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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La conviction idéologique (1978)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de livre de Mme Colette Moreux, (1978), La conviction idéologique. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1978, 126 pages. [Autorisation accordée lundi le 21 novembre 2003 par l'époux de Mme Moreux, M. Bernard Moreux].
Introduction

Même s'il occupe une place importante au sein des sciences sociales, le concept d'idéologie ne semble pas encore y avoir acquis ses lettres de noblesse ; c'est un concept honteux, mal dégagé de deux siècles de pratique politique et fort proche encore, dans l'esprit des chercheurs, de son acception populaire: une idéologie est toujours une pensée suspecte parce qu'émanant d'un «autre» qui ne pense pas comme moi. C'est aussi un concept ambigu parce qu'il évoque, conjointement, un monde d'illusion relié pourtant à des activités, elles, bien réelles.

Le marxisme constitue un bon exemple de cette difficulté à concilier une tentative d'objectivité avec la vision spontanée de l'acteur social; pour Marx les idéologies sont de vrais objets de connaissance, soumis au déterminisme de la position de classe, mais en même temps ce sont les objets d'un savoir faux parce qu'ils fondent par des mensonges la subordination d'une classe sociale à une autre. Enfin, paradoxe majeur, le matérialisme dialectique pense échapper lui-même à ce double relativisme et s'autogarantir suffisamment pour servir de base à une connaissance vraie du social. Mannheim, qui a pourtant fait faire un pas décisif à la sociologie de la connaissance, ne peut encore éviter d'organiser son discours à partir de la fameuse distinction entre un sens «restreint» et un sens «général» des idéologies ; il endosse ainsi ce malaise à dégager nettement le fait idéologique de l'atmosphère de suspicion dont l'entoure la tradition sociologique.

Cette gêne théorique peut s'expliquer par l'histoire du terme idéologie, par celle des réalités qu'il désigne et par celle du savoir auquel il a donné lieu. Rappelons que le concept, dans son acception actuelle, est récent, puisque c'est Napoléon qui lui donna son halo péjoratif par allusion à l'idéalisme stérile des idéologues français; Napoléon est suivi quelques décennies plus tard par Marx, qui chargea le mot et la chose de toute la force polémique que l'on connaît. Quant à la réalité idéologique, elle date à peu près de la même époque: celle de la prise de conscience, née aux approches de la Révolution, de visions du monde «autres», assorties de pratiques sociales adéquates et contre lesquelles les recours légaux traditionnels n'ont plus de légitimité. Jusque-là en effet, la Vérité, unique et immuable comme le Sacré dont elle émanait, ne faisait de doute pour personne; les rares marginaux qui s'en écartaient en paroles et en actes pouvaient en toute bonne foi être considérés comme des égarés, dont on n'avait qu'à se débarrasser d'une manière ou d'une autre pour préserver le Bien, le Vrai, le Normal. Il n'était pas alors nécessaire d'expliquer et de justifier une activité sociale considérée comme normale puisqu'elle paraissait relever d'un ordre naturel qui s'imposait de lui-même. Mais les points de vue adverses et étrangers n'avaient pas à être davantage pris en considération: les dissidences internes ne présentaient aucune légitimité et seuls leurs supports humains devaient être neutralisés; parallèlement, ces derniers, la plupart du temps isolés, n'accordaient pas à leurs comportements un sens qui aurait pu motiver un discours justificatif ou polémique. Leur contestation sauvage se savait vouée à une sanction d'autant plus brutale que tout le monde, eux y compris, pensaient qu'il s'agissait là de manifestations de malignité, d'atteintes à un ordre dont la rationalité n'était pas mise en question: la dissidence sociale n'était pas encore séparée de la dissidence criminelle. Quant aux groupes étrangers, à peine avaient-ils qualité humaine et, là encore, l'extermination était la seule solution possible lorsque la confrontation était devenue inévitable. On conçoit bien alors que la conception d'une idéologie comme discours expliquant, justifiant et exaltant, n'ait pas eu de sens dans un tel contexte.

