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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Charles Halary, “Où sont donc passées les Internationales d’antan ?” In revue Interventions critiques en économie politique, no 5, printemps-été 1980, pp. 155-178. Numéro intitulé “La crise.” [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[155]

Interventions
critiques en économie politique
No 5
DOSSIER : LA CRISE

Mais où sont donc
les internationales d’antan ?


Charles HALARY

Le mouvement ouvrier est absent des débats qui secouent le monde à l’heure d’une crise économique généralisée. Pourtant il existe des organisations syndicales mondiales. Quelles sont-elles ? Que font-elles réellement pour défendre les intérêts des travailleurs salariés ? Cet article veut démontrer que l’absence d’internationale des travailleurs permet aux détenteurs du capital de réaliser librement leurs desseins à l’échelle mondiale. Dans cette perspective la crise n’est pas le résultat d’une loi économique objective mais la conséquence de la faiblesse politique internationale des organisations de la classe ouvrière.

*
*    *

La crise est mondiale. Les médias en font l’illustration audio-visuelle tous les soirs, « Conférence internationale », « Réunion au sommet », « Assemblée extraordinaire ». Les chefs d’État semblent donner représentation sur tous les théâtres d’opération en même temps. New York, Genève, Bruxelles, Tokyo, Islamabad et Mexico. Tous les soirs la sarabande télévisée nous montre des poignées de mains ministérielles et des descentes d’avions présidentiels. L’hôtellerie, elle, ne chôme pas.

Chaque réunion se termine couramment par une décision menaçante pour ceux dont le revenu ne provient que d’un salaire. Comment ceux-là peuvent-ils s’organiser à l’échelle de leurs adversaires ? Voilà une question que le mouvement ouvrier se pose depuis près de 150 ans.

Pour répondre à cette interrogation, des organisations de travailleurs salariés tiennent également des réunions internationales ; mais les média ne s’y intéressent guère. Ces assemblées ne se distinguent guère par leur militantisme et généralement n’aboutissent pas à des événements spectaculaires.

L’idée internationaliste constituait pourtant le ciment idéologique des premières grandes organisations du mouvement ouvrier révolutionnaire au 19e siècle. Elles ont effectivement joué un rôle de pionnier dans la concrétisation matérielle des aspirations universalistes des populations opprimées.

[156]

L’idée et la réalité

L’universalisme a toujours été la caractéristique culturelle première des grands mouvements sociaux de portée historique. Ainsi le christianisme originel reprend une idée gréco-latine propageant un modèle de civilisation commun au plus grand nombre.

Par la suite cette idée universaliste est discréditée par l’Église Catholique qui sombre dans la corruption et l’Inquisition. Attaquée par les masses urbaines et par les révoltes paysannes, la structure féodale s’effrite au profit des intellectuels laïcs de l’État absolutiste qui se libère peu à peu de toute morale universelle pour se transformer en État-Nation.

À contre-courant, l’humanisme de la Renaissance, tente d’opposer un mode de vie voyageur et une attitude intellectuelle indépendante à l’emprise grandissante des légistes (« Fay ce que vouldras »).

Finalement la chasse aux intellectuels dissidents accompagne l’écrasement des révoltes populaires et l’État-Nation remplace peu à peu une Église incapable d’enrayer les bouleversements intellectuels et sociaux pour le compte du capitalisme ascendant. Dès l’origine donc, l’extension de l’État-Nation est culturellement contre-révolutionnaire et s’oppose au mondialisme tendanciel du capital.

Les aspirations universalistes démocratiques sont alors interprétées par une nouvelle couche d’intellectuels : les philosophes du Siècle des Lumières, fondateurs du libéralisme pour despote éclairé. Libéralisme à l’origine, signifie liberté octroyée (et donc contrôlée) par l’État. Cet État se présente comme l’émanation du « peuple souverain », de la Nation. Cette illusion est critiquée par certains socialistes comme Marx qui y voient une mystification pure et simple. L’universalisme prolétarien prend alors son envol dans un siècle où l’Europe connaît ses plus importants mouvements d’émigration vers les autres continents.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous
(Marx, Engels, 1848)

Il est significatif que les intellectuels socialistes issus de la classe ouvrière soient au 19e siècle particulièrement méfiants [157] face à la Politique et à l’État. Proudhon, le seul des grands penseurs socialistes à ne pas venir de la bourgeoisie ou de la noblesse, s’inscrit dans ce courant libertaire qui s’étend largement dans les contrées de culture latine et en Amérique du Nord. Les idées de Proudhon dominent les premières années de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) fondée à Londres en 1864. Plus tard la Commune de Paris, où les « intellectuels au service de la classe ouvrière » sont remarquablement absents, matérialise durant quelques mois en 1871, cet espoir de société fondée sur l’aide mutuelle et la libre association.

