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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “Le droit et la justice: un certain regard sociologique.” Un article publié dans la revue Les Cahiers de droit, vol. 42, no 3, septembre 2001, pp. 873-882. [Le 16 août 2006, M. Guy Rocher nous donnait sa permission de diffuser tous ses articles dans Les Classiques des sciences sociales.].

[873]

Guy Rocher *

Université de Montréal

Le droit et la justice :
un certain regard sociologique
.”

Un article publié dans la revue Les Cahiers de droit, vol. 42, no 3, septembre 2001, pp. 873-882.

Introduction [873]
1. L'État providence [875]
2. La démocratie des groupes de pression [876]
3. La culture populaire de la justice [877]
4. L'évolution du droit des pays francophones [879]
5. La nouvelle fonction symbolique du droit [881]
6. L'efficacité du droit ? [882]


Introduction

Nous aborderons ci-dessous le thème des rapports entre droit et justice dans une perspective à la fois sociologique et dynamique, en nous interrogeant sur l'évolution que ces rapports ont connue et l'influence qu'a exercée cette évolution sur le droit et sur la notion de justice.

À cette fin, le contexte dans lequel s'inscrira notre réflexion sera celui de la modernité, c'est-à-dire cet univers intellectuel, moral, culturel, social, politique et économique qui a été et demeure singulier et propre à l'Occident du xixe et du xxe siècle. Un univers caractérisé, selon l'éminent sociologue allemand du début du xxe siècle, Max Weber, par une « rationalisation » généralisée, et plus particulièrement par le scientisme hérité de la Renaissance et des Lumières et par une inflation de l'environnement [874] technoscientifique que l'humanité s'est imposée à elle-même et à son cosmos.

Aux fins de notre présentation, nous retenons un trait particulier de cette modernité, que nous isolons et grossissons à dessein : la sécularisation de la pensée, de la mentalité et du mode de vie de l'être humain moderne. La principale manifestation sociologique de la sécularisation se trouve dans une philosophie de la vie qui trouve sa source plutôt dans le temps présent que dans l'Au-delà, dans ce monde-ci plutôt que dans l'Autre. Cette évolution intellectuelle et spirituelle a été savamment analysée par Max Weber, qui a eu cette expression devenue fameuse du « désenchantement du monde », conséquente au mouvement de rationalisation qui a gagné la pensée occidentale : à la représentation religieuse et magique du monde qui a longtemps dominé s'est substituée une vision profane et séculière du cosmos et de la vie humaine.

Cette évolution a entraîné une importante conséquence : la recherche de la justice en ce monde-ci, ici-bas, a pris le pas sur l'espoir d'une justice dans l'Autre monde. S'il n'est plus possible d'être assuré que la balance de la justice sera un jour rétablie pour chacun de nous dans une autre Vie, que les bons triompheront et que les méchants seront punis, il vaut mieux s'employer à rechercher la justice dès maintenant, et le plus activement possible. Ce contexte, qui peut être appelé « spirituel », explique que les deux siècles de la modernité, le xixe et le XXe, aient été particulièrement marqués par la prolifération de programmes de justice et d'expériences sociopolitiques de plus grande justice. Programmes de justice proposés, d'une part, par les différents socialismes du XIXe siècle, parmi lesquels le programme marxiste est devenu le plus largement connu et diffusé et, d'autre part, par les Eglises, soit sous la forme du Social Gospel des Eglises protestantes, soit sous celle de la doctrine sociale de l'Église catholique, notamment dans les encycliques « sociales » : Rerum Novarum et Quadragesimo Anno. Expériences de justice entreprises soit par les révolutions « prolétariennes » et l'instauration d'États socialistes, soit par les voies moins radicales du corporatisme, du coopératisme et de l'implantation progressive de politiques sociales, depuis celles de Bismarck, de Bevendge et du New Deal de Roosevelt.

