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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Maurice LAGUEUX, “Vers une problématique philosophique de l’écologie.” In Revue CRITÈRE, No 5, “L’environnement”, pp. 200-219. Montréal : Un groupe de professeurs du Collège Ahuntsic, Janvier 1972, 293 pp. [M. Jacques Dufresne nous a autorisé le 27 décembre 2022 la diffusion en libre accès à tous et en texte intégral, dans Les Classiques des sciences sociales, de tous les numéros de la revue CRITÈRE, dont il est le fondateur.]

[200]

Revue CRITÈRE, No 5, “L’environnement”.

CULTURE ET ENVIRONNEMENT

Vers une problématique philosophique
de l'écologie
.”

Maurice LAGUEUX

Professeur de philosophie,
Université de Montréal

La question écologique est devenue à ce point actuelle et omniprésente qu’il est légitime de s’étonner du peu d’intérêt qu’elle paraît susciter parmi les philosophes. Non point que ceux-ci hésiteraient plus que d’autres à ranger le problème de la pollution parmi les toutes premières sources d’inquiétude pour notre civilisation, et sans doute que plusieurs d’entre eux se joindraient volontiers aux efforts d’autres citoyens pour contrer cette menace ; mais justement, il semble bien que ce soit beaucoup plus en tant que citoyens sensibles comme chacun aux alertes diffusées par les mass-média qu’en tant que philosophes ayant fait de la question écologique un élément important de leur méditation philosophique. Des malins qui se souviendront ici bien malgré eux de quelque thèse scolastique péniblement mémorisée sur les bancs du collège se diront sûrement qu’il ne faut pas chercher plus avant et que l’importance et l’actualité mêmes de cette question suffisent largement à expliquer le dédain que paraissent lui porter les philosophes. Toutefois si l’on veut être plus sérieux et reconnaître comme un fait que nombre de philosophes cherchent aujourd’hui à enraciner leur réflexion dans l’actualité la plus quotidienne, on admettra qu’il vaut au moins la peine de s’arrêter un moment sur cette question. C’est pourquoi j’essaierai d’indiquer rapidement quelques-unes des fausses pistes qui ont peut-être suffi à détourner l’attention des philosophes de ce terrain, avant de survoler bien sommairement quelques-unes des avenues où pourrait s’engager avec plus de profit la réflexion philosophique.

Le premier tabou associé à la question écologique est d’ordre idéologique. La lutte contre la pollution n’est-elle pas pour les uns moyen de sauver et donc de perpétuer le Système ? N’est-elle pas pour les autres occasion de contestation et de dénonciation systématiques de toutes nos institutions sociales ? Sans doute, mais justement parce que cette question est ambiguë et complexe, [201] parce qu’elle est sujette à des interprétations fort diversifiées, elle devrait attirer plutôt les philosophes. Surtout, ce qui devrait les intéresser bien davantage et qui nous retiendra ici, c’est bien moins le phénomène proprement sociologique de l’efflorescence des mouvements anti-pollution que les phénomènes écologiques en tant que tels, phénomènes à propos desquels ces divers mouvements anti-pollution ont pris naissance, et dont la pollution elle-même n’est qu’un aspect particulièrement spectaculaire. Cette dernière remarque d’ailleurs nous conduira droit à une explication sans doute plus valable du désintérêt observé. Dans la mesure en effet, où le problème, déjà indûment limité à celui de la pollution, est aussitôt réduit, par le profane du moins, à une question technique qui concerne les chimistes et les ingénieurs, le philosophe estimera volontiers devoir laisser à ces scientifiques la discussion de l’étendue possible de la catastrophe écologique comme celle d’ailleurs de la catastrophe atomique. En cela, et à n’en pas douter, il sera guidé par un instinct sûr qui lui fera repousser le rôle de Cassandre professionnel que certains aimeraient en la matière le voir jouer. On respectera toujours l’homme de science qui sort un moment de son laboratoire pour alerter ses concitoyens contre une menace encore cachée. On respectera aussi la journaliste qui s’empressera alors de vulgariser, de diffuser cet avertissement. Mais, on ne voit guère jusqu’ici quel rôle revient au philosophe. Quand s’est fait entendre la voix inquiète des experts, l’émoi du philosophe vaut exactement celui de tout autre individu et l’on ne voit pas à quel titre on en ferait un professionnel de la consternation.

Toutefois, à écouter les spécialistes des questions écologiques on pourrait être induit à penser qu’au moins deux types de postes d’ailleurs bien plus enviables et le plus souvent vacants pourraient être réservés au philosophe. D’abord, du fait qu’elle soit une approche de plus en plus interdisciplinaire, l’écologie a impérieusement besoin de « généralistes » et d’aucuns pourraient être tentés de voir dans le philosophe voué à aucune science particulière mais plein d’attention pour chacune d’entre elles, un candidat idéal pour répondre à cette attente. Ce serait se méprendre gravement tant sur les besoins de la nouvelle discipline que sur la fonction propre du philosophe. Comme l’a pertinemment rappelé le professeur Dansereau, [1] c’est parmi les [202] spécialistes eux-mêmes que se recruteront les « généralistes » auxquels il sera donné d’exercer auprès de leurs confrères spécialistes une influence à laquelle nul ne peut prétendre accéder d’entrée de jeu. À moins d’avoir très sérieusement œuvré dans l’une de ces disciplines spécialisées, le philosophe pourrait bien difficilement se constituer animateur d’une équipe interdisciplinaire et jusqu’à un certain point accoucheur de nouvelles synthèses comme devrait en principe pouvoir le faire le généraliste recherché. Bien qu’il ne puisse, il est vrai, faire son travail sans une attention soutenue à l’égard des développements importants de chacune de ces disciplines spécialisées, le philosophe de l’écologie devra s’adonner à une tâche plus modeste qu’il nous reste encore à préciser.

