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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Roger Rolland et Pierre Elliott Trudeau, “Matériaux pour servir à une enquête sur le cléricalisme.” Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 181-195. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp. [Avec l'autorisation de Monsieur Yvan Lamonde et de son éditeur accordée le 2 septembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

V. Sur l’atmosphère religieuse

Matériaux pour servir
 à une enquête sur le cléricalisme
.”

par Roger Rolland
Pierre Elliott Trudeau


Cité libre, 3, 7 (mai 1953) : 29-43.

Un texte publié dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, avec la collaboration de Gérard Pelletier, CITÉ LIBRE. Une anthologie, pp. 181-195. Montréal : Les internationales Alain Stanké, 1991, 415 pp.

- I -

PIERRE ELLIOTT TRUDEAU

À nous d'ouvrir les frontières de nos coeurs. (Léopold Braün, prêtre assomptionniste. L'Action catholique, 25 novembre 1952.)

Je vous ai déjà dit que mon coeur lui pardonne...
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l'action  Avec la pureté de notre intention. (Tartuffe, IV, 1 et 5)


Qu'il soit bien entendu au départ que je suis anticléricaliste. (Je l'écris sans aucune honte, bien qu'avec la ferme conviction que beaucoup de gens liront : anticlérical.) C'est-à-dire que je crois avec Maritain que « le clergé n'a pas à tenir les leviers de commande de l'action proprement temporelle et politique » (Humanisme intégral, p. 287). Je crois avec le père Arès (Relations, fév. 1953) que, « si en ce domaine des hommes d'église ont quelque compétence, celle-ci, il faut le dire, n'est pas de droit divin ». (Je prends plaisir à souligner.) Je crois avec le pape Pie XI que « dans le domaine technique (l'Église) est dépourvue de moyens appropriés et de compétence ». (Cité par Arès, loc. cit.). Je crois avec le cardinal Suhard que « l'Église est trop respectueuse de l'humain pour vouloir l'absorber, par quelque théocratie que ce soit, ou le régir en mineur, par un paternalisme inavoué » (Le Prêtre dans la cité, p. 52).

Je m'oppose irréductiblement au cléricalisme anticatholique de ces « hommes d'Église » qui prétendent « régir en mineur » le peuple québécois, par l'usurpation pernicieuse de « leviers de commande » dans des domaines où ils sont clairement « dépourvus de moyens appropriés et de compétence ». Je rougis pour ces hommes d'Église qui voient la trace de l'Antéchrist partout [1] sauf dans leur propre cléricalisme, dont le philosophe catholique Joseph Vialatoux disait pourtant que cela constitue un véritable paganisme. (Cité par Cormier, Cité libre, n° 1.) Je les engagerais à un peu moins d'assurance dans leurs jugements, car nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine.

Assurément, le rôle du clergé n'est pas facile, particulièrement dans une société en transition comme la nôtre. Si d'une part le prêtre se contente d'administrer les sacrements et d'instruire les consciences comme un fonctionnaire de Dieu, parfaitement désintéressé des choses temporelles, il risque de tomber dans un angélisme où il chercherait vainement à limiter le bon pasteur qui connaît ses brebis et que ses brebis connaissent. Mais si d'autre part, il choisit de « s'engager » dans le réel, de s'incarner (suivant le mot à la mode), il risque - et souvent malgré lui - de transférer abusivement, dans l'ordre temporel, l'autorité qu'il détient sur le spirituel : d'où le reproche de cléricalisme.

Dilemme douloureux, mais auquel nos cléricalistes prétendent échapper en jouant sur une équivoque - qu'ils semblent du reste entretenir à dessein - relative à la notion d'Église. Parce que l'Église doit s'intéresser à tout ce qui est humain, ils affirment que les clercs peuvent et souvent doivent être engagés dans toute oeuvre temporelle valable.

Mais cette conclusion ne découle pas des prémisses. Car l'Église n'est pas les clercs, et voilà le hic. Un éminent théologien, le père Yves Congar, va jusqu'à écrire : « Peu d'erreurs ont des conséquences pratiques aussi néfastes que celle qui ne s'exprime guère mais n'en est pas moins vivace, consistant à ne voir l'Église exister que là où se trouvent des soutanes. » (La Vie intellectuelle, mai 1951, p. 15.)

Or c'est cette erreur précisément qu'on trouve à la base du cléricalisme québécois. Un homme pour qui j'ai beaucoup de respect la commettait encore dernièrement (Relations, février 1953, p. 33) en citant ces paroles de Pie XII : « L'Église devra... plus que jamais repousser cette conception fausse et étroite de sa spiritualité et de sa vie intérieure, qui voudrait la confiner aveugle et muette, dans la retraite du sanctuaire. L'Église ne peut pas s'enfermer inerte dans le secret de ses temples. »

Celui qui cite semble avoir compris par là que le pape recommandait un plus grand engagement des clercs dans le temporel. Tandis que, s'il avait poursuivi sa lecture, il aurait vu qu'immédiatement après le passage cité plus haut, Pie XII définissait le mot « Église » et ajoutait : « Sous cet aspect, les fidèles et plus précisément les laïcs (je souligne) se trouvent aux premières lignes de la vie de l’Église ; par eux l'Église est le principe vital de la société humaine. Eux, par conséquent, eux surtout doivent avoir une conscience toujours plus nette, non seulement d'appartenir à l'Église, mais d'être l'Église, c'est-à-dire la communauté des fidèles sur la terre sous la conduite du chef commun, le pape, et des évêques en communion avec lui ». (Discours du 20 février 1946, Actes pontificaux, n° 5, p. 25, École sociale populaire.)

