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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Laënnec HURBON, Le barbare imaginaire. (1988)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Laënnec HURBON, Le barbare imaginaire. Paris: Les Éditions du Cerf, 1988, 326 pp. Collection: “Sciences humaines et religions”. Une édition numérique réalisée avec le concours de Anderson Pierre, bénévole, étudiant en communication à la Faculté des sciences humaines de l'Université d'État d'Haïti. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Le barbare imaginaire.

Introduction

LA CONQUÊTE DES AMÉRIQUES
ET LA PRODUCTION DE LA BARBARIE


— Et pourquoi, subitement, cette inquiétude et ce trouble ?...
— C’est que la nuit est tombée, et que les Barbares n’arrivent pas.

Et des gens sont venus des frontières et ils disent qu’il n’y a point de Barbares...

Et maintenant que deviendrons-nous sans Barbares ? Ces gens-là, c’était quand même une solution”.
CONSTANTIN CAVAFY.

[2]

[3]

Sur le “Malecon” [1] de Santo Domingo, la plus vieille ville du Nouveau Monde (1496), le peuple le plus pauvre du monde expose tous les jours ses entrailles, ses rêves et ses fantasmes. Sur plusieurs dizaines de mètres, en effet, les tableaux des naïfs haïtiens, résistant au vent et à la poussière, au soleil et à la pluie, sont étalés jour et nuit, comme un défi à la misère et au mépris. Cette orgie de peinture populaire que Malraux se flattait de révéler à l’Occident comme l’un des témoignages les plus sûrs de l’intemporel [2], ne semble être en quête d’aucune reconnaissance. Pas plus que le Jazz, le Calypso, le Blues et aujourd’hui le Reggae n’étaient d’abord destinés à retentir sur les places publiques des métropoles occidentales. Ce n’est point cependant que les peintres naïfs haïtiens soient insensibles à l’accueil (commercial) que l’étranger fait à leur œuvre. Tout se passe plutôt comme si le peintre tentait continuellement d’éviter de tendre un miroir à lui-même et aux “autres”. L’œuvre naïve n’est pas en effet la représentation d’une profondeur enfouie, ni d’un inconscient collectif réprimé. Elle n’a rien à voir non plus avec le [4] remplissement d’un désir caché. Elle n’est pas à déchiffrer comme un rêve. C’est un espace pour le rêve qu'elle commence par produire, ou si l’on veut, c’est la possibilité même de rêve qu’elle recherche. Possibilité d’écart, de fuite par rapport au monde réel : monde faux, artificiel, étranger.

Ainsi, par exemple, “La Ville Imaginaire” d’un Préfète Duffaut, avec ses ponts, ses viaducs, ses routes innombrables, ses volumes superposés, n’aboutit pas à une recréation véritable du monde, comme tout semble de prime abord l’indiquer. C’est davantage un dispositif qui est offert à la reconversion du regard. Cette ville qui s’élève sur la mer des Caraïbes entraîne toutes choses, même les paysages les plus coutumiers de la vie quotidienne (la mer, les montagnes, les arbres, les marchés, les édifices publics) dans une métamorphose incessante, sous la seule intensité des couleurs. Et loin d’énoncer une identité retrouvée, elle ouvre un abîme au cœur même de la société haïtienne par la tentative de replacer et de réinscrire dans tous ses interstices ce que cette société ne cesse en même temps de repousser et d’exorciser. Nous voulons parler des dieux du vodou, ces forces de vie qui traversent tous les êtres, les relient entre eux et les mettent en mouvement. Le peintre les assume non pas comme l’objet de sa peinture, mais comme les gardiens invisibles et les seuls voyants véritables de son œuvre.