Cependant, il faut le reconnaître, dans cette quête de justice le droit a tardé à emboîter le pas. De tout le xixe siècle, il n'a pas participé à ce mouvement. Il demeurait au contraire étroitement associé aux pouvoirs établis et aux classes dominantes. C'est ce qui amenait Marx, par exemple, à prévoir qu'il allait disparaître en même temps que l'État de classe qu'il servait. Ce n'est qu'au xxe siècle que le droit a été mis à contribution dans cette quête de justice. Et l'entrée du droit sur cette nouvelle scène s'est [875] produite à la faveur de trois transformations fondamentales au cœur de la modernité.

1. L'État providence

Depuis leurs origines les plus anciennes, l'État et le droit entretiennent des rapports privilégiés. L'histoire nous enseigne que, dans la mesure où les princes ont voulu s'assurer une légitimité qui ne soit plus fondée que sur la force, c'est vers le droit qu'ils se sont tournés et sur le droit qu'ils se sont appuyés. Leur cour s'est progressivement enrichie d'un nombre croissant de juristes. Cette évolution se dessine tout particulièrement dans l'histoire des États occidentaux : ce qu'ils se gagnaient par la force — celle des armes et celle des richesses —, ils s'employaient à le légitimer par le droit. Selon les périodes, le droit a ainsi joué de diverses manières la fonction de légitimer des pouvoirs publics, et aussi bien sûr des pouvoirs religieux et ecclésiastiques. À travers cette longue évolution, le droit en est venu à gagner progressivement une autonomie croissante à l'égard de ces divers pouvoirs, principalement sous la forme de l'autonomie des instances judiciaires, grâce à l'avènement de l'« État de droit », c'est-à-dire l'engagement que prenaient certains États de respecter le droit et d'y être eux-mêmes soumis. De ce fait, les anciens « sujets » accédaient de leur côté au statut de « citoyens ».

Le développement de l'État providence depuis la fin du XIXe siècle et tout au cours du XXe a marqué une nouvelle étape très importante dans l'histoire des rapports entre le droit et l'État. Ce dernier, à la fois par son pouvoir exécutif et par son pouvoir législatif, est devenu hyperactif en matière économique et sociale. Il s'est donné un rôle d'acteur dans l'économie du pays, non plus en vue de l'enrichissement du prince et des classes dominantes, comme cela a été longtemps le cas, mais pour assurer la prospérité générale, le mieux-être de la population et une allocation moins inéquitable des richesses entre les différentes classes sociales.

Il en est résulté une hypertrophie du droit public comme jamais auparavant : droit de l'administration publique, droit de la santé, droit de l'éducation, droit fiscal, droit de l'environnement. Au cours des 50 dernières années, la prolifération du droit public a complètement modifié l'enseignement et la pratique du droit, sans parler de la recherche en droit. Du même coup, la relation entre le droit et la justice en a été profondément modifiée. Le droit a acquis dans ce contexte un rôle éminent dans la recherche de la justice sociale. Celle-ci a officiellement motivé le développement de l'État providence, même si bien des pouvoirs publics n'ont accepté de s'engager dans cette voie qu'en réponse à des pressions populaires et à des mouvements sociaux. Le droit a servi alors une double fonction : il a été le canal [876] par lequel ont été mises en place les diverses mesures de politiques sociales que nous connaissons aujourd'hui ; il a permis de légitimer l'intervention de l'État dans des domaines jusque-là plutôt de vie privée (la santé, l'éducation) et, du même coup, de mettre en application le discours de justice sociale que les pouvoirs publics se devaient de tenir.

2. La démocratie des groupes de pression

La deuxième transformation majeure des sociétés occidentales s'est produite dans la structure et le fonctionnement des démocraties parlementaires. Elles ont été touchées par un changement sociopolitique aux conséquences multiples : la montée et la politisation des groupes de pression, des groupes d'intérêt et des mouvements sociaux. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés occidentales ont traversé un processus de fragmentation du pouvoir social. De nouveaux leaderships sont apparus qui ont agi par la structuration et l'organisation d'un nombre croissant de groupes d'intérêt. Songeons, par exemple, au nouveau leadership des mouvements féministes depuis le début du XXe siècle, dont le premier modèle a été anglo-saxon, au nouveau leadership du mouvement syndical, des associations communautaires, des minorités ethniques et religieuses, des mouvements étudiants et, plus récemment, des écologistes, des gais et des lesbiennes.

