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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Émile OLLIVIER, “Du nationalisme identitaire au patriotisme constitutionnel.” In ouvrage sous la direction de Laënnec HURBON, Les transitions démocratiques. Actes du colloque international de Port-au-Prince, Haïti, pp. 215-224. Paris: Les Éditions Syros, 1996, 384 pp. Une édition numérique réalisée par Rency Inson MICHEL, bénévole, étudiant en sociologie à l'Université d'État d'Haïti. [Autorisation accordée par Laënnec HURBON le 20septembre 2016 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[215]

Les transitions démocratiques.
Actes du colloque international de Port-au-Prince, Haïti.

Deuxième partie. Transitions démocratiques en Haïti.

Dun nationalisme identitaire
au patriotisme constitutionnel
.”

Émile Ollivier

écrivain, université du Québec à Montréal

Le XXe siècle haïtien a commencé en 1915 avec l’occupation américaine. Pourquoi 1915 ? Parce que cette date marque la fin d’années de turpitude et de brigandage permettant à Haïti de bénéficier par à-coups de relatives périodes de stabilité, ainsi que l’émergence et le développement de l’idéologie nationaliste avec ses deux variantes : « l’indigéniste noiriste » et la « négritude socialiste ». Le lieu ne se prête pas à un bilan de l’occupation américaine. Cependant, les analystes s’accordent pour dire que si cette occupation a laissé au pays, outre un certain nombre de services et d’installations publiques, elle l’a aussi doté d’une armée qui a été un instrument privilégié de domination, un outil efficace pour les coups d’État qui ont jalonné l’histoire contemporaine. À la limite, plus d’un pensent qu’il s’agissait là d’une « armée-madichon », figure emblématique responsable de « tous nos malheurs ».

Par une sorte d’ironie dont l’Histoire, avec sa grande hache, détient le secret, après bien des soubresauts et des ruptures ponctués par les grondements des luttes sociales et les conjonctures de plus en plus sanglantes comme celles de 1946, 1956 et de 1986, 1991, Jean-Bertrand Aristide, en 1995, a été réinstallé dans sa légitimité démocratique par les États-Unis et les troupes armées d’intervention que, par euphémisme, on appelle armée d’interposition. Cette restauration du processus démocratique a coïncidé avec l’anéantissement de l’armée nationale entraînant une diminution apparente de la souveraineté. On comprend qu’elle ait fait couler beaucoup d’encre et de salive, laissant en plein désarroi des intellectuels adeptes du nationalisme pur et dur, désarroi d’autant plus grand qu’ils avaient traversé le siècle avec des mots d’ordre contre l’impérialisme, avec des rêves de seconde indépendance et des illusions d’avenirs radieux. Paradoxalement, les Américains, entretemps, avaient sur le plan international changé de discours et de pratiques, et se profilaient comme de vertueux démocrates venus à la rescousse d’une société dont les tensions et les contradictions sociales et politiques appelaient, dans la plus grande urgence, à une entrée dans la modernité. Avec le retour du président Aristide, le XXe siècle haïtien se clôturait et virtuellement - aujourd’hui, [216] sans être béatement optimistes -, on pourrait parler d’une transition démocratique.

Dans la réalité, les choses sont autrement plus complexes. Ce qui s’est passé ces dix dernières années en Haïti ne concerne pas seulement la surface de la société haïtienne. Cette conjoncture a touché des ondes de fond et remué, de façon peut-être même insoupçonnée, des courants profonds et opaques de l’identité nationale. Tout au moins, c’est l’intuition que j’ai. La société haïtienne dans son éclatement et sa fragmentation souffre d’un déficit de connaissances, d’interprétation et de sens. Qu’en est-il du lien social aujourd’hui ? Le moment ne serait-il pas venu de revisiter le nationalisme ou tout au moins la vision que nous en avons, tant sous le rapport de l’identité collective que sous le rapport du « vivre ensemble ». Car, pourquoi ne pas le dire tout de suite, ce qui nous semble travailler cette longue et difficile conjoncture - comme le désir travaille le rêve - c’est la question de la citoyenneté.