On peut se demander si la peinture naïve ne se détache pas en réalité sur le fond d’une amnésie, d’une perte irrémédiable. Quatre siècles se sont écoulés depuis la conquête du Nouveau-Monde. On dirait qu’il a fallu que le peintre, à l’instar de Térii, le récitant des parlers originels Maori, que présente Victor Segalen dans Les Immémoriau[3], entreprenne un long voyage vers l’île natale, s’engage dans une nouvelle initiation au cours de laquelle il se remet à l’écoute d’une parole fondatrice, épurée des narrations accumulées sur elle par le Conquérant, et revient peu à peu à la nudité. Mais, par là même, le peintre naïf ne s’avoue-t-il pas inondé, traqué par le regard de “l’autre” ? L’œuvre naïve comme utopie d’un recommencement du [5] monde par-delà la Conquête des Amériques est sans doute une tentative pour dépasser l’opposition du même et de l'autre. En vain chercherait-on le côté transgressif ou subversif de cette peinture qui ne livre que les traces d’un cheminement initiatique. Mais le peintre naïf haïtien creuse en nous l’inquiétude et le trouble pour avoir disparu et du cœur de la ville et des frontières. Car, dans la Ville imaginaire, il n’y a plus ni Barbares ni Civilisés. Voulant se donner pour le seul monde authentique, réel, le seul qui vaille la peine d’être édifié, la Ville Imaginaire et, avec elle, la Vision vodou et la Scène du jugement dernier qui toutes se déploient dans l’espace caraïbéen, ne nous livrent pas un nouvel ordre du monde inversé, mais nous renvoient plutôt à l’opposition partout opérante dans la vie sociale, culturelle et politique entre civilisé et barbare. Une opposition enracinée dans un imaginaire qui ne s’avoue plus comme tel et auquel on reste facilement aveugle.

Non, ce n’est pas une nouvelle interrogation sur l’aliénation culturelle que nous entreprenons dans cet ouvrage. Ce n’est pas l’ethnocide, ni la colonisation, ni le regard que l’Occident a porté et porte sur les autres sociétés qui nous importent ici. Mais nous inquiète avant tout le barbare, produit comme tel, et aliment de tout ce qu’on nomme encore civilisation, celui qu’on a logé à la fois aux frontières et dans l’enceinte de la ville comme ses garde-fous véritables, mais qu’on préfère aujourd’hui dissiper dans les abstraites généralités sur “l’altérité” et la “différence”. Bref, le Barbarisé concret qui porte encore toutes fraîches les cicatrices de sa barbarisation et qui se débat avec les mille et un énoncés sur sa barbarie, comme autant de bandelettes nouées autour de son visage. Chercher à restituer simplement la représentation qu’il se fait de lui-même, reviendrait à redoubler sa barbarisation, faire chorus à cet immense vacarme autour de la problématique de “l’autre”, qui monte de partout en Occident, comme si, pour la première fois, celui-ci ne se reconnaissait plus seul au monde. Les analyses développées ici visent avant tout à maintenir ouverte une interrogation à partir d’une confrontation de discours, de récits et de pratiques qui donnent à suivre les pérégrinations du couple barbare/civilisé dans le cadre concret du premier pays du Nouveau Monde où Caliban a rompu ses chaînes.

[6]

Pourquoi Haïti apparaît-il ici exemplaire ? Première révolte d’esclaves victorieuse (1791), soit peu après la Révolution française, premier pays du Tiers-Monde indépendant (1804), Haïti se donne en effet rapidement pour le chef défilé des peuples dominés par les grandes puissances occidentales. Après avoir promis de soutenir activement même l’indépendance de la Grèce, l’État haïtien à peine fondé, proclame Noir tout Haïtien quelle que soit sa couleur, et Haïtien, donc libre, tout Africain qui touche la terre d’Haïti, et tout esclave en fuite des autres pays de la Caraïbe. C’est même en Haïti que Simon Bolivar trouve l’appui le plus ferme dans sa lutte pour l’émancipation des peuples latino-américains. Un premier défi dressé à l’Occident, une preuve parfaite que les “Noirs” sont aptes à se gouverner seuls, à créer un État, un espace où librement recréer une civilisation qui les ramène à l’égalité avec les “Blancs”, et donc qu’ils ne méritent plus les titres dont l’Occident les a affublés : esclaves ou zombis, sorciers ou cannibales. Or voiciserait-ce l’ironie de l’histoire ?qu’au seuil de Tan 2000, après près de 200 ans d’indépendance, Haïti présente parmi les pays du tiers-Monde, le lourd palmarès de deux empires (1804-1806 ; 1849-1859), d’un royaume (1806-1818), d’une dizaine de Présidents à vie, qui tous n ont pu soutenir leurs desseins de grandeur que sur des flots de sang, puis d’un nombre de constitutions aussi imposant que celui des chefs d’État qui se sont succédé. Et pour finir, l’impuissance à sortir les anciennes masses d’esclaves de la misère, de l’analphabétisme et du mépris, toutes choses qui renforcent, relancent les vieux préjugés et alibis de l’esclavage et de la colonisation. “Noir, despote et cannibale”, autre nom de l ’Haïtien : c'est tout le XIXe siècle français, britannique, américain, qui, fort de repousser la contagion haïtienne de l’indépendance politique pour les peuples encore sous colonisation et esclavage, éprouve l’allégresse de dire la barbarie haïtienne. Encore de nos jours, les autres îles et pays de la Caraïbe lisent l’histoire d’Haiti comme une longue nuit de barbarie : haut lieu de la magie noire, Mecque ou Rome de la sorcellerie pour la Caraïbe, conservatoire caraïbéen de la sauvage africanité où dans les boucheries, faux-filet de bœufs et d’êtres humains se confondent, où la nuit, les cimetières sont des viviers d’où l’on extrait les mille et un zombis à quatre sous, [7] et où l’appétit pour les repas agrémentés de chairs fraîches d’enfants n’a plus de bornes.

