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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Richard Langlois, “Réforme des programmes sociaux: l'État social hors de prix ?” in revue Interventions économiques pour une alternative sociale, no 27, printemps 1996, pp. 87-100. [Autorisation de Diane-Gabrielle Tremblay, économiste à l'Université TÉLUQ le 25 septembre 2021.]

[87]

Richard LANGLOIS

Économiste à la Centrale des Syndicats du Québec (CSQ)

Réforme des programmes sociaux :
l’État social hors de prix ?


In revue Interventions économiques pour une alternative sociale, no 27, printemps 1996, pp, 87-100. Montréal, 147 pp. Numéro intitulé : “Assistance sociale, la solidarité à l’épreuve.”

Sur la couverture du livre vert du ministre Axworthy traitant de la réforme des programmes sociaux, il était écrit en grosses lettres : PROGRAMME : EMPLOI ET CROISSANCE. On avait beau chercher les mesures concrètes de création d’emplois dans le document gouvernemental, c’était peine perdue. Il s’agissait plutôt d’un autre de ces projets qui visent avant tout à réduire les ressources de l’État social tout en soumettant davantage le dispositif de protection sociale à la philosophie du workfare, de plus en plus à la mode en Amérique du nord. Il faut aussi savoir que ce document fait partie d’une trilogie qui expose la stratégie économique du gouvernement fédéral et dont les programmes sociaux constituent un volet clé. À l’instar de nombreux États occidentaux, Ottawa cherche d’une part, à réduire son niveau d’endettement par le biais de coupures massives dans ses dépenses sociales et d’autre part, à réduire les charges sociales des entreprises canadiennes qui s’estiment défavorisées par rapport à la concurrence étrangère. Sous le couvert d’une fausse opération de modernisation, la crise de légitimité de l’État social se poursuit donc de plus belle et le remodelage du dispositif s’effectue en semant de nombreuses victimes sur son passage. Les provinces bien sûr, qui sont déjà coincées dans un étau financier intenable mais surtout, les centaines de milliers de sans-emploi pour qui la protection sociale apparaît de plus en plus comme un privilège et de moins en moins comme un droit. Telle une épée de Damoclès trop longtemps suspendue, la menace est finalement tombée. Les règles du jeu en matière [88] de protection sociale seront désormais radicalement changées. Compétitivité et lutte au déficit obligent ! Du moins, à ce qu’on dit...

Se rafraîchir la mémoire

Il est assez loufoque que les conservateurs aient subi une véritable raclée lors de la dernière élection fédérale en grande partie parce qu’ils avaient laissé planer l’hypothèse d’une réforme restrictive des programmes sociaux, sans vouloir aborder explicitement ce thème en cours de campagne électorale. Surtout que pendant ce temps, les libéraux eux, esquivaient habilement la question et on ne trouvait nulle trace de projet majeur de modifications des politiques sociales dans leur fameux livre rouge.

Or, l’élection était à peine passée que le ministre fédéral des Ressources humaines, Lloyd Axworthy, annonçait avec tambours et trompettes un vaste exercice visant à « moderniser et à restructurer les programmes sociaux canadiens ». Après une première phase de consultations menée d’un océan à l’autre à un train d’enfer, le ministre a déposé un document de consultation à l’automne 1994 intitulé La Sécurité sociale dans le Canada de demain, un document entièrement rédigé au conditionnel, qui posait une myriade de questions sans vraiment proposer des options arrêtées. Et bien que le document n’offrait aucune analyse chiffrée des divers scénarios envisagés, une des clés de ce projet était certes ce graphique qui nous montrait l’ascension presque continue des dépenses reliées à l’assurance-chômage et à l’aide sociale en relation avec le PIB et ce, depuis une vingtaine d’années. Puis cette courte phrase qui mettait brutalement les pendules à l’heure :

La réforme de la sécurité sociale doit s’inscrire dans le cadre des paramètres financiers nécessaires pour atteindre l’objectif gouvernemental de réduction du déficit à 3% du PIB d’ici 1996-1997 [1].