Je voudrais défendre ici l’idée que le nationalisme (surtout s’il en est un de repli) n’est pas la meilleure posture pour baliser aujourd’hui le « vivre ensemble », qu’il faudrait appeler de tous nos vœux à la construction d’un espace public commun et, pour ce faire, développer davantage, ce que j’appelle un patriotisme constitutionnel. Tout d’abord, je précise que je n’oppose pas nationalisme et patriotisme constitutionnel. Le recours à cette notion, dans ma pensée, réfère davantage à un déplacement d’accent plutôt qu’à une mise en confrontation de deux notions radicalement divergentes. Mais qu’est-ce que le nationalisme ?

Indépendamment du degré de « conscience nationale », tout nationalisme est la combinaison de deux éléments : le premier exige une communauté de traits tels que l’origine réelle ou imaginaire, la langue, la religion ou le territoire, et le second, au nom de cette communauté de traits, ressentie collectivement, une solidarité qui assigne un sort politique proposé dans le cadre d’un État, et d’une nation clairement identifiée.

Cette définition appelle immédiatement trois remarques :

La première permettra d’éviter une confusion. De même que la carte n’est pas le territoire, le nationalisme n’est pas la nation. Du plus loin que l’on remonte, les êtres humains se sont rassemblés en communautés dont les membres ressentaient entre eux une solidarité particulière qui les faisait considérer le reste de l’humanité comme des étrangers. La spécificité du nationalisme est de vouloir faire de cette solidarité le principe de l’organisation politique des sociétés. Notons au passage que c’est seulement après l’apparition de la notion d’État souverain, possédant le monopole de l’autorité sur un territoire, et de celle de démocratie, qui situe dans le peuple l’origine de toute [217] autorité politique légitime, que s’est répandue l’idée qu’à un État doit correspondre un peuple, abstraction faite de la composition ethnique, linguistique et culturelle

Autrement dit, le concept de l’identité nationale rend nécessaire, à des fins de souveraineté et d’affirmation de soi, l’organisation de chaque nation en État.

Pour nous Haïtiens, il existe des liens profonds entre le développement de notre histoire et le nationalisme. Ce rappel facilite la tâche d’expliquer pourquoi le maintien de notre vision de l’identité collective est une démarche aujourd’hui, quasiment obsolète.

La rupture avec la société coloniale et la dissolution des ordres traditionnels de la société esclavagiste ont entraîné l’émancipation des individus dans le cadre des libertés civiles.

En théorie, la masse des individus, anciens et nouveaux libres, est alors susceptible de mobilisation à la fois sur le plan politique comme citoyens, sur le plan économique, comme main-d’œuvre, sur le plan militaire, comme conscrits, advenant une guerre et sur le plan culturel comme individus soumis à des processus de socialisation via des appareils tels que l’école, l’Église, la famille, etc. En revanche, le principe clé qui aurait dû souder le lien social et l’identification collective à la nation affirmant le statut de celle-ci en regard des autres peuples, et qui aurait dû organiser les membres de la société en citoyens égaux en droit n’a pas fonctionné.

En Haïti, cette vision d’une population nationalement homogène qui correspond à un État est toujours restée, dans la réalité historique et factuelle, une fiction, un construit idéologique demeuré dans une large mesure lettre morte.

La deuxième remarque vise à mettre en question une idée reçue autour de la compatibilité entre nationalisme et démocratie. La plupart des nationalistes que je connais s’affichent comme des démocrates conséquents attachés à la démocratie, à la justice et à la paix. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute leur sincérité, lors même que pour un certain nombre d’entre eux, il y aurait quelques raisons de le faire. On ne peut pas être démocrate quand on cautionne la répression des désirs de justice d’un peuple. Admettons pour fin de discussion qu’en Haïti, l’agir politique de certains nationalistes serait le fruit d’une dérive conjoncturelle, et qu’ils aient été persuadés de la compatibilité entre leurs sentiments nationalistes et leurs convictions de démocrates. Apparemment, ils auraient l’histoire de leur côté. Cette compatibilité est plausible, puisque démocratie et nationalisme sont des mouvements d’idées parentes qui, développés depuis deux siècles, ont en commun une notion essentielle, celle de la souveraineté du peuple.

[218]

Toutefois, si on va au-delà des apparences, et qu’on se donne la peine d’analyser les conséquences quelles ont eues, là où elles ont été mises en œuvre, on s’aperçoit hors de tout doute que nationalisme et démocratie sont profondément antinomiques.

