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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon-François Hoffmann, LA PESTE À BARCELONE. En marge de l'histoire politique et littéraire de la France sous la Restauration. Ouvrage patronné par la Société des professeurs français en Amérique. New Jersey: University de Princeton, département de langues romanes; Paris: Les Presses universitaires de France, 1964, 103 pp. [Autorisation accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre 2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[34]

Léon-François HOFFMANN

Le Nègre romantique.

Un article publié dans la revue Notre Librairie, Revue des littératures du sud, no 90, oct-déc. 1987, 34-39.


Les excès de la Révolution en France, qui répandoient une grande défaveur sur un certain nombre d'idées, nuisirent à la cause des pauvres Nègres. On crioit à l'anarchie [...] on appeloit jacobins les hommes qui n'avoient pour motifs de leurs actions que la religion et l'humanité.
G. de Staël, Oeuvres complètes, 1821

La révolution de 1789 mène à la première émancipation des Noirs ; celle de 1848 à l'abolition définitive de l'esclavage. Entre ces deux dates, l'image du Noir dans la littérature française évolue : le Bon Sauvage du XVIIIe siècle est en passe de devenir l'Indigène du XXe. En attendant, le Noir trouve sa place parmi les héros romantiques. *


L'esclavage, problème politique

Au siècle des Lumières, l'esclavage colonial est un problème moral. Avec la Révolution, il devient un problème politique. Le pays, qui avait choisi « Liberté, Égalité, Fraternité » pour devise pouvait-il s'accommoder de la traite des Noirs et de leur esclavage dans les Antilles françaises ? Malgré l'opposition farouche des représentants des colons de la Caraïbe, des armateurs négriers et des négociants en denrées coloniales, la Constituante, par décret du 16 pluviôse an II, abolit l'esclavage et étend la condition de citoyen à « tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies françaises ».

La France devient ainsi le premier pays européen à décréter la Liberté et l'Égalité des Noirs. On pouvait espérer que la Fraternité allait enfin régner à Saint-Domingue, aux Petites Antilles, à la Guyane, il n'en fut rien. Car le décret promulgué à Paris ne fut guère ou pas appliqué aux colonies. À Saint-Domingue, en particulier, les esclaves, fatigués d'attendre la liberté, se soulèvent et brûlent le Cap-français en 1791. L'ordre à peine rétabli, une nouvelle révolte éclate. Le Cap brûle à nouveau. Au nom de la République française, Toussaint Louverture pacifie le pays. Mais Bonaparte, Premier Consul, rétablit la traite et l'esclavage par décret du 30 floréal an X. Vingt mille hommes sous le commandement du général Leclerc, beau-frère de Napoléon, débarquent à Saint-Domingue pour ramener la colonie au statu quo ante. Au terme d'une guerre meurtrière, où Français et Haïtiens rivalisent de cruauté, Dessalines proclame l'indépendance du pays le 1er janvier 1804. Les quelques centaines de survivants du corps expéditionnaire sont évacués par les Anglais. L'Aigle a connu sa première défaite... ce que nos manuels scolaires, encore aujourd'hui, passent d'ailleurs discrètement sous silence. Sans doute est-il plus honorable d'avoir été vaincus par le général Hiver ou les guerilleros espagnols que par la Fièvre Jaune et des Nègres armés de machettes.

L'esclave vertueux

La littérature de la Révolution et de l'Empire donne du Noir une image différente, [35] selon qu'elle se trouve dans les ouvrages composés avant ou après l'incendie du Cap. Avant cet épisode, se précise et se répand l'image - élaborée dans ses grandes lignes par les philosophes - du Noir vertueux, victime de la rapacité et de la cruauté des Blancs. Des romans tels que Le Noir comme il y a peu de Blancs (1789), de Joseph Lavallée, des pièces comme La Négresse ou le pouvoir de la reconnaissance (1787), de Radet et Barré, ou encore L'Esclavage des Nègres (1789), de Olympe de Gouges en fournissent des exemples. Il est intéressant de remarquer que le problème des rapports tant affectifs que juridiques entre Noirs et Blancs n'est plus seulement étudié dans les traités et évoqué dans les poèmes et les romans, mais aussi illustré sur les planches. Ces pièces « négrophiles » relèvent du théâtre engagé que la Révolution mobilisa pour propager son idéologie.