En particulier, la thématique de l’intense production de zombis par les prêtres du vodou (les oungan) connaît un regain de succès dans la presse, dans des universités et institutions psychiatriques américaines, qui lancent des chercheurs sur la trace d’une “drogue” zombifere en Haïti, tenue dans le plus grand secret. Administrée à de nombreux individus, elle les conduit dans un état léthargique qui les fait passer pour morts, et la nuit, les sorciers malfaiteurs que seraient les oungan les tirent de leurs tombeaux et les ramènent à une vie demi-consciente sur des plantations où ils sont livrés, à vie, à des travaux pénibles, dans l’obéissance absolue à leurs propriétaires. Ainsi donc, sorciers, zombis et cannibales semblent avoir aujourd’hui Haïti comme terre d’élection [4].

Voilà qui autoriserait à parler d’une seconde mort de Toussaint- Louverture. Mais il est probable que celle-ci ait commencé dès 1802, quand Hegel, dans La Phénoménologie de l’Esprit, cédant à l’évidence-de la défaite des armées prussiennes, voyait dans Napoléon “l’esprit du monde” et le point culminant de l’histoire, et ignorait la première révolte d’esclaves victorieuse au Nouveau-Monde.

Pourtant Hegel entendait développer la première réflexion théorique sur les rapports entre le maître et l’esclave, qui allait représenter ce que David Brion Davis appelle un tournant décisif dans la conscience éthique de l’humanité [5]. C’est bien, on le sait, en s’adossant au message de Hegel que Marx et Freud devaient plus tard élaborer leurs théories sur la genèse de la domination de l’homme par l’homme. Or, si jusqu’à présent, en dépit de ces tentatives, le phénomène esclavagiste et la geste de Toussaint-Louverture disparaissent à ce point de l’horizon, [8] ce n’est pas seulement parce que chez Hegel le rapport maître/esclave aurait eu valeur de métaphore pour toutes les formes possibles de domination physique et psychologique. Il faudrait sans doute remonter plus loin, c’est-à-dire à la fin du XVe siècle, pour comprendre la surdité et la cécité de Hegel. Ce qu’on a tenu en effet pour la découverte des Amériques et qu’il convient bien mieux d’appeler la conquête des Amériques, c’est l’inauguration d’un centre mondial de production de l’esclavage, qui s’accompagne d’une interprétation du monde à partir de l’Europe comme centre de l’humanité ou comme seul lieu possible de réalisation de l’humanité de l’homme, et qui voue tous les autres peuples à la condition de barbares.

La banalisation du phénomène esclavagiste, lequel devait produire le génocide indien et l’holocauste de millions de Noirs africains, présuppose l’existence d’une difficulté particulière de l’Occident, à penser le monde autrement qu’à partir de l’Occident, dans la dénégation de toute altération réelle de lui-même.

On commence à s’en rendre compte aujourd’hui, de manière un peu moins vague que de coutume, dans la contestation même de la notion de découverte du Nouveau-Monde. Pour Edmundo O’Gorman, par exemple, dans son ouvrage au titre fort suggestif, L’invention de l’Amérique, la nouvelle entité qui surgit au bout du voyage de Christophe Colomb devrait s’appeler la nouvelle Europe, “face à laquelle l'Océan de la géographie antique subit son ultime transformation en demeurant converti en un nouveau Mare Nostrum... ” [6]. Mais à travers ce mouvement d’expansion de soi, l’Occident du XVIe siècle ne rencontre plus de barbare, de la même manière que les Grecs de l’Oikouménè. Là où ceux-ci croyaient encore en des sagesses barbares [7], ou mieux, là où ils laissaient le barbare dans sa condition de non-Grec, avec Christophe Colomb, le cycle qui s’inaugure est celui [9] d’une débarbarsation du barbare, de sa définition comme vide, comme lacune, du fait même de sa condition de non-européen.

