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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Guy NADEAU, “Passion pour la vie, miroir critique et espérance engagée: l’éthique de Jacques Grand’Maison.” In ouvrage sous la direction de Guy Lapointe, Crise de prophétisme hier et aujourd’hui. L’itinéraire d’un peuple dans l’œuvre de Jacques Grand’Maison, pp. 59-70. Actes du colloque interdisciplinaire organisé par la Section des études pastorales de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, tenu du 5 au 7 octobre 1989. Montréal : Les Éditions Fides. 1990, 353 pp. Collection: “Héritage et projet”, no 43. Une édition numérique réalisée avec le concours de Loyola Leroux, bénévole, professeur de philosophie retraité du Cégep de Saint-Jérôme, près de Montréal.

[59]

Crise de prophétisme hier et aujourd’hui.
L’itinéraire d’un peuple dans l’œuvre
de Jacques Grand’Maison.

Deuxième partie : Éthique, politique et idéologie

Passion pour la vie, miroir critique
et espérance engagée : l’éthique
de Jacques Grand’Maison

Jean-Guy NADEAU

Il est plus facile de coloniser l’être original de chacun que de libérer l’être colonisé que Von trouve en soi.

Jacques Grand’Maison


Étudier l’éthique de Jacques Grand’Maison, c’est étudier en fait l’ensemble de son œuvre. Tout comme l’éthique, cette œuvre porte l’exigence et la quête d’humanisation de l’individu, de sa conduite et de ses relations, de son monde et de sa cité. Interpellation de la conscience, de l’intelligence et de l’agir, appel à la liberté et à la responsabilité personnelle aussi bien que collective, l’éthique constitue une tâche toujours ouverte. « La fine pointe de la conscience humaine et de son dynamisme vital s’exprime avant tout dans un pari où se rencontrent une liberté et une responsabilité très concrètes et profondément personnelles vis-à-vis un au-delà de soi-même, un appel au dépassement » [1]. La carte éthique du parcours vers cet « au-delà » apparaît à Jacques Grand’Maison comme marquée de points cardinaux qui ont nom « tradition, rêve, enracinement, projet » [2], et qui reviennent comme autant de leitmotiv dans son œuvre.

Dans son souci d’un projet collectif qui apparaît trop souvent comme le grand oublié de l’éthique, Grand’Maison signale que [60] sont nécessaires « à la fois une philosophie et une pratique éthiques qui relient la conscience et la politique, l’ordre intérieur et l'ordre extérieur, les libertés individuelles et les libertés collectives, sans les confondre » [3]. Comme l’écrit Paul Ricoeur dans une réflexion sur « éthique et politique » qui, me semble-t-il, caractérise bien le projet éthique de Jacques Grand’Maison : « la rationalité, ici, ne se borne pas à l’accord de l’individu avec lui-même dans ses maximes, elle veut être la rationalité d’une pratique collective. La tâche de la philosophie politique se définit ainsi par cette attention donnée à ce qui, dans la vie politique, est porteur d’une action sensée dans l’histoire » [4]. Voilà le défi que, depuis plus de trente ans, Jacques Grand'Maison tente de relever.

Toute cette œuvre, en effet, m’apparaît portée par un souffle éthique qui ne cesse de l’inspirer et dont les voies, on le sait, sont multiples et diversifiées. On peut y trouver deux volets, pratique et littéraire, étroitement reliés. Engagement social, recherche-action [5], cure pastorale et enseignement, d’une part ; analyses, essais, récits, poèmes et conférences d’autre part. Outre l’engagement pratique et la recherche-action en milieux de travail, où de jeunes travailleurs et de jeunes chômeurs l’ont introduit aux dynamiques de leur milieu et aux cartes de relations [6], on peut identifier plusieurs genres littéraires chez lui où émerge souvent, ce qui n’est pas le cas de la majorité des productions éthiques, un langage auto-implicatif : prophétique, sapiential, hymnique et narratif où on trouvent plusieurs de ses meilleurs moments : Au mitan de la vie [7]. Une foi ensouchée dans ce pays [8]. Tel un coup d’archet [9].