Le Nègre déchaîné

La révolte des Noirs à Saint-Domingue traumatisa l'opinion publique française et bouleversa l'idée qu'elle se faisait des rapports entre les races aux colonies. L'image du Noir, vertueux enfant de la nature victime d'un maître blanc avide et brutal, va brusquement s'invertir : pour la première fois, ce sont des Blancs sans défense qui se font torturer et tuer ; ce sont des Blanches qui subissent la lubricité des plus forts ; ce sont des enfants blancs qu'on arrache aux bras de leur mère. La victime et le bourreau ont échangé leur rôle.

Réactionnaires et racistes (commandités ou pas par les colons et autres bénéficiaires de l'esclavage) ne manquent pas de monter en épingle la férocité des Nègres. On avait prétendu que les Noirs, fondamentalement pacifiques et raisonnables, étaient dignes de liberté. On postulera à présent que les Nègres déchaînés, dominés par leurs bas instincts ne méritent que d'être voués à l'esclavage. De nombreux romans, tels Félix et Léonore, ou les colons malheureux (1801), de J.-B. Pinière, et L'incendie du Cap (1802), de R. Périn rapportent dans toute leur horreur les excès des révoltés... tout en évitant pudiquement de décrire les représailles tout aussi inhumaines exercées par les forces de l'ordre.

Quoi qu'il en soit, l'opinion publique, assoiffée d'ordre après les excès de la Terreur, ne protesta pas lorsque le Premier Consul rétablit la traite et l'esclavage ; Chateaubriand est bien le porte-parole de la majorité des Français lorsqu'il se demande, dans Le Génie du christianisme « qui oserait encore plaider la cause des Noirs après les crimes qu'ils ont commis ? »

Sous la Restauration et la Monarchie de juillet, le personnage noir inspire un grand nombre de poètes, de romanciers et de dramaturges. Pendant une quinzaine d'années, on continuera à évoquer la Révolution haïtienne, l'optique adoptée reflétant bien entendu l'idéologie de l'auteur. Pour les uns, cette défaite de la civilisation aux mains de la barbarie est scandaleuse, et nombreux sont ceux qui réclament une expédition pour remettre les rebelles sous la tutelle de leurs maîtres légitimes. Pour les autres, le fait que les Noirs d'Haïti aient pu vaincre les meilleurs soldats du monde et fonder une nation indépendante est la preuve de leur valeur et de leur maturité : il importe désormais de renoncer à toute idée de revanche et de nouer des relations d'égalité - mutuellement profitables - avec la République d'Haïti.

Une fois l'indépendance « accordée » aux Haïtiens (contre monnaie sonnante et trébuchante) par Charles X en 1825, force est de renoncer à l'espoir de reprendre Saint-Domingue. Le problème Haïti était réglé. Mais non celui de l'esclavage, qui se maintenait à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Guyane. Il faudra attendre 1848 pour que les efforts des abolitionnistes aboutissent enfin. Lamartine, chef du gouvernement provisoire, signe le décret qui émancipe - définitivement cette fois - les esclaves antillais. Mais, entre 1815 et 1848, partisans et adversaires de l'esclavage se disputent l'opinion publique à coups de discours et de pamphlets, de statistiques et de principes moraux, de théories d'économie politique et de prescriptions théologiques. Et, bien entendu, ces controverses ont leur écho dans les ouvrages d'imagination. Que l'action se passe en Haïti ou ailleurs (comme dans le roman Le Bananier (1843), de l'esclavagiste Frédéric [36] Soulié, qui se déroule à la Guadeloupe, ou comme dans Georges, publié la même année par son ami l'abolitionniste Alexandre Dumas, qui a l'île Maurice pour cadre), le Noir, dans l'imagination collective française et donc dans la littérature, reste identifié à l'esclave. La plupart des œuvres qui comportent un ou plusieurs personnages noirs suivent mutatis mutandis la structure caractéristique du mélodrame. Le héros et l'héroïne sont menacés par le traître, et un personnage comique vient périodiquement détendre l'atmosphère. Toutes sortes de variations sont possibles : un jeune couple blanc peut être menacé par le désir lubrique d'un esclave... ou d'un chef insurgé : ou bien c'est un couple d'esclaves que la concupiscence du maître blanc met en danger ; ou encore un couple mixte en butte aux préjugés, et ainsi de suite.