Néanmoins, je n'aurais peut-être jamais eu la présomption d'aborder à mon tour le problème des rapports entre les clercs et le temporel, si je n'avais été victime d'une odieuse attaque. Mais deux prêtres dernièrement se sont rendus coupables envers moi de libelle diffamatoire. Or si je décidais d'exercer contre eux les recours civils et criminels dont la loi me pourvoit, je passerais du coup pour un anticlérical. C'est en vain que je prétexterais le bien-fondé de mes actions, en vain que je distinguerais entre la conduite malicieuse de ces individus et leurs fonctions de prêtres ; tous nos clercs ou peu s'en faut se sentiraient attaqués dans la dignité de leur état, et les dévots en bloc se scandaliseraient de procédures qu'ils qualifieraient d'irréligieuses.

J'ai donc désormais un intérêt acquis à combattre le grossier désordre cléricaliste ; et puisqu'il semble vain d'espérer qu'aucun clerc ne le fasse pour moi, j'entends bien exercer mon droit. Je regrette seulement que la première fois que je sois appelé à défendre publiquement mon honneur contre des goujats, je me trouve aux prises avec des prêtres à qui je ne pouvais vouloir de mal, puisque je ne les connaissais même pas.

Et tout d'abord ceci : bien que j'en sois moi-même la première victime, je préfère voir un clerc se tromper par excès d'engagement que faillir par manque d'incarnation. J'aime en effet qu'un prêtre soit présent parmi ses frères, qu'il ait l'esprit ouvert sur tous les problèmes de l'homme, qu'il participe aux grandeurs de son époque et qu'il en déplore les petitesses, qu'il comprenne le monde sans nécessairement être du monde, enfin bref, qu'il sache intégralement aimer les humains et tout l'humain. Autrement, je vois mal comment il pourrait jouer ce rôle que lui assigne le père Congar, « d'être ce conduit sans brisure qui doit porter la vérité (prédication) et la grâce (sacrements) du Christ de l'Incarnation jusqu'aux extrémités de la terre et jusqu'à la fin du monde » (loc. cit).

Reste à savoir comment je peux concilier ma position anticléricaliste et ma préférence pour l'engagement des clercs ; c'est ce que je voudrais maintenant expliquer. Si j'estime qu'un prêtre doive s'engager, c'est parce que je voudrais plus efficace son action sacerdotale et non parce que j'y vois l'unique façon pour l'Église de manifester sa présence dans le temporel. Cette présence ne s'affirme-t-elle pas en effet toutes les fois qu'un laïc catholique fait le bien avec la totalité de son être ? Le Christ a dit en s'adressant à ses disciples : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux. » (Matthieu, 18 :20).

Vue dans cette perspective, la réalisation de la mission totale de l'Église présuppose vraisemblablement une division du travail entre clercs et laïcs. Dès lors, l'engagement pour un prêtre peut tout aussi bien signifier une ouverture d'esprit sur les problèmes temporels qu'un envahissement proprement dit de ce domaine. Le prêtre ne doit donc pas obligatoirement se claquemurer dans sa fonction ; mais dès qu'il choisit d'en exercer aussi une autre, il est sur un pied d'égalité avec les laïcs. Car, pour autant que le sacrement de l'ordre confère une grâce et des pouvoirs spécifiques, ils sont relatifs uniquement à l'état et à la fonction de prêtre.

Il s'ensuit que chaque fois qu'un membre du clergé s'occupe de questions purement temporelles, il doit le faire en sa simple qualité de citoyen. Il doit se dévêtir du prestige et de l'autorité qui lui appartiennent en matières ecclésiales. Dans la cité politique, tous les hommes pénètrent en égaux, et on n'y salue pas n'importe qui. Un clerc y fait-il preuve de sagesse qu'il mérite d'être honoré en cela. Mais tout théologien qu'il est, s'il n'énonce que des sottises, il doit souffrir d'être contredit et accepter de passer pour un sot.

À ces conditions, il est possible que nos hommes d'Église soient un peu moins prompts à s'immiscer partout avec la prétention de trancher péremptoirement les problèmes civiques, économiques ou sociaux. Quant à ceux qui entreront dans le débat, ils le feront grandeur nature ; ils auront même le devoir strict de déclarer qu'ils sont alors dépourvus d'autorité particulière. Autrement, notre peuple, qui s'éveille aux problèmes sociaux, sera peut-être déçu de constater que beaucoup de clercs sont peu doués en ce domaine. Et il serait regrettable qu'un peuple catholique soit scandalisé dans sa foi, faute d'avoir appris qu'un homme d'Église qui commet des erreurs en tant que citoyen peut néanmoins rester un bon prêtre.