Cette tâche plus précise, ne serait-ce pas alors celle que paraissent parfois attribuer au philosophe divers spécialistes des questions écologiques qui côtoient si fréquemment les frontières incertaines du monde des valeurs. Si le philosophe se chargeait d’établir et de proclamer ces valeurs nouvelles que le travail positif de l’écologiste a pour effet de porter à son attention, la boucle serait fermée et chacun pourrait à son poste s’attacher à son « boulot » : au scientifique le monde des faits, au philosophe celui des valeurs ! Ce serait encore une fois se méprendre et plus gravement encore. De quel droit en effet, le philosophe se ferait-il juge de ces valeurs ? L’homme de science, bien sûr, se sent souvent mal à l’aise quand il rencontre de telles valeurs au bout de sa démarche mais c’est bien moins parce qu’il se sent incompétent en la matière que parce qu’il se sait au service de la collectivité à laquelle il revient en dernier ressort de choisir parmi des valeurs souvent inconciliables mais également respectables. À ce processus de définition des valeurs, chacun participera plus ou moins : gouvernants, législateurs, membres de groupes de pression, éducateurs, éditorialistes, poètes ou simples citoyens, contribueront en un sens à façonner l’échelle de valeur d’une société. Le philosophe sans doute aura aussi son rôle qui en est largement un de clarification mais il serait ridicule de prétendre qu’il lui revient en propre de se prononcer sur les valeurs qui devraient être celles d’une société.

C’est donc à des tâches moins prétentieuses mais non moins dignes de retenir son attention qu’il sera éventuellement convié. J’en indiquerai ici quelques-unes dans un aperçu trop rapide qui n’ambitionne toutefois rien d’autre que d’en souligner l’intérêt.

[203]

Vers une approche épistémologique de l’écologie

Un premier type de recherche dont l’importance devrait s’affirmer de plus en plus est l’analyse proprement épistémologique de l’écologie en tant que science. Une telle enquête pourrait d’ailleurs se développer à plusieurs niveaux. D’abord l’existence même d’une science écologique pourrait forcer à une remise en cause de nos schémas habituels. Tant qu’elle constituait un chapitre un peu énigmatique de la biologie, l’écologie ne pouvait qu’ajouter une note à peine discordante à la gamme si variée des méthodes propres aux sciences biologiques. La dimension franchement interdisciplinaire qu’elle prend maintenant pose une toute autre question. Peut-être est-il encore trop tôt pour y voir plus que la mobilisation spontanée de toutes les disciplines scientifiques pour faire face au problème de plus en plus urgent de la pollution. En tout cas, dans la mesure où une écologie générale, — par opposition à une écologie biologique qui a déjà conquis ses titres, — parviendra à s’imposer comme science autonome, son développement même, comme celui de la cybernétique et de l’informatique et peut-être celui de la recherche opérationnelle, contribuera à l’éclatement des cadres traditionnels où l’on avait l’habitude de loger paresseusement chacune des sciences. Ces approches nouvelles, pourrait-on dire, mettent en cause d’une façon multilatérale des frontières déjà ébranlées de manière bilatérale (biochimie, psychologie sociale, sociologie économique, etc. ...). En tout cas, le vieux schéma d’inspiration comtienne, qui proposait une hiérarchie des sciences où la physique s’était de plus en plus imposée comme un modèle privilégié et envahissant, paraît bien devoir céder définitivement la place à un schéma plus souple. Sans doute, alors, que les tentatives récentes de caractère interdisciplinaire comme la théorie générale des systèmes (General System Theory) qui vise à une approche synthétique de la connaissance scientifique toute tournée cette fois vers les homologies manifestes des systématisations et des modèles explicatifs des diverses sciences, devraient inspirer le plus vif intérêt au philosophe des sciences intéressé à clarifier ces questions. Dans une telle perspective, un examen de la réflexion des écologistes se révélera particulièrement instructif. Les rapprochements que l’écologie suggère constamment entre l’activité biologique et l’activité économique en constituent peut-être le meilleur exemple : le fait de concevoir la production comme métabolisme social oblige à accorder toute leur importance aux problèmes économiques de l’absorption (épuisement) [204] des ressources et de la pollution, — équivalents respectifs de l’anabolisme et du catabolisme, [2] — et pose ainsi dans toute son ampleur la question du recyclage des ressources en économie, [3] tandis qu’en sens inverse se frayent un chemin vers la biologie les concepts de réinvestissement et de reproduction du capital.

Dans une toute autre veine, le philosophe plus attiré par l’approche « structuraliste » de Michel Foucault pourra à n’en pas douter trouver dans le discours écologique qui prend corps sous ses yeux une matière particulièrement riche où l’on voit même à l’œil nu se dessiner des « objets » nouveaux, des « modalités énonciatives », des « concepts » et des « stratégies » dont il serait intéressant de faire ressortir les règles de formation. Peut-être même pourrait-on souhaiter voir ce discours mis en rapport sur ce plan avec celui pré-biologique d’auteurs du XVIIIe siècle comme Buffon en qui certains voient de géniaux précurseurs des écologistes. Sans préjuger des résultats d’une telle analyse en parlant de rupture ou de retour, il ne fait pas de doute qu’elle pourrait éclairer à la fois les processus de formation du discours scientifique et le mode d’analyse que nous en propose l’auteur de l’« Archéologie du Savoir ».

