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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marie-Blanche TAHON, “L'affirmation politique des femmes et le postféminisme.” In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 425-434. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp.. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[425]

Entre tradition et universalisme.
Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

DEUXIÈME partie
D. RELIGIONS DES DROITS :
ENTRE COMMUNAUTARISME ET INDIVIDUALISME
29

L'affirmation politique des femmes
et le postféminisme
.”

Par Marie-Blanche TAHON

Département de sociologie. Université d'Ottawa

Je voudrais immédiatement mieux préciser le titre que m'a proposé M. Elbaz et aussitôt le rectifier. Le plus facile d'abord : quitte à introduire un nouveau barbarisme, je préfère post-néo-féminisme à postféminisme pour marquer la période postérieure au néo-féminisme des années 1960 et 1970, celui-ci distingué d'un féminisme premier, que l'on peut faire remonter à la Révolution française et qui peut être trop rapidement étiqueté comme celui des suffragistes [1]. Il s'agit donc d'une précision qui n'engage pas à grand-chose : elle se contente de signifier que le féminisme des années 1960 et 1970 n'est pas le premier mouvement féministe. Dans cette précision est pourtant marquée l'historicité du féminisme ; ce qui, à mes yeux, indique aussi le rejet de son caractère essentialiste. Caractère essentialiste du féminisme ici empiriquement défini comme l'expression de la croyance selon laquelle les femmes seraient porteuses du meilleur ; ce caractère essentialiste affleure, par exemple, dans l'écoféminisme [2]. Le meilleur reposant sur un amalgame d'un retour inavoué à la Nature [3] et d'un pari sociohistorique assez simpliste : elles ne peuvent faire pire, elles peuvent donc faire mieux... Caractère essentialiste qui affleure encore dans les velléités de faire du féminisme une éthique.

Rectifier féminisme en néo-féminisme n'engage à rien sur le post. Je dois avouer mon indifférence, momentanée en tout cas [4], à ce préfixe. Pour l'instant, il me paraît commode pour dire après. Incontestablement, nous ne sommes plus dans la période du néo-féminisme des années 1960 et 1970. [426] Cela n'implique pas de décréter la mort du néo-féminisme, comme certaines de ses militantes effarouchées se plaisent à dénoncer cette posture dès qu'il est question d'une historisation du mouvement. On pourrait s'en tenir à considérer que les idées ne meurent pas... Voilà pour le second membre du titre.

Le premier maintenant : l'affirmation politique des femmes. Au risque de me faire taxer à mon tour d'essentialiste, je préfère parler de l'affirmation politique de la femme. Notamment pour souligner que mon propos relève plus de l'anthropologie politique que de la sociologie, si la sociologie doit signifier le recensement statistique des places occupées par les femmes dans les diverses instances de la scène publique. Ce qui n'est pas mon terrain.

Au singulier - la femme -, il me paraît possible de parler de son affirmation politique. En effet, je suis tentée de considérer que « la femme » a une existence extrêmement récente, quelques années, sans doute pas quelques décennies. Nous entrons ici dans le vif du sujet. Je dois encore préciser que les considérations qui suivent ne prennent place qu'en Occident. Je ne préjuge de rien pour d'autres régions du monde. On aura compris que cette précaution n'est pas seulement géographique [5]. Je dois aussi préciser que ce qui suit relève de l'hypothèse théorique et de ce fait manque de nuances indispensables. Il pourrait apparaître que je divise le temps historique en deux : ce qui précède le troisième tiers ou même le troisième quart du vingtième siècle et après... Il y aurait incontestablement lieu d'être plus nuancé !

Je dirais que la femme n'a une existence politique, n'a une existence dans la cité, que depuis qu'il est possible de la désincorporer [6] de la mère. Tant que femme et mère ne faisaient qu'un - ce qui était le cas tant que n'était pas admise la reconnaissance du contrôle par la femme de sa fécondité -, la femme n'était pas un individu social. Ce n'est que depuis qu'elle dispose du contrôle de sa fécondité que la femme dispose de la pleine capacité civique et civile, soit dans les années 1970 et même 1980. « L'absorption de la femme dans l'individu abstrait [7] » suppose le droit à la non-maternité [8].