Mais à partir du moment où une pratique sociale considérée jusque-là comme mauvaise, celle de la violence contre l'ordre légal en particulier, s'impose et perdure, assortie de justifications parfaitement articulées, le fait établi fait basculer les catégories ; une nouvelle légitimité, concurrente, voire contradictoire, est en place ; il devient alors urgent pour les pouvoirs traditionnels de définir une vérité; d'abord imperméables, parlant de l'intérieur de leurs anciennes certitudes, Us doivent cependant à un moment ou à un autre entrer dans l'arène et se colleter d'égal à égal avec les forces ascendantes, rendant coup pour coup, cherchant les points faibles de l'adversaire; préoccupés de démontrer le bien-fondé des anciennes pratiques sociales, leurs discours s'inquiètent bien plus encore de saper les fondements cognitifs des nouvelles, qu'ils taxeront alors d'idéologies, c'est-à-dire de connaissances fausses, destinées à masquer ce qui est vraiment, et ce, à des fins intéressées. De leur côté, les forces ascendantes jouent le même jeu et s'instaurent alors ces combats oraux qui doubleront ou remplaceront les combats physiques jusqu'à l'exténuement de l'un des adversaires. À quelques variantes près, ce sont des schémas homologues qui guident les attitudes verbales et gestuelles à l'égard des adversaires de l'in-group ou de l'out-group.

Le champ sémantique du concept d'idéologie est donc délimité par deux ordres de faits relativement nouveaux dans l'histoire de l'humanité; tout d'abord une rupture par rapport au dogmatisme spontané, tellement sûr de sa vérité qu'il ne songe même pas à se la formuler, se contentant de vivre selon des préceptes formels hérités de la tradition et transmis par un conditionnement social la plupart du temps inconscient. Le choc de cette prise de conscience de vérités concurrentes détermine en second lieu une réaction de défense de type agressif et global, destinée à mettre les structures de crédibilité antérieures à l'abri des intrusions dissolvantes. La négation, l'agression physique sont les premiers aspects de cette réaction de défense, tant au niveau du groupe que des individus; elle s'accompagne de jouxtes verbales d'abord insultantes, puis de plus en plus insidieuses jusqu'à une forme de discours aux apparences parfaitement pondérées et rationnelles. En fait, les modalités de la réaction idéologique ne sont pas différentes de celles de la réaction physique: se protéger à tout prix contre l'intrusion de l'adversaire à partir du monde clos de ses propres défenses et de la logique de sa propre vision du monde.

Durant tout le XIXe siècle et le début du XXe, cette attitude marqua si bien les sciences humaines que l'on peut dire que, jusqu'à Weber, l'étude des idéologies s'est toujours faite d'un point de vue idéologique; essentiellement tournées vers l'engagement social, procédant par a priori inavoués de l'intérieur de systèmes clos, refusant d'accorder le moindre crédit à des optiques différentes, ces approches polémiques n'avaient pas comme but réel le savoir, mais seulement des visées stratégiques: parer de l'attrait de l'objectivité scientifique les vieux discours politiques ou religieux. Dans ces conditions une sociologie de la connaissance est hasardeuse; les efforts de l'École française et des post-weberiens allemands firent de l'entre-deux-guerres une période de recherche d'une objectivité difficile.

Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, de nouvelles attitudes idéologiques se sont développées, aboutissement de nécessités économiques, commerciales surtout, et technologiques, qui réclament une communication sans entrave entre les individus et les groupes. C'est l'époque d'un relativisme généralisé où l'important brassage social et l'effondrement des certitudes traditionnelles déterminent dans le monde occidental la conscience de la nécessité d'un compromis à l'égard des adversaires d'hier. On opte alors pour une tolérance délibérée, l'acceptation ou l'exaltation d'un pluralisme grâce auquel les visions du monde et les pratiques sociales de l'autre sont théoriquement mises sur un pied d'égalité avec les siennes propres. Le concept d'idéologie paraît étranger à une telle optique puisque l'on évite désormais de se prononcer sur l'existence d'une Vérité d'où qu'elle émane, de soi ou des autres, et, conséquemment, d'une Erreur. Cette ouverture des Cosmos (1) et leur chevauchement dans une indifférenciation systématique amorcerait-elle, comme on l'a dit souvent, la fin des idéologies? Face à un Tiers Monde déchiré par la violence physique et verbale, l'Occident technologisé s'ouvrirait-il à la tranquillité rationaliste ? Une telle conception, qui fait elle-même partie des idéologies de notre époque, reste toute théorique. En effet, l'observation de la pratique sociale occidentale montre tout l'écart existant entre cet idéal de pluralisme et de désidéologisation d'une part et les conduites effectives d'autre part. Si les idéologies de la coexistence et de l'apaisement des antagonismes ont eu pour effet certain d'entamer les structures de crédibilité des individus, elles n'ont guère eu d'influence marquante sur leurs relations à l'autre, individuel ou collectif, et, en particulier, sur le progrès de la communication : appelant tolérance ce qui n'est en fait que l'indifférence aimable de la vie quotidienne, les Occidentaux retrouvent toute la virulence physique et verbale traditionnelles dès qu'une crise menace. S'ils renoncent effectivement dans la plupart des cas à adhérer à une idéologie constituée, politique, religieuse ou philosophique, leurs convictions mal articulées se raniment pourtant dès qu'il s'agit de repérer et d'affronter des porteurs d'idéologies différentes, aussi diffuses soient-elles. Hésitant à s'avouer comme telles, s'infléchissant stratégiquement jusqu'à l'imbibation réciproque, les idéologies classiques se conservent ainsi jusqu'à nous, enveloppant seulement leur agressivité traditionnelle d'un surcroît de mauvaise foi.

