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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice TREMBLAY “La notion de société de masse.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 3: “Société traditionnelle et société technologique”, pp. 110-122. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[110]

Maurice TREMBLAY

Département de science politique, Université Laval

La notion de
société de masse
.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 3: “Société traditionnelle et société technologique”, pp. 110-122. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.


La notion de société de masse n'est ni claire ni sereine. Elle n'est pas claire pour la bonne raison que le concept de masse ne l'est pas ; aucun sociologue n'ayant réussi à imposer à ses pairs une définition précise de cette vague catégorie sociale.

On emploie le terme tantôt au singulier pour signifier simplement le plus grand nombre ; tantôt au pluriel, pour désigner des ensembles déterminés de personnes qui, au surplus, sont considérées par certains comme des formations sociales réelles et par d'autres comme de simples regroupements statistiques commodes. Par ailleurs, à en croire Gurvitch, qui a davantage creusé la notion, la masse ne serait même pas un ensemble d'individus, mais un type particulier de sociabilité par fusion partielle dans un "nous" susceptible, comme la communauté et la communion, de s'actualiser dans tout groupement humain.

Quel sens sociologique précis peut avoir l'expression société de masse dans cette jungle conceptuelle ?

La notion de société de masse n'a pas non plus la sérénité objective que l'on considère comme une propriété nécessaire des concepts sociologiques. Elle se présente en effet d'emblée comme tout imprégnée de jugements de valeurs, étant apparue et s'étant développée comme une contestation de la société moderne.

Elle est de soi une notion réquisitoire dont la discussion nous situe fatalement au delà de la simple analyse sociologique, au plan même de la philosophie sociale. Et c'est sans doute pour cette raison qu'on a demandé à un professeur de philosophie sociale de présenter cette première communication de notre symposium.

Ainsi donc ce qu'on attendrait de moi ne serait rien moins qu'une ré-évaluation de la société moderne.

[111]

Vous me concéderez que le mandat est d'envergure et plein de périls. A tous les écueils que présente l'analyse sociologique à cette échelle, surtout si l'on tient compte de l'ambigüité du concept de masse, s'ajoute la précarité des jugements de valeur fondamentaux qu'appelle un tel sujet, en sorte que je me sens doublement vulnérable.

Cette double vulnérabilité est sans doute excellente pour l'amorce d'une discussion, mais elle fait aussi toute l'ingratitude de mon rôle ; au point que je ne puis me défendre de l'impression, en présentant cette communication, de m'offrir en sacrifice pour le succès du symposium.

*   *   *

La société moderne occidentale s'est développée, surtout au 19e siècle oh elle a véritablement pris forme, dans l'euphorie de l'idée de progrès. Idée nouvelle dans l'histoire de l'Humanité et dont J.B. Bury a brillamment reconstitué, à partir des conceptions statiques et pessimistes antérieurement dominantes, la lente émergence, de la Renaissance jusqu'à son épanouissement au siècle dernier.

Inspirée par l'idéologie humanitaire renouvelée par la philosophie des lumières et introduite dans le cours de l’histoire par les Révolutions françaises et américaines, appuyant ses espoirs sur l'idée darwinienne d'évolution et sur les progrès continus de la science et de ses applications que confirmait la révolution industrielle en cours, l'idée de progrès devient alors dominante avec ses promesses pour l'Humanité sinon d'un âge d'or, du moins d'une amélioration constante de ses conditions terrestres de vie et de bonheur.

Notre collègue, Léon Dion, dans une communication récente s'exprimait ainsi sur l'emprise de l'idée de progrès au 19e siècle "L'ampleur de la prépondérance de cette idée au 19e siècle peut s'apprécier, disait-il, au fait qu'elle fut commune à des peuples qui se distinguaient les uns des autres par leurs institutions politiques et sociales, de même qu'à des classes sociales par ailleurs opposées dans leurs intérêts et leurs aspirations. L'idée de progrès a imprégné le libéralisme, mais le socialisme encore davantage bien que d'une autre manière. C'est en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis qu'elle fut exposée avec le plus de vigueur et de ferveur. Mais il ne faut pas croire qu'elle fut étrangère à la pensée des Allemands ni même des Russes. De même l'idée de progrès appartient à plusieurs écoles de pensée. Elle est aussi centrale à la dialectique de Hegel qu'à l'évolutionnisme de Spencer, bien qu'il existe peu de similitudes entre les deux systèmes.[2]