La démocratie parlementaire est toujours définie comme le gouvernement de la majorité. Cependant, en réalité, elle est aujourd'hui un mode de gouvernement qui obéit plutôt au jeu des groupes de pression et qui agit la plupart du temps sous l'influence de minorités organisées. Ces minorités et ces groupes de pression ont mis au point un activisme savant et un lobbysme efficace dirigé sur l'État. D'une manière plus précise, ils font porter leur action à la fois auprès des hommes et femmes politiques et des hauts fonctionnaires, auprès du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Les parlementaires sont particulièrement la cible de leurs démarches, plus encore dans certaines démocraties (comme l'américaine, où chaque parlementaire a le pouvoir reconnu de présenter des lois) que dans d'autres.

Dans ces interventions des groupes de pression, le droit joue un rôle important. Il est souvent un enjeu, dans la mesure où des groupes interviennent dans le processus législatif, appuient un projet de loi ou s'y opposent, se présentent devant les commissions parlementaires ou plus souvent encore agissent dans les coulisses du pouvoir. Le droit sert aussi à ces groupes d'instrument d'action par les propositions qu'ils font soit de nouvelles lois, soit de modifications aux lois existantes.

[877]

Aux fins de leur action politique, les groupes de pression ont maintenant des équipes de bureaucrates capables de parler le langage des technocrates de la fonction publique. Ainsi, il existe dans ces groupes des leaders, qui peuvent être élus par divers moyens, et une bureaucratie d'experts, conseillers et assimilés qui préparent le travail de base. Et ceux-ci sont très souvent des juristes ou, s'ils ne le sont pas, ce sont des personnes qui ont acquis une solide connaissance des lois et règlements de leur domaine d'action.

Dans cette nouvelle démocratie fragmentée, la notion de justice s'est modifiée. Elle est moins la justice générale qu'un univers complexe de justices particulières, celles que réclament les divers groupes d'intérêt. Des justices particulières dont les exigences peuvent être contradictoires, selon les requêtes et pressions des différents groupes d'intérêt. Le droit se trouve ainsi engagé dans une nouvelle relation avec la justice : il est appelé à la fois à promouvoir des justices particulières et à chercher l'équilibre et, dans la mesure du possible, l'harmonie entre les différentes requêtes, c'est-à-dire à rechercher une certaine justice collective. Et, à cet égard, il peut servir à corriger les inégalités de pouvoir toujours existantes entre les groupes ; mais il lui arrive aussi d'accroître les inégalités en favorisant ceux qui ont déjà un accès plus direct ou plus efficace aux détenteurs du pouvoir politique.

3. La culture populaire de la justice

La troisième transformation importante a trait à l'évolution de ce que nous appelons la « culture populaire de la justice », c'est-à-dire les idées, les représentations, les aspirations touchant la justice présentes dans l'opinion publique ou dans ce qui peut être désigné comme la conscience collective publique. La notion de la justice qui forme cette culture est évidemment en relation avec la notion de justice du droit et la notion de justice des philosophes, mais elle s'en distingue aussi et peut même s'en distancier. Nous tenterons d'expliciter un peu ce qu'est aujourd'hui la culture populaire de la justice en disant qu'elle n'est ni unitaire ni verticale.

Ainsi, la culture populaire de la justice n'est pas unitaire, elle est plurielle. Nous entendons par là que, dans la culture populaire, à la différence de la conception philosophique, il n'y a pas la justice, mais des justices, soit différentes justices correspondant à des contextes variables. Les justices se divisent en six catégories, chacune étant singulière, reconnaissable comme telle et différente des autres :

  • la justice qu'appelle la réparation du tort causé à quelqu'un, par un dédommagement susceptible d'effacer ou réduire le tort ;

[878]

  • la justice qui fonde l'égalité de traitement, entre la femme et l'homme par exemple ;
  • la justice à l'endroit du criminel et de sa ou ses victimes, qui requiert une « juste peine » pour le coupable et une « juste satisfaction » pour la victime ;
  • la justice à l'endroit de groupes ou de collectivités : les autochtones, les réfugiés, les détenus, les gais et les lesbiennes ;
  • la justice des récompenses selon le mérite ;
  • la justice rendue selon les besoins particuliers.