La démocratie est la forme de gouvernement la plus légitime, celle dont on se réclame actuellement presque partout, même là où comme dans nombre de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, elle n’est pas du tout mise en pratique. Elle se présente comme une méthode efficace de gestion pacifique des conflits puisque, là où elle est appliquée, la vie politique paraît moins violente qu’ailleurs alors que le nationalisme produit des situations conflictuelles réfractaires aux procédures de décisions démocratiques. C’est sans doute là une des principales difficultés politiques. Donc la démocratie, tout en ayant un lien historique étroit avec le nationalisme, est à notre époque la cause la plus fréquente de conflits politiques violents.

La troisième remarque amène une distinction : le degré de compatibilité entre nationalisme et démocratie n’est pas le même partout dans l’histoire, dans le développement des pays, ni même, d’une conjoncture à l’autre dans un même pays.

Pour pondérer cette distinction, il faut se dépêcher de préciser qu’il existe deux types de nationalisme, un nationalisme identitaire qui définit la nation à partir de l’origine, de la langue, de la religion et un nationalisme civique qui met l’accent sur la solidarité nationale incluant tous les citoyens d’un État. Ces deux types de nationalisme n’ont pas le même visage et font l’objet, en Amérique comme en Europe de nombreux débats. L’exemple classique qu’on convoque pour une meilleure compréhension est celui de la conjoncture qui suit l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1871, et qui fut marquée par de vives polémiques entre Allemands et Français. La position des Allemands relevait du nationalisme identitaire : les Alsaciens, parce que la plupart d’entre eux parlent allemand, sont des Allemands, quelles que soient leurs préférences. La position des Français était celle du nationalisme civique : les Alsaciens, parce que la plupart d’entre eux préfèrent être français, sont des français, quelle que soit leur langue.

Toutefois, il convient de remarquer que la discussion a souvent été obscurcie par le fait qu’on a souvent voulu décider lequel des deux nationalismes était le vrai. Ceux qui approuvent le nationalisme et préfèrent sa variante civique veulent quelle seule soit vraiment du nationalisme, et que l’autre soit du tribalisme, de l’ethnisme ou du racisme. Ceux qui ne tournent pas vers le nationalisme cherchent à montrer que celui-ci est toujours identitaire, et préfèrent appeler « patriotisme » sa variante civique. On pourrait ainsi multiplier les [219] exemples, et le débat qui traverse actuellement le Québec est à cet effet édifiant.

Je ne crois pas que les mots puissent avoir un vrai sens. La distinction dont je parle ici n’est pas originale, mais l’utilisation que je fais des expressions « nationalisme civique » et « nationalisme identitaire » m’aide à parvenir au cœur du propos. Mon but, par les trois remarques produites ci-dessus, était de rappeler que le nationalisme est un construit social et idéologique en même temps que nous devons, malgré leur accouplement historique, prendre acte qu’il n’y a pas une compatibilité absolue entre nationalisme et démocratie ; il y a lieu de distinguer entre la variante identitaire et la variante civique. La première, selon moi, est celle qui possède le plus grand potentiel de division entre les citoyens : elle dégénère parfois en luttes sanglantes, en tueries sauvages et barbares. On n’a qu’à regarder l’ex-Yougoslavie, le Rwanda. La variante civique m’apparaît beaucoup plus porteuse de cohésion sociale, de justice et de paix civile.

En quoi ces propos concernent
la transition démocratique actuelle en Haïti ?


La société haïtienne, comme résultante d’une hybridation de populations favorisées par les aléas de l’histoire (une longue histoire de sédimentations, de turbulences, de brigandages et de violence), a toujours fait face au problème majeur de l’intégration de ses citoyens. Depuis l’Indépendance, fille des idées généreuses et modernes de 1789, Haïti n’a jamais pu résoudre ce problème qui traverse toute son histoire : donner une place digne à chaque membre de sa société.

L’histoire et la socialisation des individus en Haïti a permis d’intérioriser une appartenance culturaliste et non une citoyenneté civique. Les travaux des sociologues et des anthropologues ont abondamment illustré cette appartenance culturaliste en mettant l’accent sur la personnalité de base haïtienne et en développant, jusqu’à saturation, les dimensions de l’origine, de la langue, de la religion et de la composition ethnique, pour montrer de quelle matière est faite l’identité.