[61]

Je n’entends pas cependant présenter ici l’éthique de Jacques Grand’Maison, vaste tâche à laquelle contribuent l’ensemble des communications de ce colloque, mais en indiquer quelques traits, quelques caractéristiques. Je présenterai plutôt quelques-unes des préoccupations éthiques de cette œuvre. D’abord celle de re-situer la responsabilité personnelle et collective par devant un sentiment d’impuissance généralisé où l’éthique et l’humain risquent leur mort. Ensuite celle d’élaborer une éthique du « pays réel », éthique critique et engagée qui s’élabore au quotidien. Je signalerai enfin combien, confrontée au tragique de l’existence, cette éthique mise néanmoins sur la foi et l’espérance, pour se faire soucieuse des sans-droits, des sans-avoir et des sans-pouvoir.

1. Responsabiliser face au sentiment
d’impuissance anti-éthique


Un axe majeur de cette œuvre confrontée à une crise de l’espérance [10] vise la responsabilisation des membres de notre société aussi bien que de l’Église. Avec une passion pour la vie et la liberté « une liberté ouverte à la transcendance », et en continuité avec « une tradition qui a traversé plusieurs civilisations », cette éthique de la « dramatique contemporaine » [11] veut répondre à « un sentiment généralisé d’impuissance où [malgré notre richesse scientifique et technique] renaissent le fatum latin, la moira grecque, l'apocalyptique des grands bouleversements historiques » [12]. Or un tel sentiment d’impuissance barre toute possibilité éthique : il faut avoir conscience d’un pouvoir d’agir pour se trouver vraiment concerné par des questions éthiques, dans quelque champ que ce soit. Ainsi Grand’Maison note-t-il « un profond affaissement moral marqué par le découragement, par le sentiment d’impuissance, par la méfiance, par la colère ‘rentrée’ et l’insécurité » [13]. C’est à cet affaissement que Jacques Grand’Maison réagit et devant celui-ci qu’il interpelle la conscience contemporaine. Il s’agit ici de réveiller et de libérer la conscience et le pouvoir d’agir.

[62]

2. Libérer la parole

Libérer le pouvoir d’agir et sa conscience, c’est d’abord libérer une parole personnelle enfouie par les discours dogmatiques totalitaires portés par des idéologies aussi bien libertaires [14] que scientistes ou institutionnelles. En effet, « l’éthique comme la culture se sont toujours mal portées dans des cadres dogmatiques, dans des scolastiques érigées en Vérité absolue, universelle, et tout autant dans des systèmes de rationalité scientifique » [15]. On sait que, loin d’être le seul apanage de l’Église, l’expérience de la parole obturée par un discours totalitaire marque aussi les grandes corporations, les syndicats et l’État. Ainsi, dans ses écrits, mais d’abord dans sa pratique, Jacques Grand’Maison tente-t-il de stimuler et d’écouter les paroles que les gens osent dire, les paroles dans lesquelles ils osent se dire.

3. Une éthique au quotidien

Nous sommes ici devant une éthique à ras de sol, et même de sous-sol, à ras de pratiques et de culture, ce « pays réel » dont se réclame notre auteur et où viennent se briser tant de systèmes éthiques : « Là on rencontre des identités non interchangeables ; des expériences historiques et biographiques non ‘universalisables’ ; des inédits, des imprévus et des impondérables ; des contradictions et des irrationalités ; des conflits d’intérêts et de droits ; des libertés, etc. » [16] Œuvre éthique, donc, mais pas nécessairement œuvre sur l’éthique, en ce sens que si Grand’Maison propose une philosophie de base, il n’élabore pas strictement une philosophie de l’éthique comme l’ont fait les philosophes d’Aristote à Hegel. Le style éthique de Grand’Maison est peut-être plus proche de celui d’un Marx par exemple. Chez Marx, deuxième façon à tout le moins, il n’y a pas non plus de réflexion philosophique sur l’éthique, mais on ne saurait nier qu’une préoccupation éthique majeure traverse et porte son œuvre. Si Marx est économiste, certains diront qu’il est d’abord éthicien, voire moraliste. Si Grand’Maison est sociologue et théologien, il est d’abord éthicien lui aussi, préoccupé des conditions pratiques d’humanisation de ses concitoyens et de leur quotidien.

[63]

On ne trouve donc pas chez Grand’Maison de réflexions méthodologiques serrées sur l’éthique, mais une réflexion continue sur les enjeux éthiques auxquels sont quotidiennement confrontés les hommes et les femmes d’ici, et dont rendent compte les ateliers de ce colloque. Enjeux du travail avec son quotidien, ses conflits, son organisation, son code, enjeux de l’économie, de l’éducation, de la politique et des institutions, des pratiques et discours ecclésiaux [17] aussi bien que syndicaux, de la famille, du loisir [18], du droit [19], des relations hommes-femmes [20], des relations internationales, etc.

