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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Micheline Labelle, “Les universités face à la mouvance EDI (équité, diversité et inclusion) et décoloniale.” Un article publié la revue ARGUMENT, vol. 24, no 1, automne-hiver 2021-2022, pp. 43-56. Montréal : Liber, Éditeur. Numéro intitulé : “L’université sous pression”. [Autorisation reconfirmée le 29 mars 2022 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[43]

Micheline Labelle

Les universités
face à la mouvance EDI

(équité, diversité et inclusion)
et décoloniale.” [1]

Un article publié la revue ARGUMENT, vol. 24, no 1, automne-hiver 2021-2022, pp. 43-56. Montréal : Liber, Éditeur. Numéro intitulé : “L’université sous pression”.

Une évolution fulgurante [43]
Vers les plans d'action edi des universités et des organismes de recherche [45]
Se décoloniser : un impératif [48]
Microagressions, avertissements préventifs, espaces sécuritaires [52]
Conclusion [54]


Ce texte propose une réflexion sur l'évolution récente du discours sur la diversité dans les universités et au sein des organismes de recherche. Consciente que la diversité est une notion particulièrement vaste et difficile à cerner, je souhaite ici soulever certains problèmes liés à la moralisation et à la bureaucratisation du discours et des pratiques dans ce domaine.

Une évolution fulgurante

La prise en compte de la diversité au sens large n'est pas nouvelle. Les déclarations des organismes internationaux, les commissions des droits et libertés de la personne, les programmes d'équité ou d'accès à l'égalité en emploi au Canada et au Québec, combinés à ceux de l’identity politics et de la politique de la différence (politics of difference), ont fait émerger les revendications contre l'oppression, la discrimination et l'absence de pouvoir de certains groupes, au nom de la dignité et de la justice.

Avec le temps, ces luttes pour l'égalité et contre les discriminations ont instauré un nouveau climat social. Elles ont amené les [44] gouvernements, les entreprises, les banques, les municipalités, les organismes de recherche et les universités à promouvoir l'équité, la diversité et l'inclusion (edi), véritable passage obligé aujourd'hui.

Puis, les revendications militantes en sont venues à être modelées sur les paradigmes de la décolonialité et des whiteness studies. Comme je l'ai écrit ailleurs, la décolonialité visait à expliquer les dispositifs de domination et d'exploitation à l'échelle mondiale, produits à l'origine par les administrations coloniales, et dont les effets systémiques persistent dans les sociétés contemporaines. C'est une thèse qui est fondamentale pour expliquer la situation des peuples autochtones au Canada, mais qui, on doit le noter, est exploitée souvent hors contexte et sans égard à la complexité des sociétés particulières qu'elle vise. Et cette thèse se conjugue désormais avec la théorie de la blanchité qui dénonce la suprématie blanche, les normes blanches, le privilège blanc, etc. et dont le seul « apport », si je puis dire, est de racialiser les citoyens et les citoyennes en conférant à la notion de « race » une légitimité qu'elle n'a pas, et ce, aux dépens d'une analyse rigoureuse du racisme [2].

La déclaration de l'université McGill constitue un exemple frappant de l'imprégnation de ces nouvelles théories. Elle va comme suit : « À l'heure actuelle, les universités canadiennes sont appelées à reconnaître et combattre les forces historiques et contemporaines qui causent des inégalités sociales dans les milieux postsecondaires. Bon nombre de ces forces trouvent leur origine dans des idéologies et des pratiques telles que le colonialisme, l'esclavage et le patriarcat [3] ». Ces derniers mots-clés sont également au cœur de la formation obligatoire que doivent désormais recevoir les fonctionnaires fédéraux [4].

Toute cette mouvance idéologique entraîne les universités à se battre sur deux fronts en se posant d'abord en promotrices résolues de la liberté universitaire, tout en adoptant de nouveaux plans [45] d'action contraignants fondés sur les principes de l'EDI. Comment en est-on arrivé là ?