Je ne veux pas examiner ici, en détail, l’utilisation subtile ou grossière, complexe ou sommaire qui est faite de cette catégorie d’identité collective), ni dégager son implication théorique et politique dans les discours et pratiques. Je ne m’y réfère que pour me permettre de soulever deux ordres de questions. Même sans ignorer le voisinage ambivalent du discours de l’identité culturelle avec celui de l’identité nationale et la confusion qui est faite souvent entre l’« identité culturelle » et l’« identité nationale », et en restant à l’intérieur de [220] ces paramètres, je crois qu’il y a une mise à jour à effectuer. Les récents développements de la société haïtienne, la place particulière qu’Haïti occupe dans le concert des nations, la force aspirante que constitue le mouvement migratoire avec ses effets d’extension du territoire haïtien (cf. l’expression de dixième département) me portent à croire que l’identité haïtienne n’est plus ce qu’elle était ou ce que certains pensent qu’elle est encore. Il y a plusieurs manières à l’heure actuelle d’être haïtien.

Un second point devrait retenir l’attention. C’est un fait connu depuis un certain temps qu’il existe quelque chose de supérieur à la langue, à la race, à la religion ou même à la géographie. C’est la volonté du vouloir-vivre ensemble. C’est en ce sens que Renan disait que « la nation est un plébiscite de tous les jours ».

Au fond, ce qui est important, c’est la nature du ciment qui soude une collectivité humaine, un composite à la fois historique et volontariste. Comme le souligne Renan : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Lune est dans le passé, l’autre dans le présent. Lune est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

En Haïti, la monstruosité duvaliériste a accentué l’absence historique de solidarité. Et récemment encore, on a vu des militaires clouer le peuple au sol par la répression et la mort et pourtant se réclamer du nationalisme, de l’identité collective, de « l’être haïtien ». A mon humble avis, une rupture avec la tyrannie passe par une rupture avec l’idée d’une identité figée, basée sur des représentations closes de l’histoire. De plus, Haïti n’échappe pas à la conjoncture mondiale. Qu’elle soit aujourd’hui ouverte aux exigences démocratiques, voilà une grande réalisation politique de l’après-duvaliérisme. Ceux qui ont œuvré pour cette réussite ont tout lieu de s’enorgueillir. Mais pour qu’un tel résultat gagne en stabilité et solidité, il faut inventer de nouvelles formes de gestion sociale, qui soient pluralistes et flexibles, et de nouvelles formes de coexistence, de nouveaux liens sociaux en mettant en avant et au poste de commande les valeurs du droit, de la loi, de l’égalité, du contrat politique et moral. C’est cette épaisseur de sens que recouvre l’expression « patriotisme constitutionnel », empruntée à Habermas qui la proposait au lendemain de la chute du mur de Berlin en lieu et place du nationalisme identitaire. D’autres expressions conviendraient aussi : celles de patriotisme de « citoyenneté » ou d’« identité post-traditionnelle », ou encore de « nationalisme civique ». Car, au fond, de quoi s’agit-il ?

Il ne s’agit en aucun cas de gommer les identités particulières fondées sur une langue, une culture et une histoire communes. Mais de prendre acte [221] que la conscience nationale est toujours la conscience qu’impose une classe ou une catégorie sociale à l’ensemble de la collectivité. C’est pour cette raison que les principes universels des droits de l’homme et l’État du droit, dans les formes qui leur sont propres au sein d’une culture déterminée se doivent d’occuper la place centrale. C’est cette place qui fait encore problème.

Si nous réclamons de tous nos vœux, cette nouvelle articulation entre principes universalistes et identités particulières, c’est qu’aujourd’hui, il nous paraît prioritaire de construire un nouvel espace public dont les fondations reposent non sur le passé ou sur un ailleurs mythique et mythifié mais sur la notion d’État de droit. Le « patriotisme constitutionnel » nous paraît pour l’instant, « le seul patriotisme qui ne fasse pas de nous des étrangers en Occident ».

Aujourd’hui les données ont changé. Je n’entrerai pas dans la discussion actuelle portant sur la disparition des États nations. Je n’évoquerai pas non plus l’atteinte à la souveraineté nationale que constitue la prise en charge du processus démocratique en Haïti par la MINUHA sous le haut commandement des Américains, quoique je comprenne très bien que certains réagissent mal à la présence de soldats étrangers sur le sol haïtien, voyant en cela, la marque d’une blessure à l’identité nationale. Je me limiterai à quelques considérations qui, dans le contexte actuel, parlent en faveur d’une décrue du nationalisme identitaire intégral. J’évoquerai à l’appui de cette décrue la mondialisation des marchés et des communications ainsi que la lourde internationalisation de la science et de la technologie. Il me semble que le contact de la population avec cette tendance lourde de l’époque contemporaine, population jusqu’ici perçue comme homogène (l’a-t-elle jamais été ?) expose celle-ci à des formes culturelles diverses, à des genres de vies variés... Il me semble que le noyau dur qui représentait ce qu’on a coutume d’appeler jusqu’ici l’identité haïtienne se trouve menacé, attaqué, voire fragilisé par les coups de boutoir de ces nouvelles réalités.

