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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean MEYNAUD, “Introduction. Les pouvoirs de décision dans l'État moderne”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean Meynaud, Les pouvoirs de décision dans l'État moderne. Troisième recueil d'articles extraits de la Revue internationale des sciences sociales, pp. 9-29. Paris : UNESCO, 1967, 301 pp. [Autorisation accordée par les ayant-droit de l'auteur le 19 octobre 2008 de diffuser toutes les publications de l'auteur.]

Jean MEYNAUD

Introduction. Les pouvoirs de décision
dans l'État moderne
”.

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean Meynaud, Les pouvoirs de décision dans l'État moderne. Troisième recueil d'articles extraits de la Revue internationale des sciences sociales, pp. 9-29. Paris : UNESCO, 1967, 301 pp.

Participation des citoyens à la vie politique
Profession parlementaire
Rôle de l'exécutif dans l'État moderne
Progrès technique et décision politique
Étude et pratique de la planification
Évaluation générale des articles figurant dans ce recueil

Au cours des dernières années, plusieurs numéros de la Revue internationale des sciences sociales ont été consacrés à l'analyse de divers aspects des systèmes et comportements politiques contemporains. Les articles figurant au sommaire de ces livraisons, dont un certain nombre sont reproduits dans le présent volume, appartiennent à deux genres : les uns portent essentiellement sur des expériences nationales, tandis que les autres s'attachent davantage à la formulation de notions générales. En vue d'accroître la valeur de ce recueil comme instrument de documentation, ce sont surtout des contributions du premier type que l'on a choisi d'y faire figurer. Un certain nombre des articles sélectionnés ont été revus par leurs auteurs préalablement à cette nouvelle publication.

L'objet de ces pages, qui se substituent à la plupart des présentations ouvrant chacun des numéros de la Revue auxquels des articles ont été empruntés, est d'indiquer le sens et les caractéristiques des grands thèmes examinés dans ces articles. Ces thèmes sont au nombre de cinq : participation des citoyens à la vie politique ; profession parlementaire ; rôle de l'exécutif dans l'État moderne ; progrès technique et décision politique ; étude et pratique de la planification. Pris dans leur ensemble, ces thèmes offrent un champ d'observation et de réflexion particulièrement vaste et important, puisqu'il touche aussi bien aux conditions effectives de mise en œuvre de l'idéal démocratique qu'aux efforts ou essais visant à assurer au maximum l'efficacité administrative. Il est, au surplus, à peine besoin d'indiquer que, depuis la publication des numéros de la Revue où ils étaient traités, ces divers thèmes n'ont rien perdu de leur actualité.

PARTICIPATION DES CITOYENS À LA VIE POLITIQUE

Ce thème est, depuis bien des années, familier aux analystes, comme aussi d'ailleurs aux moralistes politiques : il suffira de mentionner, à ce propos, que, dans un ouvrage remontant à1893 et intitulé The American Commonwealth, James Bryce se préoccupait déjà de distribuer les hommes en un certain nombre de strates correspondant chacune à des niveaux d'intérêt différents vis-à-vis des affaires de la Cité. Pourtant, on en est resté longtemps, dans ce domaine, au stade des affirmations impressionnistes et il a fallu attendre la décennie 1950/60 pour que, grâce notamment à la réalisation de sondages, on s'efforce, dans plusieurs pays, de préciser les dimensions statistiques du phénomène. Le vol. XII (1960), no 1 de la Revue internationale des sciences sociales consacré à ce problème représente, en fait, à l'échelon international, le premier essai d'analyse comparative de la question sur des bases quantitatives.

La détermination statistique de la propension des citoyens à s'engager dans les diverses sortes d'activité publique est une tâche complexe. Il faut d'abord sélectionner et recenser les actes ou démarches capables de fournir, par leur accomplissement même, une idée exacte de ce type d'engagement - engagement qu'il convient de distinguer soigneusement de l'intérêt, souvent assez vague, porté de manière épisodique par le public aux grands événements de la politique. Initialement, les chercheurs ont eu tendance à concentrer leurs investigations sur le comportement électoral, celui-ci donnant généralement lieu à des recensements officiels relativement précis et étendus ; cependant, on est rapidement parvenu à la conclusion que l'empressement au scrutin n'est que l'une des manifestations - et pas toujours la plus significative - de la participation politique. Il arrive que le vote représente davantage l'accomplissement d'une obligation civique ou d'un devoir moral que l'expression du souci de prendre une part active aux luttes partisanes.

La seconde démarche impliquée par l'étude de la participation est le passage des indices séparés de cette propension à un indicateur global, dont le calcul est de même nature que la mesure des attitudes. L'opération est encore plus délicate que la précédente, car elle implique un jugement qualitatif de l'intensité de la participation que comportent les divers modes d'engagement. Cependant cette démarche, qu'il est difficile de préserver de tout élément d'appréciation subjective, apparaît indispensable dès que l'on se propose de classer les citoyens selon le degré de leur participation à la vie politique.

Les études entreprises en ce domaine laissent une impression de grande hétérogénéité du point de vue méthodologique. Cette diversité de traitement tient sans doute à la variété des expériences considérées, qui, même limitées au cadre de la démocratie représentative, présentent entre elles des différences notables. Mais elle trouve aussi son origine dans la dispersion des points de vue scientifiques, dans l'insuffisance des confrontations entre les chercheurs et dans l'inégalité des ressources de tous ordres mises à leur disposition. L'une des études nationales de la participation est reproduite dans le présent recueil : celle de Stein Rokkan et Angus Campbell, qui possède l'originalité de rapprocher les expériences américaine et norvégienne. Cet article, de facture technique très élaborée, illustre bien les grandes difficultés qui restent à surmonter pour mesurer exactement la participation et, plus encore, pour passer d'une expérience à l'autre.

Sur la base des résultats acquis, on peut admettre que le taux global de participation varie selon les pays et les époques ; toutefois, dans la plupart des cas, la volonté de participer est généralement faible ou, si l'on préfère, la proportion des citoyens qui s'engagent activement dans la politique n'est pas très élevée. Quoique significatif, ce taux n'exprime qu'une partie de la réalité, les recherches ayant également mis en relief l'existence de divergences sensibles en ce qui concerne le niveau de participation - divergences qui relèvent, dans une large mesure, de facteurs collectifs, notamment de l'appartenance sociale. L'élucidation du rôle respectif et de l'importance relative de ces facteurs de différenciation conditionne sans doute le progrès de l'explication en cette matière : il semble que ce perfectionnement soit subordonné à l'établissement de fonctions à plusieurs variables.

Pour caractériser cette situation, on utilise assez souvent le mot de « dépolitisation ». Ce terme, de signification ambiguë, est employé pour souligner que l'un des traits majeurs de notre époque est une accentuation de l'apathie habituelle des citoyens à l'égard de la politique. La thèse de la dépolitisation s'appuie sur plusieurs aspects de la pratique contemporaine : en particulier, l'évolution des partis socialistes vers des positions réformistes et vers la conquête opportuniste d'avantages matériels, ainsi que la tendance des diverses formations partisanes à se réclamer uniformément de considérations d'efficacité (propension d'où résulte un rapprochement sans cesse plus marqué des programmes établis par des formations qui s'opposent). Cette thèse est étroitement liée à celle du déclin ou de la mort des idéologies : la bonne solution, celle que souhaitent en définitive la grande majorité des citoyens, n'est plus la solution voulue par les partis de droite ou de gauche, mais la solution définie par des gens compétents. Dans cette perspective, les sociétés modernes seraient en train de substituer, pour reprendre des expressions célèbres, l'administration des choses au gouvernement des hommes.

Sans entrer dans une discussion approfondie du problème, disons que nous ne sommes nullement persuadés que la thèse de la dépolitisation, qui correspond si bien aux intérêts de toute classe dominante, traduit fidèlement la réalité. Nul n'a jamais démontré que le niveau de la participation était notablement plus élevé voilà un demi-siècle qu'à l'époque présente. Dans son ouvrage classique sur les partis politiques, écrit avant la première guerre mondiale, R. Michels qualifiait d'« insignifiant » le nombre des citoyens qui s'intéressaient vraiment à la politique. Il est exact que l'on a pu noter, au cours de ces dernières années, un déclin assez notable du militantisme politique - déclin probablement lié à la pénétration, dans les couches populaires, des symboles et des techniques de la consommation de masse. Pourtant, si l'on fait abstraction des nécessités de la polémique, il semble excessif de présenter comme des transformations irréversibles ou des mutations définitives les modifications, encore confuses et partielles, qui ont affecté le comportement des citoyens durant la période la plus récente.