Cette Première Internationale éclate en 1872 à La Haye en Hollande et se dissout en 1876 à Philadelphie aux États-Unis. Le mouvement ouvrier se divise alors entre socio- démocrates et anarchistes inspirés respectivement par Marx et Bakounine.

L’Internationale sera le genre humain
(Eugène Pottier, 1871)

La deuxième Internationale recomposée à partir de 1889 à Paris marque le triomphe de la social-démocratie allemande qui impose en Europe son modèle d’action politique ouvrière parlementaire. Le syndicalisme refuse en général ce type d’action politique parlementaire et préfère l’action directe soit pour obtenir des réformes comme aux États-Unis, soit pour renverser le pouvoir par la révolution comme la Confédération Générale du Travail en France, avant 1914.

Après l’effondrement de l’Internationale social-démocrate en 1914 lors de la Première Guerre Mondiale, Lénine et les bolcheviques forment en Russie la Troisième Internationale regroupant à partir de 1919 tous les partis qui cherchent à propager l’influence soviétique à travers le monde.

Cependant en 1943 Staline dissout officiellement cette organisation afin de faciliter le rapprochement de l’URSS, avec le Royaume-Uni et les États-Unis. Depuis ce moment il n’existe plus d’internationale politique de masse s’inspirant des thèmes révolutionnaires du renversement violent du capitalisme. Pour sa part l’Internationale Socialiste recréée après la Deuxième Guerre Mondiale regroupe encore les grands partis socio-démocrates d’Europe Occidentale (et le Nouveau Parti Démocratique du Canada) qui cherchent à [158] gérer les sociétés capitalistes de la manière la plus rationnelle.

Au 20e siècle la réalité mondiale du capitalisme a pourtant rejoint l’idée internationaliste. Tragédie historique, c’est la bourgeoisie qui en est la plus consciente alors que le prolétariat semble dans sa pratique s’éloigner toujours plus de cette perspective.

La bourgeoisie semble avoir beaucoup appris et la conscience de classe bourgeoise a intégré depuis un siècle les éléments les plus novateurs de la lutte prolétarienne. Au début de notre siècle l’Internationale privée des fabricants d’armement est déjà infiniment plus efficace que celle des socialistes :

« Cette Internationale des Grands, depuis si longtemps recherchée par les idéalistes politiques et par les stratèges syndicaux, trouvait en réalité sa forme dans l’industrie d’armement. » [1]

La réalité sociale façonnée par le Capital, en rejoignant l’idée internationaliste a tendance à rejeter les fondements politiques du capitalisme. Cette extension internationale des forces productives du capitalisme se heurte aux institutions politiques et menace la survie du système. L’État devient alors le dernier recours et le nationalisme une arme idéologique sans pareil pour briser l’émergence d’une organisation internationale du prolétariat et le progrès d’une conscience révolutionnaire internationaliste. Deux guerres mondiales, des dizaines de millions de vies humaines volontairement détruites, la destruction consciente de moyens de production, la propagation du contrôle étatique des groupes vers les individus, tel est le bilan de l’activité contemporaine des États fonctionnant à l’idéologie nationaliste.

Nombreux sont ceux qui attachent ce comportement à la « nature humaine » (l’instinct de mort de Freud par exemple) des temps primitifs. L’idée internationaliste est ainsi devenue un objet de dérision pour ceux qui se réclament de la « réalité nationale ». Aujourd’hui les USA et l’URSS préparent une troisième guerre mondiale nucléaire dans l’espace [2] dont l’abstraction scientifique reste insaisissable aux futures victimes. Une telle guerre n’évoque [159] aucune expérience passée dans la conscience des populations concernées (sauf au Japon) et de ce fait n’éveille aucune protestation significative. En Amérique du Nord, la guerre mondiale a évoqué l’idée d’une relance de l’économie et la baisse du chômage alors que pour les autres sociétés les souvenirs ressuscitent des images de souffrances et de destructions.

La guerre mondiale plus que jamais dépend de quelques individus dont les décisions pour la première fois pourraient être sans recours.