[112]

Dans la seconde moitié du 20ème siècle, avec la guerre atomique qui menace de couronner par une hécatombe générale les deux dernières guerres mondiales, avec, de toute façon, l'explosion démographique du tiers monde dont le défi résiste aux plans de développement économique et social les plus optimistes, il y a de bonnes raisons objectives d'être moins rassuré sur l'avenir de l'Humanité, mais il ne faudrait pas croire que l'idée de progrès est morte pour autant.

Sans doute ne s'exprime-t-elle plus guère en grandes philosophies de l'histoire de caractère déterministe, mais, par ailleurs, renforcée par les réalisations récentes du Welfare State, elle s'est enracinée, plus profondément encore qu'au l9ème siècle, dans toutes les couches de la population des démocraties occidentales en quête d'un standard de vie toujours plus élevé ; en même temps qu'avec les progrès de l'économie soviétique et l'éveil du tiers monde, concomitant à la décolonisation de l'après-guerre, elle étend maintenant ses rêves de promotion sociale et de bien-être à l'ensemble de la planète.

Cette aspiration généralisée au bien-être terrestre et à l'enrichissement collectif qu'a consacrée juridiquement la déclaration universelle des droits de l'Homme des Nations Unies et qui s'exprime dans tous les pays du monde par des indices de croissance et des plans de développement, constitue un phénomène inédit dans l'histoire de l’Humanité. À preuve toutes les morales religieuses et séculières, qui, jusqu'à l'époque contemporaine, ont prêché la modération aux riches et aux privilégiés et la résignation aux pauvres et aux déshérités.

Le christianisme lui-même qui, approfondissant la notion stoïcienne de fraternité humaine, a proclamé l'égalité de tous les hommes, ne faisait pas exception ; car cette égalité toute spirituelle des enfants de Dieu s'accommodait très bien des inégalités sociales ; la pauvreté et la servitude étant même vues comme des conditions privilégiées de salut éternel et comme une occasion pour les riches de pratiquer la charité et pour les maîtres la mansuétude.

L'on sait d'ailleurs, pour nous en tenir au catholicisme, qu'il a fallu attendre les derniers papes pour que, dans le prolongement de la charité chrétienne et comme l'une de ses dimensions nouvelles, soit affirmée la nécessité d'une justice dynamique préoccupée de réformes sociales, économiques et politiques et soucieuse d'assurer à tous les hommes des conditions temporelles de vie conformes à leur dignité humaine et aux exigences de leur plein épanouissement terrestre.

Les morales de la frugalité et de la résignation sont partout en régression dans le monde. Elles ne subsistent que dans certaines zones sous-développées de la terre, où, en attendant d'être délogées par l'éthique nouvelle, elles permettent, pour quelque temps encore, à de larges blocs de population de prendre leur misère en patience.

[113]

L'aspiration généralisée au bien-être terrestre ne constitue donc pas qu'un changement révolutionnaire des mentalités, elle se présente aussi proprement comme une mutation de la conscience morale de l'Humanité, en sorte qu'elle comporte pour ainsi dire en elle-même sa propre justification. Ce qui, en me permettant de prendre cette justification comme acquise, me dispensera de la difficile tâche de fonder mes propres jugements de valeur sur les finalités sociales qu'elle consacre.

Dans cette perspective, je voudrais établir d'abord deux choses. En premier lieu que la montée de ce grand espoir des hommes en des conditions de vie meilleures, avec la justification morale qui l'accompagne et la soutient, n'a été rendue possible dans la société moderne que dans la mesure où celle-ci, par le harnachement de la science et l'organisation rationnelle, est devenue parallèlement une société technicienne. En second lieu que la société moderne n'aura quelque chance de continuer de satisfaire cet espoir conformément à son idéal même, surtout depuis que cet espoir. et cet idéal se sont universalisés, que si elle devient encore plus rationnelle et plus technicienne.