Vers les plans d'action EDI des universités
et des organismes de recherche


Dans les années 1980-1990, il s'agissait d'intégrer de nouveaux cours concernant les études féministes, les études ethniques, l'immigration, l'ethnohistoire, etc. dans la programmation de divers départements. Ces nouveaux sujets étaient initialement classés parmi les middle range theories, alors que les grandes théories (économie, politique, culture, épistémologie) conservaient leurs titres de noblesse. Et cette hiérarchie de dominance se reflétait également parmi les universitaires.

Avec le temps, les universités ont adopté des politiques sur l'accès à l'égalité des femmes en emploi, l'accueil et le soutien des étudiants en situation de handicap, les relations interethniques et, plus tard, sur les Autochtones, les communautés LGBTQ2+, le sexisme et les victimes de violence et de harcèlement.

Au début, le climat intellectuel entourant ces questions a été perçu comme progressiste, puisqu'il tentait d'articuler des objectifs de justice sociale et de respect des identités de groupes discriminés. Et pourtant ces avancées théoriques et institutionnelles ont suscité parfois de fortes oppositions. Les revendications d'égalité étaient ainsi qualifiées de façon méprisante de particularistes. Précisons que ce type de critiques s'est exprimé aussi bien à droite qu'à gauche de l'échiquier politique.

Puis, ces domaines d'études se sont consolidés, les bureaucraties ont emboîté le pas et la rectitude politique s'est immiscée au sein des universités et des milieux de recherche, alors que l'intervention fédérale dans le domaine de l'éducation, de l'enseignement et de la recherche universitaires s'accroissait de son côté depuis les années 1990. Un bon exemple de cette évolution est illustré par les Chaires de recherche en études ethniques et les centres d'excellence Metropolis (projet de l'ex-ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, Sergio Marchi), mis en branle par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), qui ont exercé un véritable contrôle intellectuel, voire politique, sur les chercheurs.

De la même façon, en 1997, le ministère fédéral des Sciences et des Sports a imposé des plans d'action d'EDI à l'enseignement supérieur, partout au Canada : « Outrepassant la souveraineté provinciale en matière d'éducation, le ministère menaçait les universités [46] non conformes de perdre un financement fédéral important », instaurant ainsi, selon Shaun Lovejoy, une nouvelle bureaucratie morale dans les universités [5].

Le Programme des chaires de recherche du Canada (CRC) fut lancé au début des années 2000. Très mal vu dans certains départements, ce programme a été taxé de propagande fédérale et a notamment suscité un net malaise chez certains professeurs du Québec — sans compter la compétition pour l'argent et la hiérarchisation statutaire qui en ont résulté.

En 2003, huit universitaires déposent une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne pour contester la sous-représentation des femmes dans les résultats de concours CRC. Trois ans plus tard, une entente de règlement est ratifiée et des mesures sont mises en œuvre par ce programme dans le but de pallier la sous-représentation des femmes, des Autochtones, des personnes handicapées et des minorités dites visibles. En 2017, le gouvernement du Canada lance son Plan d'action en matière d'EDI relatif aux CRC, exigeant que les établissements élaborent leur propre plan d'action et atteignent des cibles précises en matière d'équité. Il propose même une formation en ligne pour lutter contre les « préjugés inconscients » dans l'évaluation des pairs [6].

En 2019, la charte du programme pilote « Dimensions » du gouvernement fédéral promeut l'excellence en recherche, de même que l'innovation et la créativité dans le milieu postsecondaire, en favorisant l'edi [7]. L'initiative est appuyée par les trois organismes fédéraux de financement de la recherche, soit le CRSH, le CRSNG et l'IRSC [8]. Le programme Dimensions vise à éliminer les obstacles qui touchent notamment les femmes, les peuples autochtones, les personnes en situation de handicap, les membres de minorités visibles ou de groupes racisés et les membres de la communauté LGBTQ2+ [9]. Il reconnaît publiquement les établissements qui s'engagent à promouvoir l'équité, la diversité et l'inclusion.

[47]

Quant au Fonds Nouvelles frontières en recherche, qui concerne les trois grands fonds de recherche fédéraux, il exige que les chercheurs et les chercheures répondent à un questionnaire obligatoire sur l'intégration des principes d'EDI dans la conception de leur programme de recherche. Ce questionnaire est éliminatoire. S'il n'obtient pas la note désirée, le programme de recherche n'est pas évalué [10].