J’évoquerai également l’impact du mouvement migratoire. Hannah Arendt voyait dans les gigantesques déplacements forcés de population (qu’ils aient eu pour cause, la guerre, l’oppression politique, la misère économique ou l’internationalisation du marché de l’emploi), la caractéristique la plus profonde symbolisant notre siècle. Ces déplacements de population ont pratiquement modifié la composition culturelle des sociétés développées et je dirais même, par un effet boomerang les sociétés d’origine des migrants. Du coup, les symboles nationaux ont perdu de leur prégnance, les identités collectives sont devenues multiples et les modèles d’intégration semblent passer par des canaux autres que ceux auxquels nous étions traditionnellement habitués. L’orgueil national et l’autosatisfaction collective sont désormais infiltrés par des [222] orientations et des valeurs universalistes. Ici, je paraphraserai Habermas. Si cette analyse est réelle et juste, alors on peut dire que les signes témoignant de la formation d’une identité post-conventionnelle se multiplient, et que les épouvantails et les stéréotypes derrière lesquels on se protège de l’altérité étrangère y fonctionnent de moins en moins bien.

Conclusion

Autour de la question du nationalisme identitaire, deux paradigmes se sont affrontés (le libéralisme et le néo-marxisme). On connaît les avatars de ces deux paradigmes. Le moment est venu probablement - les périodes de transition sont utiles en ce sens - de prendre en compte la nouveauté du débat politique et des enjeux de la lutte sociale. Peut-être va-t-il falloir jeter du lest et prendre du champ par rapport à des analyses jusqu’ici centrées sur les rapports et intérêts de classe et se pencher davantage sur les institutions publiques, sociales, juridiques et associatives, celles-ci étant distinctes à la fois de l’État et de l’économie de marché capitaliste.

Cette distinction amène à réfléchir sur le concept de société civile, concept indispensable pour saisir les enjeux de ce passage à la démocratie et reconnaître les acteurs les plus indispensables.

Cela dit, la transition démocratique nous met en face d’un triple défi.

1) Le défi de l’intégration sociale qui ne peut être fondée que sur les principes de réflexion critique, de résolution discursive des conflits provoqués par l’exigence d’égalité, d’autonomie, de participation et de justice sociale.

2) Le défi de dynamiser la société civile en favorisant l’éclosion de mouvements sociaux axés sur l’élargissement des droits, avec pour corollaire l’autonomie de la société civile coiffée d’une démocratisation croissante.

3) Le troisième défi concerne davantage l’imaginaire. Je ne crois pas qu’il faille choisir, comme le proposait récemment un de nos leaders politiques, entre la démocratie participative et la démocratie représentative. Les mouvements sociaux doivent cohabiter avec un système de partis concurrentiels qui sont comme le bâti démocratique encadrant une évolution continue des rapports sociaux.

C’est sur ce terrain de la société civile que nous apprendrons à élaborer des compromis, à prendre un recul réflexif sur notre propre perspective, recul nécessaire à son élargissement ; que nous apprendrons à valoriser non la pensée unique mais la pensée convergente ; à reconnaître et à recréer ce que nous avons en commun. Ainsi, nous parviendrons à faire le ménage dans nos traditions afin de repérer celles qui valent d’être conservées, modifiées ou abandonnées.

[223]

Références bibliographiques

Jürgen Habermas, Écrits politiques, Le Cerf, 1990.

Régine Robin, « Citoyenneté culturaliste, citoyenneté civique » in Mots, Représentation, Enjeux..., Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa, 1994.

Jean-Pierre Derriennic, Nationalisme et Démocratie, Montréal, Boréal, 1995.

Ernest Renan, « Lettre à Strauss », in Qu’est-ce qu’une nation ? Paris, Press Pocket, 1990.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 8 mai 2017 8:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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