Quoi qu’il en soit, l’intérêt épistémologique d’une discipline comme l’écologie tient largement à ce qu’elle est encore en voie de formation ou plus exactement à la recherche de son identité. Elle offre le spectacle d’une discipline déjà importante et courtisée de partout, tout en étant presque balbutiante au niveau, non pas tant de son contenu déjà remarquablement riche d’une richesse à vrai dire souvent empruntée de toute pièce à d’autres disciplines : chimie, biologie, géographie, génie, etc. ..., mais au niveau de sa structure, de son organisation interne où cohabitent pour l’instant les méthodes et les concepts les plus disparates. De là l’importance d’une réflexion épistémologique d’abord sur le statut de cette « science » non seulement à l’égard des autres sciences mais aussi à l’égard de cette mobilisation idéologique de l’opinion à laquelle, pour le meilleur ou pour le pire, l’écologie générale voit encore sa fortune étroitement liée. Puis sur  [205] son objet propre que des concepts comme ceux d’environnement, de milieu et d’écosystème ne parviennent pas à fixer sans d’évidentes ambiguïtés. Puis sur ses méthodes à propos desquelles se pose un problème assez analogue à celui (qui a d’ailleurs alimenté depuis un siècle de nombreuses discussions philosophiques) introduit par les méthodes des sciences historiques : l’écologiste comme l’historien doit définir le style propre de sa démarche alors même que se portent à son service les méthodes très précises et hautement techniques de diverses « sciences auxiliaires » qui risquent peut-être d’exercer sur son axe principal un effet de décentration. Puis enfin sur ses concepts-clé, celui d’équilibre par exemple à propos duquel serait bienvenue une étude du type de celle que G.G. Granger a tenté pour le même concept tel qu’utilisé en science économique, [4] mais aussi ceux de système, d’écosystème et concepts apparentés : écotone, écotope, etc. ... ; ceux de cycle « naturel » et de recyclage ; de pollution, de nuisance et même d’épuisement ; de ressources, de conservation, d’habitat (cf. les remarques suggestives de Heidegger [5]) et d’aménagement ; autant de concepts dont le sens intuitif souvent très clair risque de masquer l’ambiguïté qui surgit en particulier au moment où l’on cherche à en cerner le sens avec précision sans recourir à des jugements normatifs.

Vers une approche éthique de l’écologie

Nous rejoignons presque, ainsi, un autre aspect tout aussi important de l’enquête philosophique. L’écologie, en effet, met en cause des valeurs : le philosophe, on l’a vu, ne peut s’en faire le juge mais il devra les analyser, les mettre en rapport entre elles et avec d’autres trop vite reléguées dans l’ombre ; il devra aussi examiner leur compatibilité mutuelle de manière à dégager les implications et la portée de leurs conflits éventuels. La pratique même de l’écologie pourrait fournir à la réflexion éthique un premier exemple, d’ailleurs souvent discuté, d’un conflit de valeur dans la mesure où l’écologiste appelé constamment à se prononcer scientifiquement sur les conséquences d’une situation et donc sur l’urgence d’une action, peut être continuellement tenté de troquer l’objectivité de l’homme de science pour la responsabilité de l’homme d’action. Même si, comme en sont [206] généralement conscients les écologistes, c’est là un faux dilemme, car il serait irresponsable de miner la crédibilité de la science pour s’assurer d’une efficacité à court terme, il reste que pour celui qui sait que ses conclusions scientifiques, en vertu même de leur caractère mesuré et nuancé, risquent de faire indûment sous-estimer un danger réel, la tentation doit être grande de forcer un peu la note afin d’inciter plus clairement à une action qui de toute façon lui paraît s’imposer. De là, il n’y aurait plus qu’une question de degré pour passer à une sorte d’alarmisme auquel se refusera d’instinct le véritable esprit scientifique ; mais ce n’est pas tant ce problème d’éthique professionnelle familier en un sens à tous les praticiens des sciences humaines, sinon au biologiste conventionnel, qui retiendra surtout l’attention du philosophe.

Bien plus fondamental en effet lui paraîtra le conflit qui oppose les valeurs rattachées à l’idée de « qualité de la vie » mises en lumière par les écologistes et celles qui imprègnent si profondément toute notre culture occidentale, — qui devient d’ailleurs de plus en plus mondiale, — et que l’on peut rattacher aux idées de conquête et de progrès. Le conflit est très clairement perçu par les écologistes et l’est même de plus en plus par les économistes pour qui il se présente forcément comme l’occasion d’une révision déchirante des objectifs poursuivis. [6] La tâche du philosophe consistera ici à mettre à jour d’abord les diverses composantes de ces valeurs. L’expression « qualité de la vie » est à tout le moins fort équivoque : prise à la lettre, elle paraît synthétiser l’ensemble des valeurs qui intéressent la vie humaine et de là ne pas faire problème. Tout le monde est pour une vie de qualité comme tout le monde est pour la vertu ou pour une « société juste ». Le conflit va pourtant comme on sait surgir brutalement au moment ou l’on suggérera qu’il faille au nom de cette valeur s’opposer à la construction des autoroutes ou même démolir certaines de celles qui existent déjà, bannir l’emploi des détergents et peut-être même des laveuses automatiques, limiter la croissance de la population ou même chercher à la réduire.

Le tragique de la situation tient d’ailleurs à ce que la valeur « opposée », celle de progrès, avait été associée très étroitement à celle de « bien-être » bien avant que l’on s’inquiète de cette « qualité de la vie » qui, en ayant presque l’air de désigner la [207] même chose, commande comme on voit des options radicalement opposées. Pas plus pourtant que la « qualité de la vie », le « bien-être » comme valeur ne paraissait pouvoir être discuté : puisqu’un indiscutable progrès scientifique et technique permettait d’accéder, via la croissance économique, à un mieux-être mesuré par le « standard de vie », on ne trouvait plus guère pour contester cette valeur qu’un ascétisme à saveur masochiste somme toute assez peu convainquant. Or c’est au moment où s’amorçait à peine la critique de la société de consommation et de sa course folle vers le fade bien-être que procure les gadgets les plus superficiels dont l’amoncellement finit par étouffer l’appel de valeurs jugées supérieures, c’est à ce moment, dis-je, que le témoignage des écologistes vint souligner avec force le caractère autodestructeur de cette valeur dont le développement ne se fait pas seulement au dépens d’autres valeurs mais au dépens de ce qui devrait compter parmi les plus fondamentales de ses propres composantes (air pur, tranquillité, beauté, etc. ...). Une analyse plus poussée des valeurs « bien-être » et « qualité de la vie » s’impose donc pour que soit mieux cernée l’alternative morale qui ressort de ce débat.