Il en va de même des universités américaines où les candidats à des postes d'enseignement sont invités à joindre à leur dossier une lettre expliquant comment leurs travaux serviront à promouvoir les « idéaux de diversité, d'inclusion et d'équité », et ce, quel que soit le département [11], le défi étant alors de répondre « correctement » [12].

Aujourd'hui, les universités canadiennes ont toutes des plans d'action edi qui proposent des définitions légèrement variables de l'équité, de la diversité et de l'inclusion [13]. Certaines ont même des listes élaborées de définitions (ex. capacitisme, cissexisme, conception universelle, hétéronormativité, hétérosexisme, cisgenre, obstacles systémiques, genre assigné, etc.), souvent inspirées des glossaires américains.

On notera ici à quel point la diversité (ethnoculturelle à l'origine) est devenue, sous l'influence du paradigme de l'intersection-nalité, une notion passe-partout [14]. On peut constater également [48] que la terminologie utilisée suscite des questions de fond. Il en va ainsi de la définition fédérale des « minorités visibles » (une personne autre qu'autochtone qui n'a pas la peau blanche ou qui n'est pas de race blanche), car, s'il existe des minorités racisées par assignation identitaire, les « races » n'existent pas, nonobstant la popularité de la notion chez les universitaires anglophones nord-américains. Quant à la couleur « blanche », elle désigne au fond les euro-descendants seulement, ce qui est en soi discriminatoire. Une autre notion utilisée dans cette définition, celle des « origines mixtes », renvoie aux personnes dont l'un des parents fait partie du groupe des « minorités visibles », rappelant ainsi la règle américaine (one drop rule) selon laquelle si on a une unique goutte de « sang noir », on bascule automatiquement dans la catégorie des « Noirs ». D'autres termes, moins problématiques, seraient concevables pour désigner les cibles du racisme.

Et comme la « diversité » recouvre bien d'autres dimensions (absentes de l'énumération), telles l'âge, la scolarité, le statut familial, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la culture, la religion, la classe sociale, le statut juridico-politique, etc., on voit mal comment on pourrait tenir compte de cet ensemble élargi de variables, au nom de l'intersectionnalité, quand il s'agira de choisir et d'appuyer un candidat pour une chaire de recherche du Canada.

Se décoloniser : un impératif

Selon Frances Widdowson, le Congrès des sciences humaines, l'Association canadienne des professeurs d'université (acppu), Universités Canada et les doyens en sciences de l'éducation ont tous exprimé leur soutien à l'idée « d'indigénisation » des universités, dans le but de suivre les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation [15] et de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, selon laquelle « les peuples autochtones ont droit à la dignité et à la diversité de leurs cultures, traditions, histoires et aspirations qui doivent être dûment reflétées dans l'éducation et l'information du public ». Le concept d'indigénisation peut être, d'après l'Association canadienne de science politique, compris de trois manières distinctes : 1) la reconnaissance [49] symbolique des cultures autochtones ; 2 ) une plus grande inclusion des peuples autochtones et du contenu dans les structures universitaires existantes ; 3) une reconstruction anticoloniale et antiraciste de l'éducation par la révision des programmes et des processus institutionnels. Évoquant ces trois définitions, Widdowson souligne également les fortes controverses suscitées par leur mise en œuvre : application brutale de l'action positive, refus de se plier aux normes de revues avec comités de lecture, exigence d'être Autochtone pour enseigner un cours en études autochtones, etc. [16]

Ainsi, l'Association canadienne de science politique, solidaire du mouvement Black Lives Matter, reconnaît l'existence d'un État colonial contemporain et du racisme systémique et s'engage à chercher des solutions aux problèmes d'équité, de diversité et d'inclusion [17].

Plusieurs universités ont déjà adopté des plans d'action visant strictement les Autochtones ou des Comités des Premiers Peuples. À cet égard, pour citer un seul exemple remarquable, l'université du Québec en Abitibi-Témiscamingue a innové :

Dès les années 1970, les membres des communautés autochtones se joignent aux acteurs des milieux et des territoires pour réclamer le droit à l'enseignement supérieur en Abitibi-Témiscamingue et dans le Nord-du-Québec. Progressivement, des liens s'établissent entre des professeurs de l'UQAT et des communautés inuites, algonquines, atikamekw et cries sur le plan de la formation, puis de la recherche [18].

