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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du Dr. Chantal Mouffe [The Department of Politics and International Studies, University of Westminster], “ L'offensive du néo-conservatisme contre la démocratie ” in ouvrage sous la direction de Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Néo-conservatisme et restructuration de l’État. Canada - États-Unis - Angleterre. (pp. 35 à 47) Collection Études d’économie politique. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1986, 274 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 21 décembre 2003]

Texte intégral de l'article

Introduction
1. L'attaque contre le sens commun libéral-démocratique
2. La redéfinition du libéralisme
3. Redéfinir la démocratie
4. La remise en cause de la notion de justice sociale
5. L’emprise des idées néo-conservatrices

Introduction

Mon propos dans ce texte est de montrer comment, derrière le thème de la défense de la société civile et de la liberté contre les intrusions de l'État, ce qui est en question dans les différents courants du nouveau conservatisme, ce sont les conquêtes démocratiques rendues possibles au niveau idéologique à travers l'élargissement de l'idéal libéral-démocratique. En effet, les idées d'égalité et de participation auraient été appropriées par des rapports sociaux de plus en plus nombreux permettant de ce fait l'émergence de nouvelles luttes et de nouvelles revendications qui ont eu pour résultat de mettre en crise les fondements mêmes de l'ordre économique libéral.

Je considère, en effet, que pour comprendre la nature et l'ampleur de l'offensive idéologique qui est au cœur du projet qu'on désigne par le terme «néo-conservateur» - mais que je préfère qualifier de « libéral-conservateur » étant donné que la composante néo-libérale y joue un rôle fondamental- il est nécessaire de la saisir en tant que réaction aux avancées de la «révolution démocratique». Je me réfère ici à tout un ensemble de mesures à caractère social, politique, économique et culturel à travers lesquelles, malgré leurs limites évidentes, a été réalisée une substantielle démocratisation dans les pays de capitalisme avance. Du point de vue économique, les transformations les plus importantes sont celles qui sont liées à la mise en place de l'État-providence et qui ont été l'expression de la transformation du rapport de forces ayant conduit à ce que certains appellent « l'accord d'après-guerre entre capital et travail ». Les dernières décennies ont aussi été témoin d'une prolifération de nouvelles luttes contre les inégalités de race et de sexe ainsi que du rejet d'un grand nombre de formes traditionnelles d'autorité et de rapports divers de subordination par les « nouveaux mouvements sociaux ».

C'est contre cette nouvelle phase de la « révolution démocratique » que différentes forces de droite vont peu à peu s'organiser afin d'empêcher que cette poussée démocratique ne se poursuive et pour essayer de rétablir les inégalités antérieures.

1. L'attaque contre le sens commun libéral-démocratique

Il est clair que je me limiterai ici à analyser cette offensive au niveau des idées puisque mon objectif est de montrer quelles sont les différentes stratégies intellectuelles qui ont été mises en place dans le but de saper le sens commun libéral-démocratique - surtout sous la forme qu'il avait prise avec la social démocratie - et de contribuer ainsi à la création d'une nouvelle idéologie organique qui articule la défense libérale de l'économie de libre entreprise sur des thèmes conservateurs, autoritaires et inégalitaires. Voilà pourquoi j'ai proposé de la désigner par l'expression « libéral-conservateur ».

D'une façon générale, ce qui est en jeu dans cette offensive, c'est la critique de l'articulation réalisée au cours du 19e siècle entre libéralisme et démocratie comme l'a par ailleurs montré C.B. Macpherson dans The Life and Times of Liberal Democracy. En effet, cette « démocratisation » du libéralisme, résultat de multiples luttes populaires, a eu un impact très profond car elle a favorisé l'émergence de tout un ensemble de nouvelles luttes.

En effet, une fois les idées d'égalité et de liberté devenues centrales dans le vocabulaire politique, des droits de plus en plus nombreux pourront être revendiqués et des formes d'inégalité refusées. De nouvelles libertés définies comme «positives» seront ainsi exigées, ce qui conduira à l'établissement de l'État-providence à travers lequel on reconnaîtra aux citoyens le droit à un certain nombre de prestations dans les domaines de la santé, du logement, de l'éducation et de la sécurité sociale. Par la suite, le développement des nouveaux mouvements sociaux aura pour effet la démocratisation d'un ensemble croissant de rapports sociaux et on s'attaquera même, avec le féminisme, à des rapports d'inégalité jusque-là considérés «naturels».

