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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La souveraineté de l'individu.
Essai sur les findements et les conséquences du nouveau libéralisme. (1987)
Conclusion


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre Lemieux (1987), La souveraineté de l'individu. Essai sur les findements et les conséquences du nouveau libéralisme. Paris: Les Presses Universitaires de France, 1987, 197 pp. Collection: “Libre échange”. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 10 octobre 2022 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[183]

La souveraineté de l’individu.
Essai sur les fondements et les conséquences

Conclusion


LE NÉOLIBÉRALISME

Ce livre a essayé de montrer que la souveraineté de l’individu, qui s’oppose à celle de l’État, relève à la fois de l’individualisme comme conception des droits de l’homme et du libéralisme économique comme théorie de l’ordre spontané. L’étiquette de néo libéra lis me nomme ces doctrines qui défendent la souveraineté individuelle.

Après avoir montré l’inadmissibilité de l’autre volet de l’alternative, qui est la souveraineté de l’État, nous avons vu que la souveraineté de l’individu s’appuie aussi sur trois grandes doctrines que nous avons exposées et critiquées : l’efficacité de l’ordre spontané, le contractualisme social et, enfin, les droits de l’homme qui sous-tendent, justifient, limitent et complètent les deux autres doctrines. En résumé, la souveraineté de l’individu se justifie parce qu’elle est efficace et parce que l’individu a des droits. Nous en avons déduit que l’État libéral est un État minimal institué par les individus qui respectent le droit afin de protéger la souveraineté individuelle. L’État libéral est financé par des impôts minimaux, non discriminatoires et constitutionnellement limités. Afin de maintenir l’État à l’intérieur de son domaine, il faut une constitution qui limite son pouvoir et sa capacité de lever des impôts. Pour protéger la souveraineté de l’individu et asseoir la constitution de l’État minimal, une nouvelle Déclaration des droits de l’homme est requise (dont le chapitre 6 donnait un aperçu).

La fonction de l’État est de protéger l’anarchie ordonnée qui dérive des droits individuels. Le public sert d’appui au privé, et non l’inverse.

[184]

POLITIQUE ET ÉCONOMIE

S’il est vrai que, de manière générale, le libéralisme du XXe siècle fut bancalement économique et que, à l’inverse, le libéralisme du XVIIIe (et des précurseurs du XVIe et XVIIe siècle) claudiquait parce qu’essentiellement juridique au mieux et purement politique au pire, le néolibéralisme du XXe siècle réconcilie les deux libéralismes. Le néolibéralisme réunit la loi naturelle des économistes et le droit naturel des philosophes. La dimension individualiste du néolibéralisme reprend le flambeau des droits de l’homme et, pour protéger ceux-ci, définit un État minimal ; sa dimension économique prolonge la tradition laissez-fairiste des libéraux français du XIXe siècle. Comme doctrine de la souveraineté de l’individu, le néolibéralisme réconcilie le libéralisme du XVIIIe siècle et celui du XIXe, la politique et l’économie, le droit et l’anarchie.

CONTRAT ET LIBERTÉ

Le néolibéralisme réconcilie aussi le contractualisme et la liberté, que le rousseauisme oppose. Comme l’a bien vu Jean-Marie Benoist [1], la version sophistiquée du contractualisme s’assimile à une théorie de l’ordre spontané : les institutions spontanées résultent d’un consensus, d’un contrat social implicite, sinon elles ne dureraient pas. Cependant, ce statu quo n’est libertaire qu’en fonction de droits individuels sous-jacents à l’ordre spontané du contrat.

Dans son livre fascinant, Jean-Marie Benoist tente de réinterpréter et de récupérer Rousseau comme théoricien libéral : « Mais sur le plan de l’enveloppe conceptuelle du libéralisme, nous ne pouvons pas faire l’économie de ce concept, inventeur de la liberté, qu’est le pacte d’association chez Rousseau. » Voici paradoxalement un théoricien qui veut amener Rousseau (« dont nous nous gardons bien, précise quand même Benoist, de faire un libéral quant au contenu de sa pensée ») dans le giron du libéralisme alors que, tout au contraire, des socialistes éclairés (comme Jacques Julliard [2]) se rapprochent du [185] libéralisme en bannissant Rousseau et sa souveraineté du peuple, antithèse de la souveraineté individuelle.