Depuis les premiers contacts des Conquistadores avec les Caraïbes, l’on ne voit effectivement à l’œuvre qu’un dialogue qui va du même au même, et qui s’arrache avec peine du champ de l’imaginaire. Ne serait-ce donc pas à partir de cette dissolution de l’altérité de “l’autre”, donc de cette fermeture à toute nouveauté réelle, à toute irruption d’un nouveau monde réel, que s’est développé le processus de la conquête du monde [8] ? Par quelle alchimie, se demande-t-on enfin aujourd’hui, les indigènes de Christophe Colomb constituent-ils cette “espèce de catégorie intermédiaire entre objets et animaux” ? Pour Beatriz Pastor dans son essai sur le Discours narratif de la Conquête de l’Amérique [9], qui est une enquête approfondie sur les codes qui régissaient le comportement de Colomb, il y a d’abord une stratégie commerciale qui conduit à priver les indigènes de toute forme d’humanité. Mais c’est précisément à partir de là que son interrogation se lève : dans cette “ficcionalizacïon” [10] de la réalité américaine, ne convient- il pas de repérer le poids d’un langage déjà-là, sédimenté, qui se déplie identique à lui-même, jamais troublé par l’avènement de “l’autre”, et qui parle dans le discours de Colomb sur les indigènes du Nouveau- Monde ? Ces Caraïbes “nus, pauvres et sans armes”, donc aptes à être manipulés à merci, ne connaissant ni la religion ni la langue, donc sauvages, idolâtres devant être christianisés au plus vite pour leur propre salut, ce sont des énoncés plus tenaces qu’on ne l’a cru. Le thème du “Noir despote et cannibale” est sa parfaite répétition aux XVIIIe et XIXe siècles, et même beaucoup plus tard, jusque vers les années 1940.

[10]

C’est en effet à cette date, fort récente, que commence à disparaître, ou plus exactement à passer sous un jour plus tamisé dans la littérature anthropologique, le cannibalisme ou l’animisme, le fétichisme ou la sorcellerie comme pratiques inhérentes à l’être du Non. Quant au thème du despotisme, il ne cessait de renvoyer à deux positions contradictoires : tantôt l’excès de pouvoir (l’ubris propre aux Barbares), tantôt l’incapacité de gouverner. Pensée en fait rassurante, à laquelle pendant longtemps l’anthropologie s’accrochait, prenant ainsi, dit Pierre Clastres, le modèle du pouvoir politique occidental comme modèle universel.

Nous ne nous attendions pas cependant, en nous engageant dans ce travail, à rencontrer autour de la thématique de “sorciers, zombis et cannibales”, cette longue chaîne de récits et de discours qui se déroule sans interruption véritable de la Conquête du Nouveau Monde à nos jours. Pourtant ce n’est là qu’une bien infime partie de l’iceberg que nous croyons toucher. Car c’est à travers toute l’Amérique latine et toute la Caraïbe du XIXe siècle qu’on retrouve vivant le fantôme de Caliban, sombre copie de Prospero, et sur lequel presque toutes les œuvres littéraires et toutes les idéologies politiques viennent encore buter. Roberto Fernandez Retamar parle dans son Caliban cannibale de ‘ ‘la vraie vie d’un faux dilemme” [11], à propos de l’opposition civilisation/barbarie, en découvrant jusqu’à quel point même les plus farouches défenseurs des indépendances des pays latino-américains, comme José Marti, eurent à se battre contre cette opposition. Depuis [11] La tempête de Shakespeare, plusieurs versions ont été proposées, des deux côtés de l’Atlantique, comme si le symbole de Caliban collait à la peau des peuples dits aujourd’hui “sous-développés” tout en leur étant le plus étranger possible. Force est de constater la puissance souterraine de ce dilemme, là précisément où l’on croit le contourner. La rupture ne s’opérera pas sans frais, puisqu'elle devra signifier la sortie hors du régime de la conquête. Se doute-t-on assez qu’une tentative de relecture critique des sciences humaines, désormais d’un point de vue extérieur à l’Occident, puisse laisser entrevoir bien des sources inconnues du système de violence et de domination qui caractérise le monde actuel ?