Selon les néo-conservateurs américains, ces luttes des années 1960 pour parvenir à l'égalité et accroître la participation auraient provoqué un véritable « raz de marée démocratique » rendant la société ingouvernable. Le système politique aurait alors subi une surcharge à cause d'un trop-plein de demandes l'obligeant à élargir ses fonctions tout en sapant peu à peu son autorité. Selon Samuel Huntington, par exemple, la force des idéaux démocratiques est inversement proportionnelle à celle de l'autorité politique, ils posent donc un problème sérieux pour la « gouvernabilité » des démocraties. Du côté des néo-libéraux, la préoccupation sera plutôt centrée sur les conséquences de l'intervention de l'État de même que sur les différentes formes de planification visant la sécurité de la libre entreprise. Dès 1944, Hayek annonçait dans The Road to Serfdom que les sociétés occidentales étaient en train de devenir collectivistes et s'engageaient sur la voie du totalitarisme. Mais quelles que soient les différences de perspectives entre les uns et les autres, ce qui est en cause dans ces courants, c'est bien l'articulation du libéralisme et de la démocratie ; l'objectif est donc de la briser. Les voies employées sont néanmoins spécifiques à chaque groupe et il importe de les analyser séparément.

2. La redéfinition du libéralisme

Chez les néo-libéraux tout d'abord, le but est de redéfinir le libéralisme qui, à cause de son association avec la démocratie, a acquis des connotations trop radicales. La figure la plus importante est Hayek dont l’œuvre a été particulièrement centrale dans la reformulation des principes de l'économie politique libérale. Pour Hayek, le libéralisme est la doctrine qui insiste sur la nécessité de réduire au minimum les pouvoirs coercitifs de l'État de façon a maximiser la liberté qui constitue le but politique principal. Cette liberté, il la définit comme «the condition of men in which coercion of some by others is reduced as much as possible in society» (1) ou, plus spécifiquement, « in which a man is not subject to coercion by the arbitrary will of another or others» (2). C'est là, selon lui, que se trouve le sens véritable du mot liberté qu'il identifie à celui de «liberté individuelle» afin de le distinguer des autres acceptions du terme. En effet, deux autres sens sont utilisés plus fréquemment aujourd'hui. Premièrement, il y a la liberté en tant que « capacité » de satisfaire nos désirs sur la base d'un choix entre des solutions réelles. Cela implique que la pauvreté, le manque d'éducation, le chômage sont des privations de liberté puisqu'ils limitent les solutions offertes aux individus. Deuxièmement, il y a la « liberté politique » (la démocratie) où la liberté renvoie à la participation des hommes et des femmes au choix de leur gouvernement ainsi qu'au processus de législation et de contrôle de l'administration. Hayek déclare que la «liberté politique» n'est pas une composante nécessaire de la «liberté individuelle» et qu'il importe de les distinguer. S'il n'est pas hostile en principe à la démocratie, c'est à la condition, toutefois, que celle-ci soit considérée non comme une fin en soi mais comme un simple moyen pour défendre la liberté. Quant à la liberté comme «capacité», il considère qu'il s'agit là d'une acception particulièrement dangereuse car elle peut conduire à la justification de l'intervention illimitée de l'État et à la destruction de la liberté individuelle.

Définie à la manière de Hayek, la liberté désigne principalement la « liberté économique », c'est-à-dire un système de libre entreprise, réglé par le marché, dans lequel l'intervention du gouvernement est strictement limitée à traiter des affaires qui ne peuvent l'être par le marché ou qui peuvent l'être à un prix si élevé que l'usage de procédures politiques devient préférable. Une telle conception requiert que le gouvernement abandonne presque toutes ses fonctions d'assistance et de régulation et se limite à assurer la stabilité de la monnaie et à garantir la libre compétition ainsi que la sécurité des contrats et de la propriété. Pour les néo-libéraux, une telle économie de libre entreprise est la condition nécessaire, et semblerait-il suffisante, pour assurer la liberté individuelle. Leur argument repose sur le principe que, la liberté étant indivisible, il n'est pas possible d'avoir la liberté politique et spirituelle sans accepter aussi la liberté économique.