Tout en faisant leur part aux tendances actuelles, les articles contenus dans la Revue internationale des sciences sociales ne versent pas dans le travers des généralisations rapides. En première analyse, l'expansion d'un certain bien-être matériel dans les milieux les plus défavorisés - changement qu'il est abusif de présenter comme l'avènement de l'opulence - ne semble pas favorable à une intensification de la participation aux affaires publiques (d'autant que les groupes dirigeants ne se préoccupent guère d'engager le combat contre la tendance naturelle à l'apathie politique). Si l'on veut dépasser cette observation modeste, il faut entrer dans le domaine des spéculations sur l'avenir, l'un des motifs permanents du succès de telles démarches étant d'ouvrir à ceux qui s'y livrent une possibilité d'influencer l'esprit des hommes (rôle de la prédiction créatrice).

PROFESSION PARLEMENTAIRE

L'enquête entreprise par l'Unesco sur les parlementaires en tant que catégorie d'acteurs de la vie publique a porté sur six pays : États-Unis d'Amérique, France Israël, Italie, Royaume-Uni et URSS. Les études qui ont été consacrées à ce thème figurent toutes dans le présent recueil. Quoique les données sur lesquelles elles reposent ne soient pas strictement comparables, les constatations faites par les différents auteurs à propos de l'origine et de la condition des parlementaires en régime représentatif suggèrent des convergences - et même certaines uniformités - dont la prise en considération ne peut qu'améliorer la connaissance de la catégorie des dirigeants politiques.

Le point qui ressort le plus clairement de cette enquête est qu'en moyenne les assemblées parlementaires ne sont pas socialement représentatives de la collectivité considérée. En règle générale, les électeurs des démocraties occidentales marquent une certaine tendance à envoyer, dans les chambres législatives, des personnes d'un niveau plus élevé que le leur. Cette tendance est expressément affirmée et minutieusement démontrée par Donald R. Matthews dans son examen du Sénat des États-Unis, dont il estime que le recrutement s'effectue au sommet de la pyramide sociale. Mais la plupart des autres études livrent des constatations analogues, les classes moyennes supérieures paraissant être, en de nombreux cas, les principales bénéficiaires de la situation.

L'expérience de nombreux autres pays, qui ne figuraient pas dans le plan de l'enquête, montre qu'il s'agit là d'une pratique fréquente, à laquelle n'échappent pas - du moins pas totalement -les partis socialistes. Il est frappant d'observer à cet égard que le parti travailliste britannique reproduit, à une échelle moindre il est vrai, mais néanmoins dans une proportion notable, divers traits du parti conservateur. Remarquons toutefois que les partis communistes se font généralement une règle de prendre une large fraction de leurs parlementaires dans les catégories sociales inférieures (le passage par la bureaucratie syndicale ou l'organisation partisane constituant alors assez souvent, comme le montre bien le cas italien, une étape dans le déroulement de la carrière des intéressés).

Le décalage est donc patent. Au vu des informations présentées, il est tentant de considérer que, réserve faite du sexe (les femmes se heurtent encore à un barrage quasi infranchissable), l'éducation constitue le principal facteur de discrimination. Mais l'éducation ne saurait être tenue pour une variable réellement autonome. On sait, en effet, que, jusqu'à une époque récente, les chances des enfants de bénéficier d'une instruction supérieure dépendaient étroitement de la position de leur famille sur l'échelle sociale - cette relation continuant d'ailleurs de se vérifier dans plusieurs pays. Même si l'on tient compte des tendances actuelles à la démocratisation de l'enseignement supérieur - tendances qui ne produiront tous leurs effets qu'au bout d'une assez longue période - il est légitime d'avancer, au vu des constatations faites, que l'accès aux assemblées législatives, comme d'ailleurs à la plupart des autres groupes dirigeants, en particulier à la haute bureaucratie, demeure conditionné par la structure des rapports sociaux comme le prouve la persistance de traditions aristocratiques dans le choix des députés conservateurs britanniques.

En première analyse, et d'après les brèves indications fournies par K. Goubine, le cas du Soviet suprême semble appeler des remarques analogues. Le pourcentage des députés qui ont bénéficié d'une formation supérieure (complète ou partielle) atteint presque la moitié (48,7%) de l'ensemble de l'effectif total et est, sans nul doute, bien supérieur à celui qui existe aujourd'hui pour la population entière. Le poids de cette tendance est encore accru par l'importance de la représentation dont bénéficient diverses catégories d'intellectuels et de techniciens (académiciens, directeurs d'établissement scientifique, etc.). À défaut de toute autre discrimination apparente, le savoir, que les autorités responsables s'efforcent de distribuer équitablement, paraît donc constituer une voie d'accès privilégiée au parlement suprême de l'Union soviétique.

Il est désormais habituel, dans plusieurs des pays sur lesquels a porté l'enquête de l'Unesco, de contester l'existence d'une classe dirigeante (ruling class), et le sociologue américain C.W. Mills a été l'objet d'innombrables attaques pour avoir tenté d'établir la présence aux États-Unis d'une structure oligarchique du pouvoir (power elite). Observons simplement ici que les discriminations qui se manifestent habituellement au niveau de la sélection des dirigeants politiques cadrent mal avec l'hypothèse d'une distribution pluraliste de l'influence sociale. En dépit des proclamations constitutionnelles, la vocation des divers groupes sociaux à occuper les centres de pouvoir ou à s'en rapprocher demeure essentiellement inégale.

La notion de profession parlementaire évoque l'idée d'un métier, c'est-à-dire d'une activité de nature à occuper son titulaire en permanence, à lui valoir la jouissance d'un traitement régulier et d'avantages annexes, ainsi qu'à lui procurer, le cas échéant, une pension de retraite. Il existe désormais une tendance favorable à la création d'un tel métier : cette tendance est assez générale et la récente augmentation des émoluments des parlementaires britanniques en est une manifestation. Dans le groupe des pays à régime de démocratie représentative, la Suisse, qui pratique aussi la démocratie directe et semi-directe, constitue l'exception la plus notable à ce mouvement : les parlementaires nationaux et cantonaux y remplissent les devoirs de leur charge en supplément de leur occupation habituelle et ne perçoivent comme dédommagement que des jetons de présence, assez maigres en définitive (un certain nombre de parlementaires nationaux qui exercent des fonctions à plein temps dans les exécutifs cantonaux pouvant, toutefois, être considérés comme des politiciens de métier). Partout ailleurs, la fonction de parlementaire devient de plus en plus une carrière. Toutefois, il est fréquent que l'intéressé soit apte à exercer un autre métier, qu'il cumulera éventuellement avec celui de parlementaire et sur lequel il pourra se replier en cas de cessation de son mandat (notamment à la suite d'un échec électoral).

Le parlementaire qui se trouve dans une telle situation bénéficie d'une certaine élasticité professionnelle, même si, ayant siégé sans interruption pendant plusieurs législatures, on peut le tenir pour un parlementaire de carrière. Tel n'est pas le cas de l'homme qui a toujours consacré son activité à la politique et ne dispose pas, en conséquence, d'une position de remplacement - situation à laquelle on peut assimiler celle de l'homme qui, ayant exercé un autre métier avant d'entrer dans la carrière politique, l'a abandonné depuis trop longtemps pour être en mesure de le reprendre ou n'est plus physiquement apte à l'assumer. De tels hommes peuvent être qualifiés de politiciens professionnels, dans la mesure où la politique a toujours été ou est devenue leur seul métier. C'est là une catégorie dont le développement est étroitement lié à l'expansion des bureaucraties partisanes. Selon les désirs ou les consignes des organismes dirigeants des partis, les hommes appartenant à cette catégorie peuvent, le cas échéant, accéder à des fonctions parlementaires ; mais, si les électeurs ne renouvellent pas leur mandat ou si leur parti change d'idée en ce qui concerne leur affectation, ils n'abandonnent pas nécessairement pour autant la politique. On peut concevoir qu'ils retrouvent leur place dans la bureaucratie de leur parti ou que ce parti leur procure une situation durable ou provisoire dans un organisme public ou semi-public soumis à son contrôle.