À l’instar des théoriciens du Public Choice, Benoist définit le contrat social comme l’acceptation tacite des contraintes étatiques, du statu quo politique : « Mais la force de la notion de contrat c’est qu’elle apparaît en filigrane ou négativement comme le sceau de notre libre appartenance : (...) je suis libre à tout instant de le dénoncer. (...) Je puis librement en sortir et renoncer à ma nationalité française (...) Il ne se passe pas un instant où, par notre participation aux actes de la cité libre où nous sommes, nous ne renouvelions tacitement le vœu de notre appartenance, car celle-ci ne nous est pas imposée » [3]... Le fait que je ne quitte pas ce pays alors que personne ne m’en empêche signifie que j’accepte ce qui est. Est optimal ce qui est, sinon cela ne durerait pas.

Il y a une faille dans cet ingénieux argument. Car le Français qui émigre subit des coûts pécuniaires et psychologiques. Et le Russe qui le veut peut aussi émigrer, les coûts n’en sont que plus élevés : il devra prendre des risques physiques, à moins qu’il ne devienne ambassadeur ou danseur international pour demander l’asile politique à la première occasion venue. Il est vrai que la présence de la contrainte physique dans ce dernier cas change la nature des coûts. Les contraintes qui découlent de la liberté égale de tous ne sont que des contraintes économiques ; le viol des droits, la coercition, participe d’une autre nature. Soit, mais alors la coercition domestique de l’État annule pareillement l’acceptation du contrat par les citoyens.

Vous vivez en paix chez vous et la majorité vous dit : « Nous vous exproprions. Ou bien vous refusez notre décision et vous émigrez. Ou bien vous ne partez pas, et cela signifie que, tout compte fait, vous acceptez globalement les conditions qui vous sont faites. » Vous acceptez, mais c’est sous la contrainte. Et si la contrainte par interdiction d’émigration vicie le contrat social, de même les autres formes de contrainte. Quand les autres contractants me disent : « Tu signes ou bien... », l’accord qui en résulte ressemble aussi peu à un contrat que mon choix devant la menace du brigand : « La bourse ou la vie ! ».

Le néo-conservatisme de Jean-Marie Benoist fait la part trop [186] belle à la politique. Il semble plaider pour certains privilèges corporatistes et une réglementation de la concentration industrielle. Et, critique du marché indifférent aux valeurs, Benoist érige pourtant le contrat au rang de fondement unique de la politique et du droit !

Si l’ordre spontané et le contrat social implicite jouissent du bénéfice du doute, un ordre accepté n’est pas juste pour autant. Une société libre revêt un aspect consensuel et contractuel : à preuve, notre volonté de supporter des gênes voire des violations de nos droits (jusqu’à un certain point) par déférence pour l’ordre dont nous profitons d’autre part ; on ne se bat pas toujours à mort pour des principes égratignés. Mais le contrat ne rend pas compte de tout.

Ultimement, le contrat se justifie par la liberté et la propriété, et non l’inverse. Le droit règle le contrat avant que le contrat ne crée du droit. Aux trois étapes du libéralisme isolées par Serge-Christophe Kolm, le libéralisme marchand, le libéralisme associatif et le libéralisme contractuel-social [4], il faut ajouter l’ultime fondement, la clef de voûte de tous les libéralismes : le libéralisme juridique, celui des droits individuels. Les individus négocient le contrat armés de leurs droits légitimes. Moyennant quoi, et c’est là une condition essentielle, la contribution libérale du contractualisme doit être reconnue.

ENTRE LA CONSERVATION
ET LA RÉVOLUTION : LE DROIT


Le néolibéralisme fait le pont entre la conservation et la révolution. Il est conservateur de ce qui doit être conservé, de ce qui a été produit par l’interaction libre des individus sur la base de leurs droits. Mais il est révolutionnaire en ce qu’il affirme les droits individuels contre tout ordre spontané, tout contrat social qui ne les respecteraient pas. Le néolibéralisme est conservateur des règles de la vie en société, la civilité, la morale, les bonnes manières, mais il reconnaît le droit de chaque individu d’ériger son libre arbitre devant elles. Entre la révolution et la conservation, le néolibéralisme jette les bases d’un anarchisme de droite.