Dans son livre Capitalism and Freedom, Milton Friedman a essayé de démontrer que l'économie de libre marché était, pour une société développée, la seule forme d'organisation sociale qui respectait le principe de la liberté individuelle parce que c'était le seul type de système économique capable de coordonner les activités économiques d'un grand nombre de personnes sans avoir recours à la coercition. Son propos consiste à montrer que dans un modèle de libre-échange entre producteurs directs, l'échange n'a lieu que lorsque les deux parties en profitent et qu'en conséquence aucune coercition n'est exercée. Il analyse ensuite le modèle plus complexe du capitalisme de compétition et déclare ceci:

... as in the (simple) model, so in the complex enterprise and money exchange economy, co-operation is strictly individual and volontary provided : (a) that enterprises are private, so that the ultimate contracting parties are individuals and (b) that individuals are effectively free to enter or not enter into any particular exchange, so that every transaction is strictly volontary (3).

Dans une critique virulente des thèses de Milton Friedman, C.B. Macpherson a démontré que ces dernières reposaient sur une erreur conceptuelle élémentaire du fait qu'il n'y est tenu aucun compte de ce qui distingue l'économie capitaliste du modèle d'échange simple: l'existence d'un groupe d'individus sans capital obligés de vendre leur force de travail pour survivre. En conséquence, affirme Macpherson, la prétendue démonstration de Friedman ne fonctionne pas car dans le cas du capitalisme:

... the proviso that is required to make every transaction volontary is not freedom to enter into any particular exchange, but freedom not to enter into any exchange at all (4).

Chez Hayek, la défense du capitalisme de libre entreprise est davantage liée à une critique des conséquences de l'intervention de l'État qu'à une apologie des effets positifs de la « main invisible ». La protection de la liberté individuelle requiert, selon lui, que soit établie une distinction très nette entre loi et bureaucratie de façon à limiter le pouvoir de l'État. Il affirme que l'État doit être forcé de respecter un ensemble de lois qui ont pour but d'empêcher que la bureaucratie n'utilise la loi pour augmenter son pouvoir. Si ce seuil devait être franchi, il n'y aurait plus aucun moyen d'arrêter l'attribution de pouvoirs discrétionnaires au gouvernement et la société s'engagerait « sur la route de la servitude ». Un système collectiviste - par cela il entend tout type d'État interventionniste, le New Deal et l'État-providence y compris - est toujours, selon lui, un premier pas vers le totalitarisme et la destruction de la liberté individuelle. C'est là que se trouve la raison fondamentale de son opposition à toute forme de planification et sa défense du marché comme principe régulateur.

3. Redéfinir la démocratie

En ce qui concerne la démocratie, si Hayek pas plus que Friedman ne la rejette absolument, ils sont loin d'en être des défenseurs. Comme je l'ai déjà indiqué, la liberté politique n'est pas pour Hayek une composante nécessaire de la liberté individuelle et la démocratie ne doit pas être considérée comme une fin en soi mais plutôt comme « a mean, an utilitarian device for safeguarding internal peace and individual freedom » (5). S'il arrivait que la démocratie mette la liberté individuelle en danger, c'est sans nul doute, cette dernière que l'on devrait défendre. Il s'agit donc d'un net recul par rapport au libéralisme démocratique qui était devenu l'idéologie politique dominante dans les sociétés occidentales. Quant à Friedman, il établit une distinction entre régimes autoritaires (avec liberté économique mais sans démocratie) et régimes totalitaires (sans liberté économique ni démocratie) et déclare que le premier type est acceptable pour un libéral alors que le second ne peut l'être sous aucune considération.

Mais il ne suffit pas de reformuler le libéralisme en termes de défense de la libre entreprise et de la liberté individuelle pour lutter contre les effets « pernicieux » de l'articulation du libéralisme et de l'idée de démocratie. Il importe aussi de redéfinir la démocratie d'une façon qui permette de neutraliser l'antagonisme potentiel qui l'oppose au maintien du système capitaliste. Une telle transformation se réalise depuis un certain nombre d'années à travers une critique des deux aspects principaux de l'idéal démocratique: l'égalité sociale et la participation politique. Ici, le rôle principal est joué par les néo-conservateurs américains qui, comme nous l'avons vu, considèrent que c'est le système démocratique qui est à l'origine de ce qu'ils désignent comme la « crise de gouvernabilité » des pays occidentaux.

Déjà, en 1975, le rapport de la Commission Trilatérale sur la gouvernabilité des démocraties, dans lequel on trouve les thèmes principaux des néo-conservateurs, comportait la conclusion suivante :

Quite apart from the substantive policy issues confronting democratic government, many specific problems have arisen which seem to be an intrinsic part of the functioning of democracy itself (6).