Selon les recherches de G. Sartori, la situation du personnel politique italien depuis la chute du fascisme se caractérise par un important développement de cette catégorie, dont les membres manifestent une propension croissante à occuper les sièges parlementaires qui reviennent à leur parti. Il ne semble pas, toutefois, que la même situation s'observe, du moins à un tel degré, dans les autres pays sur lesquels a porté l'enquête.

Il serait, certes, important de savoir si l'appartenance à l'une ou l'autre de ces catégories (parlementaire amateur ; parlementaire de métier, avec faculté de repli sur une autre profession ; parlementaire exclusivement voué à la politique et sans autre débouché personnel satisfaisant) constitue un facteur différentiel du comportement législatif des intéressés et peut exercer une influence décisive sur leur attitude à l'égard des directives ou consignes du parti auxquels ils sont liés. C'est ainsi qu'on peut se demander si un parlementaire amateur sera mieux à même qu'un homme de l'organisation partisane de résister aux décisions de son parti qui lui semblent contraires à l'intérêt général. Les recherches effectuées à ce jour ne permettent guère de trancher la question de manière nette. Sans contester le poids des servitudes partisanes, nous soutiendrions volontiers l'hypothèse selon laquelle la possession d'une plus grande indépendance professionnelle ou simplement matérielle (exemple du parlementaire fortuné) ne s'accompagne pas nécessairement d'une indépendance de jugement plus prononcée. Autrement dit, à côté et en plus de l'élément « occupation » ou « aisance financière », il est nécessaire de ne pas perdre de vue le facteur « personnalité », non plus que l'influence des solidarités sociales.

L'analyse de la profession parlementaire doit finalement être replacée dans la perspective du déclin des Parlements : depuis la première guerre mondiale, ceux-ci ont perdu beaucoup de leur autorité et de leur influence en matière d'élaboration des décisions et politiques publiques. Sans doute, ici encore, faut-il se garder de rechercher dans le passé un âge d'or du parlementarisme : même au temps de sa plus grande splendeur (au milieu du XIXe siècle) la Chambre des Communes, qui ne siégeait en moyenne que six mois par an, était loin d'assumer la mission de gouverner le pays. Cependant, les assemblées traditionnelles bénéficiaient d'une faculté d'impulsion et de contrôle dont les chambres ne disposent généralement plus aujourd'hui. Cette évolution concerne non seulement les matières nouvelles dont la puissance publique s'est saisie, par suite de la montée de l'interventionnisme, mais encore les anciens secteurs de l'activité étatique, pour la réglementation et la gestion desquels les assemblées disposaient de solides prérogatives (libertés publiques, protection douanière, vote des dépenses et des impôts...). En somme, le statut matériel des parlementaires tend à se consolider et, souvent, à s'améliorer, à une époque où leurs facultés et compétences propres paraissent être en baisse sensible.

Il semble bien que beaucoup de membres du corps politique s'accommodent d'une telle situation au nom de l'efficacité de l'appareil étatique. Toutefois, certains commentateurs, soucieux de préserver le plus possible cet élément de sauvegarde de l'ordre démocratique qu'apporte la présence d'une assemblée élue, s'efforcent de découvrir pour le Parlement des rôles de substitution : les uns y voient une sorte de forum, permettant aux diverses nuances de l'opinion de faire entendre leur voix, ou une tribune, garantissant aux partis d'opposition la possibilité de critiquer publiquement l'action des éléments majoritaires ; d'autres déclarent que, désormais, les assemblées devraient avoir pour ambition non pas d'imposer leurs propres solutions, mais de s'assigner une mission d'arbitrage, de se montrer capables d'inventer et de faire aboutir des solutions de compromis entre les grandes forces de la vie politique (partis, autorités ministérielles, fonctionnaires, groupes sociaux...).

Ces propositions ne sont, certes, pas dépourvues d'intérêt, mais on peut se demander si, malgré leur caractère modeste, elles sont compatibles - la seconde surtout - avec l'ascension de l'exécutif dans les sociétés politiques.

RÔLE DE L'EXÉCUTIF DANS L'ÉTAT MODERNE

Les pays sur lesquels a porté cette enquête sont au nombre de six : Canada, États-Unis d'Amérique, France, Royaume-Uni, URSS et Yougoslavie. Depuis la publication, en 1958, de ces six études, qui sont toutes reproduites dans le présent volume, plusieurs des pays considérés ont connu des changements politiques notables, encore que d'ampleur variable. C'est ainsi que, dans le cas de l'Union soviétique, les modifications ont porté davantage sur les conditions et modalités d'exercice du pouvoir que sur le cadre institutionnel proprement dit. Pour la Yougoslavie, en revanche, une nouvelle constitution a été adoptée en 1963 : l'un des objectifs essentiels de cette réforme était de permettre un fonctionnement plus effectif du système d'assemblée institué par la constitution de 1953, dont la mise en œuvre avait été compromise par l'expansion des activités et de l'influence politique du Conseil exécutif fédéral. Mais, c'est en France qu'a été enregistré, durant cette période, le plus grand changement dans le mode de gouvernement (passage de la Quatrième République à la Cinquième) ; il nous a toutefois paru utile de publier, sans aucune modification, l'article de Pierre Laroque, écrit à la veille de la chute de la Quatrième République, qui constitue une analyse lucide de la pratique politique sous ce régime.

Un point ressort avec évidence de l'ensemble des rapports nationaux l'étendue des tâches de l'exécutif, à notre époque, et leur expansion croissante au cours des dernières décennies. Ce phénomène, que l'on observe dans tous les pays, est sans aucun doute lié à l'extension des compétences et des responsabilités de la puissance publique, spécialement dans l'ordre de la politique économique et sociale. Mais, si impressionnante soit-elle, la liste des attributions officielles de cette branche du gouvernement ne donne qu'une idée insuffisante de son rôle véritable comme organe de commandement. On serre davantage la réalité - une réalité marquée par le déclin des assemblées - en observant les fonctions non écrites qu'assument les membres de l'exécutif, aussi bien dans l'ordre des affaires intérieures que dans le domaine des rapports extérieurs. L'un des traits les plus frappants à cet égard est la place prise par ces dirigeants dans le lancement des politiques (policies) et la détermination des choix. Contrairement à ce que son nom habituel suggère, cette branche du système politique ne se borne nullement à une activité de mise en œuvre des décisions législatives : elle possède, au plus haut point, la faculté d'impulsion et, au vu de la pratique, il paraît légitime de la considérer comme le moteur effectif de la vie publique tout entière. En pratique, une large fraction - souvent même l'essentiel - de l'activité parlementaire trouve son origine dans les idées et programmes de l'exécutif (auquel dès lors convient le mieux le nom de « gouvernement », qui lui est donné dans plusieurs constitutions, notamment en Europe).

L'observation des régimes contemporains établit que, par l'effet d'un mouvement spontané et puissant, l'exécutif tend à apparaître comme l'organe appelé à trancher tous les conflits, y compris les plus aigus (par exemple, les grèves dans un secteur vital comme les chemins de fer), et portant la responsabilité de tout retard apporté à la recherche d'une solution acceptable pour les deux parties en présence. C'est, en somme, la fonction de compromis que certains commentateurs souhaiteraient voir attribuer au Parlement ; mais un tel vœu paraît bien difficile à réaliser dans le contexte actuel, ne serait-ce qu'en raison de l'incontestable supériorité de l'exécutif sur le législatif en matière d'information (l'infériorité permanente des assemblées à cet égard étant, selon une opinion, l'un des principaux facteurs de leur abaissement).

Notons aussi la tendance diffuse, mais certaine, du corps social à attribuer à l'exécutif la responsabilité de faire face immédiatement et de lui-même aux chocs profonds qui affectent, de manière parfois brutale, la vie de la nation. Il est clair qu'en de semblables occasions (fléchissement accentué de l'activité économique ou crise dans les relations internationales), le souci de l'efficacité prévaut, aux yeux de l'opinion, sur le respect des procédures parlementaires traditionnelles. La prise en charge de telles responsabilités par les hommes de l'exécutif a des conséquences capitales pour le système politique, dans la mesure où elle implique, pour ces hommes, la possibilité et même l'obligation de définir les critères de l'intérêt général et de procéder aux arbitrages qui en découlent.