Même si le ministre Axworthy niait qu’un mémorandum confidentiel du cabinet Chrétien — révélé par le Toronto Star — ait une quelconque valeur, le budget Martin de 1995 allait confirmer un peu plus tard les appréhensions entretenues par plusieurs. Selon la note du Star, Ottawa avait déjà prévu que la réforme devrait permettre d’économiser d’ici 1999, 7,5 milliards de dollars sur les 38 milliards de dollars consacrés annuellement aux programmes sociaux. Or, non seulement le budget Martin a-t-il confirmé la mise en œuvre de telles coupures au titre du Régime d’assistance publique du Canada (RAPC) et du Financement des programmes établis (FPE), mais il a aussi annoncé une réforme majeure de l’assurance-chômage, devant  [89] se traduire par une baisse d’au moins 10% de son enveloppe d’ici quelques années. Cet assujettissement évident du projet Axwothy au cadre financier du gouvernement, de même que l’implication grandissante du ministre des Finances dans le dossier, ont fortement teinté la démarche gouvernementale qui a abouti au projet de loi C-111.

De quoi parle-t-on au juste ?

Même si le ministre des Ressources humaines parlait d’une réforme de l’ensemble du régime de sécurité sociale, deux importants volets n’étaient pas scrutés dans son livre vert, soient les régimes de retraite et les dépenses fédérales de santé. Ils représentent pourtant des montants importants dans les dépenses de programmes d’Ottawa, comme l’illustrent les données suivantes.

Dépenses fédérales au titre
des programmes sociaux en 1994-95
(en milliards $)

Prestations aux personnes âgées

20,6

Assurance-chômage *

15,6

Financement des programmes établis

Santé

7,3

Enseignement postsecondaire*

2,3

Régime d’assistance publique du Canada*

7,4

Autres

5,3

Total

58,5

Note : les programmes marqués d’une astérisque ont fait l’objet de la consultation fédérale dans le cadre de la réforme Axworthy.


Afin de mieux comprendre le sens et les objectifs qui sous-tendent le projet de réforme, il importe, comme nous l’avons souligné précédemment, de le situer dans le cadre de la politique économique du gouvernement fédéral dont les grandes lignes furent dévoilées dans trois documents lors de l’automne 1994. Regroupés autour d’une stratégie globale ayant pour thème « Programme : emploi et croissance », le gouvernement libéral reprenait essentiellement les mêmes grands axes que son prédécesseur : création d’un climat propice à l’entreprise privée, ouverture des marchés, amélioration des compétences, accent sur l’innovation, révision du rôle de l’État, lutte au déficit, etc. [2] Le schéma suivant résume ce cadre fédéral.

[90]

Cadres d’emplois et de croissance

Source : Gouvernement du Canada, Programme emploi et croissance : un nouveau cadre de politique économique, Ottawa, 1995.


Dans cette perspective, des programmes sociaux tels l’assurance-chômage et l’aide sociale deviennent davantage des instruments de relance économique et d’adaptation à la concurrence internationale exacerbée, que des outils palliant l’insécurité économique grandissante d’une population bousculée par la restructuration économique. Cette vision est d’ailleurs conforme à l’analyse et aux conclusions qui émanaient de la conférence du G-7 sur l’emploi tenue à Détroit en mars 1994 ainsi que du Sommet du G-7 à Naples l’été suivant. Conséquemment, l’incitation au travail, la réduction des charges salariales des entreprises et la guerre au déficit budgétaire demeurent plus que jamais des priorités dans l’agenda fédéral.

Du projet Axworthy au budget Martin :
les choses se précisent.