La culture populaire ne s'efforce pas de réunir ces différentes justices sous le même concept d'une justice générale. Ce qui explique les incohérences, voire les contradictions observables dans cette culture : une personne peut être d'accord pour favoriser l'égalité de traitement pour un groupe (les autochtones, par exemple) et pas pour un autre (les gais et lesbiennes, entre autres) ou avoir plus de sévérité pour le criminel que de compassion pour la victime.

Par ailleurs, la justice de la culture populaire n'est pas verticale : elle s'articule plutôt autour du mode de l'horizontalité. Nous voulons signifier par là que la culture populaire n'accueille pas une notion de la justice qui lui viendrait d'« en haut », c'est-à-dire d'autorités, quelles qu'elles soient. Sa notion de la justice est en bonne partie construite, entretenue, diffusée et recherchée par des instances qui s'inspirent ou disent s'inspirer de « la base », en refléter les aspirations et les représenter. Ces instances peuvent être les groupes de pression et groupes d'intérêt que nous avons évoqués plus haut, les mouvements communautaires, les unions ouvrières et les syndicats, les regroupements populaires et autres associations plus ou moins spontanées, plus ou moins permanentes, plus ou moins représentatives. Dans la société moderne, l'action de ces différentes instances a pris le relais des anciennes révoltes populaires sporadiques, souvent spontanées et trop aisément matées avec violence.

L'horizontalité de la justice selon la culture populaire explique, dans une large mesure, la confiance qui se répand en la médiation, en une « justice douce », où les parties concourent elles-mêmes à la recherche d'une solution mutuellement acceptable, à un « juste compromis ». Ce mode de résolution des conflits paraît plus efficace, du moins dans certaines conditions, qu'une justice qui descend d'un tribunal, parce qu'il est précisément horizontal et non vertical.

La culture populaire de la justice n'est évidemment pas née d'aujourd'hui. Elle existe depuis la nuit des temps et a animé bien des mouvements [879] populaires. Cependant, avec la modernité, avec la généralisation de l'éducation et la large diffusion des médias, elle a acquis une vigueur, une vitalité et, dirions-nous, une rationalité plus grandes qu'à toute autre époque historique. De ce fait, la culture populaire de la justice a pu se rapprocher de la notion de justice que cherche à exprimer le droit. Toutefois, en même temps, l'évolution de cette culture populaire représente un certain contrepoids à l'influence des deux autres évolutions que nous avons mentionnées précédemment. Elle vient en effet relativiser et, à certains égards, minimiser le rôle du droit positif dans la quête générale de justice individuelle, collective et sociale.

Un dernier mot à ce sujet. Ce n'est pas parce qu'elle est dite « populaire » que cette conception de la justice est pour autant « inférieure ». Elle peut être, au contraire, plus riche, plus variée, plus étendue que la notion de justice qui habite le droit. En réalité, le droit se nourrit de la conception de la justice puisée dans cette culture populaire, il en absorbe plus ou moins rapidement les visées et les normes, que ce soit à travers l'œuvre du législateur, les décisions des tribunaux, la pratique quotidienne des juristes. À cet égard, le droit contemporain subissait l'influence de la justice populaire, se rapproche peut-être paradoxalement de la source qui a longtemps inspiré les droits coutumiers.

Cela nous amène à la considération suivante.