Il ne m'est pas ici possible de retracer les diverses assises qui permettent de cerner pourquoi la mère n'est pas une citoyenne, ne peut-être une citoyenne [9]. Je dirai trop rapidement que la Mère - avec un M majuscule - est l'irreprésentable du politique ou que le politique a été « inventé » pour faire place à la Mère. C'est ainsi que j'interprète l'affirmation de Pierre Legendre [10] : « la Mère est la trame du tissu politique ». Ou que je lis [11] la dernière phrase de Structure du sérail : « Dans l'ombre du harem, veillant sur [427] le sceau, la Mère triomphe [12]. » ou la conclusion, pour la Grèce classique, du livre de Nicole Loraux, Les mères en deuil [13]. La Mère doit être cachée, doit rester dans l'ombre, car son triomphe renvoie à l'apolitique « nostalgie de l'indifférencié [14] ». Pour que le politique advienne, U faut que s'instaure le principe différenciateur, occidentalement appelé le principe du Père. C'est le prix à payer pour entrevoir l'autonomie du sujet. Y compris du sujet politique.

Jusqu'à présent, je me situais dans l'ordre des majuscules. La Mère, comme l'Objet majuscule. Le principe du Père comme LE principe différenciateur. Au ciel des majuscules, cette division a du sens. Le problème réside en ce que le ciel des majuscules travaille aussi la terre des minuscules.

Le « reflet » du ciel sur la terre n'a pas été perturbé tant que « fonctionnait » le patriarcat. Ne me demandez pas quand il débuta. Je n'en sais rien et il n'est pas très important de dater son origine dans la perspective dans laquelle je me situe. L'enjeu se noue quant à sa fin. Parce qu'il est fini, même si son agonie fut longue. Le patriarcat est fini, même si tous les problèmes ne se sont pas évanouis pour autant. Ce qui indiquerait qu'il faille chercher aussi d'autres causes à l'infériorisation des femmes. Et non paresseusement continuer à exhiber ce fantôme...

Le patriarcat est un mode de régulation sociopolitique particulièrement habile. Son habileté tient notamment à son utilisation de la patrilinéarité. Il fut un temps où patriarcat et patrilinéarité pouvaient se confondre. Or, la patrilinéarité est une invention géniale de l'humanité. Elle est l'artifice le plus simple [15] par lequel l'humain est humain, par lequel l'humain rompt avec l'animalité.

La patrilinéarité est l'institution qui représente merveilleusement la transmission ou encore la loi de l'échange que Mauss exprima par donner-recevoir-rendre. Avec l'échange, avec l'humain, on est dans l'ordre du trinaire, de la trinité. La transmission, c'est pour un individu, pouvoir/devoir se situer à la fois comme fils de et père de. Trouver sa place en occupant les deux occurrences. Dédoublement en quelque sorte qui suppose l'inscription dans la chaîne en amont et en aval : c'est parce qu'il est reconnu fils de qu'il pourra être père de. Le « il » se constitue d'être à la fois fils de et père de. Il s'agit donc d'une structure trinitaire : dans nos pauvres mots du registre familial occidental : le grand-père, le père, le petit-fils.

Au masculin, sans être facile, la transmission est représentable. Il se pourrait d'ailleurs que la transmission soit seulement représentable au masculin [16], sans qu'il faille y voir une manœuvre du viriarcat. Elle l'est en ce que le nom est le nom du père. Le nom du père est le moyen trouvé pour [428] indiquer que la transmission n'a rien à voir avec la viande ; qu'elle se joue dans l'espace de la parole.

La paternité est l'institution qui, via la parole, le nom, donne une place aux hommes. Elle n'existe qu'en fonction de la reconnaissance de la loi de l'espèce parlante. Elle est branchée sur la transmission, sur l'accueil du nouveau dans la chaîne, sur l'accueil du nouveau-né qui fait d'un fils un père.