L'élargissement des tâches assumées par l'exécutif a provoqué un développement considérable des services administratifs. L'expansion quantitative de ceux-ci est bien connue, mais l'on peut se demander si cet élargissement ne s'est pas accompagné d'une augmentation de l'influence propre de l'administration, qui risque d'altérer l'équilibre entre le monde politique et le secteur administratif. C'est le problème aujourd'hui très discuté de la technocratie ou technobureaucratie ; cependant, si cette question a donné lieu à de multiples débats, on ne saurait dire qu'il est possible d'y apporter une réponse simple et sans nuances.

Dans la conception traditionnelle, les fonctionnaires sont au service des dirigeants politiques et ont l'obligation d'exécuter leurs décisions et de mettre leurs choix en application. Le système implique donc une nette séparation entre ceux qui décident de la ligne de conduite à suivre et ceux qui sont chargés de la traduire en actes : en principe, ces derniers occupent, dans la hiérarchie de l'appareil public de commandement, une place qui peut être importante, mais qui reste subordonnée à un pouvoir supérieur.

Toutefois, s'il en va bien de la sorte pour la très grande majorité des fonctionnaires - sous réserve, cependant, d'une certaine dilution de l'autorité venue d'en haut, par l'effet des rigidités et résistances bureaucratiques - ce schéma ne convient pas ou convient mal pour exprimer la nature exacte des rapports qui s'établissent couramment entre les hommes politiques, spécialement les titulaires des postes ministériels ou des postes d'un rang équivalent, et les grands fonctionnaires. A ce niveau, il est très difficile de maintenir une stricte séparation entre l'élaboration de la décision et sa mise en œuvre. Plusieurs facteurs (tout particulièrement la multiplicité et la technicité des questions traitées) suscitent une osmose considérable entre les activités des gouvernants et celle des fonctionnaires, l'intervention des seconds tendant ou aboutissant à dessaisir les premiers d'une partie de leurs compétences et responsabilités. À condition de ne pas verser dans les présentations abusives qui font état d'un dessaisissement total des politiciens par les techniciens, l'existence de facultés technocratiques est un trait incontestable de nos systèmes politiques - un trait qui, s'il a probablement toujours existé, semble aujourd'hui se confirmer et s'accentuer.

En évoquant les facultés technocratiques, on vise parfois les seuls hauts fonctionnaires de l'ordre civil. Or l'un des principaux traits de la situation présente est l'élargissement des compétences et interventions de la technocratie militaire. Cette branche de la technocratie, dont les empiètements s'effectuent au détriment de l'appareil civil tout entier (fonctionnaires compris), dispose aujourd'hui d'un pouvoir considérable en raison de l'énormité des dépenses de préparation à la guerre. Ces dépenses - dont une partie est consacrée à la recherche scientifique, dans les pays disposant d'une armée moderne - entraînent une militarisation étendue de l'économie : d'où une intensification des rapports entre les dirigeants militaires et les groupes d'affaires (le « complexe militaire-industriel », pour reprendre l'expression du président Eisenhower lui-même). Dans plusieurs pays, l'ascension de la technocratie militaire a été suffisamment poussée pour modifier l'équilibre traditionnel des pouvoirs (tel était le cas des États-Unis, notamment, au moins jusqu'à l'arrivée de M.R. McNamara au poste de secrétaire à la défense).

L'analyse des politiques contemporaines montre que l'exécutif n'est pas toujours à la hauteur de ses responsabilités, l'expansion du rôle des techniciens (comme le montre bien l'exemple français de la Quatrième République) n'ayant pas nécessairement pour effet de provoquer une amélioration de la situation. Selon de nombreux commentateurs, l'élargissement des missions de l'exécutif n'aurait d'égale que son incapacité de les assumer comme il convient. En somme, l'État moderne ne disposerait pas, malgré l'énorme développement de la bureaucratie, des instruments nécessaires à la conduite de sa politique (les méthodes d'administration, spécialement dans l'ordre public, étant en retard par rapport aux responsabilités exercées). D'où une sorte d'émiettement du pouvoir, de nature quasi féodale, aux mains des bureaucraties civiles et des états-majors militaires.

Selon une opinion qui a bien des points communs avec l'antiparlementarisme traditionnel, la cause de cette impuissance à moderniser la gestion des affaires de la Cité résiderait dans l'activité des partis et dans leur propension à s'assurer le contrôle de l'appareil public (thèse italienne de la « partitocratie », qui commence aujourd'hui à se répandre en Belgique sous le nom de « particratie »). D'autres incriminent l'intervention des groupes d'intérêts, dont les pressions viseraient à bloquer toutes les initiatives défavorables à leurs membres (groupes dits « de veto »), et dont l'unique objectif serait de favoriser la réalisation d'enrichissements particuliers, sans aucun souci des exigences de l'intérêt collectif.

Ces dénonciations, quoique comportant d'incontestables éléments de vérité, ont le défaut d'exagérer, souvent dans une intention polémique, les faiblesses et insuffisances de l'exécutif moderne. Il est fréquent, au surplus, que leurs auteurs s'en tiennent à une vue superficielle des conduites critiquées, en négligeant de rappeler que les membres de l'exécutif, comme ceux de tout autre organe du système politique, ne sont pas en mesure d'échapper aux interventions des forces sociales dominantes. Moteur de la vie publique, l'exécutif ne dispose, malgré les conflits qui divisent ces forces, que d'une marge limitée d'autonomie à leur égard, et l'on peut avancer à ce propos que la latitude de manoeuvre dont jouit le technocrate n'est pas nécessairement beaucoup plus grande que celle du politicien. A moins d'envisager et de réaliser une transformation profonde des relations socio-économiques, les détenteurs du pouvoir exécutif ne sont pas en mesure d'annuler les avantages que procure la possession ou la manipulation des biens de production (que l'on songe, par exemple, à la pression que les grandes firmes travaillant pour l'armement exercent sur les technocrates militaires). Il ne leur appartient pas non plus d'effacer, par des actions de type ordinaire, les contradictions qui se manifestent à l'intérieur du système.

Bien des reproches que l'on adresse à l'exécutif - tel celui de faire preuve d'immobilisme ou de choisir de solutions de facilité - sont, en réalité, la conséquence de la structure même des rapports sociaux. Pour ne prendre qu'un seul exemple, nous savons désormais qu'il est très difficile de mener à bien ou, si l'on préfère, de réaliser jusqu'au bout une politique de redistribution des revenus dans un système dominé par les forces du capitalisme privé. Sur cette base, il est aisé de comprendre les obstacles rencontrés par les dispositifs de réforme socialiste ou socialisante dans les pays d'Europe occidentale, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Les études rassemblées dans le présent recueil insistent davantage, en général, sur les problèmes de l'agencement organique de l'exécutif (par exemple, sur l'amélioration des techniques de coordination) que sur le problème des liaisons sociales. Plusieurs des mesures prises dans divers pays au titre de l'efficacité ont produit des résultats utiles : ainsi l'« institutionnalisation » de l'exécutif aux États-Unis, c'est-à-dire la tendance à constituer, autour du président, des organes ayant pour mission de l'aider à s'acquitter de ses multiples tâches. Mais, comme le montre l'expérience quotidienne, le perfectionnement des agencements institutionnels ne suffit pas à garantir l'apparition ou le maintien d'une ligne politique adaptée aux nécessités de la situation. Il suffira de rappeler, pour appuyer cette observation, l'échec quasi général des tentatives de rationalisation du parlementarisme dans les sociétés affectées de tensions trop fortes pour qu'un tel régime y fonctionne harmonieusement.