Le droit est la charnière de cette réconciliation entre l’ordre et [187] l’anarchie. Comme l’affirme Jean-Marc Varaut [5], l’individu a droit au droit, c’est-à-dire à un ensemble de règles institutionnelles qui rendent sa liberté compatible avec celle d’autrui. La « juridification » de la société civile doit remplacer l’interventionnisme de l’État-Providence, où la loi n’est plus du droit mais seulement (citant Jean Carbonnier) « une façon pour l’État de donner des ordres ».

Si le droit peut remplacer l’État, il ne doit pas étouffer tout à fait l’anarchie. La conservation ne doit pas nier la révolution. Le libéralisme évitera le piège d’un légalisme à outrance [6] où, comme aux États-Unis, tout le monde peut poursuivre tout le monde pour un oui ou pour un non. Un tribunal du Maryland a jugé un fabricant d’armes à feu responsable des blessures infligées par l’utilisateur d’une de ces armes [7]. Les jugements qui nient la responsabilité du consommateur et son droit au risque ont provoqué une crise de l’assurance de la responsabilité civile dans ce pays. Des produits disparaissent du marché, comme les stérilets, retirés par les fabricants qui craignent les poursuites [8]. Les manies antidiscrimination sont pareillement liberticides. Un père empêché d’accompagner sa petite fille dans les cabines d’habillage pour femmes d’un grand magasin intente une poursuite pour discrimination sexuelle [9]. Sous le même prétexte, une mère californienne poursuit son coiffeur après avoir observé, chronomètre en main, qu’il faut moins de temps et qu’il coûte deux dollars de plus pour faire coiffer sa fille que son fils ; la propriétaire du salon de coiffure accepte un règlement à l’amiable et dédommage la plaignante parce qu’elle ne peut dépenser une fortune pour se défendre devant les tribunaux [10].

La réponse libérale à ces prétendus problèmes n’est pas juridique mais contractuelle. Si un produit ou une activité comporte certains risques et que vous choisissez de les courir, là s’arrête la responsabilité du fournisseur. Pourquoi un médecin qui voudrait éviter les coûts de l’assurance responsabilité n’aurait-il pas le droit d’offrir [188] ses services moins cher à des clients qui accepteraient en retour de renoncer à certains droits de poursuite ? Les clients seraient ainsi libres de choisir leur combinaison préférée de coût et de risque de non-compensation. Vous n’aimez pas les conditions ou les prix de telle boutique : allez ailleurs. Contre le contrat, les élucubrations des juges ne font pas du droit davantage que les dictats du prince. Il faut aussi rappeler qu’il y a des règles de vie en société (la morale, les bonnes manières, la civilité) qui ne sont pas du droit mais qui contribuent efficacement à la coopération sociale.

L’idée du « droit au juge » peut dégénérer en une sorte d’esthétique du procès, allant jusqu’à nier les avantages de l’arbitrage privé. Même chez des juristes libéraux, le droit tend parfois à déborder son domaine : « rééquilibrage » des contrats par le juge, réglementation des ententes commerciales, tribunaux administratifs. En vérité, le procès est un remède et non un élixir de jeunesse. Et le juge peut affaiblir la liberté au lieu de la protéger s’il n’est pas lié par une constitution libérale. Au Canada, pour de donner qu’un exemple, un juge a interdit au magazine libéral Liberté-Magazine d’utiliser le terme « liberté » dans son nom à la suite d’une poursuite intentée par une petite revue littéraire gauchisante s’appelant Liberté [11]. La menace du gouvernement des juges n’est pas purement imaginaire.

Avant que les contrats ne soient conclus, avant que les marchés ne fonctionnent, avant que l’État protecteur ne soit constitué, un droit subjectif définit la liberté individuelle. Le droit est le point fixe de la société, le conservateur de la révolution individualiste. Comme dit la merveilleuse sentence de Wittgenstein que Varaut a placé en exergue de son livre : « Si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds soient fixes. » La liberté tourne sur les gonds des droits individuels.

LE NÉOLIBÉRALISME
COMME LIBÉRALISME ARISTOCRATIQUE


Le néolibéralisme est aussi un anarchisme de droite en ce qu’il célèbre à la fois les droits égaux et la liberté aristocratique. Il y a en [189] effet un dilemme de la liberté : ou bien, égale et anarchique, elle risque de succomber sous les pressions politiques ou culturelles de la foule ; ou bien, aristocratique et droitière, elle est inefficace et anti-individualiste. La solution néolibérale donne une liberté à la fois égale et aristrocratique, anarchiste et droitière, efficace et individualiste.

