entreprises de production et de communication sont appropriés d'abord par des sociétés par actions, puis par des trusts, des organismes financiers géants, enfin par l’État, et où la bourgeoisie s'avère une classe superflue, toutes ses fonctions sociales étant désormais remplies par des employés salariés :

« On voit naître des sortes de rois de l'industrie, dont la puissance est en raison inverse de leur responsabilité – ne sont-ils pas uniquement responsables dans la limite de leurs propres actions, alors qu'ils disposent du capital entier de la société ? Ils forment un corps plus ou moins permanent, alors que la masse des actionnaires est soumise à un procès incessant de décomposition et de renouvellement. Disposant à la fois de l'influence et de la richesse de la société, ils sont en mesure d'escroquer individuellement les membres rebelles de ce corps. Au-dessous de ce comité directeur oligarchique se trouve un corps bureaucratique de managers et d'agents exécutant le travail pratique, et en dessous d'eux se trouve, sans transition, une masse énorme, journellement plus nombreuse, de purs et simples travailleurs salariés, dont la dépendance et l'impuissance s'accroissent en même temps que le capital qui les emploie et qui devient donc plus dangereux à mesure que le nombre de ses représentants individuels diminue. C'est le mérite immortel de Fourier d'avoir prédit cette forme d'industrie moderne sous le nom de féodalisme industriel. » [10]

[9]

Fourier n'aura donc pas seulement eu l'intuition de bien des caractères de l’encore lointaine société future, mais il aura aussi prévu le cours ultime du capitalisme lui-même – sans doute parce qu'il avait un œil particulièrement ouvert au progrès social à un moment où l'histoire était tumultueusement en mouvement.

De même, dans son Anti-Dühring, Engels souligne le mérite immense du dialecticien que fut Fourier, qui, en affirmant que « la pauvreté naît en civilisation de l’abondance même », vit précisément dans la surproduction capitaliste la source des misères des ouvriers, en particulier durant les crises cycliques que connaît la production capitaliste depuis 1825 :

« Le caractère de ces crises est si nettement marqué que Fourier a mis le doigt sur toutes en qualifiant la première de crise pléthorique… Les moyens de production, denrées alimentaires, ouvriers disponibles, tous les éléments de la production et de la richesse générale sont là en surabondance, mais « la pléthore devient source de la misère et de la pénurie » (Fourier), car elle empêche précisément  la transformation des moyens de production et de subsistance en capital. » [11]



Critique du commerce et de la civilisation

Bien que Fourier ne fût pas communiste, puisqu’il ne remettait pas en cause le régime de propriété en vigueur, la critique que celui-ci fait du règne du commerce et de ses grands prêtres, les économistes, dans une France postrévolutionnaire où les rapports sociaux sont déjà bel et bien bourgeois mais où la production capitaliste ne s’est pas encore développée comme en Angleterre, ne pouvait donc que trouver un profond écho chez le jeune communiste Engels.

Celui-ci écrira encore en 1877 :

« Nous rencontrons chez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour être faite avec une verve et un esprit bien français, n'en est pas moins profonde. Fourier prend au mot la bourgeoisie, ses prophètes enthousiastes d'avant la révolution et ses flagorneurs intéressés d'après. Il dévoile sans pitié la misère matérielle et morale du monde bourgeois, et il la confronte, d'une part, avec les flamboyantes promesses des philosophes des lumières sur la société dans laquelle devait régner la Raison, sur la civilisation qui devait assurer à tous le bien-être et sur la perfectibilité illimitée des humains et, d'autre part, avec la réalité plus que misérable qui répondit aux slogans grandiloquents des idéologues d'alors – et il déverse son ironie mordante sur cette banqueroute irrémédiable de la phrase. Fourier n'est pas seulement un critique, mais sa nature toujours sereine et enjouée fait de lui un satirique, et sans doute l'un des plus grands de tous les temps. Il dépeint avec autant de brio que d'esprit la folle spéculation qui fleurit au déclin de la révolution, ainsi que l'esprit boutiquier universellement répandu dans le commerce français de cette époque. » [12]