4. L'évolution du droit des pays francophones

Soumis aux jeux et aux feux de ces diverses influences et des transformations sociales et culturelles, le droit en a été touché dans son tissu même, dans son contenu et sa structure. Et cela nous apparaît particulièrement vrai du droit codifié des pays de la francophonie. Nous empruntons ici la distinction classique du sociologue du droit allemand Max Weber, déjà cité plus haut, entre la rationalité matérielle et la rationalité formelle dans le droit. Max Weber appelait « formelle » la rationalité interne et propre au droit, qui relève de sa logique particulière, celle qui règle les liens et les rapports entre les principes sur lesquels il se fonde et les normes et règles qui le composent, et également entre les normes et règles elles-mêmes. La rationalité que Weber a appelée « matérielle » ou substantive est celle qui accepte de recevoir, d'accueillir et d'intégrer dans le droit des considérations, des justifications, des normes et des règles d'origine extrajuridique, c'est-à-dire d'origine technique, administrative, morale, religieuse, scientifique ou autre.

Suivant la distinction de Max Weber, le droit des pays codifiés était particulièrement typique de la rationalité formelle. Or, cette particularité s'est amenuisée, au profit d'une rationalité matérielle toujours accentuée, à [880] la faveur des exigences qu'ont eues à l'égard du droit l'État providence, les pressions des groupes d'intérêt et l'influence de la culture populaire de la justice.

Pour que le droit remplisse les rôles étendus qui lui ont été confiés toujours davantage dans les sociétés modernes contemporaines, en matière de justice individuelle ou sociale notamment, il a dû assimiler un nombre croissant d'éléments puisés à d'autres sources que la rationalité juridique elle-même. Soit qu'il se soit inspiré d'autres formes de normativité (éthique, déontologie, administrative, technique), ou encore d'observations sociales lui servant d'appui ou de justification, notamment avec l'apport accru des sciences sociales et humaines. Les exigences d'une quête efficace de la justice dans le contexte de la modernité faisaient appel à un droit capable d'absorber des connaissances et des normativités venant d'une grande diversité d'horizons intellectuels et sociaux.

Nous pouvons, en conséquence, poser la question suivante : l'action conjuguée de ces facteurs n'a-t-elle pas comme effet de rapprocher le droit de tradition française du droit des pays de common law ? La distinction entre les deux grandes familles de droit n'est-elle pas en voie de s'amenuiser ? N'est-il pas possible de noter une toujours plus grande convergence des deux ?

Cela s'observe à plusieurs traits. Tout d'abord, la place sans cesse grandissante que la jurisprudence a prise dans les pays de droit codifié, tandis qu'en revanche le rôle du législateur s'est accru dans les pays de common law. Ensuite, la place que les avocats ont prise dans les pays de droit codifié ressemble d'une manière frappante à celle qu'ils occupaient dans les États-Unis que décrivait déjà Alexis de Tocqueville en 1830. Enfin, l'activisme des juges fait que, même dans les pays de droit codifié, la société en vient à admettre un peu plus explicitement qu'ils peuvent à l'occasion « faire du droit » et non seulement l'interpréter.

Sans doute, les deux grands systèmes de droit sont encore bien distincts l'un de l'autre, mais ils le sont maintenant peut-être davantage par la mentalité qui caractérise l'un et l'autre que par le fond. Car, outre les facteurs que nous venons de mentionner, d'autres sont en action qui vont également dans le sens de cette convergence. Signalons rapidement l'influence accrue du droit international sur les droits nationaux, la délocalisation des droits nationaux conséquente à la mondialisation du marché économique, l'informatisation à laquelle le droit se plie et enfin la création des grandes alliances politiques et économiques. Ainsi, le seuil du XXIe siècle serait témoin de la montée d'un droit occidental tendant vers une certaine uniformité, au-delà des droits nationaux et des deux systèmes juridiques.

[881]

Cette évolution serait assez conforme au grand mouvement de standardisation qui accompagne la modernité. Celle-ci est en effet caractérisée par un même univers technoscientifique mondial, la communication presque instantanée de l'information par la parole, l'image et maintenant l'ordinateur, la prédominance d'une même rationalité instrumentale, l'action des puissances politiques et surtout économiques supraétatiques et extraterritoriales et, enfin, la puissance d'attraction que connaît un même modèle de vie, l'américain, le Yankee, dont la culture populaire se retrouve dans tous les recoins de la terre. Ainsi se réalise sous nos yeux ce rapetissement de notre planète qu'évoquait avec tant d'éloquence Teilhard de Chardin il y a un demi-siècle.