Cette réconciliation s’accomplit de deux manières, à deux niveaux. Premièrement, au niveau de l’explication fondamentale de la société, elle découle de la restriction aux individus civilisés du pouvoir fondateur de la société politique. L’État participe de la triple nature d’un club d’individus civilisés, d’une institution juridique spontanée et d’une agence de protection dont les services sont retenus par des clients respectueux du droit. Seule est porteuse de valeur l’unanimité des individus qui respectent un droit fondamental antérieur à la société, ces individus que l’on peut appeler civilisés même si le terme ne prend sa pleine signification que dans la société civile. On postule des droits égaux pour tous les individus, mais le pouvoir (au sens d’influence sur le monde) appartient à l’aristocratie de ceux qui respectent le droit fondamental.

Quelle est la nature exacte de ce droit fondamental ? Comment identifie-t-on les individus civilisés ? Que reste-t-il aux autres comme garanties juridiques ? Heureusement, ces questions n’apparaissent pas aussi difficiles à régler dans la pratique d’une société libre qu’à résoudre en théorie. On reconnaît les fondateurs de la société chez ces individus qui manifestent par leur comportement envers leurs semblables une disposition à la coopération libre par opposition à la violence, qui suivent volontairement des règles minimales de vie en société, qui respectent leurs contrats, qui sont loyaux, qui se reconnaissent un devoir d’assistance minimale envers les autres, bref ceux qui sont capables de vivre dans la société libre qui dépend de leur consentement. Les individus civilisés forment l’élite naturelle de l’humanité, ce sont eux qui (comme on dit maladroitement) « font marcher » la société, de l’ouvrier qui gagne honnêtement son pain au dirigeant de multinationale responsable de la prospérité de milliers d’hommes. Les autres, les brutes et les barbares, ne collaborent à la vie en société, quand ils y collaborent, que parce qu’on les empêche de vivre de rapines et de violence. C’est pour se protéger contre eux que les individus respectueux du droit font appel à l’État, qui doit quand même agir envers tous dans les formes, de [190] peur que le protecteur ne devienne le plus dangereux des agresseurs.

À la fois libéral et individualiste, le néo libéra lis me réconcilie la liberté de tous et l’aristocratie des meilleurs, l’égalité formelle et l’inégalité matérielle, Proudhon et Nietzche. Dans cette perspective, l’égalité des droits individuels est profondément compatible avec leur exercice diversifié et inégal. La possibilité de la liberté est renforcée par le désir de certains individus de ne pas exercer tous leurs droits, de préférer la sécurité à l’aventure ; mais elle dépend également de la volonté des meilleurs d’aller jusqu’au bout de l’affirmation de leurs droits, comme chez l’individu qui refuse de s’identifier à un agent de police quand la loi ne l’y oblige pas.

D’où un deuxième mode de réconciliation néolibérale entre l’égalité et l’aristocratie. Tout naturellement dans une société individualiste et capitaliste, la liberté égale ne sera pleinement utilisée que par ceux qui l’assument totalement. Les individus qui pousseront au maximum l’exercice de leurs droits sont ceux qui sont le plus efficaces dans la société libre, ceux qui font le meilleur usage de leur liberté. Les plus efficaces dans la liberté en seront naturellement les plus grands utilisateurs. Au contraire, ceux qui n’emploient pas leur liberté dans l’intérêt de leurs semblables auront moins d’occasions d’exercer leurs droits. On le voit bien au niveau du marché : ceux qui offrent les services les plus utiles aux autres obtiennent davantage en rémunération.

Selon Bertrand de Jouvenel, la liberté antique était véritablement liberté pour les quelques aristocrates qui pouvaient la faire respecter [12]. Il explique qu’aucun des effets pervers de la liberté social-démocrate ne se manifesta parce que les titulaires de l’ancienne liberté l’exerçaient dans des conditions qui en prohibaient l’usage déstabilisateur : les hommes libres étaient tenus strictement responsables de leurs actes (le citoyen romain doit honorer ses engagements quelles qu’en soient les conditions, même s’ils ont été conclus sous la contrainte, etiamsi coactus), les formes juridiques et sociales étaient omniprésentes, les classes sociales organisaient la ségrégation des individus selon leur capacité d’user de la liberté (ségrégation qui, fondée sur la naissance, n’était cependant pas efficace, notons-le bien), et les inégalités de fortunes se maintenaient dans les limites du tolérable. Quand ces conditions se furent affaiblies et que le [191] pouvoir eut sombré dans le clientélisme et le providentialisme étatique, la liberté antique, aussi limité fût-elle, s’évanouit.

