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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Marc PIOTTE, “Demain ne sera plus jamais pareil.” In ouvrage sous la direction d’André Vidricaire, Le syndicalisme universitaire et l’État. Un collectif d’universitaires, pp. 153-160. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1977, 208 pp.

[153]

Troisième partie 
Un cas : l’UQÀM
Chapitre 1

Demain ne sera plus
jamais pareil
.”

Jean-Marc PIOTTE
Département de Science politique
Université du Québec à Montréal


Nous revoilà en train de piqueter, cinq ans après notre première grève, pour obtenir une nouvelle convention collective, notre troisième.

En 1971, tout semblait facile. Nous avions tout à gagner et rien à perdre : nous nous battions pour acquérir une première convention collective. Comme tout syndicat, nous luttions pour vendre de la façon la plus avantageuse notre force de travail (salaire, bénéfices marginaux et conditions de travail) et pour mettre le plus d’entraves possibles à l’arbitraire patronal. Car arbitraire il y avait : les décisions administratives, au lieu d’être subordonnées à un ensemble de règlements précis et connus de tous, variaient trop souvent en fonction du poids que chaque individu concerné avait ou n’avait pas auprès de tel ou tel administrateur et selon les méandres de réseaux de relations privées (certains professeurs qui bénéficiaient de ce système, même s’ils sont restés parmi nous au lieu d’aller rejoindre l’administration, ne se sont jamais remis de cette victoire syndicale contre l’arbitraire administratif).

Nous n’avions pas tout gagné. Ainsi la partie patronale refusa de reconnaître comme équivalent, pour le calcul de l’expérience, les années d’enseignement exercées à différents niveaux scolaires.

Nous n’avons obtenu cette équivalence que lors de notre deuxième convention.

Aussi 20% des professeurs votèrent à l’assemblée générale contre l’acceptation du projet. Pourtant, la convention collective que nous signâmes [154] était et est demeurée une des meilleures en Amérique du Nord dans le secteur de l’enseignement. Nous arrachâmes cette victoire après moins de quatre semaines de grève et en obtenant un montant forfaitaire qui couvrait presque le salaire que nous aurions perçu si nous n’avions pas quitté le travail. Ce fut donc une grève originale : une grève facile.

Cette première convention fut aussi l’occasion de défendre contre l’administration un certain nombre de pouvoirs qu’exerçaient les professeurs dans cette nouvelle université qui se voulait démocratique et populaire. Car très tôt après la fondation de l’Université du Québec, l’administration chercha à reprendre les quelques pouvoirs qu’elle avait jusque là partagés avec les enseignants, remettant ainsi en question l’idéal « participationniste » qui avait présidé à la naissance de l’UQ. Mais nous défonçâmes alors facilement la loi 19 du précurseur de Després, le président Riverin : notre convention précisa les prérogatives de l’assemblée départementale ainsi que nos pouvoirs et notre mode de représentation à la Commission des études.

L’alternative

Nous revoilà en grève, et non pas pour des questions de gros sous. Nous avons voté majoritairement pour cesser collectivement de travailler, même si nous savions que nous perdrions les salaires que nous aurions normalement obtenus et même si nous nous doutions que la grève pouvait être dure et longue. Les économistes bornés, qui cherchent à expliquer les conflits de travail uniquement en termes de gains ou de pertes de revenus, ne peuvent comprendre pourquoi des ouvriers, pour obtenir une augmentation salariale, peuvent endurer une grève dont les pertes salariales ne seront pas compensées par les avantages pécuniers qu’ils retireront de leur future convention durant toute la durée de son application. Ce paradoxe économique ne peut être résolu que si on reconnaît que les questions salariales ne sont qu’un des motifs de grève auquel s’ajoute nécessairement un sentiment d’insatisfaction qui pousse le salarié à refuser temporairement son esclavage doré. Cette dignité retrouvée et cette révolte contre l’autorité patronale constituent le ferment de toute grève, le centre du plaisir que découvre le travailleur lorsqu’il se fait gréviste.

Même si notre condition d’intellectuels petits-bourgeois ne nous soumet, somme toute, que métaphoriquement, par rapport aux ouvriers, à l’oppression patronale, nous éprouvons des sentiments semblables à ceux que ressent l’ouvrier en grève.