Le choix de cet objet d’étude (sorcellerie, zombification et cannibalisme) n’est pas une concession faite à l’exotisme, encore moins aux rumeurs actuelles sur la sorcellerie en Haïti ou en Afrique. Le problème s’était déjà imposé à moi, au moment où je tentais de réfléchir sur les pratiques du christianisme missionnaire face aux cultures non-occidentales. Dans l’enquête sur la notion de Dieu dans le vodou haïtien [12], j’ai été conduit à proposer une explication des pratiques et croyances de la sorcellerie dans le vodou, en montrant le rapport structural entre magie, sorcellerie et religion dans le cadre même du culte rendu aux “esprits”. Mais je n’étais pas préoccupé de cerner la problématique de la sorcellerie proprement dite : il fallait montrer comment le vodou représente un langage articulé, original, valable à côté de n’importe quelle autre culture. Dans une étude postérieure [13] sur les rapports entre le vodou et le pouvoir duvaliériste, je ne faisais qu’indiquer les contradictions qui traversaient le champ du vodou comme tel. Une confrontation directe, explicite, avec les récits sur la sorcellerie en Haïti s’avère enfin nécessaire. La sorcellerie constitue en effet le noyau le plus résistant dans tous les préjugés qui courent sur le vodou. Elle donne lieu, en particulier dans la longue période de crise dans laquelle s’est installé le pays avec la dictature héréditaire des Duvalier, à toute cette remontée de rumeurs sur l’anthropophagie et sur la production de [12] cruautés comme la zombification qui reprennent tels quels, dans la plus totale quiétude, les discours européens du XIXe siècle, mais aussi des premiers conquistadores esclavagistes, sur la barbarie des cultures non-occidentales.

Les figures du sorcier, du zombi ou du cannibale, abordées dans ce travail, ne forment à la vérité qu’un thème : le soupçon de la sorcellerie comme telle. Toujours anthropophage de quelque manière, le sorcier implique en Haïti la figure inverse du zombi, l’être ensorcelé, mort vivant, automate entre les mains de son ensorceleur. Il s’agirait donc bien d’un seul et même fantasme qui prend des formes différentes, selon qu’on se trouve dans l ’Occident conquérant-esclavagiste ou dans les sociétés noires esclavagisées.

On sait que les études sur les flambées de sorcellerie ou les inquisitions anti-sorcières du début de l’âge classique en Europe commencent à recevoir un éclairage plus poussé grâce aux apports de l’anthropologie moderne. Il est probable qu’une meilleure compréhension du phénomène de la sorcellerie en Haïtioù Ton voit de manière plus nette la rencontre entre la démonologie européenne et la sorcellerie africainepuisse ouvrir davantage la recherche à cette part capitale de l’imaginaire dans la production des rapports sociaux comme des rapports interculturels. En faisant pivoter notre enquête autour de la vieille opposition entre barbare et civilisé, nous sommes restés surpris devant l’absence de rupture décisive dans les pratiques discursives et les pratiques sociales qui se sont développées sur ce terrain, depuis la conquête ou l’invasion du “Nouveau-Monde”. C’est qu’en fait se trouve à l’œuvre la puissance d’un imaginaire jamais mis en déroute, et toujours prêt à inventer les combinaisons les plus surprenantes par des sauts d’une image à l’autre, dans la répétition indéfinie du “même” [14]. Aussi, du Juif cannibale au Mahométan infidèle et à la sorcière de la fin du Moyen-Age, puis au fou et au délinquant de l’âge classique, et à l’Indien idolâtre et au Nègre toujours-déjà sorcier et mangeur d’autres Nègres, un seul et même mouvement de l’imaginaire se dessine, qui [13] donne à voir comment des couches sociales dominantes en Occident pensent et vivent le rapport à “l’autre”. Dans la conclusion de son importante enquête sur le thème des barbares dans le romantisme, P. Michel rappelle justement la polysémie du mot barbare. Il couvre, écrit-il, “l’un des plus vastes champs qui soient et ne se réduit pas au domaine d’ombres qui cerne la civilisation... Tout, il n’est rien. Pour dire ou pour interdire ce qui veut être...” [15]. C’est donc que le barbare est enserré dans les filets de l’imaginaire dont on sait la capacité d’engendrer à la fois le mensonge et la réalité. Mais ce n ’est pas vers un débat philosophique portant sur une nature humaine abstraite que conduit cette perspective, même si Ton peut parler d’un barbare inscrit dans le cœur de tout être humain. Le barbare en question, dans l’étude que nous livrons ici, est celui qui, précisément drapé dans tout l’héritage de l’antiquité gréco- romaine, apparaît comme production de la Conquête-Invasion du Nouveau-Monde, mais qui ne cesse de refaire surface, puisque l’ère de la conquête n’est pas terminée.

Ce qui nous frappe avant tout, c’est qu’aujourd’hui tout conspire à banaliser l’interrogation sur le barbare, que soulèvent pourtant de manière obvie les phénomènes dits de cannibalisme, de sorcellerie ou de zombification. Ceux-ci seraient tenus pour des objets résiduels, susceptibles d’une approche rigoureusement scientifique et affranchis de toute imputation de barbarie.