PROGRÈS TECHNIQUE ET DÉCISION POLITIQUE

Jusqu'à présent nous avons raisonné en supposant la permanence des modes habituels du gouvernement des hommes. Le maintien en place de ces appareils n'est certes pas incompatible avec une amélioration de l'efficacité des démarches et interventions politico-administratives : depuis de nombreuses années, les fonctionnaires ont appris, comme leurs homologues du secteur privé, les bienfaits de la mécanographie et, quand on leur en donne véritablement les moyens, les premiers sont aussi habiles que les seconds à utiliser les procédés les plus modernes. Mais ces perfectionnements ont simplement pour résultat d'accroître la qualité du travail administratif, sans mettre en cause de façon substantielle les conditions d'établissement des décisions. Or beaucoup se demandent désormais si l'on ne commet pas une grave erreur de perspective en négligeant d'admettre ou, au moins, de considérer les possibilités qu'offre l'amélioration sensationnelle des procédés de calcul, et singulièrement l'application des calculatrices électroniques à la réalisation des choix : ces possibilités ne sont-elles pas de nature à transformer de fond en comble le rôle des hommes dans l'étude des problèmes et la préparation des solutions, y compris dans le domaine public ? En d'autres termes, la cybernétique n'est-elle pas appelée à devenir la discipline de base de l'organisation politique ?

Avant d'ouvrir ce débat, notons qu'il y a aujourd'hui aux États-Unis 22 500 computers en service (contre une centaine seulement en 1951). Certaines firmes, en petit nombre il est vrai, utilisent pour leurs besoins propres jusqu'à 200 de ces machines. A titre de comparaison, disons que l'on estime à un peu plus de 5 000 le nombre de ces machines en service dans les autres pays (monde socialiste non compris). Selon les spécialistes, les calculatrices auraient déjà été utilisées pour remplir 700 tâches spécifiques, allant de la tenue des comptabilités et de l'estimation des chances de succès d'un investissement jusqu'à la détection des explosions nucléaires souterraines, en passant par la vérification des déclarations fiscales et la direction de la circulation urbaine. Or, d'après ces mêmes spécialistes, la cybernétique entre actuellement dans une phase nouvelle de son développement, dont l'une des caractéristiques sera la fabrication de calculatrices encore plus complexes et puissantes, qui deviendront capables de remplir des tâches encore plus variées et plus difficiles. Dans ces conditions, il importe de savoir si les décisions économiques et politiques ne risquent pas à plus ou moins long terme, d'échapper aux gouvernants pour devenir le fait de techniciens à l'écoute des ordinatrices, c'est-à-dire, peut-être, le fait des machines elles-mêmes.

Certains adeptes de la cybernétique n'ont pas hésité à répondre par l'affirmative à une telle question : selon eux, nos sociétés seraient immanquablement destinées à évoluer vers la machine à gouverner les hommes, vers le remplacement des mécanismes usuels de la politique par des cerveaux électroniques, spécialement équipés à cet effet. Mais cette littérature d'anticipation a suscité de nombreuses réserves et de vigoureuses critiques : on peut les résumer en rappelant le mot d'Einstein selon lequel la machine, capable de résoudre tous les problèmes, demeurerait incapable d'en poser aucun. La machine a besoin, pour fonctionner, d'un plan de processus donné d'avance. Tout ce que la mémoire électronique peut faire est de conserver des nombres que l'opérateur humain a choisi d'y introduire. Il est vrai, toutefois, que la machine permet d'effectuer désormais, grâce à sa vitesse d'exécution, des opérations jusqu'alors impossibles.

Ce point de vue est, dans l'ensemble, assez rassurant. Notons toutefois que les cybernéticiens les plus convaincus n'ont pas accepté un tel verdict : ils affirment, en particulier, qu'en déclarant la machine incapable de fixer des buts, on obéit à des préoccupations spiritualistes, à la crainte de perdre l'irréductibilité de l'homme comme sujet. D'après eux, rien, sauf une propension à ressasser des clichés appris, ne permettrait de dire que la pensée heuristique (c'est-à-dire la faculté d'invention et d'inspiration) est susceptible d'échapper au calcul universel.

Tout en restant ouvertes à de telles perspectives, les discussions sur les conséquences politiques du progrès technique se bornent généralement à l'étude des transformations actuelles ou immédiatement prévisibles. Or celles-ci paraissent déjà de nature à influencer de façon notable le fonctionnement de plusieurs secteurs de l'appareil public (en particulier pour ce qui est de la rationalisation des méthodes et des moyens d'action des services administratifs). L'une des impressions que laissent toutefois ces analyses est la difficulté de calculer à l'avance les effets des perfectionnements technologiques sur le déroulement de la vie publique. Soit, par exemple, la question des rapports entre le pouvoir central et les autorités locales : il semble bien que le progrès des communications permette au premier d'exercer une surveillance plus étroite sur les secondes ; cependant, les communications jouent dans les deux sens et, comme des spécialistes l'ont signalé, il est possible qu'un homme énergique, appartenant aux organismes locaux ou ayant la qualité de délégué ministériel, utilise ces moyens pour protester immédiatement contre une instruction erronée ou désagréable en provenance d'un fonctionnaire subalterne des services centraux.

On a reproduit, dans le présent recueil, un texte de C.B. MacPherson qui traite de ces problèmes. La préoccupation majeure de cette étude est d'analyser les conséquences du progrès technique sur les modalités d'élaboration de la décision, et en particulier d'examiner s'il n'en résulte pas des menaces pour le caractère démocratique des choix publics. Les conclusions de MacPherson sont nuancées : il souligne, notamment, que le progrès technique n'est pas le seul élément du problème et qu'il convient aussi de prendre en considération les transformations dans les rapports sociaux qui ne résultent pas de changements préalables dans les agencements technologiques.

Cette position paraît fondamentalement juste quand il s'agit d'évaluer les effets prévisibles du progrès technique sur les rapports sociaux et la condition humaine. Contrairement à des vues qui bénéficient aujourd'hui d'une certaine audience, l'identité des acquisitions ou procédés techniques ne provoque pas obligatoirement, par elle-même, l'unification des pratiques sociales. À moins que ce ne soit par inclination idéologique, on ne peut pas négliger l'action des structures socio-économiques de la production sur les points d'application des découvertes techniques et la distribution des résultats qui en découlent. En somme, la technique n'entraîne pas l'uniformisation des fins. On peut, en revanche, se demander si elle n'est pas capable de provoquer un rapprochement des moyens, étant admis que des moyens uniformes ou analogues peuvent faire l'objet d'une utilisation différente selon l'inspiration du système socio-économique.

Considérons, à ce propos, le problème des rapports entre le gouvernement et la science et, plus particulièrement, celui de l'introduction des savants dans les centres où s'élaborent les décisions publiques. L'examen des pratiques contemporaines montre que cette introduction s'effectue à plusieurs titres et revêt diverses formes. Un premier mobile, qui s'est largement affirmé au cours de la seconde guerre mondiale, réside dans l'utilisation, par les services de l'État, de procédés scientifiques de travail. Cette tendance correspond au souci d'obtenir plus de rationalité dans la réalisation des choix, en soumettant au préalable les éléments du dossier à un examen qui s'inspire des règles de la méthode expérimentale : l'aspect désormais le mieux connu de ce mouvement est la recherche opérationnelle.

Une autre forme de l'intervention des savants consiste, pour eux, à fournir des avis sur des problèmes mettant en jeu des connaissances scientifiques : les problèmes de stratégie militaire, qui ont été bouleversés par l'électronique, les missiles téléguidés et les armes nucléaires, représentent le domaine par excellence de telles consultations, celles-ci portant aussi bien sur le choix des engins que sur leurs conditions d'emploi. Mais le nombre des secteurs où s'appliquent de telles procédures ne cesse de s'accroître, l'un des domaines essentiels étant la détermination de la politique scientifique elle-même. La coordination de la recherche s'explique par l'ampleur exceptionnelle des tâches à entreprendre et trouve un fondement solide dans le fait qu'une très grande partie des travaux de recherche sont désormais financés, d'une manière ou d'une autre, par le Trésor public. Il est fréquent, certes, que les savants - surtout ceux qui ne sont pas consultés par le gouvernement - voient cette coordination d'un mauvais œil : elle n'en est pas moins absolument inévitable, compte tenu du coût de la recherche.

Notons enfin la possibilité, pour l'État, de charger des savants de diriger eux-mêmes certains services ou organismes - cette opération, encore peu fréquente en dehors des laboratoires ou centres de recherche, ayant pour résultat de transformer les travailleurs scientifiques en managers.