Partant de là, nous nous demanderons alors si la société moderne est irrémédiablement condamnée ou non à se transformer toujours davantage en société de masse, aliénant ses membres, comme l'implique la notion, par le développement des techniques mêmes par lesquelles elle prétend promouvoir leur bien-être.

*   *   *

Il ne faut pas se surprendre, je crois, de l'apparition tardive de l'idée de progrès économique et social dans les attitudes des hommes, ni se scandaliser du retard de son incorporation au droit et à la morale. En effet, il faut bien voir que, pendant des millénaires, les techniques économiques traditionnelles étaient génératrices pour le plus grand nombre de misère et de servitude.

Quand Aristote, après s'être avéré incapable de justifier théoriquement l'esclavage, affirmait qu'il ne disparaîtrait que le jour où les navettes des métiers tisseraient toutes seules, il exprimait une tragique vérité sur la condition humaine et qui devait demeurer substantiellement valable jusqu'au moment où le machinisme moderne remplira précisément cette condition d'affranchissement. Jusqu'à la Révolution industrielle en cours, le confort et la culture ne pouvaient être le lot que d'une minorité privilégiée dominant et exploitant le plus grand nombre, L'humanité était pour ainsi dire condamnée à ne vivre d'une vie véritablement humaine que par procuration.

L'idéal démocratique d'un enrichissement également profitable à tous, a pu être réalisé à Athènes pendant quelques décennies, mais l'on sait que cet enrichissement collectif comportait la multiplication des esclaves et qu'il fut [114] alimenté par l'exploitation fiscale que les Athéniens faisaient de leur vaste empire. De même la richesse de Rome se mesurait au nombre de ses esclaves et à la somme des dépouilles et des tributs prélevés sur le reste du monde.

Par ailleurs, Alfred Sauvy a montré que, dans les conditions d'exploitation agricole qui ont prévalu en Europe jusqu'à l'époque moderne, le servage était .non seulement le seul système possible, mais encore paradoxalement le système le plus avantageux pour les serfs eux-mêmes, qui, sans le rationnement que leur imposait le seigneur pour l'entretien de son faste et qu'ils n'auraient pas consenti comme fermiers libres, auraient pu subsister en moins grand nombre, étant donné la limitation des ressources disponibles du domaine. En sorte qu'avec le servage, selon la formule même de Sauvay, plus d'hommes avaient faim, mais par ailleurs moins d'hommes mouraient de faim [3].

Il ne faut pas s'étonner alors que, dans ces conditions, le christianisme lui-même ne se soit pas insurgé contre le servage, ni même contre l'esclavage, qui ne scandalisait pas encore un Bossuet, puisque l'inégalité dramatique des hommes semblait inscrite dans l'ordre même des choses, dont on pouvait tempérer les rigueurs par la charité, mais qu'on pouvait difficilement songer à transformer radicalement par la justice.

Aussi a-t-il fallu que la Révolution industrielle, sous l'impulsion de la bourgeoisie, multiplie les forces productives de l'homme, pour que l'on s'avise, dans le développement de l'idée de progrès, que l'humanité pouvait être et devait être libérée non seulement du despotisme politique mais aussi de la servitude de la misère. C'est ce que reconnaît Marx dans le Manifeste communiste quand il écrit, en un bel hommage à l'œuvre historique de la bourgeoisie : "La bourgeoisie a, comme personne ne l'avait fait avant elle, montré de quoi est capable l'activité humaine. Elle a réalisé de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques : elle a accompli de tout autres campagnes qu'invasions et que croisades... Il y a cent ans à peine que la bourgeoisie est la classe souveraine, et déjà elle a créé des forces productives dont le nombre prodigieux et la colossale puissance dépassent tout ce qu'ont su faire toutes les générations antérieures réunies. Les forces naturelles subjuguées, les machines, la chimie appliquée à l'industrie et à la culture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, des continents entiers ouverts, des fleuves rendus navigables, des populations entières jaillies du sol - quel âge eût osé pressentir jadis, que des forces productives aussi immenses dormaient au sein du travail social". [4]

[115]

Ce déchaînement des forces productives, déclenché par la technologie nouvelle et le génie d'organisation de la bourgeoisie, n'a cependant pas rempli d'emblée ses promesses de prospérité générale et de promotion humaine collective.