Une cause perdue d’avance ?

Tout se passe comme si l’internationalisme apparaissait comme une cause perdue d’avance. Le passé n’est certes pas très encourageant. La Première Internationale s’est effondrée dans les débats sectaires opposant Marx à Bakounine. La Deuxième s’est brisée sur le nationalisme guerrier en août 1914. La Troisième a justifié la terreur stalinienne et la Quatrième depuis sa proclamation en 1938 n’a jamais été qu’un facteur politique négligeable dont la raison d’être réside surtout dans la propagation des oeuvres de Trotsky.

Le nationalisme est toujours la cause essentielle de ces échecs. La révolution mondiale peut même servir de justification car il se trouvera toujours une bonne âme pour en définir un centre qui doit être défendu par tous les moyens.

Marc Ferro [3] décrit fort bien les mécanismes de mobilisation nationalistes employés par l’État pour pousser des individus pacifiques à s’entretuer systématiquement. La bataille de Verdun en Lorraine en 1916 (700 000 morts) est-elle ainsi la manifestation de l’inévitabilité des antagonismes nationaux ?

En 1919 la « paix des cimetières » est signée à Versailles et la Troisième Internationale est propulsée à Moscou. Dès l’origine celle-ci est déterminée dans ses initiatives par la diplomatie embryonnaire de la Russie Soviétique [4]. La majeure partie du mouvement ouvrier européen reste en dehors de son influence et se reconnaît plutôt dans l’Internationale Syndicale d’Amsterdam où Edo Fimmen joue un rôle méconnu dans la construction d’une militante [160] Fédération Internationale des Transports de plus d’un million de membres, particulièrement active lors du soutien à la grève générale des mineurs britanniques en 1926.

La Deuxième Guerre Mondiale est précédée du pacte Hitler-Staline en août 1939 où le national-socialisme du premier se conjugue au socialisme national du second. Alors la cause politique de l’internationalisme paraissait bel et bien perdue.

À mesure des défaites politiques ouvrières, le « centre » de la révolution mondiale semblait se déplacer d’Ouest en Est. Ainsi après 1871 et la défaite de la Commune Marx déclare que le centre de la révolution passe de Paris à Berlin, puis à la suite de la première guerre mondiale Lénine le voit se transférer à Moscou. Cette course vers l’Est s’achevait au début des années 60 à Pékin avec Mao Ze-dong.

Curieusement durant toute cette période les migrations de travailleurs s’effectuaient en sens inverse, particulièrement vers l’Amérique du Nord. Le marxisme se proclamait ainsi d’autant plus vigoureusement la seule idéologie de la classe ouvrière que son influence augmentait surtout dans des sociétés paysannes. Étrange paradoxe.

En octobre 1945 enfin les syndicats des États victorieux de l’Allemagne et du Japon forment à Paris la Fédération Syndicale Mondiale (FSM). Seule l’Américain Fédération of Labor (AFL) refuse de s’y associer en préparant la construction d’une internationale syndicale rivale et liée à la politique impérialiste de Washington.

La FSM compte alors 64 millions d’adhérents répartis en 56 États et permet d’envisager la formation d’un mouvement social international puissant. En quatre ans pourtant cet espoir est ruiné. La « guerre froide » contribue largement à faire éclater cette organisation. En 1949 en effet la majeure partie des syndicats des États capitalistes sortent de la FSM pour former la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL). Entre la FSM dominée par l’URSS et la CISL influencée par les États-Unis se maintient la Confédération Internationale des Syndicats Chrétiens (CISC) qui se transforme en Confédération Mondiale du Travail (CMT) en 1968 au moment où la majorité des syndicats catholiques décident de perdre leur caractère strictement confessionnel.

[161]

Malgré leur force potentielle ces trois internationales syndicales n’ont cependant effectué aucune action concrète d’envergure mondiale. Les mouvements sociaux internationaux les ont en général ignorées ou contournées. La tenue de leurs Congrès n’éveille que peu d’intérêt car aucune forme sociale ne semble s’y exprimer. De ce fait la CMT est devenu un réservoir d’idées originales alors que la CISL et la FSM persistent à se faire les porte-parole respectifs du « monde libre » et du « camp socialiste ».