La filiation ne transmet pas un bien physique à l'état brut - soit, la vie biologique d'une génération à l'autre la filiation transmet la représentation qui marque ce bien de son sens, qui marque que ce bien est un bien transmis, ce bien transmis est figuré, par exemple, par un nom. On ne reste pas dans l'impayé. Le petit-fils a le sens du rendre dans la chaîne du don. En Occident, jusqu'il y a peu, la coutume donnait même au petit-fils le prénom de son grand-père. Ce qui marquait clairement cette notion de rendu.

Le patriarcat, en se confondant avec la patrilinéarité, a pu s'exhiber comme porte-drapeau de l'humain. D'autant que si la trinité grand-père-père-petit-fils n'est pas unique, si elle-même, dans l'arrivance d'un enfant, doit composer avec une autre trinité mère-père-enfant, dans cette seconde trinité, c'est encore le père qui est le personnage central. Non parce qu'il est un homme, comme une réaction féministe paresseuse tendrait à le laisser croire. Dans la trinité enfant-père-mère, le père est là pour incarner l'interdit. Il est là pour dire à l'enfant qu'il ne forme pas un tout avec sa mère ; il est là pour permettre à l'enfant de se différencier, de ne pas succomber à la tentation de l'indifférencié, du vide comblé, pour prendre place, lui, dans la chaîne des humains.

Cette capacité du patriarcat, en se confondant avec la patrilinéarité, de s'exhiber comme porte-drapeau de l'humain constitue une difficulté pour la pensée, une difficulté dont nous commençons seulement, dans nos sociétés démocratiques égalitaristes, à mesurer les lignes de fuite.

En effet, la nécessité que l'enfant puisse advenir à la position de sujet a pris la forme, sous le règne du patriarcat, de l'incorporation de la femme dans la mère. La nécessité de l'émergence à l'humain de l'enfant via le nom du père ne s'est pas seulement jouée dans le refoulement de la mère, mais encore dans l'engloutissement de la femme dans la mère.

Pour refouler la mère, le moyen utilisé fut la construction sociale de la femme en tout point symétriquement inversée à la construction sociale de l'homme. L'émergence du père - indispensable pour que l'enfant advienne [429] à l'humain, puisse devenir un sujet - s'est aussi jouée sur la construction sociale de l'homme. Ce n'est pas le couple père-mère qui fut affronté par la pensée, il ne s'agit d'ailleurs pas d'un couple, il est impensable comme couple, c'est le couple homme-femme. Le père advint comme différenciateur de la mère en érigeant l'homme comme opposé symétrique de la femme.

La nécessité de la différenciation informulable - ce qui se joue dans la trinité où il y a le père et la mère et l'enfant comme sujet autonome mais non autofondé - prit la forme de la domination de l'homme sur la femme. Le télescopage du principe trinaire nécessaire à la différenciation et du principe binaire de la différence des sexes trouve dans la Nature le champ le plus fertile sur lequel l'établir : sur la terre, la mère n'est plus une représentante minuscule de l'Objet majuscule, elle est réduite à celle par qui, par un bout, la transmission touche au biologique. La domination de l'homme sur la femme peut être totale quand la femme est incorporée dans la mère seulement perçue comme porteuse de l'enfant du père.

On est donc face à deux principes : un principe binaire selon lequel la femme est construite comme l'opposé symétrique de l'homme et un principe trinaire dans lequel interviennent le père, la mère et l'enfant. Dans ce principe trinaire, la mère ne peut être construite comme l'opposé symétrique du père. L'asymétrique relève de divers ordres, mais il s'impose, ne serait-ce que parce que chacun des termes est placé face à un troisième.

Le patriarcat a combiné ces deux principes incompatibles. Il a érigé la toute-puissance de l'homme sur le rôle du père et a réduit la femme minorisée à la mère de laquelle il fallait prendre distance.

Le néo-féminisme - qui s'est employé à faire apparaître la construction sociale des sexes [17] mais à considérer que la maternité constituait le noyau dur de l'oppression des femmes - a combiné inversément ces deux principes. Il a pu le faire grâce à l'avènement du droit à la non-maternité, à la possibilité pour chaque femme de dire : « un enfant, si je veux, quand je veux ». L'avènement du contrôle de sa fécondité par la femme et sa reconnaissance par la loi constituent probablement une révolution anthropologique dont nous mesurons encore mal les conséquences. Ils ont bouleversé « les structures élémentaires de la parenté ».