*   *   *

Si ces réflexions sont justes, j'ai le droit de dire que les prêtres qui ont profité de leur prestige sacerdotal pour attaquer calomnieusement mes opinions politiques et mieux me diffamer dans mon honneur, sont coupables d'abus inqualifiables.

Je veux d'abord parler des attaques d'un R. P. Léopold Braün, prêtre assomptionniste, contre mon reportage sur l'URSS paru dans Le Devoir, du 14 au 21 juin 1952. Dans un interminable article qui remplit la moitié de la revue Nos Cours (15 nov. 1952) et qui fut ensuite reproduit par tranches (17 au 25 nov.) dans l'Action Catholique (quotidien publié à Québec), le père Braün m'a pris pour sa tête de turc : avec moins d'égards encore pour la vérité que pour la charité, il a pris prétexte de mon reportage pour déverser sur moi toutes les ignominies que sa haine maladive destinait en réalité aux hommes du Kremlin.

Et parce qu'il s'était donné pour mission de m'outrager auprès de lecteurs qui, en grande majorité, n'avaient pas lu mon reportage, je me suis trouvé dans la fastidieuse obligation de relever ses erreurs, ses sophismes, ses paralogismes et ses inepties - j'en fis un article où j'énumérai une quarantaine de ces bourdes.

Croira-t-on que les responsables de Nos Cours et de L'Action catholique (quotidien publié à Québec) se soient empressés de me rendre justice ? Ce serait mal connaître la devise de l'abbé Jean-Baptiste Roy, grand pourfendeur du communisme : Amica veritas sed magis amicus anticommunis-mus. Ce n'est qu'après un mois et demi de mes démarches répétées, qu'ils ont consenti à publier ma défense, écourtée et édulcorée : ils s'y sont vus contraints après que celle-ci eût été publiée dans un autre journal catholique, dont le rédacteur en chef est honnête homme. Et encore, ils ont attendu que le père Braün eût préparé sa réponse afin de la faire paraître côte à côte avec ma défense : celle-ci fut du reste tronquée par M. Roy qui ne s'est pas fait scrupule d'omettre un passage où je démontrais que mon attaquant faisait mentir ses propres textes.

Je ne me propose pas de répliquer à la réponse venimeuse et malhonnête du père Braün. Je m'étais défendu en prouvant qu'il n'avait pas la compétence pour juger de la théorie et des faits, qu'il passait à côté de mes textes pour mieux me faire un procès d'intention, et qu'il se contredisait lui-même. Or, le père Braün n'a pas répondu à ma défense, mais a simplement repris ses vitupérations initiales, avec quelques mensonges, quelques insultes en plus.

Cela, il n'est pas un lecteur intelligent qui ne l'ait vu. Mais MM. J.-B. Desrosiers et L.-P. Roy ne l'ont pas vu ; ou du moins ils ont feint de ne pas le voir, ce qui est bien pis, car ils manquaient ainsi à la plus élémentaire probité dans la direction des débats. Après avoir publié une attaque sur vingt-huit colonnes de Nos Cours (soit à peu près quatorze colonnes de L'Action catholique), ils m'ont concédé - après six semaines de démarches - quatre colonnes pour me défendre, mais en les flanquant de seize colonnes de nouvelles attaques. Bien mieux, ils se sont tous deux jugés aptes à me donner le coup de pied de l'âne, l'un en me fustigeant sur six colonnes de son style de tapette (Nos Cours, 10 janvier), et le roi des matamores en racontant quelque invention insipide en page de rédaction (L'Action catholique, 13 janvier). Visiblement ces olibrius ont décidé que Pie XII ne s'adressait pas à eux quand il a déclaré au congrès des journalistes catholiques : « Quiconque veut se mettre loyalement au service de l'opinion publique... doit s'interdire absolument tout mensonge ou toute excitation ». (17 février 1950)

Dans ces circonstances, on comprendra que je n'ai guère d'intérêt à poursuivre la polémique. Je m'aperçois que le procédé de mes contradicteurs, qui consiste à discuter à coup d'injures, est contagieux, et je crois bien que j'en aurais honte avant eux.

Du reste, il n'est guère plus de lecteurs que ce débat puisse intéresser ; si je suis revenu sur cette affaire, c'était surtout pour combattre certains aspects de notre cléricalisme.

Que MM. Braün, Desrosiers et Roy aient choisi de se mettre au service d'une idéologie politique, c'était bien leur droit. Mais qu'ils aient choisi les armes de la calomnie pour livrer contre moi une bataille à sens unique, abrités derrière le bouclier de Pie XI, sous l'imprimatur du cardinal Léger, avec le nihil obstat des Sulpiciens, en même temps que dans le journal officiel de l'archevêque de Québec, c'est ce que je ne saurais admettre.