4. Une éthique critique et engagée

Cette éthique concerne donc les sujets collectifs aussi bien qu’individuels et met en interaction une éthique interpersonnelle, critique des choix et valeurs de chacun, et une éthique collective, d’inspiration évangélique aussi bien que marxiste, critique des fonctionnements sociopolitiques. Tout en accordant une importance majeure et un coefficient souvent positif à « la révolution de l’individualité » [21], Grand’Maison critique vivement un individualisme sécuritaire de repli sur soi, une individualité tenue pour sacrée [22]. Le défi de l’éthicien réaliste, à ras de sol, que se veut Grand’Maison est de promouvoir une éthique sociale qui tienne compte de cet individualisme et qui, tablant sur ses aspects positifs et libérateurs, interpelle ses aspects mortifères [23].

[64]

On comprend que cette œuvre engagée et critique des idéologies et des corporatismes de tous bords, souvent écrite et portée à chaud sur la scène publique, polémique même, ait valu à son auteur certains chocs-en-retour. Comment y échapper quand on questionne jusqu’à ses alliés ? Et qu’on y aborde de front non seulement des comportements plus ou moins volontaires, des attitudes plus ou moins conscientes, mais bien des pratiques réfléchies et organisées qui n’en sont que plus « scandaleuses ». Ce scandale, c’est celui qui inquiète et désespère parfois « l’honnête citoyen » qui se reconnaît dans les préoccupations de l’auteur.

5. L’« Alouette en colère » [24]

Par exemple, Jacques Grand’Maison est un des rares intellectuels à se référer aux « petits salariés » [25], peut-être à cause de sa pratique d’animation sociale d’une part ou de sa pratique pastorale d’autre part qui le mettent et le gardent en contact avec eux. Mais sûrement aussi et d’abord parce qu’il n’a jamais oublié ses racines dans ce milieu :

« Né en 1931... en pleine crise (!)
d’un père chômeur,
j’ai vécu dans un climat de colère
mêlée de tendresse.
Cette dure et douce sauvagerie
de mon enfance m’a donné un jour
le goût d’être un radical tendre.
J’ai entendu plusieurs fois des sanglots
étouffés dans la nuit.
Le père et la mère cachaient leur peine
pour assurer nos rires et nos joies.
Arthur revenait de la Dominion
crispé, ahuri, démoli... » [26]
« Mon premier choc remonte à 1949.
Lors d’un concours oratoire,
j’ai fait surgir la colère rentrée
de mon milieu ouvrier.
[...]
[65]
Le jury duplessiste me fait comprendre
que mon engagement et mes positions
ne seront jamais rentables.
Première rencontre du pouvoir domestiqué. » [27]

Peut-être trouve-t-on là l’enracinement de son souci constant d’être attentif à la vie réelle et à ce qui s’y dit d’espoirs et de désespoirs, de conflits et de luttes, de droits des sans-avoir, des sans-droits ? Ainsi Grand’Maison identifie-t-il comme son milieu réel ce milieu des travailleurs qu’il retrouve après vingt années d’études qu’il qualifie de « domestication » par l’école et l’église [28].

Enfin, 1957, je reviens
dans mon milieu ouvrier.
J’ai recommencé à revivre.
Trois ans de luttes fiévreuses
avec les jeunes chômeurs.
Scandale à l’évêché,
au conseil municipal,
à la commission scolaire.
[...]
Je renouais avec les colères privées du père,
mais cette fois sur la place publique. [29]

Voilà, me semble-t-il, un des « soubassements » de l’œuvre de Jacques Grand’Maison : cette colère rentrée que le peuple porte mais que, relativement comblé dans une société de consommation et éduqué dans le sentiment de son impuissance, sentiment accru par l’individualisme de cette société, il continue de taire... jusqu’à ce qu’elle éclate dans des excès de violence.

On comprend l’insatisfaction d’un Grand’Maison face aux cours d’éthique sociale qu’il recevait au Grand Séminaire de Montréal dans les années 1950. Ou encore son souci, dès les années 1960, d’envoyer les étudiants de ses cours de morale sociale à la Faculté de théologie observer la réalité du terrain, ce « pays réel » dont « les études » et les discours exilaient trop souvent [30]. Permettre au discours de tenir compte du pays réel, c’est aussi faire échec à la violence.