D’une telle analyse on perçoit tout de suite la difficulté : la « qualité de la vie » ne saurait trouver son modèle dans cette pureté originelle à laquelle voudraient l’associer d’idylliques défenseurs de la nature ou du passé : le passé n’est plus et, il faudra d’ailleurs y revenir, la nature à l’état pur, pas davantage « sauf peut-être, comme Marx l’observait plaisamment, [7] dans quelques atolls australiens de formation récente ». Rien de moins sûr d’ailleurs que « ce monde que nous avons perdu » pour évoquer le titre suggestif d’un ouvrage de Peter Laslett, soit tellement à regretter. Si on peut dire que jusqu’à un certain point, « vivre c’est polluer », il s’agira moins de viser une pureté plus ou moins mythique que, peut-être, de redéfinir plutôt le bien-être et le progrès en corrigeant cette cécité traditionnelle à l’endroit de composantes décisives de la « qualité de la vie ». Reste que la renaissance du naturalisme et du goût pour la frugalité que l’on observe sous diverses formes à notre époque constitue sans doute une composante non négligeable de cette dernière valeur à côté d’autres aspects comme par exemple ceux de « santé » d’« esthétique » et de « joie de vivre ». Inversement, il faudrait démêler les nombreuses composantes du bien-être : [208] sécurité, confort, puissance, plaisir, etc. ... C’est là en tout cas une étape essentielle si l’on entend préciser où se situe exactement le conflit suscité par la prise de conscience écologique.

On le comprendra aisément, cette analyse sera d’autant plus ardue qu’on voudra la généraliser dans l’espace et dans le temps. Dans le temps d’abord on rencontrerait l’épineux problème des générations futures. Il est étonnant d’observer qu’il se présente presque dans les mêmes termes à propos de chacune de nos deux valeurs antagonistes : accumuler du capital, c’est sacrifier aujourd’hui pour permettre à nos héritiers de bénéficier d’un standard de vie plus élevé que le nôtre disaient les apologistes de la croissance ; se vouer à la conservation des ressources ou à la lutte contre la pollution, diront de même les écologistes, c’est éviter à nos héritiers non sans sacrifice de notre part, une dégradation de la qualité de la vie qui nous affecterait moins qu’eux. Le fait remarquable que dans les deux cas on invoque la même éthique fondée sur une condamnation d’un égoïsme à courte vue (« après nous le déluge ») ne peut que renforcir l’exigence ici soulignée d’une clarification des rapports de ces valeurs antagonistes.

Dans l’espace, c’est un problème différent qu’on rencontrerait vite s’il est vrai que, comme on l’a parfois observé, ce qui préoccupe vraiment les représentants de pays dits « sous-développés », c’est moins de pouvoir lutter contre la pollution que d’être à même de se polluer, c’est-à-dire d’avoir des usines et des autoroutes. Le phénomène de la pollution ayant d’ores et déjà pris une dimension planétaire, la lutte contre ce fléau devant donc se poursuivre à la même échelle, un problème éthique supplémentaire se pose à la conscience de l’humanité : les Occidentaux, ayant haussé très substantiellement leur standard de vie en épuisant une part considérable des ressources et du pouvoir d’absorption de la planète, peuvent maintenant songer en toute quiétude à la qualité de la vie, mais qu’en est-il du reste d’ailleurs fortement majoritaire de l’humanité à qui il sera désormais interdit de commettre les mêmes lucratives erreurs !

Sur ce plan de l’équité, on peut faire ressortir un autre aspect conflictuel des valeurs invoquées en contexte écologique. La condamnation habituelle du transport supersonique se fonde largement sur ce fait qu’il s’avère assez inique de sacrifier le repos de l’ensemble de la population pour assurer un mince avantage à quelques privilégiés. Les valeurs écologiques sont ainsi associées aux valeurs « démocratiques ». Par contre si l’on [209] discute de conservation de parcs nationaux et de sites naturels, c’est la démocratisation du tourisme qui sera mise en cause (cf. le cas du parc Yellowstone) au profit de ce qui pourrait aisément être perçu comme un élitisme scientifique ou esthétique. Il ne s’agit nullement ici d’émousser des plaidoyers, qui peuvent d’ailleurs se fonder sur bien d’autres arguments, mais seulement de rappeler combien sont encore confusément entrelacées ces valeurs qu’il faudra bien démêler un peu plus.

Le problème d’ailleurs devient plus sérieux quand on entend fonder les valeurs écologiques et principalement la conservation sur le respect absolu de la vie fût-elle animale ou végétale. Faut-il sauver une espèce animale parce qu’elle peut offrir un intérêt potentiel (ne serait-ce que scientifique) ou simplement parce que tout ce qui est vivant mérite de survivre ? Un insecticide est-il à rejeter d’abord parce qu’il s’avère néfaste pour l’homme ou parce qu’il vise à anéantir de minuscules êtres vivants ? En somme l’écologie doit-elle inviter l’homme à exercer avec plus de discernement (et donc avec plus d’efficacité à long terme) sa domination de la nature ou plutôt l’amener à retrouver sa place au sein des êtres vivants dont il n’est qu’un représentant trop orgueilleux ? Répondre à chacune de ces questions par le second membre de l’alternative proposée, comme certains défenseurs de l’écologie pourraient être tentés de le faire, c’est de toute évidence se condamner à de sérieuses difficultés au moment de rencontrer la question de la limitation de la population humaine dont l’exigence s’avère la plus impérieuse de toutes à tant d’écologistes. Les philosophes savent combien le respect de la vie et le respect de la nature conçus comme valeurs absolues ont alimenté d’arguments contre le contrôle individuel des naissances. Or l’écologie n’en est même plus à ce stade mais à celui autrement épineux du contrôle de la population [8] où, l’intervention venant de la société plus que des parents, l’on ne peut même plus s’offrir le luxe de pactiser avec la nature à la manière d’Ogino.

Ce dernier conflit, on le voit, n’est qu’un cas particulier d’un conflit plus large qui est celui du « laissez-faire » et de l’intervention ou à un niveau encore plus général, celui de la nature et de la culture. Faut-il devant les gaucheries manifestes accumulées [210] par l’Occident dans son effort tapageur pour s’arracher à sa sauvagerie primitive, se méfier avant tout désormais de toute intervention susceptible de perturber « l’équilibre de la nature » et chercher plutôt à régler chaque décision sur les exigences de processus naturels jugés plus sûrs par principe ? Faut-il au contraire devant la détérioration non moins évidente d’une situation se méfier plutôt d’une passivité qui serait abandon et favoriser au maximum une intervention dans tous les domaines allant jusqu’à l’établissement d’une nouvelle culture, à la limite d’une anthropoculture (au sens fort que retient par exemple le mot agriculture) ?