On l’a dit, le livre vert ne présentait que des hypothèses, et n’incluant aucun plan précis de réforme sociale. Mais c’est l’armature qui importait et non tous ces scénarios tels un revenu minimum garanti ou encore un programme d’assurance-chômage « à deux vitesses », qui à force d’hypnotiser les observateurs, leur ont peut-être fait perdre de vue l’essentiel, à savoir que le gouvernement libéral, loin de renoncer à l’approche du « workfare » dont raffolaient les conservateurs, a décidé de s’y engouffrer davantage. Et sur le dos des provinces de surcroît !

[91]

Personne ne peut s’opposer à l’idée « d’aider les gens à se trouver et à conserver un emploi », la prétendue idée centrale du livre vert. Après tout, la meilleure sécurité du revenu ne repose-t-elle pas sur l’accès à un emploi de qualité ? Là où le bât blesse toutefois, c’est lorsqu’on mise essentiellement sur le relèvement de l’employabilité des sans-emploi pour combattre le chômage et l’exclusion. Cette forme de pensée magique, en vertu de laquelle le marché s’occupera du reste en créant de bons emplois en volume suffisant, a pourtant fait long feu.

Rappelons à cet égard qu’avant de passer dans le collimateur, le Conseil économique du Canada a montré comment le marché du travail canadien s’est tertiarisé et polarisé depuis vingt-cinq ans [3]. Le secteur manufacturier n’a cessé de perdre des plumes tandis que l’emploi tertiaire s’est surtout concentré dans les services traditionnels. Résultat : la proportion des emplois non standards (instables et à bas salaires) a fortement augmenté et la répartition des revenus d’emploi s’est sensiblement polarisée.

De toute façon, croire que le relèvement des compétences peut suffire à redresser la situation du marché du travail équivaut à croire que l’offre d’emplois crée automatiquement la demande d’emplois, une théorie qui a passablement de plomb dans l’aile. C’est d’ailleurs ce genre de logique qui a inspiré la dernière réforme de l’aide sociale au Québec avec les résultats désastreux que l’on connaît aujourd’hui : explosion du nombre d’assistés sociaux, faible taux de réinsertion sur le marché du travail, ballottement d’un programme à l’autre. Un échec tellement cuisant que la ministre québécoise de la sécurité du revenu a récemment donné le signal d’une autre réforme majeure. Mais qu’importe, malgré l’inefficacité notoire de ces stratégies, Ottawa prend aussi le virage de l’employabilité.

Les fameuses mesures actives — par opposition à l’aide financière passive — n’ont pas fini de faire couler de l’encre, car Ottawa a clairement manifesté son intention de les financer à même la caisse du régime d’assurance-chômage, une caisse à laquelle, rappelons-le, il ne contribue plus depuis quelques années. De là à conclure que la formation des sans-emploi sera financée avec l’argent découlant des coupures dans les prestations des bénéficiaires de l’assurance-chômage, il n’y a qu’un pas qu’entend bien franchir le gouvernement fédéral, comme le précise le budget Martin de 1995.

S’inspirant des mesures annoncées dans le budget de 1994, le ministre du Développement des ressources humaines déposera des mesures législatives à l’automne afin de modifier encore davantage le Régime d’assurance-chômage. Les fonds consacrés aux aspects du régime qui [92] créent la dépendance et répriment l’énergie économique du pays seront plutôt affectés à des programmes destinés à accroître l’employabilité [4].

En 1994, ces mesures intérimaires à portée clairement restrictive avaient permis au gouvernement fédéral d’économiser 725 millions de dollars en 1994-1995 et 2,4 milliards de dollars par année ensuite. Or, les provinces ont largement écopé pour cette autre réforme qui a eu pour effet de gonfler les clientèles de l’aide sociale et conséquemment, les coûts des budgets sociaux provinciaux. Le Québec en sait quelque chose, lui qui malgré une reprise économique déjà vieille de trois ans et un taux de chômage diminuant progressivement, a néanmoins vu son nombre de bénéficiaires d’aide sociale continuer de croître pour dépasser les 800 000 personnes, un sommet. Que l’évolution de la clientèle de l’aide sociale n’ait pas fléchi en phase ascendante du cycle économique nous en dit long sur l’opération de délestage que mène Ottawa sur le dos des provinces depuis quelques années.