Avec l'avènement du contrôle de sa fécondité par la femme et sa reconnaissance par la loi, la femme est désincorporée de la mère. La femme devient un individu humain qui éventuellement choisit d'« avoir » un enfant. La femme devient citoyenne quand elle a conquis le droit à la non-maternité. [430] Je définis ici la citoyenneté comme la détention de la pleine capacité civique et civile.

Le néo-féminisme est le mouvement qui donne le coup de grâce au patriarcat en ce qu'il l'exprime. Il l'achève. Il est probable que le coup mortel lui fut asséné avec la mort du roi, pour reprendre, une fois n'est pas coutume, une thèse d'Elisabeth Badinter [18]. L'agonie dura donc un quasi bicentenaire. Le néo-féminisme achève le patriarcat en ce que, ayant mis à jour la construction sociale de l'homme et de la femme, il peut la contester dans l'ordre binaire des rapports sociaux de sexe ; mais cette contestation, et en cela le néo-féminisme reproduit en l'inversant le savoir-faire patriarcal, est menée au coeur des rapports trinaires de parenté.

Dans l'opération, le père devient le géniteur et la porteuse de l'enfant du père une gynéparentale. On est passé du trio patriarcal père- porteuse de l'enfant du père-enfant au trio néo-féministe géniteur-gynépa- rentale-enfant. Dans le trio patriarcal, l'accès au symbolique se payait de la réduction de la mère au biologique, réduction rendue possible par la construction sociale de la femme comme dominée ; dans le trio néo-féministe, le père est réduit au biologique, réduction qui emporte la possibilité d'accès au symbolique, aussi la mère n'apparaît-elle pas plus, mais la femme, émancipée de la construction sociale qui la fait dominée, devient parent autonome, gynéparentale.

Je ne développerai pas ici mais je voudrais pourtant suggérer qu'il serait nécessaire de s'interroger sérieusement sur la notion de patriarcat. Je suis tentée d'avancer que la relation du néo-féminisme à la notion de patriarcat en est une de fascination - au sens rappelé par Legendre à Simonis : « la fascination est un danger, parce qu'elle opère dans un univers déritualisé, où nous perdons le sens des apparences et du vrai [19]. » - mais ce n'est toutefois pas le néo-féminisme qui a inventé la notion de patriarcat. Quel investissement y ont mis les fils de sexe masculin qui ont forgé et reforgé ce terme, y compris à l'ère des frères ? Que voile-t-il ? Cela nous écarterait du sujet immédiat mais est sans doute incontournable pour creuser le rapport entre généalogie et politique.

Revenons au sujet immédiat : l'affirmation politique de la femme et le post-néo-féminisme. Je dirais que le néo-féminisme est le mouvement qui porte l'émancipation de la femme de la mère. Mouvement qui porte, il ne l'a pas provoquée, il ne l'a pas « faite », mais le néo-féminisme est le mouvement qui marque l'achèvement de la désincorporation de la femme de la mère. Il a imposé la reconnaissance du contrôle de sa fécondité par la femme - « un enfant, si je veux, quand je veux » - tandis que les parlements s'empressaient de finaliser la reconnaissance de la capacité civile des femmes, [431] après la reconnaissance de leur capacité civique. Que les femmes n'aient pas suivi le même cheminement que les hommes - de la reconnaissance des droits civils à l'octroi de droits sociaux en passant par l'obtention des droits politiques - n'indique pas, me semble-t-il, que la citoyenneté des femmes est une « citoyenneté de seconde classe [20] » mais pointe précisément la difficulté de considérer la femme comme relevant de l'individu abstrait. Je l'ai dit, la condition pour que la femme soit absorbée dans l'individu abstrait suppose le droit à la non-maternité. Il est possible que cette absorption transforme radicalement la citoyenneté résultant de l'expulsion d'un reste interne (entre nationaux [21]) qui dédouane les femmes d'un statut problématique. Considérer qu'elles avaient celui d'ennemi intérieur est peut-être excessif, il n'est toutefois pas anodin que la correction du « retard » se soit jouée, en moins d'un quart de siècle, après la Deuxième Guerre mondiale, quand « on perd la figure de l'ennemi, on perd la guerre et peut-être, dès lors, la possibilité même du politique [22] ». Mais ceci obligerait à d'autres développements.