À court terme, la question des rapports entre les hommes politiques et les savants est celle de l'adaptation de l'appareil public à l'influence grandissante de la science sur notre vie sociale. Les articles contenus dans le présent recueil n'en traitent guère, car c'est seulement à une époque très récente que cette question est venue au premier plan des préoccupations gouvernementales, le désarroi causé dans les pays occidentaux par les premiers succès spatiaux soviétiques ayant constitué, à cet égard, un indiscutable facteur d'impulsion. Or, malgré divers efforts, cette adaptation demeure encore très médiocre et l'on peut admettre que les formules actuellement utilisées - formules dont les savants ne semblent guère satisfaits - représentent une simple étape. On sait que la réorganisation des services et conseils scientifiques a été l'une des principales préoccupations du gouvernement travailliste au Royaume-Uni.

À plus long terme, le problème est de savoir si, dans un monde soumis aux impératifs et aux séductions de la science, les démarches des savants ne risquent pas de réduire davantage la marge d'autonomie dont disposent les hommes politiques dans la conduite des affaires de la collectivité. jusqu'à présent la politique s'est plutôt bien défendue à l'égard de la science. Mais il n'est pas certain qu'elle y parvienne de la même manière dans l'avenir. Deux facteurs paraissent de nature à handicaper sérieusement les politiciens : la complication des objets sur lesquels portent les décisions ou en fonction desquels celles-ci sont arrêtées ; l'emploi de techniques complexes, reposant souvent sur une formulation mathématique, pour la réalisation des choix. Ces particularités, plus que la volonté délibérée des savants, semblent de nature à augmenter le poids relatif de ceux-ci dans l'élaboration des décisions politiques.

Observons, en effet, qu'en règle générale les savants n'ont pas tendance à revendiquer la remise en leurs mains du pouvoir politique. Les plus engagés dans la lutte politique estiment, certes, que les détenteurs de connaissances scientifiques sont fondés à préconiser le désarmement en tant que seule solution du problème de la bombe atomique et, à tout le moins, ont le devoir absolu d'indiquer les options possibles d'une politique mondiale, la justification de telles démarches étant l'information dont disposent les scientifiques et leur capacité d'imaginer de façon exacte ce que sont les faits, ainsi que les conséquences des faits. Mais les partisans de ce genre d'interventions ne cessent de répéter que la mission propre des savants est de prévoir et de prévenir, non de diriger (que l'on songe, en particulier, aux démarches faites par les participants aux conférences dites de Pugwash).

Il n'y a aucune raison de douter a priori de la sincérité de telles déclarations ; toutefois, du fait qu'elles se fondent sur la situation présente, elles risquent de ne pas correspondre à celle de demain. Observons que les compétences déjà revendiquées par les savants au titre de leurs responsabilités sociales - sans oublier celles que les gouvernants sont enclins à leur attribuer d'eux-mêmes - comportent de nombreuses virtualités de pouvoir technocratique. L'exercice d'une influence ne dépend pas, en effet, nécessairement de la possession officielle du pouvoir politique.

Au total, il n'y a peut-être pas aujourd'hui de plus grand problème que l'introduction progressive de conseillers scientifiques dans l'appareil politico-administratif, d'une manière qui sauvegarde, autant que possible, les prérogatives et facultés des autorités ordinaires. Or cette introduction généralisée n'ira pas sans difficultés, ne serait-ce qu'en raison des tensions qui surgissent très souvent entre les savants et ceux qui restent étrangers au langage scientifique. En règle générale, les premiers ont peu de respect pour les politiciens et s'entendent mal avec les fonctionnaires, auxquels ils reprochent leur formalisme administratif : il est notoire que les savants se font gloire des procédés ou « trucs » qu'ils découvrent sans cesse pour échapper aux rigidités de la comptabilité publique (règles, selon eux, incompatibles avec le bon exercice de la recherche). Les savants, qui éprouvent une défiance presque pathologique à l'égard des contrôles exercés sur leurs projets et activités, adoptent volontiers des comportements individualistes qui cadrent mal avec les nécessités de la vie publique et n'hésitent pas à engager la lutte contre les dirigeants administratifs, auxquels ils font grief de leur amateurisme. En somme, les voies d'une coopération efficace entre l'administration et les hommes de science restent semées d'embûches et d'incertitudes.

ÉTUDE ET PRATIQUE DE LA PLANIFICATION

La planification est un aspect de cet effort de rationalisation dans la gestion des ressources nationales dont nous avons déjà rencontré plusieurs témoignages ou manifestations. On souligne volontiers aujourd'hui que le grand débat sur la planification, qui a fait rage durant une vingtaine d'années, est achevé. Le principe même de la planification ne serait plus contesté et la discussion porterait uniquement sur les moyens d'en améliorer le rendement. Selon un point de vue, la cause de cette évolution résiderait dans le passage d'une conception étroite et rigide de la planification, entendue comme un système hiérarchisé de gestion des ressources économiques, à une notion beaucoup plus large et souple, selon laquelle la planification est conçue comme une façon entièrement nouvelle de s'attaquer aux grandes questions de politique sociale. La planification ne serait rien d'autre que l'application de la raison à la solution des problèmes qui commandent ou influencent le développement social. On trouvera une expression de cette tendance dans l'article de Robert A. Dahl, dont le texte initial est reproduit intégralement dans le présent recueil. Dahl tient pour « indûment étroite » la conception économique de la planification (« une économie soumise à une direction centrale et à un contrôle hiérarchique ») : pour lui, ce terme désigne « une action sociale rationnelle, c'est-à-dire exercée en vue d'aboutir à des décisions rationnelles ».

Dans cette perspective, le trait caractéristique de la planification en tant que technique de gouvernement est de rassembler en un faisceau cohérent une série de décisions portant sur des actions simultanées ou successives, en bref d'ériger les décisions spécialisées en un moyen d'action unique dont on s'efforcera de prévoir, aussi exactement que possible, les conséquences globales - cette procédure s'opposant à celle des décisions « opportunistes », c'est-à-dire des décisions prises une à une, de manière rationnelle ou non, en fonction d'exigences immédiates.

Cette notion très large de la planification est parfaitement conforme à l'usage actuel, qui accepte l'emploi du mot planification ou d'un terme de portée analogue (planisme ou encore planning) pour désigner tout essai d'action concertée ou préparée de longue date dans les secteurs les plus variés des relations sociales et des conduites humaines (planification urbaine ou régionale, planification de l'enseignement, planification des naissances ou planning familial, planning de la production d'une usine...). Au surplus, cette conception n'a, en elle-même, rien de critiquable : il paraît, de prime abord, légitime de ranger dans une même catégorie d'analyse ou de raisonnement les divers processus par lesquels les hommes, dans un secteur quelconque de leur activité, s'efforcent, par un calcul préalable de l'effet de leurs démarches, de réaliser consciemment l'adaptation des moyens disponibles aux fins visées. Cependant, même s'il s'agit là d'une restriction « indue », l'on ne saurait négliger le fait que durant une bonne vingtaine d'années, le mot planification, employé sans aucun qualitatif, a principalement désigné un mode de gestion global du système économique et, plus particulièrement, le type de gestion centralisée des ressources instauré en Union soviétique.

Les spécialistes des sciences sociales, qui n'ont aucune qualité pour régenter les usages terminologiques et se révèlent d'ailleurs incapables d'unifier leur propre vocabulaire, sont donc bien obligés de constater que, dans la pratique, le mot de planification couvre des expériences particulièrement diverses et de portée extrêmement variable. Même s'il est idéalement possible de rattacher ces expériences à une méthode commune de réflexion, de prévision et de systématisation, l'on ne saurait étudier sérieusement le sujet sans répartir, au préalable, les démarches considérées en un certain nombre de catégories spécifiques. La confusion qui règne aujourd'hui à propos de l'idée et du terme de planification est, certes, propice à des manœuvres partisanes (les formations de droite ayant volontiers tendance, dans divers pays, à s'emparer du mot, sans pour autant se préoccuper de mettre en œuvre ce qu'il implique). Étendu au domaine de l'analyse scientifique, un tel désordre conceptuel aurait pour conséquence inévitable de frapper les chercheurs d'impuissance et de stérilité. A supposer que l'on veuille s'en tenir à une conception large de la planification, il serait donc très souhaitable que l'on accepte l'idée qu'il existe divers types de planification, disons même diverses planifications, que l'on ne peut envisager de réduire les unes aux autres, sans faire violence à la réalité. Nous retrouvons ainsi, dans un contexte différent, une observation que nous avons déjà faite : l'agencement technique - et un plan ou programme mérite cette qualification, en tant qu'élément de la technique d'organisation - ne saurait être valablement étudié ou caractérisé si l'on fait abstraction de l'objet social ou humain auquel on entend l'appliquer et, plus généralement encore, des fins qui lui sont assignées.