S'il a provoqué, par la multiplication des moyens de subsistance, un accroissement prodigieux de la population, si même il a permis un relèvement du niveau moyen de vie, il a par ailleurs engendré une misère nouvelle, plus radicale que toutes celles connues jusque-là, la misère du prolétariat industriel pressuré et prive de tout, même du droit élémentaire de s'associer pour essayer de conjurer son sort.

Comme on le sait mieux maintenant par l'illustration que nous en fournissent les pays économiquement attardés en voie de développement, dans la première phase d'un processus d'industrialisation, la production des biens de consommation immédiate à l'avantage du grand nombre, doit être sacrifiée dans une large mesure au développement préalable de l'appareil industriel et des biens de production.

Et dans la société occidentale du 19ème siècle, c'est le prolétariat qui a fait les frais de cette exigence. Et d'autant plus cruellement que le libéralisme économique alors dominant, dispensait la bourgeoisie de tout ménagement et l'État de toute obligation d'assistance. "La main invisible" qui guidait les hommes et les sociétés par le jeu des lois du marché remplaçait l'ordre providentiel des choses qu'on ne pouvait prétendre infléchir ; à cette différence près, cependant, que la poursuite par chacun de son intérêt individuel en concurrence avec tous les autres dans les cadres d'un marché libre garantissait un progrès économique constant susceptible d'assurer éventuellement à tous les avantages d'une prospérité matérielle généralisée.

L'on sait que l'accession des classes populaires aux standards de vie élevés, dont elles jouissent maintenant comme d'un droit dans nos sociétés industrielles, n'a pas suivi le schème libéral et que la régression de la misère et de l'insécurité y a été marquée par un recul correspondant du libéralisme économique, qui a culminé dans le Welfare State avec ses politiques de stabilité et de développement économique et ses mesures égalitaires de bien-être et de sécurité sociale.

Mais ceci ne devrait pas nous empêcher de reconnaître que l'amélioration graduelle des conditions de vie des classes laborieuses a été effectivement permise par le développement des forces productives qui a fait passer peu à peu nos sociétés, par l'application de techniques de production et d'organisation du travail social de plus en plus efficaces, de la phase d'équipement à la phase de consommation de masse.

[116]

Ainsi, ce n'est pas par simple coïncidence que la diminution des heures de travail et l'augmentation des salaires ont suivi les progrès du machinisme sans cesse perfectionné et utilisant des sources d'énergie de plus en plus puissantes et diversifiées. Ce n'est pas non plus par hasard qu'en dépit du blocage idéologique qu'opposait le libéralisme économique, la reconnaissance pratique du syndicalisme a coïncidé avec l'augmentation considérable de productivité qu'a signifiée l'adoption du taylorisme et l'organisation du travail à la charrie dans les usines. D'ailleurs, au niveau de développement qu'elle avait alors atteint, l'industrie trouvait intérêt à augmenter le pouvoir d'achat des masses de façon à assurer l'écoulement de sa production.

Et c'est ainsi qu'au terme d'un cycle de progrès économique séculaire, les sociétés occidentales ont pu pleinement entrer dans leur phase consommatrice, sous l'égide du Welfare State qui consacre le droit de tous les citoyens au bien-être.

Mais, ce dont il faut bien se rendre compte, c'est que le Welfare State né du progrès technique marque lui-même une avance de la technique. En effet, dans sa fonction de grand entrepreneur de l'enrichissement collectif, non seulement s'applique-t-il à promouvoir l'augmentation de la productivité dans le secteur privé de l'économie, mais encore il soumet lui-même l'immense appareil bureaucratique qu'il a créé aux exigences des techniques rationnelles du rendement maximum ; en même temps que, par l'économie redevenue politique dont il a fait son instrument, il introduit celle-ci dans les structures mêmes de l'économie globale.