La sociologie de la connaissance actuelle a été très affectée dans ses certitudes par ces flots de relativisme ; à la différence de l'acteur social qui parle relativisme mais vit de bonne foi dans le dogmatisme, le sociologue a pris au sérieux l'accueil des visions du monde étrangères à la sienne et a intériorisé un doute qui l'honore mais détruit en lui toute foi intellectuelle. Intimement persuadé de la contamination du langage sociologique par l'appartenance à la classe bourgeoise de ses locuteurs, il s'en va, détectant à travers les publications de ses collègues les signes d'une recherche abusive de pouvoir; quant à lui, le seul discours, abondant., qu'il s'autorise sera celui d'une autodénonciation de sa propre pratique intellectuelle, d'autant plus suspecte de biais qu'elle essayerait de justifier ses prétentions à l'objectivité (2).

L'étude des idéologies connaît ainsi une double difficulté qui s'ajoute à celles qu'elle a toujours présentées: d'une part, les idéologies se dérobent à l'observation en prétendant n'avoir plus d'existence ; d'autre part, elles s'immiscent ostensiblement dans les discours «scientifiques», qui, jusqu'à tout récemment, se flattaient de ne pas subir leur influence. Traquer des idéologies qui se cachent, sans se reconnaître aucune légitimité intellectuelle à le faire, telle est à peu près le projet actuel du sociologue de la connaissance.

Ainsi, d'un bout à l'autre de sa carrière, la sociologie de la connaissance est-elle, plus peut-être que tout autre branche de notre discipline, marquée par l'ambiguïté de son objet d'analyse et la dualité tragique du sociologue, acteur social et homme de savoir. L'histoire de la sociologie est jalonnée par ses efforts pour se dégager de ces dilemmes et, jusqu'aux dernières décennies, l'espoir d'y parvenir faisait partie de son paradigme. Peut-être existe-t-il encore des auteurs pour croire à une appréhension juste des idéologies (3) mais, d'une manière générale, un sentiment de culpabilité accompagne les démarches du sociologue de la connaissance, persuadé que tous ses efforts d'objectivité sont condamnés au départ par cette recherche même.

C'est dans cette perspective que nous nous mettons malgré tout au travail, à partir de l'interrogation à la fois la plus neutre et la plus lourde de sens : qu'est-ce qu'une idéologie? Les problèmes que soulèveront nos tentatives de réponse nous amèneront peu à peu à substituer à notre question initiale, une autre interrogation d'apparence plus anodine mais dans laquelle, à notre avis, se concentre le problème central de la production idéologique: quelles sont les conditions de réussite d'une idéologie? Nous allons essayer de répondre à cette question et d'en montrer l'importance.

Notes:

1. Ce mot est employé dans le sens donné par Berger, dans la Religion dans la conscience moderne. Paris, Le Centurion, 1971.

2. Une expression de cette position peut être lue, par exemple, dans P. Bourdieu, «La Spécificité du champ sociologique et les conditions sociales du progrès de la raison», Sociologie et Sociétés, vol. 7, no 1, 1975.

3. Par exemple, H.M. Johnson, dans « Ideology and the Social System », International Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1968.

Retour à l'auteure: Colette Moreux, sociologue, Université de Montréal (1928-2003) Dernière mise à jour de cette page le Samedi 27 décembre 2003 07:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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