L'UQAT insiste également sur l'importance des services aux collectivités dans ce domaine. Au cours des années 2000, le partenariat avec les peuples autochtones s'accroît : un pavillon des Premiers-Peuples au campus de Val-d'Or ; le développement d'une expertise en enseignement et en accompagnement qui tient compte des spécificités des effectifs étudiants ; l'élaboration de programmes d'enseignement et de recherche. En 2016, l'UQAT crée l'École d'études autochtones. Cet ancrage historique échappe ainsi au discours clientéliste et convenu qu'exige aujourd'hui la soumission aux CRC, même si l'UQAT s'y voit désormais forcée comme toutes les autres.

[50]

De son côté, le CRSH définit ainsi la recherche autochtone :

[R]echerche réalisée dans n'importe quel domaine ou discipline qui est menée « par et avec » des communautés, des sociétés ou des personnes des Premières nations, des peuples inuit ou métis ou d'autres nations autochtones et qui les concerne et repose sur leur sagesse, leurs cultures, leurs expériences ou leurs systèmes de connaissances exprimés dans des formes dynamiques, passées et actuelles. La recherche autochtone peut englober les dimensions intellectuelles, physiques, émotionnelles et (ou) spirituelles du savoir de manière à créer des liens créatifs entre les personnes, les endroits et l'environnement naturel [19].

Cette référence à la « sagesse » autochtone et aux dimensions spirituelles et émotionnelles me semble contredire, parce que paternaliste, ce que prône la décolonialité. Comme l'écrit le sociologue Yves Gingras, « [c]es discours ont aussi curieusement pour effet d'essentialiser et de réifier en deux "communautés" distinctes et opposées des groupes assez hétérogènes, alors même que toute la "pensée postmoderne" fait l'éloge de la fluidité et de la construction sociale d'identités toujours potentiellement mobiles [20] ».

Universités et collèges étant engagés dans un parcours accéléré de décolonisation et/ou de réconciliation, un Réseau collégial de décolonisation (rid ) est créé en 2020, entre autres par des étudiants autochtones. Il incite le ministère de l'Enseignement supérieur et d'autres décideurs du secteur public à prendre des mesures concrètes de lutte contre le racisme systémique auquel sont confrontés les Autochtones au sein du système collégial québécois et au-delà.

En juillet 2020, la Fédération des sciences humaines a annoncé la création d'un Comité consultatif sur l'équité, la diversité, l'inclusion « et la décolonisation » (edid), un ajout important. Selon ce comité, le Congrès et la Fédération :

devront d'abord examiner d'un œil critique leur propre histoire de complicité dans le racisme, le colonialisme et les [51] pratiques d'exclusion. Il faut pour cela s'attaquer à l'eurocentrisme et à l'injustice cognitive qui sont enracinés dans le colonialisme et qui ont mené à l'incapacité de reconnaître les ensembles hétérogènes de savoirs et les différentes formes de savoirs en adoptant une approche décoloniale qui démarginalise et ramène à l'avant-plan les connaissances et les langues autochtones représentées au Canada, ainsi que les épistémologies du Sud et les savoirs d'un « autre monde » [21].

Le comité recommande par ailleurs que la Fédération élabore pour le Congrès « une reconnaissance des terres indiquant que le Congrès et d'autres événements de la Fédération ont lieu dans des universités et des sites situés sur divers territoires des peuples autochtones [22] ».

L'Université McGill prend elle aussi position sur la question des territoires non cédés :

Reconnaissance des terres ancestrales. L'Université McGill est située sur un territoire qui a longtemps servi de lieu de rencontre et d'échange autochtone, notamment pour les Haudenosaunee et les Anishinabeg. L'Université honore, reconnaît et respecte ces nations, qu'elle considère comme les gardiens traditionnels des terres et des eaux où elle se trouve aujourd'hui [23].