On peut considérer que le Welfare State n'est qu'un régime de transition et qu'il évolue logiquement et fatalement vers le socialisme, mais n'est-ce pas uniquement dans la mesure où, par les plans plus compréhensifs et plus rigoureux de développement économique et social qu'elles proposent, elles font davantage appel aux techniques scientifiques de production et d'organisation rationnelle du travail social, qu'on peut distinguer les solutions socialistes des politiques actuelles du Welfare State. Qui voit, par ailleurs, en dehors de l'introduction du progrès technique et de ses exigences de rationalisation, une solution aux problèmes du tiers monde en dépit de la déstructuration mentale, culturelle et sociale qu'elle y provoque ? Qui peut voir aussi, en dehors d'une planification plus poussée de leur appareil productif, la possibilité pour les pays économiquement avancés d'aider éventuellement d'une façon efficace les populations déshéritées du monde dans la voie du développement, comme le postulerait la reconnaissance nouvelle des droits de l'homme à des conditions de vie décentes ?

La société moderne est donc universellement et irréversiblement une société technicienne. Et c'est un caractère qui fait sa grandeur si l'on admet que c'est à la technique, par les conquêtes, jusque là jugées impossibles, sur la misère et [117] la servitude qu'elle lui a permises et qu'elle lui fait espérer, qu'elle doit d'être la première société de l'histoire à reconnaître pratiquement la dignité de la personne humaine avec l'égalité des droits fondamentaux qu'elle implique. Seule une société technicienne pouvait proclamer la récente déclaration universelle des droits de l'homme.

Et c'est cette grandeur unique de la société moderne, en tant même que société technicienne qu'on est généralement porté à oublier quand on l'accuse d'être une société de masse dans la mesure même où elle est une société technicienne.

*   *   *

Mais quelle est donc cette face sombre de la société moderne que prétend nous révéler la notion de société de masse ? Ce n'est pas tellement le fait qu'élargie à la mesure indéfinie des marchés et des nouveaux moyens de communication, la société moderne intègre dans ses structures, au delà même des populations des divers états, la masse humaine tout entière ; car ceci ne comporte en soi rien de péjoratif. Ce serait plutôt le fait beaucoup plus significatif que, commandée dans son organisation et son fonctionnement par les critères impersonnels de l'efficacité technique, la société moderne produirait un type nouveau et inférieur d'homme, l'homme de masse qui serait ainsi l'unité par laquelle se définirait la société de masse.

On peut, je crois, ramener au concept d'aliénation tout ce que l'on a pu dire sur la situation malheureuse de cet homme, caractéristique de la société de masse. Aliénation de l'ouvrier industriel dont le travail parcellaire et soumis au rythme de la machine et à la rationalisation des tâches est vidé de toute créativité et de tout sentiment de responsabilité ainsi que de participation. Aliénation de la plupart des employés des grandes entreprises et des grands services bureaucratisés qui sont eux-mêmes victimes d'une division rationnelle des tâches qui les cantonne dans la routine déprimante d'un emploi défini et contrôlé de l'extérieur, et dont souvent ils ne sont même pas en mesure de percevoir l'intégration aux plans et aux politiques d'ensemble. Aliénation de l'homme moderne comme membre de vastes organisations professionnelles et groupes d'intérêt dont les centres de décision lointains et inaccessibles sollicitent une adhésion aveugle qui engendre chez lui la passivité et l'indifférence ou une confiance irraisonnée qui le pousse à participer à des mouvements collectifs irrationnels. Aliénation des consommateurs frustrés de leurs choix les plus personnels par les entraînements de la publicité et de la mode ou par la contrainte davantage inéluctable d'un plan rigide d'allocations des ressources. Aliénation plus profonde encore de l'homme moderne privé de toute autonomie intellectuelle et spirituelle sous l'impact de la pensée et des valeurs dégradées que lui imposent, en un flot [118] continu, le cinéma, l'édition populaire, la presse, la radio et la télévision, enfin toute la colossale industrie des moyens de communication de masse. Aliénation du citoyen de 1'État moderne de plus en plus envahissant et impersonnel et dont il est de moins en moins capable de comprendre et de contrôler les politiques, dans la mesure même où elles deviennent plus compliquées et plus techniques. Aliénation du citoyen par les largesses mêmes de l'État, non seulement parce que, s'adressant à des catégories abstraites, elles le réduisent au statut dépersonnalisé d'une carte perforée, mais encore parce qu'elles développent chez lui une mentalité de dépendance et d'irresponsabilité. Aliénation plus générale encore de l'homme moderne qui, dans l'ensemble des structures impersonnelles de la société technicienne et particulièrement dans l'anonymat des villes, a perdu la sécurité psychologique que lui assurait autrefois, avec les certitudes rassurantes de la culture et des autorités traditionnelles, le sentiment intime d'appartenance et la chaleur affective des anciennes communautés locales.