Vers une philosophie écologique
de l’homme et de l’Histoire


Les écologistes sont comme chacun, mais peut-être plus que d’autres, confrontés à cette dernière question : s’ils ont tendance actuellement à s’orienter vers la seconde voie, ils ont trouvé un point de départ dans une philosophie qui se serait spontanément orientée vers la première. Les philosophes en tout cas retrouvent ici des questions familières. Ils savent (ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à le savoir) que le « laissez-faire » est un mensonge parce que ses partisans n’en reconnaissent les vertus qu’à condition que soit déjà mis en place un lourd appareil institutionnel qui est le fruit de longs siècles d’intervention. Ils savent aussi que la distinction nature-culture est bien fragile dans la mesure même où l’artisan de la culture fait de plein droit partie de la nature. Ils savent que l’on ne peut faire abstraction de la culture en parlant de la nature parce que ce qu’on appelle nature (v.g. la remarque de Marx citée plus haut) est déjà largement acculturé. Ils savent enfin qu’il n’y a guère de sens à invoquer une nature humaine ou une loi naturelle pour proposer une norme à l’action des hommes. De ce fait, ils se sont refusé le droit de qualifier de « naturels », « normaux », « authentiques », « réels » ou « véritables » ceux des désirs et des besoins humains qu’on voudrait premiers et bien distincts de ceux tout artificiels inventés et développés par une culture « perverse » qui n’hésite pas à recourir à des techniques de manipulation collective. Le fait qu’ils aient si souvent tendance à l’oublier, — comme ce semble être le cas de Marcuse dans l’Homme Unidimensionnel[9]ne fait que [211] témoigner de l’instabilité inhérente à l’attitude philosophique contemporaine qui entend se tenir à égale distance de tous les absolus (y compris celui trop aisément malléable de la Nature) sans renoncer pour autant à sa fonction critique.

Le problème est de taille, et c’est au fond, celui de l’homme moderne : en même temps qu’il doit évaluer le gâchis au moins partiel de sa culture, il découvre que sa rupture est définitivement consommée avec la nature et que ce n’est qu’avec ses équivoques ressources qu’il devra tenter de satisfaire en lui cette nostalgie qui désormais le poursuit. Le crime de lèse-majesté qu’il a joyeusement commis à l’égard de la nature est, comme celui du premier Faust, sans rémission : sa pureté originelle est à jamais perdue et ses velléités de retour à la nature, celle des parcs nationaux et des comptoirs d’aliments naturels, en resteront marquées du sceau artificiel de sa culture ; tandis que le formidable élan qui jadis le propulsait en avant sera de plus en plus amorti par cette culpabilité incertaine qui assombrit déjà la fierté pourtant légitime (?) des concepteurs du « Concorde » ou celle de ces efficaces engraisseurs de bovins qui ont su tirer parti des découvertes impressionnantes de la chimie agricole. Les doutes de l’écologiste ne font, il est vrai, qu’accentuer en la concrétisant cette crise de conscience de l’humanité : la loi de Dieu puis la loi naturelle suffisaient, semble-t-il, à dissiper jadis les plus lourdes inquiétudes ; puis leur a succédé au XIXe siècle la loi du progrès, celle-là même qui faisait tenir à Berthelot ces propos qui seraient si rassurants, si seulement on pouvait encore les prendre au sérieux : « La somme du bien va toujours en augmentant à mesure que la somme de vérité augmente et que l’ignorance diminue dans l’humanité. » [10] Si nous ne partageons plus aujourd’hui la naïveté de l’illustre chimiste, ce n’est pas pour avoir renoncé si vite au progrès mais bien plutôt pour avoir reconnu déjà sa gênante ambiguïté. Nos pas qui, hier encore, nous portaient résolument vers l’avant sont chaque fois suspendus dans leur mouvement hésitant. La découverte de pétrole sur des côtes voisines, le projet ambitieux de la baie de James, le triomphe inespéré de la motoneige québécoise provoquent en nous autant de suspicion que de fierté tant il est vrai que la notion même de progrès devient de plus en plus flottante et ne paraît plus devoir trouver d’ancrage que dans celle d’un optimum [212] à long terme que des études longues et laborieuses parviennent mal à déterminer.

D’autres époques sans doute ont vu mettre en cause l’idée de progrès, mais c’était, pourrait-on dire, de l’extérieur au nom de considérations religieuses ou humanitaires, parce que justement la technique était triomphante et laissait impuissants et révoltés ceux à qui il ne restait plus que la ressource de briser les machines. Aujourd’hui, il en va autrement. C’est de l’intérieur que le progrès paraît se défaire : si les détergents contribuent au progrès, c’est, comme nous l’explique triomphalement la publicité, qu’ils rendent notre entourage plus propre ; illusion, car les ingrédients non dégradables qu’ils contiennent fertilisent nos lacs et contribuent à en souiller les eaux. Si l’on est maintenant conscient du processus il n’est pas nécessairement nouveau : le déboisement séculaire pratiqué par les paysans de la Chine éternelle devait permettre d’accroître progressivement l’importance de la récolte : il devait surtout rendre possible une série d’inondations dévastatrices. [11] De façon plus générale quand une solution technique vise l’élimination d’un phénomène indésiré (maladie, excès d’insectes ou de mauvaises herbes, éloignement, entropie, etc. ... ) mais dépasse la marque et provoque, dans un voisinage spatial, temporel ou sectoriel plus ou moins grand, un autre phénomène tout aussi indésirable (multiplication d’une espèce nuisible qui servait de proie à celle éliminée, diffusion cumulative de produits toxiques, inondations, encombrement, etc. ... ) on demeure perplexe. Un pas en avant, c’est la loi du progrès qui n’a rien perdu de sa belle vigueur mais peut-être deux en arrière, et c’en est assez pour qu’on reste songeur comme dans cette fable où la mouche est enfin tuée mais sa pauvre victime assommée sous l’effet de la même pierre.