L'Université Concordia préconise quant à elle de commencer chaque réunion par la déclaration suivante :

J'aimerais / Nous aimerions commencer par reconnaître que l'Université Concordia est située en territoire autochtone, lequel n'a jamais été cédé. Je reconnais/Nous reconnaissons la nation Kanien’kehá : ka comme gardienne des terres et des eaux sur lesquelles nous nous réunissons aujourd'hui. Tiohtiá:ke/Montréal est historiquement connu comme un lieu de rassemblement pour de nombreuses Premières Nations, et aujourd'hui, une population autochtone diversifiée, ainsi que d'autres peuples, y résident. C'est dans le respect des liens [52] avec le passé, le présent et l'avenir que nous reconnaissons les relations continues entre les Peuples Autochtones et autres personnes de la communauté montréalaise [24].

Or, cette idée de territoires non cédés est contestable, comme l'estime le professeur et historien de l'université McGill, Allan Gréer : « Ainsi, quoique les autorités en Nouvelle-France aient passé beaucoup de traités diplomatiques et commerciaux avec les Premières Nations, on n'a jamais demandé aux autochtones, comme c'était le cas dans les colonies anglaises, de céder leurs terres et de partir [25] ».

Il n'est pas le seul à critiquer ce genre de déclarations. Ainsi que me l'a confié un politologue de l'université Concordia au cours d'un entretien informel : « les plans des universités sont du clientélisme et de la récupération. On dit qu'on est sur un territoire non cédé mais on continue à exercer son hégémonie, on ne change rien. Par exemple, on ne paie pas d'impôts aux bandes ».

Malgré ces critiques, ces déclarations se répandent tout en exerçant de plus en plus d'influence, et, il n'est donc pas étonnant, dans de telles circonstances, qu'à l'université de Sherbrooke, une professeure signe ainsi son courriel : « Nous reconnaissons que le campus principal de l'université de Sherbrooke est situé sur le territoire ancestral non cédé de la nation W8banaki, le Ndakina. K'wlipaï8ba W8banakiak wdakiw8k (phonétique : kolépaïonba wonbanakiak odakéwonk). Vous êtes les bienvenus sur le territoire des Abénakis ». À moins que ce ne soit une obligation en cas de recherche partenariale avec les Premières Nations.

Microagressions, avertissements préventifs,
espaces sécuritaires


Dans la foulée de ce virage idéologique majeur s'est imposée la notion de microagression (certains lui préfèrent l'expression « comportement vexatoire »), dont la définition varie quelque peu selon les universités. Globalement, ce concept renvoie à un manque d'écoute ou d'empathie à l'égard d'une personne issue d'un groupe vulnérable, qui risque de la stigmatiser, par exemple en prononçant devant elle le « mot en "n" » sans égard à ses réactions. À ce titre, l'UQAM distingue la microattaque, la micro-insulte et la micro-invalidation. [53] Le fait de dire : « Vous parlez bien le français » à une personne avec des traits asiatiques alors que le français est sa langue maternelle, ou le fait de vérifier son portefeuille ou d'empoigner son propre sac lorsque l'on croise un jeune noir ou un jeune d'origine latino-américaine constitueraient des micro-insultes. Demander : « Où êtes-vous née ? », à une personne de couleur serait une micro-invalidation [26].

Les avertissements préventifs (trigger warnings) visent à prévenir les indélicatesses potentielles envers les étudiants en classe. Quant aux espaces sécuritaires (safe spaces), ils concernent les demandes de la « clientèle » appartenant aux minorités ciblées (les associations d'étudiants « noirs », trans-, féministes, entre autres) réclamant que des locaux leur soient spécifiquement attribués afin qu'elles y soient à l'abri de ces microagressions [27].

Dans le même ordre d'idées, l'université de Montréal recommande que tous les professeurs reçoivent une formation pédagogique « intégrant des éléments liés à la sensibilisation au développement de l'intelligence émotionnelle et culturelle [28] ». Les formations contre le harcèlement sexuel ou sur l'écriture épicène ou le gender-neutral language se généralisent également.

Nouvelle donne aussi, pour répondre aux demandes des transsexuels, queer, etc., on met en œuvre le projet « Prénom choisi » permettant aux étudiants ainsi qu'aux membres du personnel de choisir, s'ils le souhaitent, un prénom usuel différent de leur prénom légal dans l'ensemble des systèmes de communication et d'information de l'université.