Revenons donc à l'empressement des parlements incontestablement tortuesque au regard de l'histoire - près de deux siècles après les révolutions démocratiques - mais empressement pourtant accéléré en un laps de temps très court - moins de vingt ans - qui transforme une épouse soumise en une égale civile de son mari. En pleine effervescence néo-féministe certes, mais à qui a échappé cette revendication [23]. Les parlements transforment l'autorité paternelle en autorité parentale quand les néo-féministes manifestent pour l'avortement libre et gratuit. Mais, cette fois, le décalage sera microscopique. En France, 1970, autorité parentale et 1975, loi Veil. Au Québec et au Canada, l'espace de temps sera un tout petit peu plus long mais accouchera d'une reconnaissance sans précédent : les femmes ont une conscience et c'est en fonction de leur conscience qu'elles décident ou non d'avorter. On n'est manifestement plus dans le registre de la boucherie mais dans celui de l'affirmation politique de la femme.

Celle-ci est, jusqu'à présent, peu gérée, par les néo-post-féministes notamment. Je ne fais toujours pas référence à la représentation politique sexuée. Mais, même sur ce terrain, il deviendra de plus en plus difficile de prétendre qu'être une femme n'est pas un atout politique si l'on considère la conjoncture canadienne actuelle... L'affirmation politique de la femme - au sens où la femme est désincorporée de la mère - a eu un effet sociologique quasi immédiat : la diffusion de la famille gynéparentale, la famille monoparentale sous la responsabilité d'une femme seule. Que la moitié de ces familles vivent sous le seuil de la pauvreté ne dit pas totalement ni fondamentalement le prix payé. Moins par les femmes d'ailleurs que par les fils de l'un et l'autre sexe, « selon la vigoureuse formule classique » que Legendre rabâche si volontiers.

[432]

D'une interrogation à mener sur le politique - l'avènement de la citoyenne renvoie, dans l'ordre familial, à l'avènement de la gynéparen- tale -, on a fait une question sociale, gérée par des travailleuses sociales. Ce qui est peut-être inévitable, s'agissant d'un mouvement social. D'autant qu'à l'extérieur de ce mouvement, elle n'est pratiquement pas abordée pour ce qu'elle est. Tout se passe comme si « la question des femmes » était condamnée à ne relever que du militantisme ou, à la rigueur, des tribunaux. Ce qui en dit long, me semble-t-il, sur l'état du débat démocratique, sur son espace discursif.

L'affirmation politique de la femme, qui prend place à la fin des années 1970 - début des années 1980, parce qu'elle a été considérée comme une concession, une rectification au retard mis pour lui reconnaître la qualité de citoyenne, en lui octroyant des droits en chaîne, n'a, jusqu'à présent, pas été l'occasion d'un débat sur le fondement du politique. Il ne suffit pas - même si c'est indispensable - de démontrer [24] que les théoriciennes néo-féministes se sont enfermées dans une position sans issue en proclamant que le privé est politique, que le personnel est le politique. Encore faut-il déconstruire la gestion de la Mère qui, tant au niveau de l'État que de la société civile, ne relève pas que de la raison.

Cela dit, et pour en revenir au post-néo-féminisme et en terminer, il s'est englué dans une raison sociale qui lui permettait de se maintenir sur la place publique en se lançant dans une croisade sociale contre la violence domestique. Même la tragédie de Polytechnique a pu être érigée en emblème de cette violence domestique [25]. Ce qui constitue une illustration tangible de ce que l'affirmation politique de la femme n'est pas admise par les néo-féministes elles-mêmes.