On peut montrer qu’une société néolibérale nourrit précisément ces conditions jouvenelliennes de la liberté, qu’elle réunit les avantages de la moderne liberté égale et de l’antique liberté aristocratique. Dans un régime capitaliste, l’individu, comme le consommateur, est forcément responsable de ses actes libres. Les classes sociales spontanées qui se font et se défont librement permettent une ségrégation volontaire des individus en fonction de leurs préférences et de leurs capacités. L’importance du droit, à la fois au sens du mécanisme régulateur de la loi et du droit individuel fondamental, favorise le respect des formes. La concurrence du marché prévient la concentration des fortunes, qui est plutôt le résultat des privilèges étatiques. Enfin, le pouvoir politique étant limité, le clientélisme étatique ne trouve pas de terrain d’éclosion.

Le socialisme, liberté assistée par l’État, est une parodie de liberté. Au contraire, la souveraineté de l’individu construit une liberté responsable et inséparable des valeurs morales : ouverture à la coopération, honnêteté, respect des engagements, loyauté, vérité, éducation des enfants, etc. Ceux qui ne respectent pas ces valeurs de responsabilité seront moins efficaces parce qu’ils n’obtiendront pas la coopération volontaire d’autrui. La liberté assistée de la social-démocratie, décrite par Gilles Lipovetsky [13], se présente au contraire comme un narcissisme vide, moche, impuissant devant l’effacement de la totalité sociale, une morale de girouette, une attitude de consommateur de sécurité sociale et de garderies publiques.

ÉLOGE DU FLOU CRÉATEUR

À moins que l’argumentation de ce livre ne recèle des failles majeures, le lecteur accordera que l’approche néolibérale, qui est anarchiste et individualiste, contraste radicalement avec la vision traditionnelle de l’État et de la société. Mais si, sous le soleil de la souveraineté individuelle, les problèmes usuels apparaissent sous un [192] jour tout à fait nouveau, il arrive pourtant que leurs solutions empruntent à des idées plus conventionnelles. Fallait-il un détour si périlleux dans le néolibéralisme pour aboutir aux mêmes conclusions que telle version du libéralisme classique ? Le néolibéralisme souffre-t-il d’une flexibilité justificatrice exagérée ? Considérons les exemples suivants [14].

John Locke défend la théorie fondamentale selon laquelle la propriété privée des choses découle de la propriété privée de la personne et participe de son absolutisme. Puisque vous êtes propriétaire exclusif de votre personne, votre travail vous appartient et toute chose non possédée à laquelle vous l’appliquez devient pareillement votre propriété absolue. Ignorons les difficultés de la définition du travail : vous défrichez mille hectares non possédés, ils vous appartiennent derechef ; mais quid si vous êtes peintre et que vous travaillez plutôt à peindre les paysages de cette terre : en devenez-vous propriétaire pour autant ? Et si vous clôturez un pré, est-ce l’ensemble de la surface enceinte ou seulement le périmètre sous la clôture qui tombe dans votre domaine ? Ce qui nous préoccupe ici relève plutôt de l’indétermination qu’introduit la fameuse condition lockéenne d’appropriation : par votre travail, vous appropriez toute chose non possédée, dit Locke, « au moins s’il en reste assez et d’aussi bonne qualité en commun pour les autres » (« at least where there is enough, and as good left in common for others ») [15].

Quelles sont les implications de cette inquiétante condition ? Nozick en suggère quelques-unes : le droit du propriétaire de la seule île dans les parages ne lui permet pas de repousser comme un intrus le naufragé qui y accoste ; la protection des inventions et la limitation temporelle des brevets répondent à la propriété privée des idées et à la nécessite concurrente de ne pas défavoriser ceux qui auraient autrement profité de la même découverte réalisée indépendamment plus tard [16]. Mais la condition lockéenne n’implique-t-elle pas aussi que les jardins privés doivent être contre-balancés par des parcs [193] publics ? Irait-elle aussi loin que de stipuler que vous ne pouvez posséder une maison de campagne à moins que quiconque n’ait accès à un refuge similaire ? Entre les deux extrêmes du tout privé et du tout public, il demeure, même chez Locke, une indétermination qui peut servir à rationaliser bien des choses.