Or, ces dernières ne sont pas au bout de leurs peines puisque parallèlement à l’annonce de la réforme de l’assurance-chômage — sur laquelle nous reviendrons —, le dernier budget fédéral a modifié en profondeur les transferts sociaux aux provinces en fusionnant le Régime d’assistance publique du Canada et le Financement des programmes établis pour créer le Transfert social canadien (TSC). Comme on s’en doute, en période d’austérité, cette « modernisation » a servi de prétexte au fédéral pour sabrer davantage dans les enveloppes destinées aux provinces.

Création du TSC :
la lutte au déficit s’accélère


Suite au budget Martin et à l’adoption du projet de loi C-76, les principaux transferts aux provinces dans le cadre du RAPC et du FPE seront restructurés et fusionnés dans un seul programme à partir de 1996-1997 : le Transfert social canadien.

Rappelons que les principaux programmes de transferts fédéraux sont la péréquation, le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC) et le Financement des programmes établis (FPE), qui représente la contribution fédérale au financement de la santé et de l’éducation postsecondaire.

Or, en annonçant des modifications majeures au financement de ces programmes, le dernier budget fédéral a totalement modifié les règles du jeu, car le niveau total du TSC n’atteindra que 26,9 milliards de dollars en 1996-1997, soit 2,5 milliards de dollars de moins [93] que ce qui était prévu dans le cadre du FPE et du RAPC. La répartition de ces coupures entre les provinces s’effectuera au prorata de leurs droits totaux au FPE et au RAPC en 1995-1996. En outre, cela représentera un manque à gagner pour le Québec de quelque 650 millions de dollars.

La création du Transfert social canadien
(en millions $)

1993-94

1994-95

1995-96

1996-97

1997-98

Accords actuels

RAPC

7 719

7 952

7 952

FPE-Ens.postsec.

6 108

6 177

6 251

FPE-Santé

15 128

15 299

15 483

Total

28 955

29 428

29 686

Transfert social canadien

Droits totaux

26 900

25 100

Transferts financiers

12 363

9 364

Source : Plan budgétaire 1995 du gouvernement fédéral.


En 1997-1998, les droits totaux des provinces au titre du TSC ont été fixés à 25,1 milliards de dollars, soit 4,5 milliards de moins qu’en vertu du régime actuel. Toutefois, comme le budget Martin n’a pas spécifié le mode de répartition interprovinciale du TSC, une bataille épique est à prévoir entre Ottawa et les provinces. Selon le critère retenu, le manque à gagner pour le Québec pourrait osciller entre $1,2 milliard et $1,8 milliard pour cette seule année !

Lorsqu’on parle des transferts fédéraux, il faut distinguer les droits totaux des montants effectivement versés par le fédéral, en l’occurrence les transferts financiers. En 1995-1996, presque deux-tiers des droits totaux des provinces, soit 26 milliards de dollars, seront versés sous forme de transferts financiers, alors que le reste sera consenti sous forme de transferts fiscaux (points d’impôt).

Dans le cas du RAPC, Ottawa verse en espèces la totalité des droits à l’aide d’une formule de financement dite « à frais partagés ». Avant 1990-1991, le gouvernement fédéral payait 50% de toutes les dépenses admissibles à l’aide sociale et aux services sociaux. Depuis ce temps, la croissance annuelle des contributions du RAPC aux provinces ne bénéficiant pas de la péréquation a été plafonnée à 5% jusqu’à la fin de 1994-1995. En 1995-1996, Ottawa a décidé de geler ces droits totaux au niveau de 1994-1995.