La reconnaissance de la liberté d'avorter n'a pas été appréciée comme la condition de l'érection de la femme en sujet politique. Or, la reconnaissance de la liberté d'avorter touche à une face de l'Interdit. Elle brouille les repères quant à l'inceste - un enfant né a échappé à l'avortement de par la volonté de sa mère - et elle le fait en jouant avec le non-être du non-voulu. La reconnaissance de la liberté des femmes d'avorter devait toucher l'autre face de l'Interdit : le meurtre, la violence. Et le Québec, qui est non seulement une société distincte mais aussi emblématique à ce chapitre, s'est offert, en moins d'une décennie, un Lortie, un Lépine et un Fabrikant. Ce dernier a tué parce qu'il ne pouvait pas apposer, seul, son nom, le nom de son père, au bas des articles qu'il écrivait...

Que « la violence domestique » ait remplacé dans nos journaux la rubrique des chiens écrasés illustre que nous - et dans ce nous ne sont pas seulement incluses les néo-féministes ni même les femmes - ne parvenons [433] pas à reconnaître l'affirmation politique de la femme et la part d'ombre qu'elle porte avec elle. Le droit à la sécurité est le premier droit de l'homme. Que les femmes ne puissent encore s'en prévaloir relève du questionnement du sens du politique, de l'anthropologie politique, et non du travail social.

NOTES

[434]



[1] Il y a lieu d'être plus nuancé, y compris dans la perspective adoptée ici. Par exemple, pour la France, L. Klejman et F. Rochefort montrent bien dans L'égalité en marche (Paris, Presses de la Fondation nationale de science politique, Ed. des femmes, 1989) comment le féminisme sous la IIIe République fit des va-et-vient constants entre la revendication pour la capacité civique (droit de vote) et pour la capacité civile (ex. revendications pour le divorce). On se souvient que George Sand s'opposa aux féministes de 1848 sur ce point : elle considérait que la revendication des droits politiques était prématurée tant que l'égalité des droits civils n'était pas proclamée. Elle n'avait sans doute pas formellement tort, il n'empêche que les femmes eurent la pleine capacité civique avant d'avoir la pleine capacité civile. On y reviendra.

[2] Cela dit, je ne partage pas le point de vue à partir duquel Luc Ferry critique les écoféministes dans Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992. Voir mon intervention à la table ronde. L'écologie : un nouvel ordre ?, Université d'Ottawa, Département de sociologie, 15 février 1993, « Le bon féminisme républicain selon St-Luc », 8 p.

[3] À l'œuvre, par exemple, dans la critique tous azimuts des nouvelles technologies de reproduction. A contrario, voir les divers articles de M.J. Dhavernas. Aussi celui de F. Héritier-Augé, « Don et utilisation de sperme et d'ovocytes. Mères de substitution. Un point de vue fondé sur l'anthropologie sociale », dans Génétique, procréation et droit, Arles, Actes Sud, 1985, 237-253, qui relativise la « nouveauté » du phénomène en le replaçant en son assise anthropologique. Voir encore l'article de N. Fresco, « Pour échapper aux pères, évitons les fils », dans Le Père, Métaphore paternelle et fonctions du père : l'Interdit, la Filiation, la Transmission, Paris, Denoël, 1989, 409-423.

[4] Mais la belle préface que F. Collin a donnée au livre de D. Lamoureux, Fragments et collages, Montréal, Remue-ménage, 1986 : « Le féminisme et la crise du moderne », pp. 7-16, emporte en grande partie mon adhésion.

[5] Voir « Une anomalie algérienne ? Femmes et islamisme », pages 215-236 du présent ouvrage.

[6] Faire référence au corps n'implique pas ipso facto que l'on adhère à une vision naturaliste du social, cela va sans dire mais il est peut-être nécessaire de le rappeler. Voir P. Bourdieu lorsqu'il écrit : « Le corps croit en ce qu'il joue [...]. Ce qui est appris par corps [...] est [...] quelque chose que l'on est. ». Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 123.