Nos objectifs de grève ne sont même pas fondamentalement salariaux. Nous voulons protéger les droits que nous avons conquis en 1971 et que nous avons fait confirmer en 1973, notamment ceux qui nous donnent un certain contrôle sur l’orientation de l’enseignement et de la recherche. Si l’administration n’avait pas voulu nous arracher ces acquis, je suis convaincu qu’il n’y aurait pas eu de grève. Et, tant qu’à grèver, vaut aussi bien chercher à obtenir de nouveaux avantages, dont surtout la garantie que le pourcentage de chargés de cours diminuera régulièrement au profit de celui des professeurs réguliers.

[155]

Mais pourquoi utiliser la grève comme moyen de pression ? N’y a-t-il pas d’autres moyens ? Si nous sommes insatisfaits des conditions de travail que veut nous imposer la partie patronale, nous n’avons qu’un choix : nous soumettre ou cesser de travailler. Certains diront, selon la vieille conception libérale, qu’on peut aussi se démettre, quitter l’emploi et chercher individuellement du travail ailleurs. Mais cette « solution » individuelle ne changera rien socialement et, de plus — dans une période comme celle-ci où le chômage affecte plus de 10% de la main-d’oeuvre et exerce ses ravages dans toutes les couches de la population, y compris parmi les intellectuels petits-bourgeois — est irréalisable pour la très grande majorité des individus impliqués.

Les pusillanimes peuvent se creuser la cervelle dans tous les sens et chercher des moyens de pression moins onéreux que la grève, mais ils se buteront infailliblement à la seule alternative réelle : se soumettre aux conditions patronales ou cesser collectivement de travailler et bloquer le fonctionnement de l’institution. Certains disent que la grève ne serait efficace que dans le secteur privé dans la mesure où elle y arrêterait la production et s’attaquerait ainsi à la source même de la bourgeoisie, le profit. L’efficacité économique de la grève dans le secteur privé est exacte, même si elle est relative : les grèves locales ont quelquefois peu d’impact sur les multinationales ou, pour être plus précis, sur les grands monopoles dont la majorité est d’origine américaine. Mais ce que les grèves dans le secteur public perdent en efficacité économique, elles le gagnent en efficacité politique : la carrière des administrateurs dépend, en dernière alternative, du gouvernement qui, lui-même, est plus ou moins dépendant de l’opinion publique (je parle ici du gouvernement et non de l’État qui, lui, est strictement dépendant de la classe dominante, la bourgeoisie). Or les grèves dans le secteur public ont une efficacité dans la mesure où elles influent sur l’opinion publique. D’ailleurs, une étude la moindrement attentive de l’histoire du syndicalisme au Québec démontrerait à tous ceux qui s’y adonneraient l’impact positif que les grèves ont exercé sur l’évolution des conditions de travail et de rémunération des travailleurs du secteur public.

Mais entre gens « rationnels », comme le sont les administrateurs et les professeurs, n'est-il pas possible de s’entendre sans tomber dans la logique du « rapport de forces » ? Cela serait possible s’il n’y avait pas conflits d’intérêts. Mais où ceux-ci subsistent, les ententes ne découlent pas de « raisons », mais du rapport et de la lutte des forces en présence. Aussi tout le problème revient à la question suivante : les administrateurs et les professeurs sont-ils en conflit d’intérêts ou forment-ils une « communauté » où la logique régnerait comme une reine ?

Le changement

Jusque vers les années ’65, ici comme ailleurs au sein du monde capitaliste, dans l’Université que je nommerais traditionnelle, existait une certaine communauté d’intérêts entre l’administration et les professeurs. L’Université, finançant dans une proportion importante ses activités, se définissait [156] comme autonome et indépendante face au pouvoir public et à l’entreprise privée. Les administrateurs, constitués en majorité d’anciens professeurs, dirigeaient de façon paternaliste l’Université, partageant avec les professeurs les mêmes valeurs : culte de la compétence, de l’élite intellectuelle et de la liberté académique. Les administrateurs et les professeurs se considéraient comme l’Université : les étudiants recevaient les bénéfices secondaires de ce qui était mythiquement perçue comme l’activité fondamentale des universitaires, la recherche, et, sous la direction éclairée de maîtres, profitaient d’une formation qui en ferait l’élite de demain. Les employés, eux, comme les bâtiments, ne rentraient même pas dans la définition de l’Université : ils constituaient une des conditions matérielles favorisant l’activité intellectuelle des chercheurs / professeurs.

Cette Université est définitivement révolue. Pourtant, la majorité des professeurs baigne encore dans la mythologie de l’Université traditionnelle. Il ne faut pas s’en étonner : les professeurs, comme entité, n’ont que la conscience de leur classe qui, pour des intellectuels petits-bourgeois, consiste à se croire, de par la nature même de leur activité, au-delà des classes sociales et porteurs d’un regard neutre et objectif sur la société. Il ne faut pas s’en surprendre : les professeurs d’université, comme tout groupe social, sont soumis aux lois de l’histoire dont celle du nécessaire retard de la conscience sur le développement historique. Pourtant, là aussi, le développement fait son lent cheminement jusqu’à la conscience, comme en a fait foi le conflit à l’Université Laval.