Ce sont les demandes constantes pour une égalité sociale de plus en plus grande qui seraient, d'après ce groupe, à l'origine de la crise car elles auraient conduit au bord du « précipice égalitaire ». Depuis les années 1960, il se serait, en effet, produit, selon les néo-conservateurs, un double déplacement dans la signification de l'égalité : 1) un glissement de l'égalité d'opportunité vers l'égalité des résultats ; 2) un glissement de l'égalité entre individus à l'égalité entre groupes.

Ce «nouvel égalitarisme» pose, selon Daniel Bell, un réel danger pour le véritable idéal d'égalité dont l'objectif n'est pas l'égalité des résultats mais une « juste méritocratie». Quant à Irving Kristol, il affirme que cette conception «égalitaire» de l'égalité va contre l'ordre naturel des choses puisque:

... human talents and habilities... distribute themselves along a bell-shaped curve, with most people clustered around the middle and with much smaller percentages at the lower and higher ends (7).

La société américaine serait, d'après lui, exemplaire du fait que tant la distribution des revenus que celle du pouvoir politique suit cette courbe en forme de cloche. De telles considérations montrent clairement que sous prétexte de reformuler le «véritable» idéal de l'égalité contre les distorsions de l'égalitarisme, ce qui est réellement en jeu, c'est l'acceptation et la justification des inégalités existantes.

Une fois désamorcé le potentiel subversif de la notion d'égalité, encore faut-il restreindre le champ de la participation politique. C'est ainsi que Brzezinski, lorsqu'il était directeur de la Commission Trilatérale, proposa de « increasingly separate the political system from society and to begin to conceive of the two as separate entities » (8). Le but est de soustraire de plus en plus de décisions au contrôle démocratique et d'en faire la responsabilité exclusive des experts. Une telle mesure aurait pour effet de dépolitiser les décisions fondamentales tant dans le domaine économique que social. Une telle société serait démocratique, selon lui,

... in a libertarian sense ; democratic not in terms of exercising fundamental choices concerning policy making but in the sense of maintaining certain areas of autonomy for individual self-expression (9).

Sur ce point, la pensée des néo-conservateurs rencontre celle des néo-libéraux dont un des thèmes fondamentaux consiste en une profonde méfiance vis-à-vis des hommes politiques et des institutions démocratiques qu'ils considèrent incapables d'assurer la gestion des affaires publiques avec la compétence et l'indépendance nécessaires. Ils suggèrent à leur tour de soustraire les fonctions du gouvernement au contrôle démocratique et de les confier à des organismes apolitiques. Selon eux, ces réformes, en conjonction avec celles qui ont pour but de limiter le champ de l'intervention étatique et de rétablir le rôle régulateur du marché, devraient permettre de soulager l'État de la surcharge de demandes dont il souffre tout en le libérant de sa responsabilité en ce qui concerne les principaux problèmes sociaux. Les dites réformes serviraient aussi à saper la dangereuse conception qui s'est développée avec la croissance de l'État-providence d'après laquelle l'État devrait être l'agent principal du développement économique et social ainsi que le responsable direct de la réalisation de l'égalité sociale.

4. La remise en cause de la notion de justice sociale

Un autre point névralgique concerne la question de la justice « sociale » ou « distributive ». Tant les néo-libéraux que les néo-conservateurs sont les adversaires farouches d'une telle notion. Les premiers, parce qu'elle justifie l'attribution à l'État d'une série de pouvoirs coercitifs qu'ils lui refusent ; les seconds, parce qu'elle implique une conception de l'égalité qu'ils rejettent. Hayek, par exemple, déclare qu'une telle notion est « inintelligible » parce que nous ne possédons aucun critère objectif pour déterminer le mérite moral d'un individu et les récompenses matérielles qui devraient y correspondre. En conséquence, toutes les décisions concernant la juste rétribution ne peuvent finalement qu'être l'expression de la volonté arbitraire d'un gouvernement donné.