[66]

Dans l’œuvre de Grand’Maison, apparaît donc clairement le caractère critique, le caractère prophétique même, de l’éthique. Se situant dans le passage d’un univers religieux à un univers séculier largement marqué par cet autre passage de l’institué à l’instituant, Grand’Maison participe à ce passage d’une éthique de l’impératif à une éthique de l’interrogatif. Il nous convie à réviser nos valeurs et nos pratiques, nos traditions et nos codes, nouveaux aussi bien qu’anciens. Marquée par son expérience pédagogique, son œuvre fait souvent figure de miroir où chacun est appelé à se positionner à travers des typologies identifiant attitudes et « philosophies de base ». Par ailleurs ces questions sont complexes et cette éthique au ras des pratiques ne s’élabore pas sans la conscience d’une pluralité et d’une ambiguïté fondamentales. C’est ainsi que notre auteur questionne parfois ses propres positions, se gardant d’en faire de nouveaux absolus. C’est que « nous ne sommes pas à une contradiction près. Si dur et si lucide pour juger les autres, et si indulgent et erratique pour s'évaluer soi-même » [31].

6. Une éthique bâtie à même
le tragique de l’existence


En fait, ce paragraphe pourrait aussi bien s’intituler « Une éthique de la dramatique humaine ». Jacques Grand’Maison, en effet, m’a toujours frappé par sa sensibilité à la dramatique, souvent tragique, de l’existence humaine. Je sais que la philosophie distingue habituellement les deux et que des éthiques différentes s’élaborent selon que l’on conçoit l’existence comme tragique ou comme dramatique. Mais l’éthique du quotidien de Grand’Maison nous rappelle que la dramatique humaine est souvent marquée par un sentiment du tragique, sentiment dont témoigne bien ce sentiment généralisé d’impuissance qui en apparaît comme le corollaire. N’est-ce pas là que germe et « s’épanouit » cette colère rentrée dont nous parlions plus haut ? Et n’est-ce pas un des objectifs de l’éthique, à tout le moins de l’éthique occidentale, que de rendre à l’humain un certain pouvoir sur sa destinée [32] ?

7. Une éthique de foi et d’espérance

Ainsi l’éthique ne saurait en rester à ce moment critique, marqué au coin du scandale et de la colère. C’est ainsi que, dans [67] son œuvre écrite aussi bien que dans ses collaborations en divers milieux, Jacques Grand’Maison nous convie à une éthique responsable, élaborante d’une qualité de vie radicalement marquée d’espérance. Cette espérance, Grand’Maison la fonde sur la sagesse de son père et de son peuple, sur la foi en Jésus Christ, mais d’abord et avant tout sur une foi en l’humain, « une amitié, une tendresse, une empathie pour tout être humain avec ses limites et ses espoirs fous » [33]. Chez Grand’Maison, en effet, la foi en l’humain apparaît comme chemin indissoluble de la foi en Dieu. La seconde évangélisation en témoigne bien. Cette foi en l’humain et au Christ se conjuguent dans la symbolique du Verbe fait chair que reprend Jacques. Verbe et chair, parole et pratique, action et sens, voilà aussi le lieu d’émergence de la praxéologie pastorale [34] à laquelle il a largement collaboré et qui n’est pas sans lien avec l’éthique, bien au contraire. On ne saurait en effet faire d’éthique sans cette attention sérieuse aux pratiques que Grand’Maison situe à la base de sa réflexion, comme on ne saurait, sans risque, faire de la praxéologie en faisant abstraction de la dimension axiologique et symbolique de l’action.

8. Sa problématique actuelle

C’est dans cette foulée d’une espérance toujours critique [35] que s’inscrit son dernier volume en date : Les tiers (1986) [36]. On y retrouve l’ensemble de la réflexion et des cibles de Grand’Maison reproblématisées autour de la dynamique des tiers — tiers libérateur ou mystificateur, tiers inclassable ou fonctionnel, tiers transcendant ou bouc émissaire —, de la dynamique du manichéisme qui les occulte, et finalement de stratégies de réseaux où tous retrouvent place, particulièrement l’exclus — un personnage cher à l’auteur et premier prototype de ces tiers dont la problématique a largement évolué au fil des années, plus étroite dans Le privé et le public [68] (1975), plus englobante dans Les tiers (1986). Et parmi eux ces jeunes trahis par le silence [37], trop souvent abusés et désabusés : politiquement et économiquement, affectivement et sexuellement, spirituellement et moralement, ces jeunes avec lesquels notre société doit retrouver un « second souffle », critique du présent et bâtisseur d’un avenir qu’on espère toujours ouvert [38].