De la superposition de toutes ces aliénations résulterait l'image complète de l'homme moderne, comme produit spécifique de la civilisation technicienne : homme déraciné, sans structure mentale personnelle et sans consistance morale, homme solitaire mais indifférencié, et qui serait homme de masse parce qu'il n'est uni aux autres, en dehors des froides relations sociétaires, que par le processus élémentaire d'agrégation du conformisme et des entraînements collectifs. Et c'est parce qu'elle serait caractérisée par de tels hommes, incapables, dans leur dénouement intellectuel et moral, de dépasser socialement et culturellement le niveau de la masse, comme forme inférieure de sociabilité, que la société moderne serait une société de masse.

Ce portrait que je viens de brosser de l'homme et de la société de masse, en en empruntant les traits aux critiques de la société moderne, fait penser au portrait de Dorian Gray dont il a indiscutablement toute la laideur, mais dont on peut se demander s'il a la même fidélité.

Sans doute, y a-t-il un fondement de vérité dans chacun de ces griefs accumulés, mais, outre que la face sombre de la société moderne qu'ils nous révèlent nous paraît exagérément noircie, ils en masquent injustement la face lumineuse, alors qu'en réalité celle-ci éclaire de plus en plus celle-là.

En effet, l'homme de la société traditionnelle était généralement soit inconscient de ses aliénations, soit résigné à celles-ci. L'homme moderne, par contre, dont les aspirations au bonheur et à la liberté ont non seulement été éveillées par les conquêtes de la technique, mais encore reconnues comme des droits, par suite du déblocage que ces mêmes conquêtes ont opéré dans la conscience morale de l'Humanité, est à la fois de plus en plus conscient des aliénations qu'a engendrées la société technicienne et de plus en plus déterminé à les atténuer sinon à les abolir.

[119]

La vaste littérature qui se rattache à la critique de ka société moderne comme société de masse, au nom même des droits reconnus précisément par la société moderne, constitue déjà, en elle-même, une manifestation de cette prise de conscience de ses propres maux qui caractérise notre société technicienne. Quelle autre société de l'histoire, sauf peut-être la France des Lumières, a jamais produit l'équivalent d'une telle littérature pour dénoncer les aliénations dont elle souffrait ? Mais cette prise de conscience des conséquences indésirables du progrès technique ainsi que la détermination d'y obvier se manifeste aussi de façon plus positive. Elles s'expriment, en effet, non seulement dans le développement du service social comme technique spécifique de reconstitution et de sauvegarde de l'intégrité humaine dans les mécanismes impersonnels de la société moderne, mais encore dans les préoccupations nouvelles envers les exigences du facteur humain, qui se manifestent dans l'architecture, l'urbanisme, les plans de développement économique et social et jusque dans les usines et les services administratifs, par l'introduction de méthodes d'organisation du travail et de gestion du personnel plus soucieuses des besoins psychologiques de l'homme. Quelle que soit l'efficacité actuelle ou éventuelle de ces diverses tentatives de corriger les effets déshumanisants du progrès technique, elles témoignent, avec les aspirations et les réclamations populaires auxquelles elles répondent, de la conscience que l'homme moderne a prise de ses servitudes et de la volonté qu'il a de s'en délivrer. Ce qui, selon moi, constitue en soi un autre affranchissement de l'homme attribuable aux effets humanisants du progrès technique.

Car il ne faut pas oublier que, pour en être largement inconscient ou y être résigné, l'homme des sociétés pré-industrielles, que la plupart des critiques de la société moderne sont portés à idéaliser, avait lui aussi ses aliénations et bien plus inéluctables.

Aliénation pour le gros de la population de la misère et des divers types de servitude qui y étaient liés, aliénation consacrée par statut social à l'intérieur d'un système de classes et d'ordres rigides, et que, précisément, nos sociétés techniciennes, dans leur phase égalitaire de consommation de masse régie par le Welfare State, ont fait disparaître.