Mais le génie de Fourier réside aussi dans sa conception globale de l’histoire humaine :

« Il divise toute son évolution passée en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation, laquelle coïncide avec ce que l'on appelle maintenant la société bourgeoise, [10] et il démontre que cette dernière est en proie à “contradictions qu'elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu'elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir”. » [13]

Dans son ouvrage sur l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels définit ainsi la civilisation, par opposition à la barbarie qui l’a précédée et au communisme qui lui succédera :

« La civilisation est le stade de développement de la société où la division du travail, l’échange qui en résulte entre les individus, et la production marchande qui englobe ces deux faits, parviennent à leur plein développement et bouleversent toute la société antérieure… Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe, tout son développement se meut dans une contradiction permanente. »[14]


Or, si « ce mécanisme de fourberies qu’on nomme civilisation » (Fourier) est contraint de se mouvoir en un cercle vicieux, c’est que les principes sur lesquels elle repose sont constamment contredits par son mode d’existence réel : bref, celle-ci se meut en pleine aliénation qui découle de la contradiction fondamentale entre l’intérêt général qu’elle est sensée promouvoir et dont le besoin découle d’ailleurs de l’interdépendance généralisée de ses acteurs, et l’intérêt privé que chacun accomplit et qui se réalise dans la sacro-sainte économie d’entreprises, l’anarchie du marché soi-disant sans limites.

En fait, l’ensemble des superstructures idéologiques de la civilisation bourgeoise sont calquées sur l’économie mercantile et reposent sur cette même contradiction intrinsèque, dont découle la mystification permanente que représentent et diffusent toutes les institutions actuelles, qu’elles soient politiques, religieuses, familiales ou culturelles. C’est pourquoi la critique du commerce se relie directement, chez Fourier, à celle de la morale et de la famille, alors que, chez Marx et Engels, la critique de l’économie politique se rattache explicitement à celle de la religion et de l’État – y compris sous sa forme démocratique – assurément la plus mystificatrice [15].

[11]

Aux thèses économiques caractéristiques : pas de salaire, pas d’argent, pas d’échanges, pas de valeur, la théorie révolutionnaire du prolétariat fait suivre, dès sa naissance, celles tout aussi fondamentales : pas de Dieu, pas d’État, pas de famille [16].

Le communisme se définit de manière essentiellement négative, par déduction et par opposition à l’actuelle organisation économique et sociale en décomposition. Dès lors que le capital a socialisé au plus haut point la production et le travail dans son système despotique d’entreprise et qu’il a étendu au monde entier la circulation de ses marchandises, grosses de plus-value créée par le prolétariat de tous les pays, le premier acte émancipateur de l’humanité à venir ne consiste pas dans la construction d’un « ordre nouveau », mais dans la destruction générale des entraves héritées des sociétés de classes que le capitalisme réunit en les soumettant à son impératif unique d’accumulation mercantile et monétaire, atroce synthèse et merveilleuse simplification à la fois : car c’est dans l’éradication de ce dernier mécanisme que réside la solution à tous les maux dont souffre aujourd’hui l’humanité à une échelle immense.

Marxisme et utopisme

Dans le Manifeste, Marx et Engels soulignent qu’à côté de la « peinture fantastique de la société future », les écrits des socialistes et communistes utopiques « renferment aussi des éléments critiques et attaquent la société existante dans ses fondements ». Et de citer parmi leurs revendications essentielles qui annoncent nettement les caractères de la société communiste : « suppression de l’antagonisme entre la ville et la campagne, abolition de la famille, du gain privé et du travail salarié, proclamation de l’harmonie sociale et transformation de l’État en une simple administration de la production ». Il est clair que la perçante analyse et dénonciation du parasitisme commercial qui ressort des pages de Fourier traduites par Engels peut figurer en bonne place parmi ces « matériaux d’une grande valeur pour éclairer les ouvriers »[17].