9. Conclusion

Ma communication a sans doute souligné des éléments de l’œuvre de Jacques Grand’Maison correspondant à ma vision de l’éthique. En guise de conclusion, j’aimerais en rappeler quelques-uns qui me semblent majeurs, et enfin énoncer un rêve que je sais partagé par quelques-uns de ses lecteurs.

Nous devons d’abord retenir l’aspect massivement éthique de l’œuvre de Jacques Grand’Maison et ses fondements dans une foi et une espérance (« indécrottables », dirait-il) dans l’humain, une passion pour la vie et la liberté... de tous, passion que je situe au fondement même de l’entreprise éthique. De là, la réaction viscérale et réfléchie de Grand’Maison à ce sentiment d’impuissance qui barre tout projet éthique chez nos contemporains. S’y joint une sensibilité à l’exclu, à « l’homme nu », sans avoir, sans pouvoir actuel, sans droits, que la théologie de la libération par exemple, elle aussi largement d’ordre éthique, met au premier plan de sa réflexion. Ainsi la critique, dont la critique des idéologies, qu’opère Grand’Maison se lie à une attention aux pratiques quotidiennes, aussi bien qu’aux pratiques sociales, politiques et institutionnelles. On sait aussi que cette critique n’est pas seulement discursive et encore moins littéraire, mais qu’elle s’élabore dans le feu de l’action et le risque de l’engagement.

Enfin, une lecture de l’éthique de Jacques Grand’Maison ne saurait passer sous silence la fidélité de cet homme de cœur et d’intelligence, déterminante pour son œuvre. Fidélité à ses origines, on l’a vu. Fidélité à des valeurs et à une « philosophie de base », dans un monde où prime l’éphémère et où tant de repères éthiques semblent se dissoudre. Fidélité à une foi, avons-nous dit, dont les [69] ressources, les remises en cause et la fécondité étonnent souvent. Intrigante fidélité à l’Église, enfin, qui ne se comprend sans doute que sur le fond global de cette dynamique.

En terminant, j’oserai formuler quelques remarques qui touchent davantage la forme que le fond de cette œuvre. Ainsi, un esprit cartésien et pressé, ce que je suis aussi, souhaiterait parfois une œuvre moins touffue et plus systématique, une œuvre à travers laquelle le lecteur n’aurait pas à tracer son propre chemin comme c’est actuellement le cas. Les référents et les cadres d’analyse ne manquent pas en effet chez Jacques Grand’Maison, mais il nous sont souvent proposés et suggérés plutôt qu’imposés par voie démonstrative, celle que les intellectuels préfèrent en principe. On le voit cette remarque est à double tranchant et peut facilement être retournée en critique positive.

Poursuivant néanmoins dans ce désir d’une œuvre plus systématique, on me permettra de rêver. Rêver d’un ouvrage du type d’un manuel. Je sais, les manuels ont mauvaise cote en éthique, quoiqu’ils reviennent sur le marché, et ceux qui opposent éthique et morale y verraient un ouvrage de morale plutôt que d’éthique. Mais imaginons, un tel « manuel » écrit par Jacques Grand’Maison ! On me dira que je verse dans l’utopie. Mais l’utopie n’a-t-elle pas son lieu, à tout le moins en éthique politique, comme l’a bien fait ressortir un Paul Ricoeur ? On peut imaginer la richesse d’un tel ouvrage porté par la culture, la sensibilité, la foi et l’engagement de Jacques Grand’Maison. Une première partie pourrait porter sur l’éthique et ses enracinements expérientiels, socio-historiques, philosophiques, théologiques ; s’y joindraient des réflexions sur la critique des pratiques et de leurs idéologies. Une seconde partie serait composée d’analyses et de réflexions serrées sur les champs de pratiques et les défis éthiques auxquels Grand’Maison a travaillés, qu’il a explorés, critiqués, promus. Une troisième partie reprendrait la dynamique des Tiers, identification particulière de cet autre dont le souci fonde l’éthique (Lévinas).

Mais voilà, bien que Une société en quête d’éthique relève largement de cette dynamique, notre auteur ne travaille pas ainsi. Si son œuvre nous offre une multiplicité de références et de grilles d’analyse, Jacques Grand’Maison, on le sait, échappe à ses propres grilles, nous interpelle toujours et nous propulse au-delà de celles-ci. Homme de science et de modélisation, de réflexion et d’écriture, Jacques Grand’Maison est d’abord poète, prophète, militant, homme [70] de cœur et d’action, homme de parole, dans tous les sens du terme. C’est à ce titre, me semble-t-il, qu’il faut aborder l’œuvre de Jacques Grand’Maison et y frayer, chacune et chacun, son propre chemin.