Le bouffon

Le personnage comique, lui, est invariablement Noir. Il s'exprime le plus souvent dans un baragouin censé être réjouissant, dans un français petit-nègre qui annonce notre hilare tirailleur sénégalais et son « Ya bon Banania ». Retenons que, dans ce genre de littérature, le personnage noir a essentiellement quatre emplois possibles. Deux sont hérités du XVIIIe siècle, et repris de façon plus nuancée : d'une part celui de victime impuissante, souffre-douleur des Blancs qui l'exploitent, tels le négrier et le colon, de l'autre, celui de héros magnanime, égal ou supérieur en courage et en sagesse aux Blancs auxquels il se mesure. Les romantiques inventeront les deux autres rôles, à savoir celui de révolté sournois et cruel qui venge de façon horrible les injustices dont il a souffert (c'est le cas de l'Atar-Gull d'Eugène Sue), et enfin celui de bouffon, qui parle le plus souvent petit-nègre et qui se rend ridicule en essayant maladroitement d'adopter le comportement des Blancs. Les personnages de l'à-propos vaudeville La fin d'une république, ou Haïti en 1849, de Duvert et Lauzanne, illustrent bien cette création où le racisme transparaît sous la satire.

Les Romantiques ont bien vu, par ailleurs, que la révolte sournoise d'une part et la bouffonnerie de l'autre représentaient pour l'esclave deux comportements d'adaptation possibles. Dans les deux cas, il s'agit d'un « marronnage » : si le Noir ne peut s'échapper de la plantation, il peut au moins échapper au regard du maître, en adoptant une conduite qui masque sa personnalité et son état d'esprit.

L'Afrique, terre barbare

Le Romantisme étant un des plus grands moments de l'exotisme littéraire, on se serait attendu à ce que les écrivains prennent volontiers l'Afrique noire pour cadre. Or, c'est rarement le cas. C'est que, pour être exotique, une région du globe doit être différente, certes, mais relativement connue. L'Écosse et l'Espagne, le Canada et l'Italie, la Pologne et la Turquie étaient exotiques pour les Romantiques ; guère la Chine, ou le Japon, ou les îles du Pacifique, précisément parce que le public et les écrivains en avaient des notions si fragmentaires que ces régions semblaient fabuleuses. On se représentait difficilement la façon d'y vivre, d'y concevoir les rapports sociaux, d'y poser les problèmes [37] métaphysiques. Bref, c'étaient des pays bien plus imaginaires qu'exotiques. Et si une région de l'Afrique commençait à être plus exotique que fabuleuse c'est, à partir du débarquement de 1830, l'Algérie. Géographes et chroniqueurs, voyageurs et militaire publiaient, qui en librairie, qui dans les journaux, des descriptions du pays et de ses habitants. Du fond de son fauteuil, le lecteur français pouvait s'imaginer au milieu des minarets, des burnous, des chameaux et des femmes voilées qu'il avait vus en gravures et que journaux, récits de voyage, romans et pièces de circonstance lui décrivaient par le menu.

Pour l'Afrique noire, c'était différent. Les côtes en étaient plus ou moins connues, et quelques descriptions dues aux navigateurs et aux missionnaires permettaient de se documenter. Mais l'intérieur du continent restait inexploré ; ce n'est que sous la Troisième république qu'après le partage de l'Afrique, les voyageurs pourront s'aventurer dans les régions « pacifiées » par l'armée. En attendant, l'image de l'Africain que se feront les Français, jusqu'à la deuxième guerre mondiale au moins, s'élabore peu à peu. Dans l'ensemble, la littérature dépeint une Afrique à la fois barbare et ridicule. Barbare, dans la mesure où guerroyer pour le plaisir de tuer est censé constituer l'occupation principale des tribus africaines. Les prisonniers sont soit savamment torturés, soit dévorés par les vainqueurs, soit livrés aux négriers. Pour satisfaire le côté sadique de l'imagination romantique, bien sûr, mais également pour justifier en partie l'esclavage colonial d'abord, la tutelle colonialiste plus tard. Comme l'écrit joliment G.-B. Depping dans un ouvrage destiné à la jeunesse, Les soirées d'hiver, ou entretiens d'un père avec ses enfants (1833) : « Est-il étonnant que, chez un peuple où il règne tant de barbarie, l'insensibilité soit le trait dominant du caractère ? ». Cela étant, on comprend que les Africains déportés dans le nouveau monde ne souffrent pas excessivement et profitent du bon exemple de leurs maîtres civilisés.

Barbare, et ridicule également : c'est à cette époque qu'apparaissent les premiers exemples d'Africains affublés d'oripeaux européens. Ils préfigurent les rois cannibales à gibus et à col de celuloïde si souvent présents dans la littérature enfantine européenne.