Aliénation culturelle aussi et ceci, non seulement parce que les couches inférieures de la population, privées d'instruction, n’accédaient à aucun degré à la culture intellectuelle des élites ; mais encore parce que la culture traditionnelle à laquelle ils participaient, figée qu'elle était dans la coutume, s'imposait à leurs esprits et à leur conscience, avec ses superstitions et les valeurs humaines dégradées qu'elle comportait elle aussi, d'une façon beaucoup plus déterministe et dépersonnalisante que la présente "culture de masse". En effet, parce que l'industrie qui la diffuse vise l'homme moyen, la culture de masse est syncrétique et, en tant que telle, elle fait sa place, aussi congrue soit-elle, surtout [120] dans certains pays, à la culture intellectuelle et artistique antérieurement réservée à l'élite, la rendant ainsi accessible au plus grand nombre. Sans compter qu'étant moins monolithique que les anciennes cultures populaires, par son syncrétisme même, elle offre un champ plus libre aux options personnelles. D'ailleurs, comme le signale Edgar Morin dans "L'esprit du temps" [5], la culture de masse, à la différence des cultures traditionnelles, n'est pas la seule qui sollicite l'homme moderne, les cultures nationales et la culture reçue dans les écoles et les Eglises lui font dans une large mesure concurrence, ce qui diminue son emprise sur l'homme contemporain et le force à se créer sa propre échelle des valeurs. Aliénation aussi de l'ancien consommateur dont les choix étaient déterminés bien plus impérieusement par la pénurie et le statut qu'ils ne le sont maintenant par la publicité et par la mode.

Aliénation sociale enfin par un conformisme bien plus rigoureux que celui qui commande prétendument l'homme de la masse, car le conformisme des anciennes communautés locales, imposé impérativement par les prescriptions précises de la culture traditionnelle et fixé dans un statut, était au surplus sanctionné par des autorités autocratiques à tous les niveaux et par un contrôle communautaire inéluctable.

Il faut admettre par ailleurs que l'homme de la société traditionnelle jouissait d'un sentiment intime de participation qui est, dans une large mesure, refusé à l'homme moderne ; mais il faut bien voir que cette participation affective ne se définissait pas en termes d'initiatives et de responsabilités individuelles, non plus que d'influence et de contrôle sur les autorités constituées, ce qui en faisait un tout autre type de participation que celle que réclame l'homme moderne sous l'influence de l'idéologie démocratique qu'a développée notre civilisation technicienne. Il s'agissait en réalité d'une participation par immersion dans le tout social, qui pouvait assurer une grande sécurité psychologique, mais au prix d'une abdication de la personne comme centre autonome de décision, c'est-à-dire au prix d'une autre aliénation. D'ailleurs on ne saurait prétendre, à la suite de Tönnies, que le développement des relations sociales du type Gesellschaft dans la société moderne ait marqué un recul correspondant des relations sociales du type Gemeinschaft. En effet, des formations communautaires avec leur chaleur affective et leur sentiment intime d'appartenance continuent de subsister dans la société moderne, depuis la famille jusqu'au groupe ethnique ; certaines même empruntant les cadres de formations purement sociétaires pour se constituer, comme dans le cas des compagnons de travail, ou des isolats que les campagnards urbanisés reconstituent dans nos grandes villes. On pourrait même démontrer, je crois, qu'en libérant l'individu de l'autocratisme et des relations [121] communautaires fondées sur le statut, la société moderne a permis un approfondissement de la vie d'amitié et plus particulièrement de la vie familiale.

*   *   *

Cependant les aliénations des anciennes sociétés, même si elles excluent tout retour en arrière, n'en laissent pas moins subsister, bien qu'il ne faille pas les exagérer, les aliénations de la société technicienne. Et nous pouvons nous demander si l'homme moderne a quelque chance de les surmonter.

Et sur ce point, il nous semble que tout espoir n'est pas exclu ; et cela précisément pour que l'homme moderne en soit pleinement conscient et ne s'y résigne pas.