De son côté, l'université McGill recommande que l'on souligne les dates suivantes : par exemple, la Journée internationale pour l'élimination de la discrimination raciale (21 mars), la Journée internationale contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie (17 mai) et la Journée internationale des personnes handicapées (3 décembre). Et que l'on fasse preuve de plus de sensibilité en matière d'iconographie, d'affichage, de cérémonies et de dénominations sur le [54] campus, de telle sorte que tout cela reflète les diverses identités présentes au sein des communautés du passé et d'aujourd'hui [29]. À Concordia, on souligne par ailleurs l'importance des toilettes neutres, des menus végétaliens, hallal, kosher et des manifestations telles que le Mois de l'histoire des Noirs, le Mois du Patrimoine asiatique, le Mois national des Autochtones, le Mois national des femmes, le Mois de sensibilisation à l'emploi des personnes handicapées, etc.

Pendant ce temps, les cas de censure se multiplient sur les campus [30]. À cet égard, l'affaire Verushka Lieutenant-Duval et du « mot en "n" » a été largement commentée. Des professeurs de Concordia et de McGill ont dû s'excuser publiquement pour le même motif. D'autres ont dû gérer les demandes étudiantes de retirer des références dans leur bibliographie de cours, tandis que les départements eux-mêmes se divisent sur la décolonialité et la blanchité. La liberté universitaire est mise à mal.

Conclusion

Alors, peut-on parler de dérives de l'université ? D'excès de bien-pensance, de détournement relatif de la théorie de la décolonialité ? De vulgarisation hors contexte ? Décoloniser les universités est devenu un mot d'ordre international. En témoigne l'appui de sommités américaines (Angela Davis, Gayatri Chakravorty Spivak, Achille Mbembe, Walter Mignolo, etc.) aux universitaires décoloniaux français visés par les déclarations de la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation qui s'est élevée contre l'islamo-gauchisme régnant en France, ces sommités estimant que « [c]es actes de répression retirent effectivement la France d'un débat mondial animé et urgent. Ils soumettent les universitaires racisé.es — déjà peu nombreux.ses et marginalisé.e.s — qui produisent des études critiques sur le colonialisme, l'islamophobie, le racisme anti-noir, etc., ainsi que leurs allié.e.s, à des risques encore plus importants [31] ».

Il ressort donc de ce tour d'horizon que débusquer les préjugés, adopter des politiques d'accès à l'égalité en emploi dans les universités et les collèges, assurer le bien-être de certains groupes d'étudiants qui font partie des cibles historiques de discrimination à caractère raciste, en particulier les Autochtones, est entièrement [55] valable. Mais c'est une tout autre chose que de transformer, dénaturer ces exigences démocratiques fondamentales en véritables univers d'embrigadement.

Malgré les incantations officielles en sa faveur, la liberté universitaire me semble menacée par les priorités institutionnelles qui s'imposent au sein des universités et des organismes de recherche. La liberté universitaire vise à garantir l'accomplissement des fonctions professorales. Elle renvoie : 1) au droit d'enseigner, de faire de la recherche ou de la création sans être obligé d'adhérer à une doctrine prescrite ; 2) au droit de diffuser les résultats de la recherche ou de la création ; 3) au droit de libre expression, incluant la critique de la société, des institutions, des doctrines, des dogmes et des opinions, et notamment des règles et politiques universitaires, scientifiques ou gouvernementales [32].

Si pour satisfaire les étudiants il faut renoncer à prononcer le « mot en "n" » en classe ou retirer, sous pression, des références bibliographiques jugées colonialistes dans un plan de cours, sous prétexte de lutter contre les injustices épistémiques à petite échelle, cela contrevient au droit d'enseigner. Si pour déposer une demande de subvention de recherche, il faut répondre à un questionnaire préalable et obligatoire, questionnaire dans lequel on s'engage à former une équipe diversifiée et où l'on fait une profession de foi sur les principes EDI, et éventuellement sur les principes edid (équité, diversité, inclusion, décolonisation), alors on peut parler « d'entrave au droit de faire de la recherche ou de la création sans être obligé d'adhérer à une doctrine précise, la liberté concernant aussi bien la détermination des thèmes de recherche que la manière de les aborder » (spuq). D'ailleurs à ce sujet, quelle cible parmi les cinq ou six identifiées dans les plans d'action edi ou edid, choisirait-on pour former une équipe ?