L’attention portée par l’écologie, plus précisément par l’écologie humaine, aux rapports toujours renouvelés de l’homme et de la nature comprise par lui comme un milieu, un univers à aménager devraient au premier chef intéresser le philosophe qui situe si volontiers dans ce rapport homme-monde le lieu même de sa réflexion. Ayant abandonné depuis quelque temps déjà au psychologue et au physicien le plus net des questions qu’il soulevait jadis à propos de chacun des deux termes de cette relation, il a depuis concentré son attention sur la relation elle-même. Voilà [213] qu’une science nouvelle l’y rejoint à son tour. Sans doute sa réflexion en termes de milieu culturel, de « Umwelt », d’habitat ou même d’être-au-monde se situe-t-elle à un tout autre niveau, mais il serait étonnant qu’une fréquentation attentive de la nouvelle discipline ne soit pas pour lui l’occasion de renouveler cette réflexion ou en tout cas de la mieux situer et de préciser la portée de ses résultats. Qu’en est-il en dernier ressort de l’homme dans l’univers ? Si l’écologie ne peut répondre à cette question d’une façon qui pourrait satisfaire le philosophe, elle s’attache par contre à ordonner, à mettre à jour, à compléter le dossier prérequis à l’examen sérieux d’une telle question, qui s’était petit à petit constitué au hasard des découvertes majeures des sciences physiques et surtout biologiques.

Si maintenant l’on tente un examen rapide de la manière dont on a, dans la tradition philosophique occidentale, abordé les rapports de l’homme et de l’univers, il faudra bien reconnaître avec Lynn White [12] que cette tradition fut profondément marquée par l’idée de conquête et de domination de la nature par l’homme. L’influence décisive du christianisme et de son appel répété à la domination de l’homme sur une nature mise au pas (White examine toutefois en conclusion la remarquable exception franciscaine) aurait préparé la voie à la philosophie du contrôle et de l’exploitation qui ont présidé au développement de la science et de la technique modernes. Même s’il faut nuancer considérablement l’ascétisme impénitent qui, dans une telle façon de voir, paraît s’imposer comme une constante historique et rappeler qu’un certain « sentiment de la nature » a souvent, même avant le triomphe du romantisme, coloré la grisaille de cette « constante », il faut admettre que l’homme d’Occident n’a pas toujours abandonné sa tendance à la conquête au moment de découvrir la nature. Il suffit pour s’en convaincre d’entendre Jacob Burckhardt nous décrire l’exaltation de l’homme de la Renaissance qui découvre soudain la « montagne » comme un objet nouveau à conquérir, [13] ou encore de se rappeler combien au XVIIIe siècle sont étroitement associés le thème de la nature, incarné par le « bon sauvage » ou comme on disait à l’époque par le « Canadien », et celui du nouveau monde à conquérir et à exploiter, [214] association reprise d’ailleurs dans le thème bien américain de la « frontière ». S’il fallait identifier une contestation effective de cet optimisme conquérant, c’est justement dans une pensée moins volontiers optimiste et en un sens anti-humaniste (ou mieux anti-anthropocentrique) qu’on pourrait la trouver : les propos un peu sceptiques d’un Pascal, les remarques satiriques d’un Fontenelle ou d’un Voltaire et, dans une toute autre veine, le plaidoyer pour l’irrationnel si cher à tant de romantiques ébranlent chacun à sa façon l’élan dominateur de la pensée occidentale mais, c’est en cherchant à humilier l’orgueil jugé ridicule et vain de l’homme perdu dans une nature infinie et infiniment plus puissante que lui. Ainsi dans ce débat constamment relancé, ou bien on encourage l’homme à mater la nature, ou bien on le trouve prétentieux de vouloir le faire mais bien rarement, semble-t-il, on s'inquiète de le voir le faire, bien rarement on s’inquiète de la Nature.

Il serait intéressant de se demander jusqu’à quel point, en particulier dans la philosophie et dans la littérature d’inspiration romantique, on a pu entrevoir non pas tant la grandeur et la beauté bien connues de cette Nature mais plutôt la menace qui pèse sur elle. Il est permis de supposer que ce doit être de façon assez marginale ; et pourtant Jean-Jacques Rousseau, bien avant que la vraie révolution industrielle n’ait pu gagner les belles montagnes de son pays d’origine, y a trouvé, lors d’une de ses promenades solitaires, occasion d’éprouver un « sentiment douloureux » qui est la marque peut-être de son génie.

Je me comparais à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, et je me disais avec complaisance : « Sans doute, je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici ». Je me regardais presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanais dans cette idée, j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnaître ; j’écoute : le même bruit se répète et se multiplie. Surpris et curieux, je me lève, je perce à-travers un fourré de broussailles du côté d’où venait le bruit et, dans une combe, à vingt pas du lieu même où je croyais être venu le premier, j’aperçois une manufacture de bas[14]

Ce que Rousseau a vaguement entrevu, ce qu’en tout cas l’écologie nous a appris, c’est d’abord le caractère fragile et vulnérable de la Nature. On connaissait bien les vertus de l’eau pure, mais voilà qu’on nous apprend que nos lacs se souillent rapidement et sont mêmes menacés de dégénérescence et de mort accélérée. On était émerveillé devant le pouvoir reproducteur [215] de certaines espèces principalement des espèces marines et voilà qu’on nous apprend que bon nombre d’entre elles sont sérieusement menacées d’extinction. Les poètes avaient chanté de tout temps l’infinité grandiose et effrayante de la mer « toujours recommencée », mais voilà que les écologistes nous parlent d’un océan fragile qu’il faut à tout prix prendre sous notre protection. [15] Fragilité de l’Océan, fragilité de l’Arctique, fragilité de la Nature, c’est bien là l’élément le plus inattendu et le plus important peut-être que l’écologie peut proposer à la réflexion philosophique sur les relations de l’homme et de son milieu. La nature, oui, mais moins la nature terrifiante et infinie que la nature vulnérable aux ressources finies ; l’homme sans doute, mais bien moins menacé par elle que menacé avec elle.