On peut juger bien imparfaites et bien timides les tentatives que j'ai évoquées tout à l'heure pour réintroduire l'homme concret et responsable dans les structures et les mécanismes dépersonnalisés de la société moderne en tant que société technicienne ; mais comment, à moins d'être foncièrement et irrémédiablement pessimiste, ne pas voir dans ces tentatives, dans la mesure même où elles répondent à des besoins fortement ressentis et à une ferme intention de réforme, l'amorce d'un processus plus général de libération.

Ainsi, dans les relations du travail, il n'est pas utopique de supposer qu'on passera tôt ou tard des actuelles formules d'intéressement à une restructuration de l'entreprise du genre de celle que propose Bloch Lainé, qui y réintégrera l'ouvrier. D'ailleurs dans les usines et les services administratifs, l'automation n'est-elle pas en train, par un nouveau développement de la technique, de faire disparaître graduellement l'aliénation du travail en miettes que le progrès technique avait engendré à un stade antérieur ?

Par contre, avec l'automation et l'utilisation de plus en plus répandue des calculatrices électroniques, les membres des grands ensembles bureaucratisés et les citoyens de l'État peuvent s'attendre à un traitement de plus en plus dépersonnalisé, car ceci est une condition même de l'efficacité des services qu'on attend de ces organismes et de l'État. Il faut bien se rendre compte par ailleurs que les seules alternatives à un tel traitement dépersonnalisé sont le favoritisme et le patronage, qui sont des pratiques non seulement inefficaces, mais encore injustes et dégradantes, qu'on ne saurait raisonnablement souhaiter. Cependant cette exigence d'une efficacité, d'une justice et d'une dignité, auxquelles nous ne sommes pas disposés, je crois, à renoncer, appelle des formules de compensation pour l'homme en chair et en os et en âme qui y est soumis. Ces formules existent déjà et leur développement nous semble certain. Service social personnel et institutionnel, services d'orientation scolaire et professionnelle, bureaux [122] de placement, bureaux d'information, services d'accueil et jusqu'aux services régionaux d'orientation des citoyens dans le dédale administratif dont on a proposé la création, autant de moyens susceptibles en se développant de concilier les avantages de l'efficacité et de l'impartialité de la société technicienne avec les exigences psychologiques de l'homme concret.

Quant au problème de la participation et du contrôle démocratiques qui se pose aux citoyens d'un État de plus en plus technocratique et aux membres des grands ensembles bureaucratiques que sont devenues non seulement les entreprises, mais encore les organismes professionnels et les groupes d'intérêt, il nous semble qu'il soit destiné à trouver une solution au moins partielle dans les diverses formules de décentralisation, de déconcentration, de consultation et d'organismes conjoints d'élaboration des politiques elles-mêmes qu'on préconise actuellement. Cependant toutes ces formules ne sauraient jamais équivaloir à une démocratie directe, car elles sont toutes fondées sur le principe de la représentation et que la représentation repose le problème de la participation et du contrôle démocratique au niveau des simples citoyens et des simples membres, où il ne peut être résolu que par un relèvement général de l'éducation, qu'on peut quand même non seulement espérer mais prévoir.

Ne peut-on pas aussi espérer, sinon prévoir avec certitude, un contrôle plus sévère de la publicité et une amélioration de la culture que diffuse l'industrie des moyens de communication de masse ?

Il nous semble donc que l'homme moderne, du moins dans nos sociétés économiquement et politiquement plus évoluées, soit en train de contrôler, sinon de surmonter les aliénations du progrès technique et qu'il ne soit pas, dans la même mesure, destiné à se muer toujours davantage en homme de masse donnant de plus en plus à la société moderne, jusqu'à quelque sombre totalitarisme, les caractères qu'implique la notion déprimante de société de masse.



[1] Maurice TREMBLAY, Colloque sur "la Société de masse", Université Laval, Québec, 2 novembre 1963.

[2] "L'idée de progrès jusqu'à la fin du 19ème siècle", p. 3. Communication présentée le 23 septembre 1963 au premier d'une série de séminaires de professeurs de la Faculté des Sciences sociales de Laval sur la notion de progrès dans les sciences sociales.

[3] "La domination et le nombre des hommes", Diogène, juillet 1953, no 3.

[4] Cité par Jean LACROIX, "Un défi total", in Esprit, mai 1956, p. 831.

[5] Paris, Grasset, 12, 13



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 8:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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