L’Université traditionnelle, autonome, lieu mythique du pur savoir, correspondait à une phase du développement du capitalisme : le capitalisme libéral et libre-échangiste. Or celui-ci, depuis la fin de la deuxième grande guerre, est remplacé par le capitalisme monopoliste d’État où, contrairement à la phase libérale, l’Etat n’est plus le simple garant de la liberté de la circulation des marchandises, mais intervient directement dans toutes les sphères de la société pour les subordonner étroitement à la rationalité du rendement économique et du profit. L’Université devient ainsi une autre institution dont les produits (cours, programmes, recherches) sont calculés en terme d’input et d’output, de coût et de rendement. L’Université doit répondre à une nouvelle rationalité, celle du P.P.B.S., du « Public Programming Budjetting System ».

L’Université traditionnelle est morte, remplacée par l’Université fonctionnelle, « managériale », technocratique. Cette transformation, qui se fait dans l’ensemble des sociétés capitalistes, est concomitante de l’extension du système universitaire et de ses conséquences : augmentation des coûts d’enseignement financés en grande partie par l’État, ce qui lui donne le moyen et la justification de sa progressive mainmise sur le système universitaire ; augmentation phénoménale du nombre de diplômés, ce qui conduit inévitablement à la baisse de la valeur sociale des diplômes sur le marché et à la baisse de la valeur économique de ceux dont le travail est de produire des diplômés, les professeurs d’université (ce qui explique la lente érosion de leur niveau de vie comparativement aux autres catégories de travailleurs) ; arrivée massive dans les universités [157] de jeunes professeurs qui ne se reconnaissent pas ou plus dans les mythologies de leurs aînés et qui constituent le moteur de la syndicalisation des universitaires.

Face à la technocratisation de l’Université, les professeurs sont sur la défensive, cherchant à s’opposer à l’ingérence gouvernementale, défendant une certaine liberté académique, voulant maintenir ou acquérir un certain contrôle sur l’orientation de l’enseignement et de la recherche. Nous ne pouvons opposer à l’Université technocratique l’Université du passé, l’Université traditionnelle : la solution n’est pas dans la réaction. Or je dois avouer que même là où les professeurs sont les plus avancés socialement et syndicalement — je pense à ceux qui sont regroupés dans le SPUQ à l’UQAM — il ne se dégage aucun projet d’Université que nous pourrions opposer à l’Université technocratique. Nous aussi, à l’Université du Québec à Montréal, sommes sur la défensive. Pourtant, la meilleure défensive est l’attaque, et nous devrons, tôt ou tard, définir collectivement un tel projet, qui ne pourra s’inspirer de la conception mythique et traditionnelle de l’Université située au-dessus ou à côté de la société, mais qui devra être pensée, au sein de l’institution universitaire, en collaboration avec les étudiants et les employés — ces derniers constituant en quelque sorte le prolétariat au sein de l’institution universitaire — en fonction, non pas de la bourgeoisie dont la technocratisation de l’Université est l’œuvre, mais en fonction des classes laborieuses de notre société. Mais peut-être est-ce utopique de rêver qu’un corps de professeurs universitaires puisse définir un tel projet ? Peut-être leur position de classe intermédiaire ne les rend-elle capables que d’osciller entre la classe ouvrière et la bourgeoisie qui, elle, technocratise l’Université mais leur assure quand même, eu égard aux ouvriers, de très bonnes conditions de travail ? Peut-être que le processus de « prolétarisation » qu’ils subissent, notamment au niveau salarial, ne les détournera pas de la bourgeoisie à laquelle ils sont liés par de multiples attaches dont celle des subventions publiques ou privées de recherches ?

Quoi qu’il en soit, c’est cette crise, scandant les transformations que subit le réseau universitaire, qui explique l’éclatement de la communauté universitaire, l’affrontement qui s’accentue entre les administrations et les corps professoraux et le processus de syndicalisation de ceux-ci. Car les administrateurs doivent choisir : ou bien ils se maintiennent dans leurs fonctions et doivent alors administrer la technocratisation de l’Université et entrer ainsi en conflit avec les professeurs qui se sentent menacés par cette réforme ou bien ils doivent quitter leurs fonctions administratives. Ce choix est évidemment individuel : institutionnellement, il y a conflits d’intérêts, entre ceux qui doivent administrer des politiques technocratiques et les professeurs qui subissent les effets de ces politiques. Dans ce sens, le curriculum vitae des administrateurs importe peu : qu’ils soient d’origine professorale ou non, c’est leur fonction technocratique qui les définit : Kerwin est le frère jumeau de Després.