Déjà des collègues s'arrangent pour ne plus donner certains cours à contenu délicat, ou plient devant les étudiants et les étudiantes pour se faire bien évaluer, ou pensent qu'il faille « jouer le jeu » pour obtenir des subventions du CSRNG ou du CRSH.

Tout cela risque de faire reculer l'ouverture à la pluralité des idées, des approches théoriques, etc., qui est, précisément, l'un des acquis des dernières décennies.

Il faut aussi soulever la question de l'intervention fédérale dans le domaine de l'éducation et de la recherche, intervention qui cherche [56] à imposer une vision historiquement inspirée de la politique publique du multiculturalisme, et dorénavant décoloniale au sens trivial du terme, comme en témoignent la formation obligatoire pour les fonctionnaires ou le personnel des Affaires mondiales Canada.

Il y a également lieu de soulever quelques questions à propos de la sélection des cibles visées par les programmes et les plans d'action edi. Les femmes, les minorités racisées, etc., ne sont pas des totalités homogènes. Tous ces agrégats sont stratifiés par de multiples facteurs sociaux dont il sera difficile de tenir compte quand il s'agira de former des équipes et d'élaborer des problématiques de recherche. Historiquement, les programmes d'accès à l'égalité en emploi se sont appliqués à compétence égale. Il ne s'agit donc pas de quotas, contrairement à l'idée que certains ont propagée dès leur institutionnalisation dans les années 1980. Or, on peut se demander si les chaires de recherche du Canada ne s'appuient pas justement sur des quotas, cette fois à proprement parler, et ne vont pas, de ce fait, provoquer de sérieuses divisions et exclusions au sein du corps professoral.

Quant aux déclarations de reconnaissance territoriale, elles forment une sorte de prière/invocation qui n'a rien à envier aux prières catholiques prononcées jadis dans certains conseils municipaux du Québec. Il serait intéressant de savoir ce qu'en pensent les stratèges politiques des nations autochtones, qui sont davantage préoccupés par leurs droits à l'autodétermination que par la compassion condescendante et paternaliste ou maternaliste qui sous-tend en ce moment un certain discours de la réconciliation.

Toutes ces injonctions, pratiquées à l'enseigne du progressisme, risquent d'entraîner une forme de dressage et de nivellement du corps enseignant. Elles sécrètent un parfum moralisateur, étouffant et contraignant, potentiellement difficile à supporter dans un milieu fondé sur la liberté universitaire. De plus, tout porte à croire qu'on ait affaire ici à une véritable offensive bureaucratique et clientéliste qu'il y aurait lieu d'analyser davantage. Il faudra bien qu'un jour prochain s'entreprennent le bilan et la critique de cette mouvance idéologique omniprésente dans les universités, sans censure ni menace et dans le respect des points de vue.



[1] Je remercie chaleureusement Dominique Michaud et Roch Denis pour leurs commentaires avisés.

[2] Micheline Labelle, « En eaux troubles : regards sur le parcours d'une certaine gauche et de ses allié.es », dans Rachad Antonius et Normand Baillargeon (dir.), Identité, « race », liberté d'expression. Perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche, Québec, PUL, à paraître.

[3] Université McGill, McGill University, Equity, Diversity and Inclusion (EDI) Stratégie Plan 2020-2025, 2020, en ligne.
https://www.mcgill.ca/equity/files/equity/mcgill_strategic_edi_plan_2020-20251.pdf.

[4] Brian Lilley, « Fed's antiracism training, with political agendas, nothing else », Toronto Sun, 8 avril 2021 ; Tristin Hopper, « Only white people can be racist : Inside Global Affairs' anti-racism course materials », National Post, 22 avril 2021.

[5] Shaun Lovejoy, « La nouvelle bureaucratie morale des universités », Le Devoir, 13 mai 2021.

[6] Gouvernement du Canada, Chaires de recherche du Canada, Plan d'action en matière d'équité, de diversité et d'inclusion, en ligne.

[7] Gouvernement du Canada, Dimensions : équité, diversité et inclusion Canada, en ligne.