L’universel humain étant concédé à tous les peuples, il n’y aurait plus de barbare qui rôde aux frontières de la ville comme un fantôme ou une ombre. Il n’y aurait plus de trouble ni d’inquiétude. Le couple barbare/civilisé entrerait dans une irrémédiable obsolescence, et il serait peine perdue de se mettre sur ses traces. “Des gens sont venus des frontières et ils disent qu’il n’y a point de barbares”. Mais, à la vérité, peut-on échapper à une interrogation sur cette ellipse soudaine du barbare ? Peut-on, à peu de frais, se croire quitte du Barbare, quand on oublie l’histoire de sa barbarisation [16] et qu’on ne parle plus que de [14] civilisations multiples ou diverses ? Ainsi, au moment même où l’on découvre la puissance du langage dans la production des sociétés, on s’avance vers une amnésie : le barbare n’est plus l’autre d’un autre, il porterait seul le fardeau de la représentation de lui-même comme barbare. Certes, Lévi-Strauss a su assigner à l’ethnologie moderne la tâche de penser le rapport à “l’autre”, de combattre les préjugés de supériorité raciale et culturelle, plus précisément de “concilier l’unité de son objet avec la diversité, et souvent l’incomparabilité de ses manifestations particulières” [17]. Mais il devait reconnaître qu’au moment où l’ethnologie te veut respectueuse des différences culturelles, elle rencontre devant elle des peuples qui “accédant à l’indépendance, ne semblaient, quant à eux, entretenir aucun doute sur la supériorité de la culture occidentale, au moins par la bouche de leurs dirigeants” [18]. À relire l’histoire des retombées de l’anthropologie occidentale, ailleurs qu’en Occident, dans le cadre historique particulier d’Haïti, je me rends compte justement que demeure encore opérant à travers la production intellectuelle haïtienne, comme à travers les pratiques sociales et politiques, un dispositif de pensée organisé autour du vieux couple barbare/civilisé. Il m’a donc fallu commencer par une interrogation sur la pensée du thème de la barbarie dans les discours anthropologiques et philosophiques. Est-ce un barbare à deux têtes, logé à la fois à l’intérieur de l’Occident et à sa périphérie, qui se donne à penser ? Ou plutôt, le mode de rencontre de l’Occident avec les “autres” peuples récemment découverts au Nouveau-Monde ne procède-t-il pas de l’annonce d’une fin des barbares, prise en charge par le christianisme, les Lumières et la Bildung allemande, mais qui se laisse clairement surprendre dans l’ouvre de Chateaubriand ? Il nous importait plutôt de retrouver le cheminement souterrain de ces discours dans le cadre du Nouveau-Monde. Toute l’élite d’Haïti, dès les premiers moments de l’indépendance, s’acharne à fournir la preuve de la non-barbarie du peuple haïtien, et [15] en quelque sorte à poursuivre éperdument une quête de guérison de la barbarie que le maître-colon lui imputait. Ce piège de l’obsession de la civilisation dans lequel cette élite s’est engouffrée, nous n’avons pu le contourner. Il constitue pour nous comme une invitation à méditer l’héritage de la barbarie, à travers la série thématique des concepts comme ceux de la race, de la science, de l’écriture, de l’État ou du pouvoir politique, tels qu’ils fonctionnent dans les discours politiques ou les œuvres littéraires en général. L’espoir de baliser le terrain pour une approche quelque peu objective des phénomènes dits de sorcellerie, de cannibalisme ou de despotisme, que l’anthropologie naissante en Occident tenait pour les signes de la barbarie, se réduit peu à peu à une peau de chagrin, au fur et à mesure que notre enquête s ’approfondit. Cette problématique ne s’efface pas d’elle-même, une fois que nous l’aurions pointée comme un héritage extérieur, reçu de l’Occident. Cela reviendrait simplement à diluer le débat véritable dans les théories confortables de l’aliénation et de l’idéologie. Il n’y a pas de culture qui puisse échapper à l’imaginaire de la barbarie [19] et l’effort de l’élite haïtienne et des dirigeants politiques pour le produire comme pure extériorité n ’est encore qu’un ajustement au fantasme de civilisation tel qu’il opérait en Occident pour légitimer une politique de conquête.