La question n'est d'ailleurs pas simplement académique : elle est étroitement liée à la détermination des conditions propres à assurer le succès pratique des démarches de planification. L'efficacité de celles-ci dépend de la capacité que possèdent les dirigeants responsables de briser les résistances suscitées par l'expérience, et aussi de leur aptitude à réaliser les ajustements institutionnels indispensables. La planification, en tant qu'elle doit s'insérer dans la structure traditionnelle des institutions gouvernementales, se trouve inextricablement mêlée aux rivalités de puissance et aux conflits idéologiques. Or il est bien évident que les mesures à prendre pour surmonter de telles difficultés varieront du tout au tout selon le type de planification envisagé.

Soit par exemple, la planification économique : on se demande souvent s'il est possible de la mener à bien sans procéder d'abord à la nationalisation des grands moyens de production et de crédit. Pour répondre à cette question, il est nécessaire de savoir ce que l'on entend exactement par planification de l'économie. S'il s'agit seulement de mettre un peu d'ordre dans les tendances spontanées de l'évolution, d'apporter quelque coordination ou quelque systématisation aux décisions des firmes privées (planification-reflet ou, selon l'expression de P. Massé, dispositif anti-hasard), l'entreprise n'exige certes pas le bouleversement des structures existantes. Mais il n'en va pas de même si l'on assigne à la planification un rôle moteur, c'est-à-dire si l'on veut s'en servir pour diriger l'économie vers des objectifs qui diffèrent, parfois radicalement, de ceux qui résulteraient de l'activité des agents, producteurs et consommateurs, laissés à eux-mêmes.

C'est naturellement dans cet esprit qu'il convient d'aborder le problème sans cesse débattu de la compatibilité de la planification (spécialement de la planification économique d'intention globale) avec la démocratie représentative. Compte tenu du caractère encore très limité de l'expérience dont on dispose, il n'est pas possible d'émettre à ce propos un jugement définitif. Il est clair, cependant, sur la base des constatations déjà faites, que l'introduction dans un tel cadre politique d'éléments substantiels de planification impérative ne saurait s'accomplir sans de sérieux ajustements institutionnels -ajustements qui, d'ailleurs, ne serviraient à rien si les dirigeants responsables manquaient de l'autorité nécessaire à leur mise en oeuvre. Nous retombons ainsi sur la question déjà évoquée de la marge de manoeuvre dont disposent les gouvernants vis-à-vis des groupes sociaux. La planification est, certes, un état d'esprit mais, dès qu'on lui assigne une mission réformatrice, c'est également un rapport de forces.

ÉVALUATION GÉNÉRALE DES ARTICLES
FIGURANT DANS CE RECUEIL

La grande majorité des articles inscrits au sommaire de ce recueil portent sur la marche de la vie publique dans un certain nombre de pays capitalistes à régime de démocratie représentative. Les observations qu'ils peuvent suggérer concernent donc principalement une catégorie déterminée de sociétés politiques qui, selon le jugement de nombreux auteurs, présentent un caractère commun : l'attribution au capital privé d'un rôle directeur et, au minimum, d'une influence dominante sur le déroulement de la vie économique et le règlement des rapports de travail. Cette caractéristique a une importance essentielle, car, finalement, elle conditionne tout le fonctionnement du système politique.

À première vue, ces sociétés présentent entre elles des divergences notables quant à la gestion des affaires publiques ; ces différences tiennent, en particulier, à la variété des agencements institutionnels (gouvernement parlementaire ou présidentiel), sans oublier, bien entendu, la diversité des traditions nationales. Cependant, qu'il s'agisse de la faiblesse de la participation des citoyens, de l'étroitesse de la sélection sociale des représentants élus, de l'importance croissante du rôle des techniciens et des experts, l'analyse des expériences nationales ne laisse aucun doute sur l'existence de tendances uniformes, spécialement de tendances à long terme (trends) au sein de ces systèmes, qui paraissent hétérogènes du point de vue juridique.

L'un des aspects les plus clairs de la situation est que les termes « législatif » et « exécutif » ont depuis longtemps perdu leur sens primitif. Alors que beaucoup de constitutions faisaient - et font encore - du Parlement l'autorité suprême de la vie nationale, une large concentration des pouvoirs s'est effectuée au profit de la branche exécutive du gouvernement et, finalement, bien que de manière variable selon les systèmes, au bénéfice de l'homme placé à la tête de cette branche (phénomène dit de la personnalisation du pouvoir). L'exécutif assume désormais, sans toujours l'avoir systématiquement cherché, des responsabilités qui n'étaient pas prévues à l'origine et qui exigent de ses membres une capacité d'initiative constante. Parmi les conséquences les mieux connues de cette évolution, on peut mentionner la place considérable et souvent primordiale que tient, de nos jours, l'exécutif dans l'élaboration de la loi. Les spécialistes des problèmes constitutionnels s'accordent à reconnaître que l'exécutif légifère et plusieurs déclarent que, vu l'ampleur et la complexité actuelle des affaires publiques, on ne saurait revenir sur cette évolution sans porter atteinte à l'État. En tout cas, la plupart de ces spécialistes soulignent qu'il s'agit là de transformations irréversibles, la validité de cette observation paraissant confirmée par le fait que, sous tous les régimes de démocratie représentative, les citoyens tendent à considérer l'exécutif comme responsable de la conduite des affaires, spécialement dans les circonstances les plus graves.

D'après un courant de pensée dont l'inspiration centrale consiste à lier croissance économique et démocratie politique, les traits analysés dans cette introduction sont, en général, compatibles avec les idéaux du régime représentatif. Les partisans de cette théorie - dont la formulation varie d'ailleurs, selon les auteurs et est parfois même fort dissemblable -estiment que les changements entraînés dans les conditions d'existence par la croissance économique (tout particulièrement l'expansion et le perfectionnement des facilités d'éducation) sont en train, peut-être pour la première fois dans l'histoire du monde de donner un contenu concret aux principes démocratiques. Dans la mesure où il élargit la richesse sociale et en garantit une part à chacun, le fonctionnement actuel du régime capitaliste, au besoin amendé sur divers points par des interventions publiques (par exemple, en ce qui concerne la généralisation de la sécurité sociale), tend à faire de la norme de l'égalité humaine un facteur réel et non plus une règle simplement formelle d'aménagement des rapports sociaux.

Sur ces bases, il devient possible d'envisager avec un relatif optimiste divers traits du fonctionnement des systèmes politiques qu'en première analyse on pourrait être amené à considérer comme néfastes à la pratique démocratique. Prenons comme exemples le fléchissement des rivalités politiques et le déclin des idéologies. Ces traits sont la conséquence directe de la croissance économique suscitée, dans les pays capitalistes, par l'expansion des progrès technologiques et le développement des activités industrielles. Cette croissance rend possible une amélioration générale du niveau de vie, qui est elle-même facteur d'apaisement des conflits sociaux et de réduction des tensions idéologiques ; il en résulte, pour la masse des travailleurs, y compris les ouvriers manuels, une diminution de l'attrait du socialisme, spécialement dans sa version révolutionnaire. A compter du moment où le capitalisme se révèle capable de résoudre les problèmes que son fonctionnement avait fait naître, il ne s'agit plus tant de le remplacer par un autre système, au besoin selon des procédures violentes, que d'en améliorer la gestion, notamment du point de vue de la sécurité d'emploi des salariés. Dans cette optique, la baisse de la température politique et même l'intérêt moindre porté à la politique par différents groupes sociaux (syndicats ouvriers, dans plusieurs pays) ne sont pas des phénomènes fâcheux : ils expriment, en définitive, un renforcement de la cohésion sociale, celle-ci trouvant sa légitimation la plus profonde dans la certitude qu'il est possible d'améliorer progressivement le sort de tous, sans qu'il y ait, pour autant, nécessairement ou systématiquement, des perdants.