[8] Voir par exemple : Pratiques exemplaires en matière d'équité, de diversité et d'inclusion en recherche du CRSH, 2019, en ligne.

[9] Le sigle LGBTQ2+ est celui utilisé par le programme des chaires de recherche du Canada. Il désigne les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer et bispirituelles. Le signe « + » indique qu'il y a d'autres identités et que l'identité de genre peut changer avec le temps.

[10] Fonds Nouvelles frontières en recherche, Guide à l'intention des candidats aux concours du fonds Nouvelles frontières en recherche, 2020, en ligne ; Kim Douglas, directrice, Équité, diversité et inclusion - une perspective des trois organismes fédéraux, Fonds Nouvelles frontières en recherche, novembre 2020, en ligne.

[11] Voir par exemple l'affichage d'un poste d'enseignant en cybersécurité à l'université de Berkeley : « Diversity, equity, and inclusion are core values at UC Berkeley and the I School. Our excellence can only be fully realized by faculty, students, and staff who share our commitment to these values. Successful candidates for our faculty positions will demonstrate evidence of a commitment to advancing equity and inclusion. » Université de Berkeley, 2021, en ligne.

[12] Manya Whitaker, « 5 Don'ts in Writing Your DEI Statement », The Chronicle of Higher Education, 24 novembre 2020, en ligne.

[13] Université Concordia, Report of the Working Group on Equity, Diversity and Inclusion, 2020, en ligne.

UQAM, Plan d'action en matière d'équité, de diversité et d'inclusion 2020-2024,2020, en ligne.

[14] Notion développée par Kemberlé Crenshaw, théoricienne de la critical race theory. La notion renvoie au cumul et à l'articulation de diverses formes de discrimination vécues par une personne, fondées sur différents marqueurs sociologiques.

[15] Frances Widdowson, « The Problem with Indigenizing the University », Quillette Years, 24 février 2021, en ligne.

[16] Ibid.

[17] Association canadienne de science politique, Déclaration de l'ACSP contre le racisme, 2020, en ligne.

[18] UQAT, Plan d'action. L'UQAT et les peuples autochtones, 2019, en ligne.

[19] Conseil de recherche en sciences humaines, « Définitions », en ligne.

[20] Yves Gingras, « Néo-romantisme, multiplication des "savoirs" et opportunisme politique : le cas des "connaissances autochtones" au Canada », dans Jean Baechler et Gérard Bronner (dir.), L'irrationnel aujourd'hui, Paris, Hermann, 2021, p. 303-317 ; Voir aussi « Moralisation de la science et autonomie de la recherche », Savoir Agir, vol. 4, n° 54, 2020, p. 109-117.

[21] Comité consultatif du Congrès des sciences humaines sur l'EDI, Créer une étincelle pour le changement : Rapport final et recommandations, 2021, p. 39.

[22] Ibid., p. 16.

[23] Université McGill, « Traditional Territory. Land Acknowledgment », en ligne.

[24] Université Concordia, « Reconnaissance territoriale », en ligne.

[25] Allan Gréer, « Une colonisation aux dépens des peuples indigènes) : La Presse, 1er octobre 2020.

[26] UQAM, « Pour une université inclusive », en ligne. Voir un document de l'université de la Californie à Los Angeles contenant 52 phrases qui sont considérées comme des micro-agressions.

[27] Jean-François Gaudreault-DesBiens, avec la collaboration de Me Léa Boutrouille, Rapport réalisé dans le cadre des travaux de préparation de l'Énoncé de vision et du Plan d'action en matière d'équité, de diversité et d'inclusion de l'Université de Montréal, Montréal, Université de Montréal, 2020, p. 78.

[28] Ibid., p. 77.

[29] Université McGill, EDI Strategic Plan, op. cit., en ligne.

[30] Isabelle Hachey, « Le clientélisme, c'est ça », La Presse, 22 février 2021.

[31] Angela Davis et al., « Nous voulons exprimer ici notre solidarité avec les universitaires français », Nouvel Obs, 17 mars 2021, en ligne.

[32] Convention du Syndicat des professeurs et professeures de l'UQAM.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 13 août 2023 9:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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