Toujours a propos de l'Afrique, on commence à trouver vers le milieu du siècle des exemples d'un genre littéraire promis à un bel avenir, le roman pionnier. Il célèbre les exploits des Européens qui ont ouvert le continent noir aux bienfaits de la civilisation. On trouve un bon exemple de ce genre de roman dans Les Youlofi, histoire d'un prêtre et d'un militaire français chez les Nègres d'Afrique (1842), de M. de Préo. Le titre en dit long : dans cette célébration du sabre et du goupillon, les indigènes ne sont là que pour apprendre les rudiments du catéchisme et l'essentiel du maniement d'armes. Mais, encore une fois, les œuvres qui prennent l'Afrique pour cadre sont rares, en regard de celles qui se déroulent aux Antilles.

Qu'il soit esclave ou indigne, le personnage noir devient peu à peu plus complexe que son ancêtre du siècle des Lumières. Les écrivains français ne se bornent plus à le prendre comme symbole du Bon Sauvage, de la vertu malheureuse ou - au contraire - de la barbarie primitive. Il peut être courageux et cruel à la fois, comme le Tamango de Mérimée, ou fier et sensible, [38] comme Bug Jargal... il peut même avoir brillamment fait sa médecine, comme le docteur David des Mystères de Paris.

Un élément de décor

Si, entre 1815 et 1848, on trouve un grand nombre de personnages noirs dans la littérature française, ce sont rarement des personnages principaux. Que le roman ou la pièce soient censés se passer en Afrique ou aux Antilles, les personnages noirs font souvent partie du décor. Guerriers en deçà de l'Atlantique, esclaves de maison ou de plantation au-delà, ils jouent par ailleurs des rôles secondaires, hommes de confiance, confidents, personnages comiques, etc. C'est que leur situation et leurs problèmes étaient en fin de compte trop différents de ceux des lecteurs français qui, ne l'oublions pas, avaient de bonnes chances de n'avoir jamais vu un Noir de leur vie.


Un personnage nouveau : le Mulâtre

Un nouveau personnage apparaît, que le XVIIIe siècle n'avait pas employé, mais que les Romantiques vont populariser : le Mulâtre ou « sang-mêlé ».

Il n'était pas rare que les planteurs émancipent et reconnaissent les enfants qu'ils faisaient à leurs esclaves ; ils les envoyaient parfois faire leurs études ou leur apprentissage en France. Un certain nombre de Mulâtres firent fortune : la discrimination dont ils souffraient aux colonies était sociale et politique, mais non pas économique. On calcule qu'à la Révolution les Mulâtres possédaient la moitié des terres et le tiers des esclaves noirs à Saint-Domingue. Le Mulâtre est exotique, mais non fabuleux : deux Mulâtres, le général Dumas et son fils, le romancier, devinrent célèbres dans le monde entier.

Une triple réprobation

Le Mulâtre se trouve au carrefour de toute une série de thèmes caractéristiques de la sensibilité romantique. Personnage maudit, il est placé sous le signe d'une triple réprobation : celle qui s'attache à la négritude, celle qui s'attache à l'esclavage et celle qui s'attache à la bâtardise. Personnage hors série, personnage excessif, il est capable, en bonne doctrine romantique, des plus admirables dévouements comme des crimes les plus sataniques. La situation des Mulâtres est riche en possibilités dramatiques : les uns seront torturés par la honte de leurs origines, d'autres vivront dans le ressentiment, d'autres encore revendiqueront leur situation. Mais, quel que soit le rôle qu'ils adoptent, c'est presque infailliblement au malheur que le Destin les voue. Bref, le Mulâtre est le frère du débauché de Musset, du Moïse de Vigny ou du poète de Baudelaire. Et enfin, comme c'est sur l'amour persécuté par la société que repose une bonne partie de la littérature et, a fortiori, de la littérature romantique, le Mulâtre est un personnage rêvé. Les belles Parisiennes qui tombent amoureuses d'un Mulâtre à peine basané ne se comptent pas. Les faire tomber amoureuses d'un Noir semblait à l'époque frôler le paradoxe.