Organisation
et mouvements sociaux internationaux


L’état végétatif des organisations ouvrières internationales ne signifie cependant pas l’inexistence de mouvements sociaux internationaux dont la caractéristique essentielle est de s’exprimer directement à l’échelle mondiale. Le 20e siècle a vu au contraire s’amplifier ce genre de mouvement. Ce phénomène est évident dans le domaine des transports. Ainsi dans la marine marchande contemporaine la nationalité des navires sous pavillon de complaisance est tout aussi douteuse que l’homogénéité culturelle de leur équipage. Au delà des diversités d’origine, les marins du monde entier ont tendance à former depuis des siècles une société aux règles particulières.

La marine a même été le premier mouvement social international qui a porté tous les autres à l’échelle mondiale. Les marins du monde entier ont au début du siècle formé des syndicats internationaux parmi les plus revendicateurs qui, par structure, déclenchent souvent des grèves mondiales.

Avant l’apparition des grandes firmes capitalistes mondiales de production, les compagnies maritimes sont les seules entreprises capitalistes opérant à l’échelle planétaire. La marine marchande a été ainsi la première institution humaine à briser l’étroitesse de la pensée agriculturiste, à donner à l’humanité ses premières connaissances scientifiques utiles (calcul logarithmique, précision dans l’observation astronomique, découvertes géographiques, commerce des épices...).

Les idéologues de la nation ne peuvent pas expliquer la cohérence d’une société des gens de mer. Pour eux la nation, [162] fondement de l’humanité, est liée au territoire et repose sur la tradition paysanne. Leur culture qui se confond avec l’esprit de terroir ne peut ainsi rendre compte d’un genre de vie nomade détaché des contraintes sédentaires.

Le rôle révolutionnaire de la marine dans les conflits sociaux du 19e et du 20e siècle découle directement de la situation organisationnelle des marins qui peuvent acquérir dans leur profession une vision détaillée de l’ampleur mondiale du capitalisme. Les exemples de marins se trouvant à la tête de mouvements révolutionnaires sont particulièrement nombreux : en Russie à Cronstadt en 1917-1921, en Allemagne à Kiel en 1918-19, parmi les marins français de la Mer Noire en 1919 ainsi qu’à l’union des marins canadiens après la Deuxième Guerre Mondiale.

Ces dangers ont été cependant rapidement maîtrisés par la discipline stricte imposée sur les équipages d’abord, par la répression physique des grèves et mutineries, ensuite par l’automation des moyens de transport. Ainsi les exigences de la sécurité technique des navires modernes (le problème s’amplifie encore dans le transport aérien et s’étend aux passagers), le processus de sur/déqualification de la force de travail ont grandement amoindri un militantisme qui n’avait qu’un faible équivalent sur les continents avec les chemins de fer, les camions et les transports fluviaux.

Les mouvements de population liés à l’industrie touristique auraient également pu favoriser une extension de l’internationalisme. Il n’en a rien été. De manière paradoxale, à première vue, c’est le régime nazi qui a inauguré le tourisme de masse international [5]. Dès 1933-34 en Allemagne les voyages organisés sont conçus pour couper radicalement les touristes de toute influence provenant des populations visitées. La méthode inverse a également été appliquée dans les États bureaucratiques à façade socialiste où les touristes étrangers sont soigneusement encadrés par de « gentils organisateurs » locaux. Aujourd’hui il est facile de constater que la majeure partie des voyages touristiques est organisée dans une perspective productiviste. Il s’agit de reconstituer la force de travail en faisant des profits et non de propager une quelconque solidarité internationaliste. L’appropriation par le capital (entreprises de voyages) du « temps libre » des travailleurs a donc souvent accru les disparités entre touristes et autochtones plus qu’elle n’a contribué à les combler.

[163]

Une catégorie particulière de « touristes », les immigrants illégaux [6], a pris de l’importance depuis dix ans dans les États industrialisés. Ces voyageurs de la nécessité symbolisent parfois de manière caricaturale les discriminations ethniques. Ainsi ceux qui étudient les lois de l’immigration constatent souvent qu’un immigrant est toujours un innocent en sursis de culpabilité. En ce domaine, la pression de l’État est proportionnelle au foncé de la peau et au radicalisme de la pensée politique. Ainsi les lois d’immigration formulées par l’État-Nation ont souvent développé le chauvinisme parmi les populations indigènes. Là encore le capitalisme a provoqué de vastes mouvements de population et de brassage ethnique sans chercher à favoriser une culture populaire internationaliste. Au contraire tout se passe comme si la libération des entraves étatiques aux mouvements de capitaux et de marchandises se doublait d’un contrôle toujours plus précis des mouvements de la force de travail humaine ; la libre circulation des biens n’ayant pas entraîné celle des personnes.