Si un autre sociologue allemand, Georg Simmel, a raison, toute réalité, pour se maintenir, a besoin de se distinguer d'une autre, voire de s'opposer à une autre. Avec l'affaiblissement de la distinction traditionnelle entre les deux systèmes de droit et l'avènement d'un droit occidental de plus en plus homogène, à quel autre droit sera-t-il possible d'opposer ce dernier ? Nous croyons que le XXIe siècle sera le théâtre d'une interaction accrue entre l'Occident et, d'une part, le monde arabe et musulman et, d'autre part, l'Asie et particulièrement la Chine. C'est vraisemblablement à l'un ou l'autre droit, le musulman et le chinois, que le droit occidental en viendra à se comparer, voire à se confronter.

5. La nouvelle fonction symbolique du droit

Le mouvement de convergence que nous venons de souligner entraîne encore une autre conséquence. Il semble que le droit soit en voie de perdre la fonction symbolique qu'il a eue de représenter les identités nationales. Prenons l'exemple du Québec. Au xixe siècle et encore au début du xxe, trois traits de la francophonie québécoise la distinguaient de l'anglophonie nord-américaine : le droit d'origine française, la religion catholique, la langue française. Aujourd'hui, il n'y a plus de référence ni à la religion catholique ni au droit français pour témoigner du caractère « distinct » du Québec. Il ne reste que la langue.

Il n'en résulte pas que le droit ait perdu toute fonction symbolique, mais celle-ci s'est plutôt déplacée. Le droit n'est plus le symbole de la collectivité nationale, mais plutôt celui des particularismes à l'intérieur de la collectivité nationale. Une fragmentation du droit s'est produite pour correspondre à la fragmentation de la société. Nous avons maintenant un droit du travail pour la protection des travailleurs, un droit de la jeunesse, un droit des réfugiés politiques, un droit des minorités, et ainsi de suite.

[882]

Ces droits particuliers n'ont pas qu'une fonction instrumentale : ils exercent aussi une fonction symbolique. À travers chacun de ces droits, les particularismes affirment leur existence, affichent leur dynamisme, expriment leurs aspirations.

6. L'efficacité du droit ?

Nous en venons finalement à la dernière question, qui nous servira de conclusion : dans le contexte mouvant de la modernité, quelle est l'efficacité du droit dans la promotion de la justice ? La recherche de la justice est évidemment la valeur fondamentale qui légitime le droit et les institutions du droit. Et cela est sans nul doute particulièrement vrai dans les sociétés qui ont évolué vers l'État de droit. Le discours courant qui associe droit et justice y est plus authentique qu'en aucune autre société.

Il faut par ailleurs accepter de reconnaître que le droit n'offre, dans nos sociétés comme dans toute autre, qu'un bien faible contrepoids à l'inégalité des richesses et à l'inégalité des pouvoirs. Il est même trop souvent garant de ces inégalités, qu'il reconnaît, accepte et même renforce. Dans la quête de la justice, le droit n'a donc qu'une efficacité relative. En réalité, ii ne peut être efficace seul ; il ne l'est que dans la mesure où il s'intègre dans un pluralisme normatif, c'est-à-dire s'il agit en interaction avec d'autres normativités. Nous entendons par là que le droit ne peut intervenir efficacement en faveur de la justice que s'il peut agir en complicité et en complémentarité avec la normativité déontologique et éthique, avec celle de la culture populaire de la justice, avec les aspirations engendrées et exprimées par les groupes de pression et les différents mouvements sociaux et même avec la normativité d'une certaine opinion publique qui trouve expression dans les médias.

À notre avis, c'est l'action de ce pluralisme normatif dans lequel s'inscrit le droit et auquel il apporte sa contribution singulière qui demeure l'agent le plus prometteur pour l'avènement de plus de justice dans nos sociétés et entre nos sociétés.



* Professeur, Centre de recherche en droit public, Faculté de droit, Université de Montréal.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 janvier 2020 19:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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