Il conviendrait ici de se demander jusqu’à quel point ce langage, volontiers employé par des écologistes, ne pèche pas par anthropomorphisme. De ce qu’un lac se transforme peu à peu en marécage luxuriant de végétation, la « Nature » indifférente sans doute aux engouements nautiques des bipèdes de la région avoisinante, ne s’en porte peut-être pas plus mal. N’ouvrons pas ici toutefois cette difficile question de savoir s’il y a un sens, du point de vue plus large de l’histoire de la vie, à parler de dégradation ; si l’évolution qui avait su jusqu’ici tirer un assez bon parti des obstacles pourrait se heurter à des défis insurmontables ; si la pollution n’est pas déjà, comme on l’a parfois suggéré, le processus localisé mais généralisable en principe d’une sorte de « fin du monde ». Des écologistes ou des philosophes spécialistes des questions biologiques peuvent bien s’ils le jugent utile s’attaquer à de telles questions, ici il sera plus simple de se situer volontairement au point de vue plus restreint de l’environnement humain. On pourra alors concéder qu’en soi l’océan comme le reste de la Nature n’est peut-être pas plus fragile qu’il n’est généreux, car l’important est de savoir que sa composition pourrait se modifier au point où serait transgressée la marge étroite des possibilités compatibles avec la vie humaine sur la planète pour que nos observations de tantôt reprennent tout leur sens pour une philosophie de l’homme et de l’histoire.

On comprendra aisément que les étapes décisives de l’évolution des relations de l’homme et de « son milieu » ainsi compris pourront constituer les points tournants (les révolutions fondamentales) [216] de l’histoire de l’humanité. On pourra y trouver en tout cas de quoi asseoir plus solidement ce schéma historique, de plus en plus reçu, selon lequel deux révolutions fondamentales (la révolution néolithique et la révolution industrielle) en ont marqué la progression. La révolution néolithique définie comme le point de départ de l’agriculture et de l’élevage marque le moment où l’homme s’assure vis-à-vis son milieu « naturel » d’une première forme de contrôle dont l’étonnante stabilité caractérisera l’organisation rassurante des sociétés traditionnelles. La révolution industrielle, inaugurée en Angleterre au XVIIIe siècle, étant par contre celle qui rompt cette stabilité relative par la mise en branle d’un processus (machinisme) susceptible de féconder exponentiellement son propre développement. Si la société traditionnelle visait la domestication du milieu naturel, la société technologique issue de la révolution industrielle vise plutôt la reconstruction de toute pièce d’un nouveau milieu (v.g. celui de la ville moderne) au prix d’une rupture avec le milieu naturel dont on a vu plus haut le caractère presque tragique pour l’homme contemporain.

Si l’on accepte les grandes lignes de ce schéma, d’ailleurs trop sommairement évoquées ici, que faut-il en conclure pour le devenir de l’humanité ? Trop de spéculations sont possibles ici pour qu’il soit raisonnable d’examiner ces réponses dans un article qui voulait montrer seulement la portée des questions. En tout cas, qu’on parle de défi à surmonter à force de réformes inédites, de contradictions que seule pourrait lever une nouvelle révolution ou de catastrophe à peu près fatale, il semble bien que l’on ne puisse entrevoir de solution que dans une action centralisée (même au niveau international) et hautement planifiée. Il paraît clair que l’anarchie et la courte vue dans les prises de décision sont largement responsables de la détérioration du milieu. La propriété privée et l’organisation de marchés efficaces ont constitué les premiers instruments visant à rationaliser ces décisions : ils ont mis un terme par exemple à une bonne part de la surexploitation dont étaient victimes les terres communales. [16] Mais ces instruments se sont révélés de plus en plus insuffisants non seulement sur le plan éthique de la distribution des ressources, mais même sur le plan strictement technique de leur allocation et cela entre autres bonnes raisons parce que nombre de ces [217] ressources (air pur, silence, beauté d’un paysage, etc. ... ) échappent complètement à leur emprise. Il faudra donc, et ce n’est pas chose facile, [17] revaloriser ces « ressources » et leur faire une place dans une planification élargie qui s’imposerait ne serait-ce qu’à cette fin. On pourra même, avec Kenneth Boulding, [18] entrevoir comme perspective à plus long terme une organisation économique dans laquelle notre planète, — que les écologistes nous apprennent de plus en plus à considérer comme un monde fini aux ressources limitées et fragiles, — cessera d’être traitée comme un univers aux dimensions infinies que l’on pourrait exploiter à volonté, pour être traitée comme un univers clos et isolé dans l’espace, comme un vaisseau spatial dont toutes les ressources sont inventoriées et soigneusement recyclées plutôt que d’être abandonnées après usage et donc gaspillées. C’est en tout cas en direction de ce recyclage (celui des journaux et des bouteilles auquel nous nous adonnions dans notre enfance, mais aussi celui des matières plastiques et des minerais communs, etc. ... qui pourraient comme l’or demeurer en circulation contrôlable à la surface de la planète) que semble pointer actuellement tous les espoirs de solution au problème écologique ; c’est là en tout cas que se trouve pour la technique l’occasion de redorer son blason à vrai dire injustement terni car on sait bien que les problèmes posés par le développement de la technique ne seront résolus que par la technique, pourvu seulement qu’elle puisse être mise au service d’une politique rationnelle : le défi qu’elle doit maintenant relever, — elle qui a dû si souvent mimer la nature, — paraît bien être celui d’adapter économiquement à ce monde qu’elle a reconstruit de toute pièce la solution (recyclage) adoptée depuis des millénaires « par la Nature » (cycle de l’azote, cycle de l’eau, etc. ... ) pour résoudre un problème d’optimisation de la qualité de la vie dans un milieu fini aux ressources limitées.