Car, en apparence, voilà bien tout l'arsenal de l'Église hiérarchique mobilisé contre moi. Et tout cela, parce que j'aurais vu de beaux parcs à Moscou, et que je l'aurais dit ? Pourtant, je suis allé à Moscou comme j'étais allé à Bagdad et à Bangkok, pour me renseigner et sans enfreindre la loi ni divine ni humaine. Je croyais même adhérer au précepte évangélique : « Aimez-vous les uns les autres », quand je m'en fus visiter les hommes afin de les mieux connaître.

À quoi riment alors ces attaques concertées, soi-disant livrées sous la bannière de l'Église catholique ?

Prétendra-t-on qu'en assistant à la Conférence économique de Moscou, je portais atteinte à « certaines vérités d'ordre naturel qu'on en peut nier sans ébranler toute la Révélation elle-même », et que, en conséquence, il appartenait au magistère de l'Église de juger de la présence d'un économiste catholique à une conférence économique ? Pour soutenir cette prétention, il faudrait commencer par prouver que je me suis écarté de quelque façon des « prémisses rationnelles de la vérité divinement révélée » (Pie XII, cité dans Relations, fév. 1953, p. 34). Et puis, surtout, il faudrait m'expliquer pourquoi mes prétendus censeurs ecclésiastiques ont profité, pour m'attaquer, de l'absence de notre archevêque qui seul ici aurait eu le droit de me parler au nom de l'Église. Car on sait bien que les prêtres Desrosiers et Braün ne font formellement pas partie de l'Église enseignante.

Décidément, ce n'est pas l'Église qui a parlé par la bouche de ces hommes hargneux et vindicatifs. Et je persiste à croire que ma décision d'aller à la conférence économique et la publication du reportage qui en est issue appartiennent rigoureusement au domaine temporel et n'engagent que des valeurs proprement politiques. C'est pourquoi je m'indigne de ce que, à force d'équivoques et de fausses représentations, on cherche à faire croire que l'Église elle-même est engagée dans ce débat.

M'est avis que de tristes sires s'arrangent encore une fois pour que l'Église du Christ tire les marrons du feu, à la plus grande gloire des pouvoirs séculiers. L'histoire nous a offert ce déplorable spectacle bien des fois déjà ; les alliances de l'Église avec les forces politiques, souvent même anticatholiques, au nom d'une lutte contre un ennemi commun, nous ont préparé bien des déshonneurs. Faudra-t-il que l'Église apprenne toujours à sa grande honte que, dans les combines politiques, elle n'a pas les ressources des fils des ténèbres ? Pourra-t-on toujours jeter à la face des catholiques de nouvelles persécutions contre les Albigeois, de nouvelles Inquisitions, de nouveaux bûchers pour les Savonarole, de nouveaux massacres de la Saint-Barthélemy, de nouvelles révocations de l'Édit de Nantes ? Toutes ces atrocités, ces dégradations, furent perpétrées, il ne faut pas l'oublier, au nom du Christ et de l'Église universelle. Et les catholiques apprenaient, toujours trop tard, que leur bras séculier n'agissait jamais que pour son propre compte, pour le maintien de l'ordre établi, c'est-à-dire le sien.

De la sorte (et pendant que le pape prie pour Staline et intercède pour les Rosenberg), des gardiens de la lumière au Québec accumulent dénonciations et diffamations, au nom du catholicisme (le leur, évidemment), mais au plus grand profit de l'Union nationale, du capitalisme international et de tous les intérêts qui s'inscrivent en marge de l'histoire. Ils veulent faire du Québec le dernier bastion du cléricalisme et de la réaction politique, une terre de refuge où puissent échouer toutes les épaves idéologiques que charrie l'histoire.

Mentalité de coloniaux, esprits serviles ! Ah ! vraiment, vous n'êtes pas fiers, vous tous, directeurs de feuilles bondieusardes en ville et en province.

Si vous n'étiez pas d'accord avec ce que j'avais publié au mois de juin, ne pouviez-vous pas engager la discussion de votre propre chef ? Vous fallait-il vraiment attendre cinq mois pour me servir ce paquet d'injures que le premier crétin venu aurait pu rédiger en cinq jours ? Pourquoi avez-vous attendu l'absence de notre archevêque et le voyage du directeur du Devoir, pour mettre en branle votre combinationé de fascistards ? Pourquoi ? parce que vous n'êtes que valetaille, prête à gober le premier combinard étranger qui consent à penser à votre place.

Prenez garde pourtant que la haine et la persécution n'entrent au Canada par les portes de l'Église. Que d'autres en portent l'opprobre s'ils l'osent. Quant à nous, catholiques d'origine française, nous n'avons pas encore fini d'avoir honte des incroyables bassesses commises au nom des catholiques pendant l'affaire Dreyfus. Et nous n'avons pas oublié que les ignominies qui déshonorèrent alors l'Église (envers et contre Léon XIII) furent pour une bonne part l'oeuvre des Assomptionnistes, précisément cet ordre qui maintenant a lâché sur le Québec le père Braün.

Les énergumènes et les rongeurs de balustres ne travaillent qu'à dégrader notre foi et notre peu de conscience politique, c'est-à-dire à préparer l'avènement du totalitarisme athée. C'est pourquoi nous devons rappeler à tous les vociférateurs de l'heure présente que le premier devoir d'un catholique (fût-il même prêtre) en face d'un adversaire (fût-il communiste) est de le traiter avec charité et justice, et dans les cadres de la légalité.