Ces mouvements sociaux internationaux quand ils n’ont pas d’autonomie organisationnelle ne développent pas de capacités d’action sociale.

Dans les années récentes la protestation contre l’agression américaine au Viêt-Nam, les mouvements contre l’expérimentation de bombes A et H dans l’atmosphère, les luttes étudiantes, le mouvement de libération des femmes enfin ont été l’occasion de voir s’affirmer des mouvements sociaux internationaux dans un but spécifique. La répression menée contre des militants du mouvement ouvrier provoquait souvent des manifestations internationales de protestation. Ces mouvements sociaux internationaux sont cependant restés épisodiques étant organisés sur une base temporaire et n’ont pu opposer en conséquence une structure permanente à la mondialisation de l’État.

En 1977, 283 syndicalistes ont été portés disparus ou emprisonnés dans le monde (Amnistie internationale)


[164]

Mondialisation de l’État
versus internationalisme


La Trilatérale qui s’est constituée à l’initiative de Rockefeller s’est demandée si la démocratie (c’est-à-dire les libertés arrachées par le mouvement ouvrier en Europe et au Japon et obtenues dès la révolution fondatrice aux États-Unis) était nécessaire au fonctionnement des grandes entreprises multinationales. Sa conclusion est négative.

Le raisonnement qui sous-tend cette idée est fort logique et ne doit pas être interprété comme un sombre complot dérivé d’une conception policière de l’histoire. Il ne fait qu’extrapoler le fonctionnement normal de tous les organismes mondiaux où les grands États ont une voix prépondérante. Bien que contestés à l’ONU leur influence y reste encore décisive et fait de cet organisme un modèle de structure politique complètement détachée du contrôle direct des populations réparties sur les cinq continents.

La logique représentative (un État, un vote) de cet organisme met sur le même plan juridique le Japon (113 millions d’habitants en 1977) et les îles Fidji (600 000 habitants en 1977) et a ainsi permis l’exclusion pendant un quart de siècle de l’État le plus peuplé du monde, la Chine Populaire (865 millions d’habitants en 1977), représentée fictivement par le gouvernement de Taïwan (17 millions d’habitants en 1977). La légitimité démocratique (un être humain, un vote) de l’ONU est donc inexistante. Cette organisation est un produit direct du partage du monde décidé à Yalta (1944), là où le sort des peuples se réglait au crayon rouge sur une mappemonde entre Staline, Churchill et Roosevelt. Il ne faut donc pas s’étonner des volontés de la Trilatérale d’appliquer de manière récurrente le modèle ONU sur chacun des États membres. S’il n’y a pas d’élections au suffrage universel des délégués de l’ONU pourquoi y en aurait-il pour les gouvernements des États-Nations constituants ? Cet organisme abrité dans une tour de verre à New York n’a jamais vu sa légitimité contestée et pourtant n’importe quel dictateur peut y détenir un siège avec tous les honneurs dûs à son titre de Chef d’État. La structure représentative de l’ONU tend à faire disparaître la lutte de classes pour la remplacer par la confrontation entre les États. La confusion entre État et Nation y est explicite : l’Organisation des Nations-Unies ne reconnaît que les États constitués. L’admission de l’Organisation de la Libération [165] de la Palestine (OLP) est la première brèche effectuée dans ce sanctuaire des États. Celui-ci dès l’origine a éliminé de ses délibérations les organisations de la classe ouvrière [7] et les communautés sans État et a institué une direction des puissances victorieuses par un Conseil de cinq membres permanents avec droit de veto : USA, URSS, Chine [8], France et Royaume-Uni. Ce que la Trilatérale recherche aujourd’hui s’inscrit dans la même logique. Il s’agit pour elle d’émanciper les États industrialisés des contraintes démocratiques afin de permettre une collaboration à long terme entre les dirigeants des grandes firmes du capitalisme et les politiciens présidant aux destinées de l’Europe, de l’Amérique du Nord et du Japon. Dans un monde polarisé économiquement entre le Nord et le Sud, politiquement entre l’Est et l’Ouest, ce projet est très rationnel et prépare une confrontation majeure sur ces deux fronts.