Cependant, si leurs propositions en vue de la communauté de l’avenir reposaient sur une critique rationnelle des aberrations du monde bourgeois sous tous ses aspects, les utopistes ne pouvaient encore voir comment sa base matérielle se développe progressivement au sein même de la société capitaliste qui doit accoucher du communisme (Marx)[18], ni en déduire les conditions de la transition de l’une à l’autre, ainsi que l’expliquait notre préface de 1976 :

[12]

« Ce qui distingue en fin de compte le vieil utopisme du moderne socialisme scientifique (dont la conception est strictement matérialiste et se fonde sur le développement historique et économique), c'est que le second décrit le passage politique et économique du capitalisme au communisme à travers les luttes de classe du prolétariat et prévoit concrètement le passage politique et économique du capitalisme à la phase inférieure du socialisme, avant d'arriver au but commun auquel aspiraient les utopistes, avec l'abolition du marché, de l'argent, du salariat, des classes et de l'État.

« Ce passage historique suit trois niveaux principaux : le premier en est la situation du prolétariat luttant dans l'actuelle société capitaliste, le second la conquête du pouvoir, et le troisième la phase inférieure du socialisme. Marx-Engels ont axé toute leur œuvre sur cette dynamique, d'abord dans l'étude de la situation des classes laborieuses, l'analyse du Capital, les luttes syndicales et leur développement en luttes politiques et sociales, la conquête du pouvoir de l'État (1848, 1871) et les programmes concrets de transition du Manifeste, de la Commune et du programme de Gotha. En un mot, ce qui distingue fondamentalement le marxisme de l'utopisme, c'est la dictature du prolétariat [19].

« Le marxisme remet sur ses pieds la position des utopistes, pour lesquels la description de la société communiste est essentielle, notamment pour ce qui touche les détails de sa structure d'une ampleur et d'une fécondité infinies. Ce qui passe pour lui au premier plan, c'est non seulement la description de la société passée et présente, mais encore la déduction des processus de la révolution qui en découlent, la détermination précise de ses caractéristiques, les rapports et les structures que la force révolutionnaire devra briser.

« Il ne s’agit plus de démontrer, comme l’ont fait les utopistes, que le communisme est possible et supérieur au système capitaliste, mais de prouver – aux travailleurs avec leur théorie de classe, et aux capitalistes avec la force des armes – qu’il est sûr, nécessaire, inévitable » [20].

* * *


[1] Éditions sociales (1972), p.121.

[2] La partie écrite par Engels (soit 6 pages sur 45 dans l’édition allemande MEGA) se trouve dans le recueil sur les Utopistes, p. 52-59. La présente édition numérique est publiée avec l’autorisation des ayants-droits du traducteur et grâce au concours du Fonds documentaire SOCCOM qui édite et diffuse divers recueils d’écrits de Marx et Engels (contact : coll.soccom@gmx.fr).

[3] Cette très chrétienne bourgeoisie allemande était en effet la plus impitoyable qui soit envers ses propres ouvriers. « C'est certain, écrit Engels dans les Lettres de la Wupper, parmi les fabricants, ce sont les piétistes qui traitent leurs ouvriers de la pire façon : par tous les moyens ils rognent leur salaire afin de leur ôter l'occasion de boire, tandis que lors des élections des prédicateurs ils sont toujours les premiers à corrompre leurs gens ».

[4] On peut se référer, pour mieux saisir la nature du sacrifice consenti et l’esprit communiste qui l’animait, au chapitre « Friedrich Engels » dans Karl Marx, Histoire de sa vie, de Franz Mehring (Ed. sociales, 1983).

[5] Cf. Charles FOURIER, l’Attraction passionnée (textes choisis, parus chez Jean-Jacques Pauvert, éditeur, 1967), p.69-70.