Adlai Stevenson, quand il était candidat à la présidence des États-Unis, avait déclaré : "To strike freedom of the mind with the ugly fist of patriotism is an old ugly subtlety." Il faisait allusion aux tactiques anti-communistes auxquelles le sénateur McCarthy a donné son nom, et qui consistent à salir et à calomnier - par patriotisme ! - un homme avec qui l'on est pas d'accord.

Jusqu'à présent, il était à l'honneur du Canada que cette variété de la chasse aux sorcières ne s'y pratiquait guère. Mais il faudra désormais regretter que Nos Cours, sous l'imprimatur du cardinal Léger, et que L'Action catholique, journal de Mgr Roy, aient pris l'initiative d'importer d'outre-frontière un épigone du sénateur McCarthy pour faire « l'examen critique » de mes articles. J'ignore encore si les diffamations à mon endroit de ce Révérend Père Léopold Braün, Augustin de l'Assomption, ancien curé à Moscou, et prêtre devant Dieu pour l'éternité, sont issues de la malhonnêteté ou de la seule bêtise. Mais quant à MM. L.-P. Roy et J.B. Desrosiers, je suis prêt à concéder qu'ils ne sont que de pauvres êtres, tourmentés par le besoin de faire quelque chose avec éclat ; le plus clair de leur mérite est d'être de parfaits ignorants.

Je sais bien que le cardinal et que l'archevêque ne sont pour rien dans ce concert d'aboyeurs mal élevés. Mais puisque quelques-uns de leurs prêtres et de leurs bedeaux se donneront toujours pour mission de s'occuper des problèmes politiques, ne vaudrait-il pas mieux que l'autorité hiérarchique ne serve plus de couvert à ce genre d'engagement ?

S'il était bien clairement compris par tout le monde que, pour régler les problèmes purement temporels, une soutane n'est d'aucun secours particulier, qu'une tonsure n'est pas un signe d'immunité devant la loi et devant l'opinion publique, et qu'un doctorat en théologie n'est pas un certificat de compétence universelle et infaillible ; s'il était entendu qu'un prêtre qui choisit de servir des forces profanes n'a pas plus de science ou d'autorité que n'importe quel citoyen, alors clercs et laïcs pourraient collaborer plus sereinement à l'édification d'une Église et d'une cité vraiment chrétiennes.

Quand plus de clercs pourront dire avec saint Paul : « Nous prenons garde nous-même de ne donner à personne aucun sujet de scandale, afin que notre ministère ne soit pas méprisé » (2 Cor. 6 :3), je connais un laïc qui trouvera peut-être moins urgent d'accumuler des matériaux pour servir à une enquête sur le cléricalisme.

Car enfin, qui a attaqué qui, dans cette affaire ?


-II-

ROGER ROLLAND

À l'automne de 1952, je faisais paraître dans Le Devoir une série de trois articles sur l'enseignement secondaire et le cours classique. J'écrivis aussi franchement que possible ce que je pensais de notre système actuel d'éducation. Entre autres choses, je déplorais la scission qui ne cesse de s'élargir entre l'esprit et la lettre du cours classique, entre la pensée et la grammaire, entre les oeuvres et les manuels. Car il me semble que l'on a fait de la grammaire, qui n'est qu'un instrument, une sorte de science indépendante et une fin en soi. De même, on a fait du manuel l'élément important du cours universitaire, l'élément qui remplace volontiers le texte et l'oeuvre elle-même. Et je me demandais si ce divorce entre la pensée et la grammaire, entre les oeuvres et les manuels, n'était pas symptomatique de la division que nous ne cessons d'entretenir entre le corps et l'esprit. Je me demandais si cette désincarnation n'était pas révélatrice d'un schisme plus profond, d'une rupture plus secrète entre le charnel et le spirituel. Il est évident en effet que le charnel nous inspire une terreur intime et que, du même coup, nous sommes hantés et obsédés par le charnel. La chair, dont nous sommes pourtant pétris, est pour nous synonyme de péché. Nous la craignons sans cesse, nous la fuyons désespérément. C'est pourquoi j'écrivais : « Cette crainte de la chair (qui est obsession en même temps que négation) je ne pense pas exagérer en la repérant jusque dans l'enseignement du cours classique. Je ne me souviens pas en effet d'avoir jamais eu un contact chaleureux et prolongé avec l'oeuvre d'un auteur. Toujours intervenait, entre l'oeuvre elle-même (qui est la chair de la pensée et de la vie) et la disponibilité vierge de l'élève, un manuel de grammaire, de stylistique, d'histoire littéraire ou philosophique. La vie n'était pas admise au sein de nos études. Le coeur n'avait pas la permission de battre. Nous étions des absents, face à face avec des absents ».