[94]

Par ailleurs, les droits totaux au titre du FPE représentent une combinaison de transferts fiscaux et de transferts financiers. Pour établir ces derniers, le gouvernement fédéral soustrait des droits totaux la valeur des points d’impôt consentis à toutes les provinces ainsi que l’abattement spécial du Québec. Le gouvernement fédéral comptabilise toujours les transferts fiscaux dans sa contribution au FPE même si en réalité, ce sont les transferts financiers qui constituent sa réelle participation au financement du programme. La répartition interprovinciale des droits totaux au FPE est établie au prorata de leur population. On parle ici d’une formule de financement global (block funding).

En créant le TSC, la passe-passe fédérale consiste à ne retenir désormais qu’une formule de financement global pour l’ensemble des transferts aux titres du RAPC et du FPE, ce qui permettra à Ottawa de réduire sensiblement ses dépenses sociales en reportant une bonne partie du fardeau financier sur le dos des provinces. Comme les dépenses d’aide sociale sont fortement liées à l’évolution de la conjoncture économique et augmentent habituellement en temps de récession, la formule de financement global aurait pour effet de mettre ces dépenses sociales fédérales à l’abri des soubresauts de l’économie, laissant les provinces aux prises avec le dilemme d’augmenter leur déficit ou de serrer davantage la vis aux prestataires d’aide sociale. Le Conseil national du bien-être social a d’ailleurs comparé à l’aide de simulations, les dépenses fédérales engagées au RAPC en vertu des deux formules de financement : la formule actuelle par frais partagés et la formule de financement global en vertu de la réforme. Il en conclut qu’en vingt ans, Ottawa aurait économisé près de 20 milliards de dollars, dont 3 milliards pour la seule année 1995-1996 [5] !

Puisque désormais, une seule subvention globale nettement inférieure servira à financer à la fois l’aide sociale, l’éducation postsecondaire ainsi que la santé et les services sociaux, les provinces seront inévitablement confrontées à des arbitrages douloureux et on peut d’ores et déjà parier que ce sont les assistés sociaux qui en feront les frais. Car il ne faut pas oublier que la loi nationale sur la santé continuera de s’appliquer, limitant ainsi la marge de manœuvre des provinces désireuses de modifier le système de santé.

Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il est fini le temps où les dépenses sociales fédérales dépendaient des décisions prises par les provinces en matière d’aide sociale et de services sociaux. La lutte au déficit que mène le gouvernement fédéral atteindra bientôt une nouvelle vitesse de croisière et s’érigera sur les cendres de l’État social [95] canadien. Et il est également passé le temps où nos gouvernements devaient inconditionnellement aider toute personne jugée dans le besoin. En abrogeant le RAPC, Ottawa invite désormais les provinces à « innover » en matière d’aide sociale, ouvrant la porte à toutes les trouvailles que les génies du « workfare » — cette subordination des droits sociaux à des mesures conditionnelles — s’empresseront de proposer.

L’assurance-chômage
et le « coût excessif » de la protection sociale


L’autre très gros morceau du projet Axworthy-Martin est évidemment la réforme de l’assurance-chômage que nous avons évoquée plus tôt. Contrairement à celle qui modifie les transferts aux provinces, la logique de compressions qui l’anime, n’est pas dictée avant tout par les impératifs budgétaires du gouvernement fédéral. En effet, le régime d’assurance-chômage s’autofinance et ses cotisations sont fixées de telle sorte que sa caisse s’équilibre au cours du cycle économique [6]. Les enjeux soulevés ici sont donc d’un tout autre ordre.

Même si le projet de loi C-111 a été retiré et qu’on ne connaît toujours pas la version finale de la réforme, les objectifs eux, demeurent limpides et inchangés depuis le début. Se montrant sensible au lobby acharné du monde des affaires, Ottawa cherche premièrement à réduire le coût du régime afin de diminuer les charges sociales des entreprises. Comment ? Simplement en diminuant les bénéfices. Il est déjà clair que la réforme rendra l’admissibilité au régime plus restrictive. Mentionnons à cet égard que suite aux réformes des conservateurs, la proportion de chômeurs et chômeuses admissibles a déjà chuté de 87% à 50% entre 1990 et 1995.