[158]

Démocratie ou absolutisme

L’opposition entre l’administration et les professeurs est donc fondamentalement structurée par la crise qui marque le passage de l’Université traditionnelle à l’Université technocratique. Sur cette opposition fondamentale s’articule un second conflit qui, quoique dépendant, est relativement autonome et qui, pour cela, varie en intensité selon les diverses institutions universitaires : il s’agit bien d’un conflit de pouvoir entre administrateurs et professeurs.

La crise de l’Université entraîne un réaménagement des rapports de pouvoir au sein de l’institution. Les professeurs ne veulent plus être dirigés par une administration paternaliste qui les consulte parfois, mais qui ne se sent aucunement liée par leurs recommandations et qui ne daigne même pas justifier les raisons qui expliquent que ses positions ne reconduisent pas celles des professeurs. Les professeurs ne veulent plus participer sur une base individuelle aux diverses instances administratives, mais désirent collectivement contrôler leurs représentants à ces instances et pouvoir leur confier des mandats : voilà le bât qui blesse l’administration. Elle veut bien consulter, mais pourvu qu’elle définisse les mécanismes de cette consultation et que celle-ci se fasse sur une base où tout est individualisé : les professeurs, le syndicat, le département, etc. sont mis sur le même pied et consultés indifféremment. Les patrons universitaires veulent bien la participation des professeurs aux instances administratives, pourvu qu’elle se fasse sur une base individuelle et que tout ce beau monde ne soit responsable que devant sa conscience (cette participation était d’ailleurs la voie royale pour ces professeurs s’orientant vers une carrière administrative).

La rupture entre administration et corps professoral se crée là où celui-ci, remettant en question la manipulation administrative qui se cachait sous l’idéologie de la participation et de la consultation, décide de se donner les mécanismes pour définir collectivement et rendre publique ses positions sur les différentes politiques académiques, là où le corps professoral met en œuvre des moyens requis pour contrôler les professeurs qui participent aux diverses instances administratives afin qu’ils deviennent véritablement leurs représentants et leurs mandataires. L’administration perd alors son masque démocratique : elle s’oppose à cette participation contrôlée par la base au nom de ses responsabilités administratives ; elle défend, avec une intransigeance toute patronale, ce qui s’appelle tout bonnement, dans les relations de travail, son droit de gérance.

La participation contrôlée, c’est-à-dire la limitation du pouvoir de l’administration, serait incompatible avec le syndicalisme. Et pourquoi donc ? Les administrateurs disent qu’il y aurait conflits d’intérêts entre les intérêts matériels des professeurs (conditions de travail) et leurs intérêts professionnels (qualité de l’enseignement et de la recherche). Ce conflit n’existerait-il pas chez les administrateurs ? La contradiction n’est-elle pas plus déterminante pour eux (étant donné les nombreux privilèges matériels dont ils jouissent et le peu de comptes qu’ils ont à rendre sur leur travail d'organisation de notre production [159] d’enseignements et de recherches, n’étant pas évalués par ceux-là même — employés, étudiants et professeurs — qui subissent cette organisation) que pour le corps professoral confronté constamment à la réalité et à l’analyse de cette contradiction ?

L’administration, s’attribuant toutes les vertus, ne désire que le pouvoir et un pouvoir absolu sur ses subalternes : professeurs, employés et étudiants. On voit par là que ce qui est en cause est la conception politique qu’on projette sur la société : l’une, administrative, où le pouvoir doit s’exercer de haut en bas parce que le haut est plus apte à diriger et que le bas est fait pour être encadré, et l’autre, démocratique, où la base doit, sinon diriger dans la conception utopiste de Rousseau, du moins exercer un contrôle sur ceux qui administrent ou, comme moindre mal, limiter le pouvoir absolu d’en haut. Par là, on le voit bien, le conflit entre professeurs et administrateurs n’est pas un cas d’espèce : il n’est qu’un exemple d’un conflit qui traverse toutes les institutions, à l’ouest comme à l’est, aux U.S.A. comme en U.R.S.S., et qui oppose les subalternes à ceux qui contrôlent les leviers du pouvoir.

[160]


Retour au livre de l'auteur: Jean-Marc Piotte Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 mai 2021 18:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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