Quelques semaines plus tard, le Révérend Père Marcel de Grandpré fit paraître dans Le Devoir une série de trois articles en réponse aux miens. Après avoir suggéré que je faisais erreur et que les maîtres que j'avais eus étaient peut-être meilleurs que le souvenir que j'en avais gardé, le père de Grandpré ajoute : « Les idées exactes qu'il a formulées au sujet des disciplines fondamentales des humanités classiques me paraissent avoir bien des chances d'être tirées, sûrement de façon inconsciente, et par réflexion personnelle sur ses souvenirs de collège, sur ce qu'il a vu faire ».

Je ne sais pas si le père de Grandpré était sincère au moment où il écrivait ces lignes. J'ai plutôt le sentiment qu'il cherchait un moyen de ne pas me prendre au sérieux et surtout de défendre à tout prix les éducateurs qu'il avait cru que j'avais attaqués.

Or là n'était pas mon propos. Je n'en ai jamais voulu à mes maîtres, pour le dévouement desquels j'ai un profond respect. C'est au système lui-même que je m'en prenais plutôt, à l'esprit même de notre enseignement secondaire, et à notre façon d'agir et de penser.

Mais parce que l'éducation, dans la province de Québec, est aux mains du clergé, le père de Grandpré a cru qu'en critiquant notre système d'éducation, j'attaquais le clergé. Il a donc déclaré que si mes critiques étaient parfois exactes, je le devais d'abord aux éducateurs qui m'avaient formé. Ce à quoi je n'ai nulle objection, mais ce que je n'admets pas, c'est que le père de Grandpré consacre toutes ses énergies à défendre les éducateurs plutôt qu'à réformer l'éducation. Mais précisément parce que l'éducation fait partie du fief clérical, le laïc n'a pas la permission d'en parler. Il est tout de suite considéré comme un révolté, dont les revendications prennent immédiatement un petit caractère de scandale. « Au pays de Québec, conclut le père de Grandpré, quand on a des aspirations intellectuelles, ce qui est bien, mais qu'on trouve qu'on est à peu près seul à en avoir, ce qui est singulièrement inexact, on en met la faute sur l'enseignement fait par le clergé. Quand on sent qu'il y a des progrès qui s'imposent, que certaines situations semblent conduire à des impasses, sans étudier plus que cela les causes qui ont mené là, ni les facteurs en jeu, ni les moyens pratiques à prendre, on publie son petit article : messieurs, si cela va mal, c'est bien simple, c'est parce que les curés ont le monopole des collèges classiques ! Selon son tempérament, on conclut en laissant entendre plus ou moins nettement qu'il faudrait supprimer le cours classique, ou en faire disparaître les curés. Ou les deux à la fois, si on est généreux... Et l'on peut jouir en paix de son petit effet de scandale. »

Voilà à quoi se bute le laïc qui veut dire son mot sur un sujet qui touche de loin ou de près le clergé québécois. On a vite jugé ses intentions - je dirais qu'on n'a jugé que cela - et l'on sait maintenant de quel côté le ranger.

Mais allez-y plus sereinement, nous dit-on. Soyez moins agressifs, moins amers. C'est votre ton qui nous gêne, votre air de supériorité et de pseudo-réformateurs. Dites ce que vous voulez dire, mais avec plus d'humilité et de soumission. Nous vous écouterons avec plus de bienveillance.

Or, justement, ce ton de sérénité qu'on voudrait que nous eussions, est absolument inutile, j'allais dire inconcevable, dans les circonstances. Car dès que la parole se fait tranquille, elle équivaut à du silence.

Je m'excuse de m'expliquer encore une fois à l'aide d'un autre exemple qui me concerne, mais la chose n'est peut-être pas inutile.

Il y a quelques années, je faisais paraître dans L'Action nationale un article sur l'enseignement secondaire où j'exprimais, à peu de choses près, les mêmes pensées que j'ai formulées l'automne dernier dans Le Devoir. Or, à ce moment, mes critiques étaient précisément rédigées sur un ton tranquille et cordial. Aucune animosité, aucune agressivité, aucune violence. Le résultat : nul. Je veux dire que personne ne s'en émut, puisque personne ne se sentit attaqué. Le système d'éducation n'était pas vraiment visé, les éducateurs n'étaient donc pas inquiétés, et tout pouvait continuer comme auparavant. Le mécanisme était intact.

Il devenait donc évident qu'il fallait parler un peu plus haut pour se faire entendre. Et c'est pourquoi, je pense, un revue comme Cité libre fut fondée.

Il est bien possible, comme l'affirme le Révérend Père d'Anjou, que certains d'entre nous soient en proie à de lointains complexes et présentent les symptômes d'un cas psychologique ; il est bien possible d'autre part que cette accusation du père d'Anjou soit l'effet d'une résistance secrète qui relève, elle aussi, du cas psychologique. Mais il est encore bien plus certain que nous sommes pour l'instant à l'intérieur d'un pays déterminé, que nous vivons dans les cadres d'une société déterminée et que, malgré toutes nos défaillances et nos faiblesses, nous avons tous à travailler à son amélioration et à son perfectionnement. Que nous soyons les uns et les autres fragiles et imparfaits, cela est entendu, cela est même normal. Mais ce qui ne serait pas normal, c'est que nous prenions prétexte de cela pour abandonner la réalité et nous réfugier dans un confortable idéalisme.