« Il est généralement convenu que les charges sociales découragent, au moins à court terme, la création d’emplois. Il faut donc voir certains avantages à une réforme entraînant une réduction des cotisations » [7]. Cette observation générale concernant les charges sociales s’est nettement précisée dans le budget Martin de 1995 où l’augmentation du coût du régime d’assurance-chômage fut clairement présentée comme un frein à l’embauche, en particulier dans le cas des emplois à revenu peu élevé.

Le gouvernement fédéral reprenait ainsi le mot d’ordre de l’OCDE qui fait campagne sur cette question depuis quelques années [8]. Les coûts de main-d’œuvre non salariaux se sont en effet suffisamment alourdis au fil des décennies pour devenir la cible des milieux d’affaires et des gouvernements engagés dans une course [96] effrénée à la compétitivité. Il est d’ailleurs assez paradoxal de voir ces derniers invoquer les dangers qui menacent notre filet de protection sociale pour justifier son démantèlement brique par brique en asphyxiant son financement ! Comparant les processus nord-américain et européen de restructuration de la protection sociale actuellement en cours, Boismenu et Noël nous rappellent que cet argument est servi à toutes les sauces.

On affirmera [tantôt] que les systèmes de sécurité sociale sont en danger à cause de la forte compétition internationale venant soit de pays où le coût lié à la protection sociale est faible et qui ont récemment amélioré grandement leur compétitivité en matière de productivité ou de qualité de produit, soit de pays déjà fortement industrialisés, de haute productivité et innovateurs qui ont commencé à réduire les charges sociales des entreprises [9].

Pour Boismenu et Noël, s’il semble acquis que la concurrence internationale fragilise les systèmes de protection sociale, rien n’indique en revanche que cette dernière freine la compétitivité. Elle procure en effet des avantages importants, non seulement aux prestataires concernés, mais aussi à l’ensemble de la société. Elle améliore l’état de santé des populations et peut, dans un monde secoué par des progrès techniques rapides et par une concurrence internationale vive, contribuer à la cohésion et à la paix sociale. Dans un article traitant des défis et tendances de la protection sociale en Europe, Alain Euzéby rappelle que ces avantages collectifs sont souvent sous-estimés voire négligés car ils ne sont guère mesurables [10]. Sur le plan strictement économique, les prestations de chômage et d’aide sociale soutiennent également la demande globale, ce qui n’est pas négligeable lorsqu’on connaît la torpeur qui afflige les dépenses de consommation.

Pourtant, le discours dominant va très loin en affirmant l’existence d’un arbitrage politique obligé entre la compétitivité et la solidarité sociale. Pour reprendre le raisonnement de Jean-Paul Fitoussi [11], cette conception, hantée par les menaces de la mondialisation, donne le feu vert aux stratégies visant à accroître tous azimuts la flexibilité du marché du travail. Elle annonce du même coup une aggravation du phénomène de l’exclusion. En outre, l’avalanche de coupures survenues depuis quelque temps dans les systèmes de protection sociale américain, albertain et plus récemment, ontarien, s’inscrit clairement dans ce sillon. Même si le projet Axworthy-Martin ne déballe pas un discours néolibéral aussi tranché que celui des Newt Gingrich, Ralph Klein ou encore Mike Harris, ses orientations ne trompent guère [12].

[97]

Mais revenons aux soi-disant effets pervers qu’auraient des prélèvements excessifs au titre de la protection sociale. On demeure toujours étonné à l’examen de données comparatives portant sur les cotisations de sécurité sociale. Compte tenu de l’intensité du discours nous invitant à la rectitude fiscale, on s’attend généralement à voir le Canada en tête du peloton des surtaxés. Or, on observe presque le phénomène inverse et ce, quel que soit l’indicateur retenu.