Aujourd’hui, les énoncés sur le cannibalisme, la sorcellerie et la zombification apparaissent détachés de leurs sources, alors qu’ils sont régis par le même code que constitue l’opposition barbare/civilisé, en dépit de tous les désaveux. Dans le cas d’Haïti, la relecture critique des discours, récits et pratiques autour du soupçon de la sorcellerie, de l’esclavage à l’indépendance (1804), et de l’occupation américaine (1915-1934) à nos jours, nous fait découvrir comment voyageurs, missionnaires, essayistes étrangers, autant que les historiens haïtiens, déroulent le même faisceau de représentations qui ont leur lieu d’ancrage dans cet imaginaire de la barbarie resté identique à lui-même depuis au moins [16] les trois derniers siècles. Esclave sorcier, paysan “superstitieux” donc délinquant, bandit cannibale qui ose s’opposer à l’occupant américain : des variations de langage qui n’auront été que de surface, et ce n’est pas encore là pour nous la surprise. L’interrogation sur la pénalisation desdites pratiques de sorcellerie ou de cannibalisme nous invite à repérer le poids de cet imaginaire de la barbarie dans le mouvement même de constitution de la société haïtienne tout entière et de sa définition à la fois face à la raison et à la folie. Processus de diabolisation du vodou ou recours à la théorie du bouc émissaire ? Sans doute, mais de telles explications apparaissent plutôt circulaires ; dans tous les cas, la pénalisation du vodou conduit à se pencher sur la représentation de la civilisation dans la mise en place d’un État indépendant, le premier censé garantir l’abolition du rapport maître/esclave. Paradoxalement, c’est au sein d’un tel État que se gonflent les rumeurs sur le cannibalisme, la cruauté despotique et les bandes nocturnes de sorciers. Suivre la pérégrination de ces rumeurs, remonter à leurs sources depuis les premiers balbutiements de l’anthropologie face aux Caraïbes cannibales s’avère indispensable. Réel ou imaginaire, le cannibalisme des Caraïbes servira de prétexte à leur extermination. Mais sans faire une approche positiviste des multiples récits en circulation en Europe sur le cannibalisme en général, je me demande si, dans cette promptitude à imputer cette pratique à un certain nombre de peuples non-occidentaux, un fantasme de barbarie ne serait pas à l’œuvre. Un fantasme qui s’atteste encore dans les récits actuels des adeptes et des prêtres du vodou comme de l’élite intellectuelle sur les sociétés secrètes de sorciers (anthropophages) et leurs victimes (les zombis). Ce que je cherche à montrer dans cet ouvrage, c’est l’impossibilité de cerner la réalité des bandes de sorciers et des zombis, à l’état nu, en dehors d’un langage (discours et récits des esclavagistes et occupants, repris par une élite occidentalisée ou un pouvoir politique) qui nous les offre comme les signifiants d’une barbarie présumée inhérente au vodou. D’où viennent donc l’actualité et les ressources d’un tel langage ? En repérant la place exacte de la sorcellerie dans le dispositif symbolique du vodou, l’on se rendra compte que la croyance en la multiplication des sorciers (anthropophages) et des zombis reste liée au spectre d’un système esclavagiste qui hante encore [17] la société haïtienne.

La conclusion sur “l’altérité et le paradigme du logos” ne prétend pas livrer une réflexion philosophique pour un dépassement de l’opposition barbare/civilise. Mais nous n’avons pu contourner le problème de la source grecque de cette opposition, telle qu’elle est réemployée et réinterprétée dans la tradition philosophique occidentale et dans l’anthropologie moderne. Subissant les assauts de la modernité, les cultures non-occidentales ne sont-elles pas vouées à une existence en sursis, surtout depuis qu’on a cru le soleil de la raison une fois pour toutes apparu en Grèce ? Est-il possible de sortir des oppositions vieilles, mais aussi originaires, entre science et magie, écriture et oralité, que présuppose le couple barbare/civilisé ?

Est-il possible de déplacer ainsi le centre de gravité de l’anthropologie ? Peut-on soi-même, dans l’écriture sur sa propre culture, se garder de la reproduction du fantasme de maîtrise qui vise à faire de “l’autre” un pur prétexte au service d’un pouvoir, c’est-à-dire, peut- on s évader de la perspective elle-même de la conquête ? Autant de questions qui se dressent devant nous, intrigantes, mais que nous laissons seulement venir à nous, à défaut de pouvoir comme Préfète Duffaut cheminer dans la Ville Imaginaire d’où aura disparu toute trace du barbare comme du civilisé.

[18]


[1] Le “Malecon” est la jetée de la ville de Santo Domingo.