La quête de l'égalité

Il est évident qu'une fois de plus le personnage reflète l'idéologie de son créateur. L'écrivain raciste assimile le Mulâtre au Nègre et le considère encore plus dangereux, puisque son ascendance blanche lui aura fourni l'intelligence qu'il met au service des mauvais instincts hérités de ses ancêtres africains. L'écrivain « progressiste » l'assimilera plutôt aux Blancs, jusqu'à effacer de son portrait tout trait [39] négroïde, afin de mieux montrer l'absurdité des préjugés racistes, ce qui est malgré tout significatif. Considérer le Noir comme un homme à part entière relevait encore de la théorie. Entre les dandys parisiens et les guerriers armés de lances ou les esclaves en haillons, la distance était trop grande. Mais une « dose » de « sang » blanc permettait d'être éduqué, de connaître les bonnes manières, de perdre ce que les cheveux crépus et le nez épaté avaient de trop accusé.

Le prototype du Mulâtre me semble être le héros du roman d'Alexandre Dumas Georges (1843), grand érudit, excellent duelliste, homme d'un courage à toute épreuve et d'une volonté de fer, séduisant aux yeux des grandes darnes comme à ceux des chambrières. Bien que rien dans son aspect ne trahisse ses ascendants, Georges, victime du préjugé qui règne dans l'île Maurice sa patrie, devra se mettre à la tête d'une révolte d'esclaves noirs pour conquérir la Blanche pur sang qu'il aime et qu'on lui refuse.

Le Noir, esclave, réclamait la liberté ; le Mulâtre, lui, homme libre victime du préjugé de couleur, réclamait l'égalité et un minimum de fraternité. Il est normal que cette différence se retrouve dans la littérature et que les rapports entre personnages blancs et noirs d'une part, et Blancs et Mulâtres de l'autre ne soient pas interchangeables. Objectivement parlant, le Noir est vu comme « inférieur » au Blanc : non pas nécessairement par ses capacités innées, mais par sa situation de subordination et son manque de préparation pour affronter les complexités du monde moderne. Par contre, que ce soit dans les colonies ou en métropole, le Mulâtre peut parfaitement être supérieur au Blanc par son intelligence, son éducation ou sa richesse. C'est lui qui souffre du préjugé de couleur : c'est lui qu'on refuse de fréquenter, ou de saluer, ou d'accepter pour gendre. Lui et pas le Noir, pour qui la question même ne se pose pas encore.


La porte ouverte aux fantasmes

Tout rêve exotique comporte une dimension érotique. Le Noir et le Mulâtre illustrent toute la gamme des comportements sexuels qui ont obsédé le Romantisme. L'amour impossible, qui débouche sur le crime (celui de l'esclave amoureux d'une Blanche, par exemple, qui la poignarde faute de pouvoir la posséder) ; l'amour maudit, qui devant l'opposition de la société aboutit au drame (par exemple le Mulâtre et la Blanche qui, ne pouvant se marier, se suicident) ; la dépravation sadique (qui montre la Créole jouissant des tortures infligées aux esclaves... ou le Nègre révolté faisant subir les derniers outrages à la fille du colon avant de la tuer) ; et même l'amour vainqueur du préjugé, à la mode du XVIIIe siècle (ainsi des amoureux de races différentes peuvent trouver le bonheur loin des hommes, dans quelque jungle reculée où l'innocence est encore possible).

On sait par ailleurs le rôle fondamental que les obsessions sexuelles jouent dans les manifestations de l'agressivité : le vocabulaire de l'injure se retrouverait sans elles singulièrement appauvri. Le raciste attribue volontiers une hypertrophie des capacités érotiques (et des organes génitaux) à celui qu'il veut avoir des raisons de mépriser. Le négrophobe va prétendre que Nègres et Négresses sont gouvernés par la libido. Les Romantiques, qui valorisent la passion sous toutes ses formes, vont parfois - et sans le vouloir - contribuer à vulgariser cette image. Mais, d'une façon générale, le Français est trop fier de ses propres performances en la matière pour que l'hypersexualité supposée du Noir l'offusque outre mesure. Il se distingue en cela des Anglo-saxons dont le puritanisme est exploité par les racistes d'expression anglaise.

L'image du Noir entre 1789 et 1848 est placée sous le signe de l'esclavage subi, refusé, intériorisé ou sublimé. Après 1848, paradoxalement, l'image du Noir va devenir plus nettement péjorative : l'« infériorité » que l'on avait pu attribuer aux contraintes d'un système amoral va pouvoir, avec l'abolition, être postulée comme une caractéristique génétique. De pitoyable victime, le Noir deviendra ce grand enfant que la France et son administration coloniale auront pour vocation de civiliser.

Léon-François HOFFMANN,
Princeton University



* Cf. Léon-François Hoffmann, le Nègre romantique, Payot, 1973.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 janvier 2013 6:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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