[6] Cf. Traduction française de cet article de 1843 in MARX-ENGELS, Le Mouvement ouvrier français, Petite Collection Maspero, 1974, t. I, p.43-52. http://classiques.uqac.ca.

Marx précisera ultérieurement cette question du « travail attractif  dans lequel l’homme se réalise lui-même » dans les Grundrisse (t.3, éd. 10/18) : voir notamment sa critique de la conception bourgeoise d’Adam Smith, selon lequel, par opposition au travail, le « repos » serait synonyme de « liberté » et de « bonheur » - formule anticipée de notre moderne et stérile « société des loisirs » (p.180-181). En dialecticien, Marx indique la voie qui mène à cet objectif du révolutionnement de la force productive humaine : « Économiser du temps de travail c’est accroître le temps libre, c'est-à-dire le temps servant au développement complet de l’individu, ce qui agit en retour sur la force productive du travail et l’accroît. Du point de vue de la production immédiate, le temps de travail économisé peut être considéré comme servant à produire du capital fixe, un capital fixe fait homme. Il va de soi au demeurant que le temps de travail immédiat ne peut rester enfermé dans sa contradiction abstraite au temps libre, comme c’est le cas dans l’économie bourgeoise. Le travail ne peut devenir un jeu, comme le voudrait Fourier, qui a eu le grand mérite de démontrer que le but ultime de la forme [de société] supérieure exige qu’on élimine non seulement la distribution actuelle, mais encore le mode de production » (p.353-354).

[7] Cf. F. ENGELS et K. MARX, la Sainte famille, ou Critique de la critique critique, in Karl MARX, Œuvres III, Philosophie, La Pléiade (1982).

[8] Cf. K. MARX, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Troisième manuscrit [IV].

[9] Par exemple : La Sainte Famille, Ed. sociales, 1969, p.42, 103, 106, 158, 228-231 ; L'Idéologie allemande, Ed. sociales, 1968, p.15, 234, 290, 458, 508, 531, 564-568, 572 ; dans le Manifeste, au chapitre « Littérature socialiste et communiste », § 3 « Le Socialisme et le communisme utopiques et critiques. » Le Capital, 1. t. 1, p.284 ; t. 2, p.69, 108, 128 ; t. 3, 134-135, 219 ; Les Fondements de la critique de l'économie politique, 10/18, 1973, t. III, p.181, 335, 354 ; l'Anti-Dühring. Ed. sociales, 1963, p.51, 62, 181, 296, 299-300, 303, 313, 315-316, 332-333, 371-372, 391, 398, 411.

[10] Cf. Le Crédit mobilier, in New York Daily Tribune, 11 juillet 1856 ; traduit dans le recueil Utopisme et communauté de l’avenir (op. cit.).

[11] Cf. Anti-Dühring, Ed. sociales (1973), p.313.

[12] Cf. Anti-Dühring, p.297.

[13] Ibid.

[14] Cf. Éditions sociales (1972), p.185. Dans une note où il regrette de ne pas avoir pu intégrer à son ouvrage « la brillante critique de la civilisation » par Fourier, Engels souligne que chez ce dernier « la monogamie et la propriété foncière sont considérées comme les caractéristiques principales de la civilisation et qu’il appelle celle-ci une guerre du riche contre le pauvre. De même, on trouve chez lui cette vue profonde que dans toutes les sociétés défectueuses, déchirées en antagonismes, les familles conjugales (« les familles incohérentes ») sont les unités économiques » (p.186).