Deuxième exemple : la théorie rothbardienne ou nozickienne de la réparation des injustices passées pourrait justifier la redistribution [17]. Murray Rothbard prétend que toute chose non possédée devient inconditionnellement la propriété absolue de celui qui y mêle son travail. Tout échange libre intervenant par la suite transfère des droits de propriété absolus sur les choses échangées. De Locke à Rothbard en passant par Nozick, toute théorie propriétariste de la justice comprend aussi un principe de réparation des injustices passées : la victime d’un vol ou ses héritiers ont le droit de reprendre ce qui leur a été usurpé. Tout va bien si le vol est bien localisé dans le temps et dans l’espace : si François a volé votre grigri, vous ou votre agence de protection avez le droit de le forcer à le restituer (en plus des sanctions pénales). Mais disons que 1 000 individus ont été réduits en esclavage il y a 500 ans ; ou que, depuis 100 ans, l’État exproprie les ouvriers des fruits de leur travail au moyen d’impôts spoliateurs ou en les empêchant de créer leurs propres entreprises ou de placer leurs économies dans des banques suisses. Comment obliger les héritiers des exploiteurs à restituer les biens qui appartiennent de droit aux héritiers des exploités ? Des restitutions individuelles étant difficiles, serait-on justifié de redistribuer des revenus aux catégories d’individus les plus susceptibles d’avoir été affectés ? Peut-on ainsi justifier des transferts aux pauvres parce que ceux-ci ont vraisemblablement été les principales victimes de l’école publique et des restrictions à l’emploi qui constituent l’effet pervers des politiques étatiques ? Les héritiers des chefs syndicaux et ceux des fonctionnaires de l’Education nationale devraient-ils dédommager les fils d’ouvriers ? Ou peut-être, craignant les mécanismes institutionnalisés de redistribution, devrait-on effectuer un transfert unique de la richesse des exploiteurs aux exploités ? Par exemple, les consommateurs recevraient en partage la propriété des entreprises ayant bénéficié du protectionnisme. Comme la violation des [194] droits par l’État a été générale, serait-il légitime de tout recommencer ab nihilo au moyen d’une grande redistribution égalitaire à partir de laquelle une société libre pourrait démarrer dans des conditions justes ? Mais comment épargner les individus qui ont acquis leur richesse sans malversations ni prébendes étatiques ? Toutes questions étranges et complexes qui se posent dans un cadre néolibéral voire libertarien très orthodoxe.

Une autre justification inattendue de l’intervention étatique découle de la construction nozickienne de l’État minimal à partir d’une théorie complexe du risque qui rationalise aussi l’assurance obligatoire des risques que certaines activités imposent à autrui [18]. Dans l’état de nature, il est légitime (pour quiconque) d’interdire les activités qui font courir des risques à des tiers qui ne pourront être dédommagés soit parce que les responsables ne sont pas solvables (ou ne sont pas assurés), soit parce qu’aucune assurance responsabilité ne peut compenser les dommages éventuels. La légitimité morale de cette prohibition exige cependant une condition : que les individus désavantages par la prohibition soient dédommagés par ceux à qui elle assure un risque réduit et la tranquillité d’esprit. Or, le dédommagement payé peut servir à souscrire une assurance (quand les risques sont assurables) et, par conséquent, à lever l’interdiction. Dans les situations qui le justifient, on peut donc considérer comme tout à fait équivalentes, d’une part, la prohibition avec dédommagement et, d’autre part, la fourniture publique d’assurance responsabilité. L’État minimal a le droit d’interdire certaines activités risquées non assurées pourvu qu’il dédommage ceux qui sont ainsi défavorisés, ce qui revient à dire qu’il peut légitimement fournir une assurance aux responsables d’activités risquées qui n’ont pas les moyens de s’assurer. Se justifieraient ainsi, en vertu des principes libertariens les plus orthodoxes, l’assurance automobile obligatoire (privée mais subventionnée le cas échéant) voire l’obligation de l’assurance maladie si les non-assurés risquent de devenir un fardeau pour les contribuables (on notera que cette assurance obligatoire s’obtient automatiquement par l’intermédiaire de la partie de l’impôt général qui sert à l’assistance publique, comme il ressort du chapitre 4).