Que l’on considère les cotisations totales à la sécurité sociale ou seulement la part assumée en théorie par les employeurs [13], le constat est le même : le Canada consacre relativement peu de ressources à la protection sociale comparativement aux autres grands pays industrialisés (voir tableau). On pourra rétorquer que plusieurs mesures sociales sont financées par l’entremise de la fiscalité générale mais là encore, un survol international des données portant sur l’ensemble des prélèvements obligatoires (pays de l’OCDE) révélerait la faiblesse relative de la pression fiscale au Canada, de même que la situation fiscale privilégiée des entreprises canadiennes. Il semble difficile dans ce contexte d’accorder beaucoup de sérieux à l’argument voulant que la protection sociale canadienne entraîne des coûts excessifs, du moins si l’on prend comme référent la zone de l’OCDE.

Cotisations de sécurité sociale en pourcentage du PIB
dans les pays du G7 en 1992

Cotisations
employeurs

Cotisations
totales

France

19,5

12,0

Allemagne

15,2

7,7

Italie

13,3

9,2

Japon

9,7

5,0

États-Unis

8,8

4,9

Royaume-Uni

6,3

3,7

Canada

6,0

4,0

Source : Statistiques des recettes publiques des pays de l’OCDE 1965-1993.


Et dans la mesure où il est clair qu’une stratégie de coupures de l’assurance-chômage gonfle le coût des programmes d’assistance sociale [14], la réduction globale des charges sociales (éminemment recherchée faut-il le préciser) est loin d’être assurée. Sans compter que d’autres effets pervers peuvent survenir. Mentionnons à cet égard une étude récente réalisée pour le compte du gouvernement fédéral, étude qui a mis en évidence les impacts négatifs des réformes restrictives de l’assurance-chômage sur la répartition du revenu au [98] Canada. S’appuyant sur une comparaison des régimes en place en 1971, 1986, 1990 et 1994, les auteurs démontrent qu’elles ont accru les inégalités.

En particulier, les quintiles inférieurs semblent perdre beaucoup plus que les quintiles intermédiaires et supérieurs lorsque le régime d’assurance-chômage est moins généreux [15].

Évidemment, ces résultats n’étonnent guère mais leur caractère empirique qui repose sur l’évolution réelle du régime canadien d’assurance-chômage leur confère un intérêt certain. Cela confirme, si besoin est, que l’État fédéral subordonne désormais le régime canadien de protection sociale aux impératifs de la compétitivité des entreprises, quelles que soient les conséquences sociales qui s’ensuivent. Bref, il semble donc acquis que le scénario qui sera retenu par le gouvernement fédéral en sera un de resserrement des conditions du régime en vue de satisfaire ceux qui le jugent trop onéreux.

Pour Ottawa, comme pour de nombreux gouvernements provinciaux, la cause est entendue et le jugement est clair. Notre système de protection sociale se traduit part des dépenses excessives, par des prélèvements indus et par une surprotection des bénéficiaires qui nuisent à la bonne marche du marché de l’emploi et de l’économie. À aucun moment dans le débat concernant la réforme de la protection sociale, a-t-on vu nos décideurs politiques s’interroger sur les limites à la compétitivité, pour reprendre l’expression du Groupe de Lisbonne [16], ou encore sur l’efficacité douteuse d’une stratégie de lutte au déficit misant essentiellement sur la réduction des dépenses sociales. Jamais depuis sa naissance, l’État social n’a été aussi ébranlé. Ses fondements mêmes sont battus en brèche au nom d’un redéploiement économique purement hypothétique. Pendant que le credo néolibéral s’enracine, certains doutes surgissent néanmoins ici et là quant au bien-fondé de ces stratégies de démantèlement. Nos programmes sociaux coûtent-ils réellement trop cher ? Et si c’était le canular du siècle ?