On trouve aussi des arguments contre la justice sociale du côté des « libertaires ». C'est ainsi que Nozick dans Anarchy, State and Utopia met en question la valeur de cette idée et conteste également le rôle de l'État en cette matière. Pour commencer, laisse-t-il entendre, la seule fonction de l'État compatible avec la liberté est de protéger ce qui nous appartient légitimement. L'État n'a pas le droit de nous imposer des taxes dépassant le coût de ses activités policières. Le seul État admissible, c'est «I'État minimal», celui de «la loi et de l'ordre». Il ajoute que, de toute façon, il n'y a rien qui puisse éventuellement être distribué par l'État dans la mesure où tout ce qui existe est déjà possédé par les individus ou sous leur contrôle légitime. Nozick arrive à cette conclusion en reformulant la théorie des droits naturels de Locke selon laquelle les individus ont la propriété d'eux-mêmes, de leurs capacités et de tout ce qu'ils peuvent créer, obtenir ou faire avec elles. Une société est juste, selon lui, pour autant que ses membres possèdent ce à quoi ils ont droit, indépendamment des formes de répartition de la richesse que cela implique. L'opposition des néo-conservateurs à la notion de justice sociale explique leurs nombreuses critiques de l’œuvre de John Ralws qu'ils considèrent comme un des théoriciens du « nouvel égalitarisme ». D'après Frankel, on trouve dans A Theory of Justice la prémisse fondamentale de ce nouvel égalitarisme lorsque Ralws affirme que la situation d'un individu est fonction de circonstances familiales et sociales pour lesquelles il ne peut recevoir aucun crédit. Frankel considère qu'une telle conception est dangereuse et doit être rejetée car

... a theory of justice which treats the individuals not as an active participant in the determination of his fate, and which is guided by the model of life as a lottery, is unlikely, to strengthen people's sense of responsability (10).

5. L'emprise des idées néo-conservatrices

En terminant, je voudrais m'interroger sur les raisons pour lesquelles les idées du nouveau conservatisme ont réussi à obtenir un appui populaire et à devenir des forces politiques qui ont mené aux victoires successives de Thatcher et de Reagan. De telles victoires ont en effet été rendues possibles par les transformations du terrain idéologique que je viens d'analyser. C'est ainsi que, dès la fin des années 1960, le sens commun social-démocratique où prédominait la notion de justice sociale a été progressivement sapé par la transformation de l'idéologie libérale- démocratique en libéralisme conservateur. D'un autre côté, la crise de l'État-providence et la frustration populaire qui l'ont accompagnée ont été à l'origine d'une série de réactions antiétatiques que la droite s'est empressée de traduire dans les termes de la critique néo-libérale. Une chaîne d'équivalence a été établie entre politique = public = État = bureaucratie. Cela a permis aux conservateurs de présenter leur offensive contre la démocratie comme une lutte pour la démocratie, cette dernière étant définie sous l'angle d'une récupération par le «peuple» des « droits » que l'État lui a confisqués.

L'arrivée au pouvoir, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, d'un courant désigné par le terme « populisme de droite » a été préparée dans les deux pays par un certain nombre de groupes de pression et d'organisations dont le but était d'orchestrer la réaction populaire contre «l'État collectiviste» mais aussi contre «la société permissive» et la «contre-culture». C'est une telle articulation qui caractérise ce nouveau conservatisme en tant que force politique et explique son aspect populiste.

Un certain nombre d'analyses du thatchérisme ont, par exemple, montré comment son succès avait été facilité par le réel mécontentement populaire découlant de la manière bureaucratique et corporatiste avec laquelle l'État-providence avait fonctionné en Grande-Bretagne. C'est ainsi que Stuart Hall écrit :

The state is increasingly encountered and experienced by ordinary people as indeed not a beneficiary but a powerful bureaucratic institution. And this experience is not misguided since, in its effective operations with respect to the popular classes, the state is less and less present as a welfare institution and more and more present as the state of monopoly capitalism (11).

La possibilité d'identifier l'État-providence avec le travaillisme a bien sûr été un réel atout pour la droite radicale britannique, mais encore fallait-il qu'elle sache s'en servir. Il est important de reconnaître que ces nouveaux conservateurs ont été capables d'articuler sur leur projet de droite un vaste ensemble à la fois de sentiments populaires contre les transformations de la société britannique depuis la Deuxième Guerre mondiale et de résistances à l'extension de la « révolution démocratique » avec sa mise en question de formes de plus en plus nombreuses d'inégalités. C'est ce qui explique la confluence dans le thatchérisme de deux courants à première vue contradictoires:

1) le secteur néo-libéral du Parti conservateur, résolument hostile au modèle keynésien accusé d'être à l'origine de la crise de l'économie britannique et qui prône le démantèlement de l'État-providence ainsi qu'un retour au libre marché;

2) un secteur néo-traditionaliste qui réagit contre la libéralisation des mœurs, la crise des rapports d'autorité et la démocratisation de la société et prône un retour aux «valeurs victoriennes». C'est parce qu'il a réussi à coloniser pour la droite cet ensemble hétéroclite d'antagonismes, utilisant à cette fin le riche répertoire des thèmes antiétatiques et anti-égalitaires des différents courants de l'idéologie néo-libérale et néo-conservatrice, que le thatchérisme a réussi à devenir une force populaire.