Troisième exemple. La redistribution pourrait aussi se justifier par la volonté des redistributeurs de soudoyer les barbares qui mena [195] cent la paix publique et leur liberté. Les civilisés, c’est-à-dire les individus respectueux du droit, constituent l’État pour se protéger contre les barbares. Comme nous l’avons vu, il n’est pas question de céder à leur chantage, mais de se protéger contre eux. L’État créé, cependant, le problème rebondit. Car supposons qu’il coûte moins cher d’acheter la paix auprès des criminels que de financer un système de protection policière et de répression judiciaire. Chaque individu respectueux du droit ne serait-il pas tenté de choisir l’option du soudoiement, le pot-de-vin plutôt que la massue ? Ainsi une multinationale soudoie-t-elle les bureaucrates des républiques de bananes pour les empêcher de nuire. Ainsi, je présume que parfois les services secrets achètent des tyrans étrangers pour mieux les contrôler. N’est-ce pas là une méthode de légitime défense efficace et préférable à la force ? Les individus respectueux du droit ne consentiraient-ils pas unanimement à des pots-de-vin qui leur coûteraient moins cher que la police ? Peut-être, mais ce n’est pas certain et ce, pour des raisons semblables à celles que nous avons déjà évoquées à l’encontre du contrat social redistributif. Certains individus (en vérité, il suffit d’un seul) considéreraient immoral de soudoyer des bandits, ils soutiendraient que cela revient à céder au chantage et à l’intimidation, que la justice appelle la force contre les criminels, quoi qu’il en coûte pour la paix sociale et une guerre nucléaire dût-elle en résulter. On peut aussi croire que, au-delà d’une certaine limite, des accommodements avec les barbares ne feront qu’attiser leurs appétits. On ne doit pas accepter n’importe quel compromis ni céder à n’importe quel chantage. Mais une zone floue demeure : une certaine redistribution du revenu (serait-ce celle qui résulte de l’assistance publique minimale évoquée au chapitre 4 ?) ne se justifie-t-elle pas comme moyen d’autodéfense ?

Il y a du jeu dans la liberté individuelle. Parfois même, la protection des droits individuels semble entrer en conflit avec l’anarchie de l’ordre spontané : à preuve, la généralisation du piratage des logiciels micro-informatiques au détriment de ceux qui en réclament la propriété — c’est notre quatrième exemple. Dilemme en apparence cornélien : ou bien on renonce à ce qui apparaît comme une protection légitime des droits de propriété du concepteur et de l’inventeur ; ou bien on réglemente étroitement des transactions et des activités privées d’apparence anodine. Ejan Mackaay soutient qu’en cas de doute, il faut laisser faire, que le droit se développera spontanément [196] et efficacement à partir des efforts des producteurs de logiciel pour protéger privément leurs droits [19]. C’est comme si, à la frontière de la technologie et de l’aventure humaine, une zone floue entourait les droits individuels, et que ce flou était créateur de nouvelles méthodes pour internaliser ce qui est internalisable et diffuser le reste dans la civilisation.

Le flou, le doute, la diversité sont créateurs. Le néolibéralisme favorise la liberté individuelle, qui est l’ordre spontané et le droit individuel, mais tout n’est pas fixé à l’avance, la voie n’est pas toute tracée et, sur le fond de droits individuels stricts et infrangibles, ondule l’aurore boréale de la liberté à faire et des droits à préciser. Le flou créateur apporte un ingrédient essentiel à la société libre. Ici, du reste, il faut mentionner que, contrairement au libertarisme (ou « libertarianisme ») extrême et à l’anarcho-capitalisme [20], le néolibéralisme se prononce davantage en faveur de la liberté que contre l’État  ; l’État, s’il est limité, décentralisé et minimal, contribue au flou créateur de la liberté individuelle.

Si le néolibéralisme justifie certaines interventions étatiques, de l’assistance publique à la protection limitée des inventions en passant par des obligations d’assurance, c’est pour les bonnes raisons, soit d’assurer le fonctionnement de l’ordre spontané et de protéger les droits individuels. Par cela même, les théories néolibérales, en même temps qu’elles reconnaissent des domaines d’intervention publique, en fixent les limites : la redistribution ne peut outrepasser les préférences des donateurs ni violer les principes généraux du droit (la présomption d’innocence, par exemple), la propriété ne sera pas limitée au-delà de ce que les autres ont besoin pour survivre, les assurances obligatoires ne concerneront que les activités risquées pour les tiers, le paternalisme imposé ne s’appliquera qu’aux enfants, le public sert d’appui au privé, etc.