Pourtant, s’il est assez facile au niveau des concepts de solutionner un problème et par la même occasion de « prévoir » le [218] développement historique d’une situation contradictoire, il est beaucoup plus difficile d’entrevoir de façon un peu précise comment pourra s’imposer concrètement et politiquement telle solution. Parler de l’exigence d’une planification relativement centralisée, c’est dire bien peu de choses sur le cadre précis dans lequel cette condition pourra être réalisée. Les régimes socialistes conventionnels mettent sans doute entre les mains de dirigeants le pouvoir de prendre des décisions après avoir comptabilisé les coûts et les bénéfices « externes » qui, échappant aux marchés traditionnels, en limitent si singulièrement les vertus allocatives, mais il reste à voir à travers quels mécanismes et au nom de quels objectifs ce pouvoir sera utilisé. L’U.R.S.S. par exemple n’hésite pas à lancer son avion supersonique (Tupolev 144) au moment même où le Congrès américain, pour des raisons qui ne tiennent probablement pas toutes, il est vrai, à la lutte contre la pollution, bloque (peut-être temporairement) les fonds nécessaires à l’achèvement du S.S.T. Cet exemple qui n’est qu’un élément du copieux arsenal d’exemples et de contre-exemples qu’on pourrait édifier pour confronter des régimes, — dont chacun d’ailleurs est fort éloigné en fait de son prototype idéal et voit de plus son fonctionnement faussé par la pression de la concurrence internationale, — ne voulait que rappeler combien il est vain de s’adonner à un manichéisme idéologique et combien il vaut mieux chercher à inventer des solutions à partir des exigences qui commencent à se définir et des données concrètes de chaque situation. C’est bien là d’ailleurs ce à quoi nous invite la réflexion des écologistes quand elle nous met en face de choix obligés et urgents mais jamais prédéterminés. Partie de l’examen scientifique de la cohabitation de multiples espèces végétales ou animales sur la surface (biosphère) de la planète, l’écologie laisse ainsi aux hommes le soin de résoudre leur problème principal qui en est un de cohabitation optimale du point de vue de la qualité de la vie d’à peu près trois milliards d’individus (ce nombre devrait d’ailleurs plutôt être remplacé par une variable dont la détermination fait parti du problème à résoudre) sur une planète dont les ressources sont limitées et dont il est assez raisonnable de penser qu’elle est à jamais isolée dans l’espace.

Ce n’est évidemment pas du présent article qu’il faut attendre quoi que ce soit qui puisse faciliter la solution de ce « problème », ou si l’on préfère la mise en place progressive d’un écosystème humain à peu près satisfaisant, puisqu’il ne visait qu’à attirer l’attention des philosophes sur un travail à faire. Un tel travail d’ailleurs, en vertu même de son caractère réflexif, [219] a tendance à se développer après-coup : il vise largement, on l’a vu, à dégager les implications d’un discours tenu d’abord par des spécialistes de première main. C’est pourquoi, sans doute, les philosophes accusent si souvent un retard, en ce sens bien excusable, dans l’attention qu’ils peuvent porter aux questions encore neuves. Suivant en cela sa vieille habitude la Chouette de Minerve préférera, pour prendre son envol, attendre la tombée de la nuit. Souhaitons seulement que certains écologistes aient tort de penser là-dessus, qu’à ce compte là, elle risque fort, dans le cas présent, de ne prendre cet envol qu’au moment où tombera pour la race humaine une dernière nuit.

Maurice Lagueux,

Professeur de Philosophie,
Université de Montréal.


[1] Dansereau Pierre, « Megalopolis resources and prospect », dans Challenge for Survival. Columbia U.P., 1970, pp. 12-13.

[2] cf. par exemple l’article suggestif de Pierre Dansereau, « Espoir de l’écologie humaine », dans Commission Canadienne pour l’UNESCO, vol 12, nos 1 et 2, mai-juillet 1969.

[3] cf. Kenneth Boulding, « The Economies of the Corning Spaceship Earth » dans Environmental Quality in a Growing Economy, reproduit partiellement in Environmental Handbook. G. de Bell, éd.

[4] Granger, G. G., Méthodologie Économique, PUF. Première partie.

[5] Heidegger, Martin, « Bâtir, habiter, penser » dans Essais et Conférences. NRF.

[6] cf. Mishan, The Costs of Economic Growth, Pélican.

[7] Marx, Karl, Idéologie allemande. Ed. soc. p. 50. URL.

[8] Cf. Hardin, G. « The Tragedy of the Communs », dans Science, vol. 162, pp. 1243-1248, 13 décembre 1968, reproduit dans Environmental Handbook, G. de Bell, éd. ; cf. aussi le « Green Stamp Plan » de Kenneth Boulding et les travaux de Paul Ehrlich.

[9] Cf. principalement le premier chapitre.

[10] Cité par G. Gusdorf dans Introduction aux sciences humaines, p. 363. URL.

[11] Exemple emprunté par Sartre à Grousset. cf. Critique de la Raison Dialectique, NRF p. 232 et ss.

[12] White, Lynn, « The historical roots of our Ecological Crisis », dans Science, vol. 155, pp. 1203-1207, 10 mars 1967, reproduit dans Environmental Handbook. G. de Bell, éd.

[13] Burckhardt, Jacob, La Civilisation de la Renaissance en Italie, 1ère partie, 3e chapitre.

[14] Rousseau, Jean-Jacques, Rêveries d’un promeneur solitaire, 7e promenade.

[15] Gaston Berger a déjà souligné cette importance neuve de la « protection de la nature » dans Philosophie du temps et Prospective, PUF. p. 220.

[16] cf. Hardin, article cité; cf. aussi Dales, Pollution Property and Prices. University of Toronto Press, 1968, chapitre V.

[17] Au seul plan de la pollution chimique (par opposition à acoustique et même esthétique) on peut avoir une idée de la complexité de ces problèmes par les travaux de Kneese, Ayres et d’Arge. cf. American Economic Review, juin 1969 et Analysis and Evaluation of Public Expenditures: the PPB System (Joint Economic Committee, Congress of U.S. 1969).

[18] cf. Boulding, Kenneth, « The Economics of the Coming Spaceship Earth », cité, plus haut.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 15 août 2024 9:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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