Mais vous êtes des orgueilleux, nous reproche-t-on. Des prétentieux, des insoumis, des révoltés, des pseudo-réformateurs ! Et l'Église n'a pas besoin de réformateurs, mais de saints.

Nous savons bien que nous ne sommes pas des saints, et que c'est dommage, et que c'est, comme le disait Léon Bloy, la seule tristesse au monde. Nous savons que l'humilité est difficile et que l'orgueil ne cesse de nous traquer. Mais, encore une fois, toutes ces défaillances justifieraient-elles que nous nous taisions ? Et notre tâche n'est-elle pas de parler et d'agir malgré et à cause même de ces défaillances.

Je dirais même que c'est aussi notre devoir de ne pas nous laisser intimider par toutes sortes de jugements approximatifs et de dénonciations plus ou moins improvisées.

Car le laïc a un rôle à jouer dans la vie de l'Église. Et c'est parce que le laïc a été exclu, jusqu'à présent, de cette tâche, qu'il a peine maintenant à se reconnaître dans le visage de l'Église canadienne. Cette Église n'est pas véritablement la sienne, il n'y a pas véritablement sa place, il n'y est pas ce qu'on appelle chez lui. Pour tout dire, il y est mal à l'aise.

Or, du dépaysement au désintéressement, il n'y a qu'un pas. Et ce pas, il faut bien l'avouer, plusieurs l'ont déjà franchi. Plusieurs, il faut bien le dire, se sont désintéressés de cette famille où les enfants n'ont pas le droit de parler, où les enfants sont instamment priés de rester dans le coin, en silence et sans bouger. Et c'est pour éviter que ce désintéressement se généralise que nous avons résolu de parler, même au risque de nous faire toiser sévèrement par les grandes personnes de la maison, confortablement installées dans les fauteuils. Car si le laïc parvient à parler, s'il en arrive à pouvoir graver quelques-uns de ses traits sur le visage de l'Église, celle-ci lui appartiendra comme lui-même lui appartient. Et c'est dans la mesure de cette pénétration du laïc dans l'Église que le laïc se sauvera et contribuera du même coup à la mission de l'Église.

Si le laïc en effet continue de visiter son église au lieu de l'habiter, s'il continue de la déserter comme il le fait de plus en plus, ce n'est pas seulement le laïc qui en souffrira, mais l'Église tout entière. Les laïcs sont essentiels à la vie et à la santé de l'Église. Ils en sont des membres vivants, ils en font partie intégrante. Et comment l'Église pourrait-elle être florissante si ses fidèles ne lui prêtent pas leur chaleur et leur sang ? L'Église a besoin de l'âme de ses fidèles pour se régénérer elle-même et les régénérer du même coup.

Je pense bien que l'exemple le plus frappant, c'est encore le rajeunissement du catholicisme français qui s'est opéré il y a un demi-siècle grâce sans doute à de multiples facteurs - dont le moindre n'est assurément pas toute cette pléiade d'écrivains laïques qui ont voulu apporter leur contribution originale au progrès spirituel de l'humanité.

Il est vrai que ces écrivains avaient décidé d'être chez eux à l'intérieur de l'Église et qu'ils ne se gênaient pas pour parler. Non pas, je pense, qu'ils eussent pour l'autorité ce qu'on appelle du mépris, ni qu'ils eussent de l'obéissance une conception sans scrupule. Mais ils ne croyaient pas que l'obéissance fût la seule vertu du catholique, ni que le respect de l'autorité fût suffisant pour violenter le coeur des hommes et leur rendre sensibles les mystères de l'amour éternel.

Mais il est vrai aussi que ces écrivains catholiques ont été souvent désavoués, non pas par l'Église qui ne les a jamais condamnés, mais par certains esprits que gênait une telle liberté. Encore dernièrement, M. Léopold Richer leur faisait l'honneur, dans Notre Temps, de sa dénonciation.

C'est dire que M. Richer est du bon côté. Je ne dis pas qu'il est du côté de l'Église, car l'Église n'a pas encore signifié qu'elle se rangeait du côté de M. Richer contre Péguy et Bernanos. Je dis qu'il est du bon côté, c'est à dire du côté sûr, du côté tranquille, du côté calme. Comme disait Bernanos, il fait partie de l'Arrière. Il ne prend pas de risque, mais il attend ceux qui prennent des risques, et il verse sur eux toute la colère des gens qui sont du bon côté, du côté sûr, du côté tranquille, la colère de ceux qui font partie de l'Arrière.

Bien sûr, il en faut quelques-uns à l'Arrière pour veiller sur ceux qui sont à l'Avant et qui oublient parfois de se surveiller. Mais le drame, c'est que l'Arrière est tellement nombreux qu'il ne voit pas du tout pourquoi il y aurait un Avant. C'est que l'Arrière a décidé qu'il n'y aurait pas d'Avant, ou plutôt que ce serait lui l'Avant. L'Avant et l'Arrière à la fois. Si bien que s'il y en a qui veulent se risquer vraiment à l'Avant, ils sont immédiatement reniés, supprimés.