Les caractéristiques de la droite populiste aux États-Unis présentent de remarquables similitudes et, derrière les différences évidentes dues aux conditions propres à chaque pays, on peut reconnaître une même tentative pour organiser une nouvelle majorité de type conservateur grâce à l'articulation d'un ensemble de thèmes antiétatiques et moralisateurs. Dans ce cas aussi, on combine l'attaque contre le big government et la réaffirmation des valeurs traditionnelles concernant la famille, le rôle des femmes, la place des jeunes et aussi, sans doute, avec une insistance encore plus forte sur la critique de la libéralisation des mœurs sexuelles, d'où l'importance des thèmes de l'avortement et de l'homosexualité. Une des caractéristiques les plus frappantes de ce mouvement est qu'il essaie d'opérer de nouvelles formes de « réagrupation » politique qui ne passent plus par la division des partis et des classes mais qui s'effectuent sur la base de questions de type moral ou social. Un élément très central du populisme de droite made in USA est en effet la défense de l'ordre patriarcal. Linda Gordon et Allen Hunter ont signalé comment un nouvel élément avait été ajouté à celui du racisme, lequel avait, depuis toujours, joué un rôle important dans la politique de la droite américaine :

... racism has not diminished as a political force, but has been joined - and the whole right thereby strengthened - by a series of conservative campaigns defending the family, a restrictive and hypocritical sexual morality and male dominance. (12)

Une fois qu'elle a été située dans ce contexte à la fois économique et culturel, la montée du nouveau conservatisme peut être saisie dans ses multiples dimensions. Il s'agit donc bien d'une entreprise hégémonique pour créer un nouveau sens commun et former un nouveau bloc historique. La réponse de la gauche doit donc se situer au même niveau et ne peut pas être seulement défensive. Pour cela, il est nécessaire d'accepter le caractère réel de la frustration populaire liée au fonctionnement bureaucratique de l'État-providence et, contre le projet de reprivatisation, être capable de proposer un projet qui prenne la forme d'une véritable démocratisation. Cela implique de prendre au sérieux la lutte idéologique et la tentative pour redéfinir des notions telles que : égalité, liberté, justice, démocratie. Cela suppose également de ne pas abandonner le terrain de la philosophie politique à la droite. C'est, en effet, sur ce terrain que s'élaborent les concepts qui mettent en forme le sens commun et «informent» les différentes pratiques sociales.

Contre l'offensive du libéralisme conservateur, il est urgent de réaffirmer les valeurs démocratiques et d'élargir leur sphère d'application. En effet, les problèmes que nous vivons aujourd'hui ne sont pas dus à un excès de démocratie, comme le prétendent les néo-conservateurs mais, à une insuffisance de démocratie et ils ne pourront être résolus que grâce à une extension de la démocratie.

Chantal MOUFFE
London University

Notes:

1. Friedrich Hayek, The Constitution of Liberty, London, Routledge and Kegan Paul, 1960, p. 11.

2. Ibid.

3. Milton Friedman, Capitalism and Freedom, Chicago, University of Chicago Press, 1961, p. 25.

4. C.B. Macpherson, Democratic Theory, Oxford, Oxford University Press, 1973, p. 146.

5. Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, London, Routledge and Kegan Paul, 1944, p. 52.

6. M. Crozier, S.P. Huntington and J. Watanuki, The Crisis of Democracy : A report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York, New York University Press, 1975, p. 161.

7. Irving Kirstol, « About Equality », Commentary, novembre 1971, p. 46.

8. Cité par Peter Steinfels, The Neo-conservatives : The men who are Changing America's Politics, New York, Simon and Schuster, 1980, p. 269.

9. Ibid., p. 270.

10. C. Frankel, »The New Egalitarianism and the Old », Commentary, septembre 1973, pp. 60-61.

11. Stuart Hall, « The Great Moving Right Show », Marxism Today, janvier 1979, p. 18.

12. Linda Gordon et Allen Hunter, « Sex, Family and the New Right », Radical America, novembre 1977, p. 2.

Retour au texte de l'auteure: Dr Chantal Mouffe Dernière mise à jour de cette page le Lundi 22 décembre 2003 10:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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