[7] P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Paris, Gallimard, 1992, p. 140. Il écrit aussi à propos de la période de la Révolution : « La femme a été d'autant moins reconnue comme individu qu'elle était de plus en plus considérée comme une personne. » Cette proposition devrait être travaillée en se référant, malgré - et à cause de - son mutisme et sur la femme et sur la mère et sur la relation mère-enfant, au travail extrêmement stimulant de J.-P. Baud, L'affaire de la main volée, Une histoire juridique du corps, Paris, Seuil, 1993.

[8] Voir ma communication, à paraître, au colloque Brésil-Québec, Mouvements sociaux et représentation politique, UQAM, février 1991.

[9] Voir « les mères ne sont pas des citoyennes », communication, UQAM, Séminaire UNESCO, 6 mai 1992, 19 p.

[10] Dans L'inestimable objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985. C'est à cet auteur que ma réflexion est la plus redevable.

[11] Ces deux ouvrages ne visent pas l'ère romano-chrétienne et même si je viens d'affirmer que les considérations proposées dans ce texte ne prennent place que dans ce que l'on appelle l'Occident, il me paraît pourtant légitime, à propos de la Mère - et de son rapport au politique - d'universaliser le point d'ancrage.

[12] A. Grosrichard, Structure du sérail, La fiction du despotisme asiatique dans l'Occident classique, Paris, Seuil, 1979, p. 232.

[13] N. Loraux, Les mères en deuil, Paris, Seuil, 1990, en particulier, « La Mère sur l'Agora », pp. 101-119.

[14] P. Legendre, Les enfants du texte, Paris, Fayard, 1992, p. 43.

[15] La matrilinéarité est aussi une invention humaine par laquelle l'humain est humain, mais moins simple, plus complexe, puisque la transmission transitant de l'oncle au neveu, la représentation trinaire est un repère moins immédiatement accessible pour la pensée.

[16] La question de la transmission au féminin a été posée par F. Collin dans « Héritage sans testament ». Les Cahiers du GRIF, n° 34, 1986, Les jeunes, la transmission, 81-92. Voir aussi D. Sibony, Entre-deux, l'origine en partage, Paris, Seuil, 1991.

[17] Voir des auteures, par ailleurs si différentes, comme Hélène Cixous, Françoise Collin, Françoise Héritier, Luce Irigaray, Nicole-Claude Mathieu.

[18] Dans L'un est l’autre, Paris, Odile Jacob, 1985.

[19] Dans « L'image de ce qui ne peut être vu ». Anthropologie et sociétés, vol. 16, n° 1,1992, pp. 81-90.

[20] Comme le prétend C. Pateman dans « The Patriarcal Welfare State », dans A. Gutmann, Democracy and the Welfare State, Princeton UP, 1988, point de vue que reprend D. Lamoureux, dans Citoyennes ?, Montréal, Remue-ménage, 1989.

[21] Ce point devrait être développé en tenant compte de l'apport de E. Balibar, « Droits de l'homme » et « droits du citoyen ». La dialectique moderne de l'égalité et de la liberté », dans Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, pp. 124-150.

[22] J. Derrida, « Donner la mort », p. 25, dans L'éthique du don, Jacques Derrida et la pensée du don, Colloque de Royaumont, décembre 1990, Paris, Métailié, 1992.

[23] Voir M. Sineau, « Droit et démocratie », dans G. Duby, M. Perrot (dir.). Histoire des femmes, tome V, Le XXe siècle, sous la direction de F. Thébaud, Paris, Plon, pp. 471-497. Les revendications relatives à la capacité civile des femmes ont bien été défendues par des féministes mais, en dehors d'un mouvement social.

[24] Voir J.-Y. Thériault, « De l'utilité de la distinction moderne privé/public ». Politique, 1992, n° 21, pp. 37-69.

[25] Par exemple, A. Saint-Jean, « L'enterrement de la parole des femmes : une analyse de l'attitude des médias », dans L. Malette et M. Chalouh (dir.), POLYTECHNIQUE, 6 décembre, Montréal, Remue-ménage, 1990, pp. 57-62, en particulier pp. 60 et p. 62.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 18:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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