La croissance économique, il est vrai, augmente sans cesse la complexité de la gestion sociale dans son ensemble et, tout en laissant aux firmes privées l'essentiel ou la plus large part du pouvoir économique, l'État doit intervenir en permanence dans des domaines extrêmement nombreux pour y réaliser les ajustements indispensables. Mais ces ajustements ne posent pas - ou ne posent plus - en général, de questions de principe (c'est ainsi que les techniques de planification sont largement acceptées) : il s'agit normalement d'arrangements pratiques, que les techniciens publics sont les mieux placés pour promouvoir, en liaison avec les managers privés. Le déclin des luttes idéologiques permet justement aux hommes de l'appareil gouvernemental, tout particulièrement à ceux de la branche exécutive, de mieux se consacrer à de telles tâches qui exigent, pour être menées à bien, que le souci d'efficacité ait le pas sur les rivalités partisanes. Dès lors, l'intervention des techniciens, en tant qu'elle permet de tirer le meilleur parti des ressources collectives, est de nature à apporter une contribution précieuse -et éventuellement décisive - à la consolidation des idéaux démocratiques.

En définitive, d'après cette théorie, le système politique actuel des pays capitalistes, contrairement à certaines apparences (le déclin de l'institution parlementaire, par exemple), contient plus de démocratie authentique que les systèmes en vigueur dans les mêmes pays à des époques précédentes de l'histoire. Les partisans de cette analyse trouvent une preuve de la justesse de leurs vues dans l'extension spontanée du consensus en ce qui concerne la forme de l'organisation socio-économique ou, ce qui revient presque au même, dans la réduction constante du poids politique des extrémismes. Il est difficile, en effet, de réaliser une véritable démocratie tant qu'une fraction importante de la population se sent exclue du système politique et ne voit de possibilité d'améliorer la situation que dans la destruction radicale de l'ordre établi (cas de la classe ouvrière en Europe au XIXe siècle). L'existence du consensus, liée aux avantages matériels que procure la croissance économique, traduit précisément l'intégration ou la réintégration de tous les milieux ou groupes dans la collectivité nationale.

Dans l'esprit de ses promoteurs, ce schéma d'évolution s'applique d'abord aux pays capitalistes dont l'économie est évoluée (plusieurs estimant d'ailleurs que le terme « capitalisme » ne convient plus pour caractériser un tel système qui est, selon eux, d'inspiration mixte). Certains auteurs, toutefois, n'hésitent pas à l'étendre aux pays socialistes eux-mêmes : ils déclarent qu'au fur et à mesure de leur développement économique ceux-ci vont trouver, ou retrouver, des conditions politiques, sinon identiques aux pratiques en honneur dans les pays occidentaux, du moins relativement proches de ces pratiques. Ils signalent que, dans tous les pays caractérisés par un développement industriel important, les pratiques gouvernementales tendent à se rapprocher (par exemple : prépondérance des techniciens et des experts sur les militants et les idéologues). En définitive, on assisterait, sous l'impulsion du progrès technique, à une certaine unification des sociétés en ce qui concerne la structure des rapports de production.

Les quelques études sur l'URSS et la Yougoslavie que contient le présent volume ne permettent, certes, pas de trancher le problème ainsi évoqué. Les partisans de la thèse du rapprochement ont tendance à donner plus de place à la considération des moyens qu'à celle des fins : or, comme nous l'avons précédemment souligné, il est courant que des moyens identiques ou voisins soient mis au service de fins irréductibles les unes aux autres. Au surplus, même si l'on entend raisonner au seul plan des moyens, il reste difficile de comparer les systèmes politiques des pays capitalistes et des pays socialistes, l'analogie des formes pouvant s'accompagner de profondes différences dans la portée effective des pratiques considérées. Ces observations affaiblissent, sans nul doute, la portée du concept de société industrielle, que ses promoteurs emploient pour désigner toutes les sociétés, capitalistes comme socialistes, parvenues à un niveau suffisant de développement industriel. Sans reprendre ici les arguments échangés à ce propos, disons que, pour les marxistes, ce concept représente davantage un instrument idéologique qu'une catégorie d'analyse sociologique.

Quant à la théorie liant la consolidation de la démocratie politique à la réalisation de la croissance économique dans les sociétés capitalistes, elle contient, certes, des éléments plausibles mais, quoique assez répandue actuellement (plus d'ailleurs sous la forme d'un courant de pensée souple et diffus que dans une présentation systématique), elle est loin de faire l'objet d'un assentiment unanime. Il est facile de comprendre l'esprit et la valeur des critiques qu'elle soulève si l'on observe que tous les phénomènes sur lesquels s'appuient les déductions optimistes de cette théorie sont susceptibles de donner lieu àdes interprétations radicalement différentes.

Prenons, par exemple, le consensus, dont la réalisation est présentée par certains comme le signe ou le critère de la démocratisation du système. D'autres déclarent qu'il s'agit là simplement d'une manière nouvelle de désigner la vieille notion de conformisme social - ce conformisme que les couches dirigeantes s'efforcent sans cesse, avec un bonheur variable, d'inculquer aux classes non privilégiées et exploitées - et ils soulignent que, dans une société fortement inégalitaire, l'acquiescement donné par les faibles aux conceptions idéologiques des puissants ne saurait être interprété comme un indice de vitalité démocratique du système : en tant qu'il implique une renonciation plus ou moins complète à la lutte contre les privilèges, le consensus représente, au contraire, une renonciation à l'idéal démocratique.

Considérons maintenant l'intervention des techniciens, auxquels beaucoup savent gré de viser à accroître au maximum l'efficacité gouvernementale et le revenu social, sans se préoccuper des luttes partisanes. Ces éloges perdent beaucoup de leur valeur - ou, plus exactement, changent complètement de sens - si, à la suite de certains analystes du système politique, on admet qu'en régime capitaliste les techniciens gouvernementaux, loin de témoigner d'objectivité dans la gestion des ressources nationales, finissent par mettre, de plus ou moins bon gré il est vrai, l'essentiel de celles-ci au service des dirigeants capitalistes. Selon ce point de vue, le déclin de l'institution parlementaire, qui accroît la latitude de manoeuvre de la haute administration, a pour conséquence inévitable d'accentuer le caractère inégalitaire du système et d'en aggraver les aspects autoritaires.

Au total, les partisans de cette manière de voir soutiennent que, dans son état présent, le système capitaliste aboutit, sans doute de manière plus subtile que par le passé, à restreindre considérablement - et, parfois, à annuler totalement - le libre jeu des institutions représentatives. Et ils trouvent précisément des preuves de cette affirmation dans les écarts que révèle l'observation des faits entre les règles constitutionnelles et la morale civique officielle, d'une part, les pratiques réelles et les comportements effectifs, de l'autre. Selon eux, le défaut capital de la thèse de la démocratisation politique par la croissance économique est de supposer qu'à son stade actuel de fonctionnement le régime capitaliste provoque une réduction, voire une abolition, des barrières sociales, alors qu'il tend à les consolider et, en divers points, à les aggraver. Le problème est, dès lors, de déterminer les pratiques utilisées par la bourgeoisie pour susciter chez les membres des classes inférieures des comportements favorables à la perpétuation de ses privilèges.

Les philosophes ne cessent de nous mettre en garde contre l'extrême difficulté, sinon la quasi-impossibilité, de séparer la science des préférences ou préjugés idéologiques. La controverse dont on vient d'esquisser les termes montre bien que le problème est particulièrement aigu dans l'ordre de l'analyse socio-politique. On admettra donc que les matériaux fournis par les enquêtes de la Revue internationale des sciences sociales sont susceptibles d'interprétations globales différentes. Les articles réunis dans le présent volume nous apportent, néanmoins, une masse d'informations et une somme de réflexions qui, de toute manière, sont utiles à la connaissance des systèmes politiques contemporains. À ce titre, ils méritent une lecture attentive.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 26 janvier 2009 19:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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