NOTES

[99]

[100]



[1] Gouvernement du Canada (1994). La sécurité sociale dans le Canada de demain : document de travail, Ottawa.

[2] Voir à ce sujet les trois documents du Programme : emploi et croissance respectivement intitulés : Un nouveau cadre de politique économique, L'innovation : la clé de l’économie moderne et Instaurer un climat financier sain, tous publiés à l’automne 1994 à Ottawa.

[3] Conseil économique du Canada (1991). Tertiarisation et polarisation de l’emploi, Ottawa.

[4] Gouvernement du Canada (1995). Plan budgétaire, Ottawa, p. 63.

[5] Conseil national du bien-être social (1995). Le budget fédéral de 1995 et le financement global, Ottawa.

[6] Bien sûr le fait que la caisse d'assurance-chômage affiche présentement un surplus permet au gouvernement fédéral de réduire temporairement son déficit budgétaire. Par ailleurs, la pratique gouvernementale qui consiste à puiser dans la caisse d'assurance-chômage pour financer les mesures de formation permet à Ottawa de réduire d’autant ses dépenses budgétaires à ce chapitre. Mais ce sont là à notre avis des effets collatéraux souhaités par Ottawa sans pour autant s'avérer les motifs déterminants de la réforme.

[7] Gouvernement du Canada (1994). La sécurité sociale dans le Canada de demain : document de travail, Ottawa.

[8] Voir à ce sujet : OCDE (1995). L'étude de l'OCDE sur l'emploi : faits, analyse, stratégies, Paris.

[9] Gérard Boismenu et Alain Noël (1995). « La restructuration de la protection sociale en Amérique du Nord et en Europe », dans Cahiers de recherche sociologique, n° 24.

[10] Voir à ce sujet : Alain Euxzeby (1992). « La protection sociale en Europe : tendances et défis », dans Futuribles, n° 171, décembre 1992.

[11] Jean-Paul Fitoussi (1994). « Compétitivité et cohésion sociale », dans Lettre de L'OFCE, numéro du 7 décembre 1994.

[12] Pour un exposé fort intéressant sur les valeurs et l’idéologie sous-jacentes au projet Axworthy-Martin, voir l’excellent article de Jacques Beauchemin, Gilles Bourque et Jules Duchastel (1995). « Du providentialisme au néolibéralisme : de Marsh à Axworthy. Un nouveau discours de légitimation de la régulation sociale », dans Cahiers de recherche sociologique, n° 24. Les auteurs y montrent notamment qu'en abandonnant la notion de risque social, l'État néolibéral « inverse les termes de la régulation sociale providentialiste en ce qu’il se dégage de la responsabilité de protéger les individus des aléas de l'existence sociale. Il se contente désormais de les appuyer, dans un contexte où ils devront de plus en plus assumer eux-mêmes les conséquences de ces risques sociaux. Il s'agira de leur fournir toutes les chances possibles ». C'est cette philosophie politique déjà présente dans le rapport de la Commission Macdonald — dont le noyau dur était le projet économique de libre-échange avec les États-Unis — qui fut reprise dans le document Axworthy.

[13] On parle de contribution théorique des employeurs parce que de nombreuses études concluent que ces derniers réussissent à transférer le coût de cette parafiscalité aux travailleurs et aux consommateurs.

[14] Voir à ce sujet l'étude réalisée pour le compte du ministère du Développement des ressources humaines du Canada par Tom Crossley et Peter Kuhn, Effects of Bill C-113 on UI and Welfare Takeup Rates, Ottawa 1994.

[15] Erksoy Sadettin, Osberg Lars et Phipps Shelley (1994). The Distributional Implications of Unemployment Insurance : A Micro-simulation Analysis. Étude réalisée pour le compte du ministère du Développement des ressources humaines du Canada.

[16] Groupe de Lisbonne (1995). Limites à la compétitivité : vers un nouveau contrat social mondial, Montréal, Boréal.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 janvier 2022 16:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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