Une semblable aversion pour « ces antres d’égoïsme et d’hypocrisie » que sont les familles propriétaires, chrétiennes et bourgeoises, et pour leur gaspilleuse petite économie domestique se retrouve chez cet autre grand précurseur du socialisme moderne, Robert Owen : « [Dans ce cadre], le mari et la femme, pourvoyant aux besoins de leur famille, exercent tous leurs efforts et tous leurs talents à se pousser, eux et leurs enfants, vers les sommets de la société, et ils se trouvent donc aussitôt placés en concurrence directe ou indirecte avec toutes les autres familles qui ont, comme on dit maintenant, le même objectif louable. Or cette organisation indépendante de chaque famille est une des plus malheureuses et funestes qu’on puisse concevoir pour le mari et la femme, pour les enfants et pour la société (…) Elle les habitue à acquérir tous les sentiments les plus mesquins et les plus égoïstes que l’ignorance peut engendrer dans le caractère humain » (cf. Conférences sur les mariages célébrés par les prêtres du vieux monde immoral, 1841, in Robert OWEN, Textes choisis, dans la collection : Les classiques du peuple, Ed. sociales, 1963, p.175-176.)

[15] Dans la Question juive (1844), en particulier, Marx dévoile la signification véritable de l’idéologie bourgeoise des « droits de l’homme et du citoyen ». La critique de la démocratie politique y est intimement liée à celle de la religion chrétienne, l’une comme l’autre n’étant plus à présent que l’expression (et le moyen) de la survie de la forme mercantile bourgeoise : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au-delà de l’homme égoïste, au-delà de l’homme comme membre de la société bourgeoise, à savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l’individu séparé de la communauté. (…) La chimère, le rêve, le postulat du christianisme : la souveraineté de l’homme comme être étranger, comme être différent de l’homme réel, tout cela est dans la démocratie, réalité sensible, présence, maxime profane » (cf. Karl MARX, Œuvres III, Philosophie, Bibl. de la Pléiade, p.356 à 369).

[16] Marx définit ainsi le communisme comme « la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l’homme hors de la religion, de la famille, de l’État, etc. à son existence humaine, c’est-à-dire sociale » (cf. Manuscrits de 1844, Ed. sociales, 1969, p.88).

[17] Cf. Manifeste du parti communiste, chapitre : Le socialisme et le communisme critico-utopiques.

Nous renvoyons le lecteur aux premiers textes de critique de l’économie politique, écrits surtout par Engels, où l’on peut constater à quel point la critique mordante et pleine d’ironie de l’économie mercantile que Fourier développe dans ses écrits converge avec la critique (qu’elle prépare) par Marx et Engels eux-mêmes de la propriété bourgeoise et du capitalisme dont la production marchande constitue la base et l’horizon indépassable. Voir en particulier (ci-dessous, Annexe 3) l’ouvrage du jeune Engels : Esquisse d’une critique de l’économie politique (1844) et ses Discours d’Elberfeld (1845) reproduits dans le recueil : Utopisme et communauté de l’avenir, op.cit., p.27-55.

[18] À la fin le capital lui-même produit son fossoyeur et les conditions de destruction de la vieille société ainsi que les éléments de formation de la nouvelle : « Je ne considère pas la grande industrie simplement comme la mère de l'antagonisme, mais encore comme la productrice des conditions MATÉRIELLES ET SPIRITUELLES de la solution de ces antagonismes, qui toutefois ne peut s'effectuer par une voie pacifique. » (Marx à Kugelmann, 17 mars 1868). Le Capital de Marx est systématiquement axé sur cette dialectique, imperméable à ceux qui ont des œillères de classe. 

Voir le recueil : MARX-ENGELS, la Société communiste ; en ligne sur : http://classiques.uqac.ca, et dans une nouvelle version in Collection Soccom n°1, 2021.

[19] Pour ce qui est de la nécessité de la force, de la violence et de la dictature dans la lutte des classes, ainsi que de ces divers programmes de transition au communisme, voir le recueil de MARX-ENGELS, la Dictature du prolétariat ; en ligne sur : http://classiques.uqac.ca, et dans une version augmentée in Collection Soccom n°2, 2022 (commandes : coll.soccom@gmx.fr).

[20] Cf. Préface à Utopisme et communauté de l’avenir, op.cit. p.20-22.



Retour à l'auteur: Friedrich Engels Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 octobre 2023 0:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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