J'aurais bien tort d'insinuer ici que toute l'Église canadienne, que tout le clergé canadien fait partie de l'Arrière. Ce serait là vraiment ignorer la jeunesse et la vitalité de bon nombre de clercs pour qui l'Évangile est d'abord une aventure plutôt qu'un appareil juridique où tout devient occasion de légiférer et de réglementer, de permettre et de défendre. J'aurais donc bien tort d'insinuer que tout le clergé canadien fait partie de l'Arrière, que seul le clergé canadien fait partie de l'Arrière, parce que bon nombre de laïcs en font partie aussi et que, à vrai dire, c'est un peu leur faute si le catholicisme québécois ressemble si peu à la figure hardie du Christ des Évangiles.

Les laïcs dis-je, sont responsables de la pauvreté de notre catholicisme, de son assèchement, de sa dévitalisation. Ils sont même autant responsables, sinon plus, que le clergé lui-même, parce que les laïcs aussi sont l'Église, parce que les laïcs aussi font l'Église. Et si l'Église vaut ce que vaut son clergé, elle vaut aussi et surtout ce que valent ses fidèles.

C'est donc, jusqu'à un certain point, aux laïcs à aller de l'avant. Car si le clergé doit donner l'exemple, il ne donnera que l'exemple qu'on attend de lui. C'est donc au laïc à approfondir ses exigences intérieures. C'est à lui de prendre le risque de s'interroger. D'autant plus que le laïc, quand il parle, n'engage pas l'Église. Ce n'est pas au nom de l'Église qu'il se prononce, mais en son propre nom ; il parle en tant que catholique, c'est entendu ; ce qui est déjà une responsabilité. Mais cette responsabilité n'est plus celle du pasteur. C'est une responsabilité de militant, et dont les orientations peuvent être multiples et variées.

« Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père », dit-on dans l'Évangile. Mais plutôt que de s'inspirer de cette générosité pour laisser à chacun la liberté d'exprimer son zèle selon son coeur et ses dispositions, on préfère s'approprier le Christ pour le ranger de son côté et pour anathématiser ceux qui ne sont pas de son côté à soi. C'est là, n'en doutons pas, un des aspects les plus exécrables du pharisaïsme, car dès lors il ne s'agit plus d'aimer mais de juger, et non plus de donner mais de dénombrer, de calculer, d'interdire et de condamner.

Insensés, nous répondra-t-on : la religion a besoin de cadres, de discipline, de contraintes et de rigueur. Autrement, elle dégénérerait, elle ne saurait survivre.

Cela, nous le savons. Ou du moins, nous devrions commencer à le savoir. Mais si nous avons besoin de contraintes et de discipline, nous avons surtout besoin d'eau vive. Nous avons surtout besoin que le Coeur de Jésus avec lequel on a fait des calendriers un peu trop rentables (et en cela on a eu raison d'y planter de solides épines) nous avons besoin que le Coeur de Jésus arrête de nous sermonner et enfin se mette à battre.

On répliquera que nous sommes bien naïfs de ne pas comprendre que l'Église, d'institution divine, est de constitution humaine, et que les faiblesses des hommes qui la composent ne sauraient jamais affaiblir les vérités qui lui ont été confiées. Et que ceux qui se laissent arrêter par ces faiblesses se refusent eux-mêmes les vérités qui les affranchiraient. Et que ceux qui se scandalisent des imperfections de l'Église s'en ferment eux-mêmes les portes rédemptrices.

Or nous ne sommes pas scandalisés. Nous ne sommes pas rendus, grâce à Dieu, à ce point de détachement.

Du moins, quelques-uns d'entre nous ont montré, il me semble, à quel point la chose leur tenait à coeur. Ils l'ont peut-être même un peu trop montré. Quoi qu'il en soit, nous demandons nous aussi le privilège d'être des hommes, et que nos faiblesses, quelles qu'elles soient, ne soient pas retournées contre nous et ne servent pas à discréditer les vérités dont nous voulons nous approcher. Nous demandons enfin qu'on ne se scandalise pas de la liberté de nos paroles ni du bruit de notre franchise qui ne sont peut-être pas incompatibles avec la fécondité de Dieu et de son Église et qui pourraient à la longue ne pas être tout à fait préjudiciables à l'affranchissement de la vérité et au rajeunissement de nos âmes.



[1] Leur petitesse contraste avec la grandeur du pape qui (d'après une nouvelle de l'Associated Press du 4 mars) « s'est retiré dans sa chapelle particulière pour demander à Dieu la conversion du premier ministre Joseph Staline dès qu'il a appris que le chef soviétique était gravement malade ». Churchill et Eisenhower ont aussi réagi en chrétiens, mais il n'en fallait pas demander tant de ceux qui se sont permis d'interpréter la prière du pape : « Les cercles du Vatican ajoutent que le Souverain Pontife a prié pour l'avenir meilleur du peuple opprimé de la Russie a conduit des millions de gens sur la voie du mal et de la perdition. Seul Dieu, dans sa grande miséricorde, peut lui pardonner toutes ces fautes ». Sicut et nos dimittimus...



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 mars 2013 16:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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