Au-delà du problème des limites exactes de l’État minimal dans la protection de la souveraineté de l’individu, une société libre représente un formidable processus de recherche pour la satisfaction [197] des préférences légitimes des individus. Il existe des terrains vagues de l’épistémologie, des incertitudes de la raison, des zones floues entourant les droits individuels, des aléas des personnes. Devant ces indéterminations inséparables de la condition humaine, il importe de préserver la matrice des expériences individuelles et des choix diversifiés, d’éviter les normes autoritaires qui limiteraient les possibilités d’expérimentation et d’information dont le marché fournit le meilleur exemple. Les institutions doivent reconnaître et favoriser le flou créateur, l’indétermination qui permet à la fois la règle et l’exception, elles doivent être biaisées dans le sens de la décentralisation, de l’entrepreneurship et du doute créateur.

Dans l’indétermination des théories et l’incertitude existentielle, le néolibéralisme, en établissant la souveraineté individuelle, fournit un terrain de réconciliation aux théories libérales, un ancrage inamovible aux arrangements politiques et un formidable mécanisme de recherche et de création pour le développement et le bonheur de cette réalité incontournable qu’est l’individu.



[1] Jean-Marie Benoist, Les outils de la liberté, Paris, Laffont, 1985.

[2] Jacques Julliard, La faute à Rousseau. Essai sur les conséquences historiques de l’idée de souveraineté populaire, Paris, Seuil, 1985.

[3] Jean-Marie Benoist, op. cit., pp. 97-99.

[4] Serge-Christophe Kolm, Le contrat social libéral. Philosophie et pratique du libéralisme, Paris, PUF, 1985. Au sujet de ce livre, voir la note 17 du chapitre 3.

[5] Jean-Marc Varaut, Le droit au droit. Pour un libéralisme institutionnel, Paris, PUF, 1986.

[6] Comme en semble parfois coupable Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, Paris, PUF, 1985.

[7] « Torts Control », éditorial du Wall Street Journal, 4 février 1986.

[8] Frank E. James, « With Most Contraceptive Tests on Hold, Couples Face Grim Birth-Control Choices », Wall Street Journal, 17 avril 1986.

[9] Wall Street Journal, 6 février 1986.

[10] Michael Siconolfi, « If a Woman With a Stopwatch Asks for a Shave, Give Her One », Wall Street Journal, 30 septembre 1985.

[11] Voix Libre-Magazine, no 3, avril 1980, pp. 4, 12 et 17 ; et no 6, août 1980, p. 6. Notons que le format, la diffusion et l’audience naturelle des deux publications ne pouvaient prêter à confusion.

[12] Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, Paris, Pluriel, 1972, p. 513 sq.

[13] Gilles Lipovetsky, L'ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1984. Sur l’individualisme libéral, voir le remarquable livre d’Alain Laurent, De l’individualisme, Paris, PUF, 1984.

[14] Le livre de Serge-Christophe Kolm cité plus haut illustre la question posée ici puisque ses justifications de l’intervention étatique sont plutôt élastiques. Mais cet ouvrage expose aussi des idées intéressantes sur plusieurs des exemples particuliers dont nous traitons ci-après.

[15] John Locke, Two Treatises of Governement (1690), New York, New American Library, 1965, II, 27, 38 et passim. Voir aussi Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books, 1974, pp. 174-182.

[16] Nozick, op. cit., pp. 180 et 182.

[17] Murray Rothbard, The Ethics of Liberty, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1982, p. 51 sq. ; et Nozick, op. cit., p. 231.

[18] Nozick, op. cit., p. 115.

[19] Ejan Mackaay, communication à l’Université d’Eté de la Nouvelle Economie, Aix-en-Provence, septembre 1985 ; et Les biens informationnels, ou le droit de suite dans les idées, texte préparé pour le séminaire international du CNRS sur les productions immatérielles, Paris, 12-15 novembre 1984.

[20] Le caractère liberticide du libertarisme anarcho-capitaliste est brillamment soutenu par Peter Schwartz dans son article « Libertarianism : The Perversion of Liberty », The Intellectual Activist, vol. III, nos 19-20, 10 mai 1985, pp. 2-15.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 10 octobre 2022 11:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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