[2] André Malraux, La métamorphose des dieux, l'intemporel, Gallimard, 1976, voir les pp. 313-343 ; sur la peinture naïve, voir aussi le passionnant Journal de voyage chez les peintres de la Fête et du Vaudou en Haiti, de Jean-Marie Drot, Ed. d’Art Albert Skira, Genève 1974 ; de même la brochure de Jean Métellus, Peintres haïtiens et Vaudou, Musée de Laval, Juillet-Août-Septembre 1970.

[3] Victor Segalen, Les Immémoriaux, paru pour la première fois en 1907, et rééd. aux Editions du Seuil, Coll. Points, Paris, 1983.

[4] Cf. Jacques Pradel et Jean-Yves Casgha, HaitiLa République des morts-vivants, Monaco, Ed. du Rocher, 1985.

[5] Nous reprenons ici les suggestions de David Brion Davis, dans l’épilogue à son monumental ouvrage sur The Problem of Slavery in the Age of Revolution, 1770-1823, Cornell University Press, Ithaca and London, 2e Ed. 1976, p. 537-564 : “Toussaint Louverture et la Phénoménologie de l’Esprit”.

[6] Edmundo O’Gorman, La Invencion de America, Ed. Tierra Firme, 2e Ed. Mexico, 1977, p 158.

[7] Cl. Arnold Nomigliano, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisatum, tr. Paris, Maspero, 1979.

[8] Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La Question de l’autre, Paris, Seuil, 1982.

[9] Beatriz Pastor, Discurso narrativo de la conquista de America, Habana, Cuba, Ed. Casa de la Americas, 1983, p. 10 ss.

[10] Ibid., p. 105, et surtout p. 107 : “La forma del discurso y la naturaleza de la transformación de la realidad proyectan una imagen del Nuevo-Mundo que constituye la base imaginaria sobre la cual se desarrollará el proceso de depredación, explotacion y degradacion que Las Casas llamarâ “la destrucciôn de la Indias” sin dramatizar en absoluto sobre su verdadero alcance y signifîcado”.

[11] R. F. Retamar, Caliban cannibale, Tr, Bonaldi, Paris, Ed. Maspero, 1973, pp. 91-109.

Après l’ouvrage intitulé Civilisation et barbarie de l’Argentin Domingo Faustino Sarmiento, paru la première fois en 1845, où l’on assiste à la reprise de toute l’idéologie de la conquête elle-même, paraît en Europe en 1878 le Caliban de Ernest Renan ; puis en 1898, rompant avec Sarmiento, l’Uruguayen José Enrique Rodo publie Ariel, une œuvre dans laquelle les États-Unis sont désormais identifiés avec Caliban. En 1935, l’Argentin Anibal Ponce propose enfin une interprétation positive de Caliban, dans son ouvrage sur L’humanisme bourgeois et l’humanisme prolétarien, mais il était déjà précédé en France par Jean Guéhenno qui écrit en 1928 son Caliban parle. Le Prospero et Caliban d’Octave Mannoni (titre ajouté à l’édition anglaise de Psychologie de la décolonisation, Seuil, Paris 1950 ouvre une polémique qui n’est pas encore terminée du moins dans la Caraïbe malgré le Peau noue, masque blanc (Seuil 1952) de F. Fanon et Une tempête (Gallimard 1969) d’Aimé Césaire. On se reportera encore une fois pour les détails à l’ouvrage cité plus haut de R.F. Retamar.

[12] Dieu dans le vodou haïtien, Paris, Payot, Bibliothèque scientifique, 1972.

[14] Edmond Ortigues, Le Discours et le symbole, Pari », Aubier, 1962, pp. 203-204.

[15] Pierre Michel, Un Mythe romantique. Les Barbares 1789-1848, Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 525.

[16] Instructives, sous ce rapport, les enquêtes de Nathan Wachel, La Vision des vaincus, Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, 1530-1570, Gallimard, Paris, 1971; et de Gérard Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les Communautés villageoises de la Côte Orientale de Madagascar, Paris, Maspéro, 1969, et surtout Les Fleurs du Congo, Paris, Maspéro, 1972.

[17] Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 50.

[18] Ibid., p. 52.

[19] “Si les Mèdes n’existaient pas, écrit Régis Debray, il aurait fallu les inventer. Peine perdue : une culture historique est cette invention même. Aussi bien se bousculent-ils aux frontières, les Perses. Une culture vivante, quelle qu’elle soit, peut se définir comme la création continue du Barbare” Critiques de la raison politique, Paris, Gallimard, 1981.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 10 mars 2020 14:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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