[1] La seconde évangélisation, tome 1, Les témoins (Héritage et projet 1), Montréal, Fides, 1973, p. 76.

[2] Une société en quête d’éthique (Cahiers de recherche éthique 5), Montréal, Fides, 1977, p. 50.

[4] Paul Ricoeur, « Éthique et politique », dans Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 398s.

[5] Dès 1959, Jacques Grand'Maison publie un Rapport de recherche-action sur la situation des jeunes chômeurs des Laurentides, ministère de la Main-d'œuvre, Ottawa, 110 p.

[6] Cf. « La Carte de relations et son défi épistémologique », Études Pastorales  74, Faculté de théologie de l’Université de Montréal, 1974, pp. 6-25 ; repris dans J. G. Nadeau, dir., La Praxéologie pastorale tome 1 (Cahiers d’études pastorales 4), Montréal, Fides, 1987, pp. 127-148. Des milieux de travail à réinventer, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1976, pp. 137-169.

[7] Montréal, Leméac, 1975.

[8] Montréal, Leméac, 1980.

[9] Montréal, Leméac, 1983.

[10] Par exemple dans Une philosophie de la vie, Montréal, Leméac, 1977, pp. 143ss et 163ss.

[11] « Une éthique enracinée et prophétique », Le Supplément 128 (fév. 1979) 29-30.

[12] « Une éthique enracinée et prophétique », p. 13.

[17] Ainsi, Grand’Maison interpelle-t-il l’Église sur son manque d’attention aux baptisés et à la vie réelle ; cf. « Pour une Église plus empathique », Communauté chrétienne 116 (1981) 126-135 ; « Purs, sans compromis, mais stériles », Communauté chrétienne 129 (1983) 274-282 ; ainsi que La seconde évangélisation. Une foi ensouchée dans ce pays, et Les tiers. Sur la question ecclésiale, voir aussi Tel un coup d’archet où l'auteur semble mener une discussion aussi bien avec lui-même qu’avec ses confrères en sacerdoce.

[18] À partir des loisirs, mais en élargissant la reflexion, critique des opiums tels Loto, Astro, Porno, Expos, Avco, Pharmaco, etc. (Le privé et le public tome 2, Montréal, Leméac, 1975, p. 233ss).

[19] De quel droit ?, Montréal, Leméac, 1982.

[22] Critique vive dans « Une éthique enracinée et prophétique » (1979), et plus nuancée dans Les tiers (1986).

[23] Cf. par exemple Une société en quête d'éthique, particulièrement les points de repère que l’auteur propose pour construire une nouvelle éthique collective (pp. 93-98).

[24] On aura reconnu le titre d’une chanson de Félix Leclerc.

[25] Cf. « Les petits salariés, un baril de poudre », dans Le privé et le public, tome 2, pp. 280-293 ; ou encore Une philosophie de la vie, p. 113.

[26] Au mitan de la vie, Montréal, Leméac, 1976, p. 18.

[29] Au mitan de la vie, pp. 20-21.

[30] Au mitan de la vie, p. 20 ; cf. Jean-Guy Nadeau, « Les agents de pastorale et l’observation du réel », dans La praxéologie pastorale tome 1, p. 93.

[32] Cf. « Une éthique enracinée et prophétique ».

[33] Préface à Jean-Guy Nadeau, La prostitution, une affaire de sens. Étude de pratiques sociales et pastorales, Montréal, Fides (Héritage et Projet 34), 1987, p. 7. Je crois que ce n’est que justice que de rendre à Jacques des expressions qui me semblent parler d’abord de son œuvre.

[34] La seconde évangélisation, tome 2, Les Outils ; Une foi ensouchée dans ce pays, pp. 22, 33 ; « Une éthique enracinée et prophétique », pp. 28-30 ; « Ouverture », La praxéologie pastorale tome 1, pp. 7-10.

[35] Une philosophie de la vie, pp. 113ss et 136ss.

[37] Du titre du livre de John Crewdson, By Silence Betrayed. Sexual Abuse of Children in America, Boston/Toronto, Little, Brown & Co, 1988.

[38] « Le défi des jeunes, un nouveau paradigme prophétique », Concilium 201, 1985.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 2 avril 2021 16:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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