Cette mondialisation de l’État directorial résulte directement de la militarisation des sociétés occidentales entraînée par l’économie de guerre de la période impérialiste. Le réformisme étatique qui donne naissance à l’Organisation Internationale du Travail (OIT ) comme substitut à l’Internationale Ouvrière Révolutionnaire en 1919 provient de la convergence de cette tendance à la militarisation et de certains secteurs du mouvement ouvrier organisé lié à l’industrie de guerre. Ainsi Albert Thomas, dirigeant de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), Ministre des Armements et Munitions pendant la guerre 14-18 est le fondateur de l’OIT en 1919 [9]. La perspective dans laquelle a été fondée l’OIT transpose l’activité de collaboration Capital-Travail limitée à l’État-Nation en temps de guerre au champ des relations internationales en temps dit de paix. L’OIT contribue grandement à donner un cadre étatique pré-établi aux velléités internationalistes du mouvement syndical mondial.

Inefficace dans le domaine de la défense des travailleurs l’OIT fait cependant pénétrer le réformisme étatiste dans le champ des relations internationales du mouvement syndical mondial. L’inter-étatisme se substitue ainsi à l’internationalisme.

[166]

La CMT s’interroge

Mais pour bien faire, c’est-à-dire pour être un syndicalisme sérieux, efficace il faudrait tenir compte, à chaque fois, de toutes les réalités qui embrassent ou qui créent l’économie internationale.

En effet :

- à quoi bon obtenir une augmentation de salaires dans des filiales d’une S.M. si les conditions de rémunération ou de travail sont aggravées dans d’autres parce que l’entreprise veut maintenir ou augmenter son taux de profit ?

- à quoi bon exiger le renforcement des exportations dans tel pays ou secteur pour maintenir ou créer des emplois, si cela aggrave le chômage ailleurs ?

- à quoi bon se féliciter du système de co-détermination et des bons rapports sociaux dans telle grands S.M. (dans les unités du pays d’origine) si les filiales de cette entreprise sont implantées surtout dans des pays de dictature où sévit une répression sanglante et une interdiction de toute action syndicale. Ou les syndicalistes qui siègent au conseil de surveillance de cette S.M. sont complices, ou ils sont sans pouvoir réel ?

- à quoi bon célébrer la création d’une filiale d’une S.M. qui procure deux cents emplois dans telle région et, dans le même temps, supprime 400 dans une autre ?

- à quoi bon exiger l’industrialisation, en en laissant l’initiative et la programmation aux S.M., si cela crée 10 000 emplois (comptabilisés) et en supprime directement ou indirectement 30 000 dans le secteur rural (non comptabilisés officiellement) ?

- à quoi bon exiger du travail pour les jeunes, par exemple, alors que l’on dit que ce travail sera dans la plupart des cas abrutissant, aliénant et non créatif ?

On peut continuer cette énumération. C’est la vie quotidienne de tous les militants syndicalistes du monde. Devant ces dilemmes, il faut aussi chaque jour faire des choix. Ce qui est cependant essentiel c’est de les prendre en connaissance de cause, en informant les travailleurs concernés de toutes ces réalités, sur lesquelles les tenants des pouvoirs ou les patrons des S.M. escomptent fonder et entretenir la division des travailleurs.

Pour une action syndicale rénovée face aux multinationales, 1977, p. 117- 118.


[167]

Le mouvement syndical mondial
comme alternative à l’inter-étatisme


L’affiliation internationale est un sujet rarement abordé dans les assemblées syndicales au Québec comme ailleurs. Pourtant la CSN, la FTQ tout comme la CEQ ont des liens avec diverses composantes du mouvement syndical mondial actuel. La CSN joue un rôle important au sein de la Confédération Mondiale du Travail (CMT). Marcel Pépin est devenu président de ce regroupement de syndicats d’origine catholique qui évolue vers une forme de socialisme démocratique, voire « autogestionnaire ». La FTQ, pour sa part, est organiquement liée au mouvement ouvrier canadien par la Conseil, du Travail du Canada (CTC) et à celui des États-Unis par ses unions internationales constituantes. Ainsi la FTQ partage l’adhésion que le CTC donne à la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) où le Canadien Charles Levinson joue un rôle de leader théorique à la tête de la Fédération Internationale de la Chimie dont le siège est à Genève. La CEQ quant à elle est reliée bien que de manière peu contraignante au Secrétariat Professionnel International de l’Éducation (SPIE) de la CISL, tout en discutant informellement avec la FSM ou avec la CMT. Le mouvement syndical québécois est donc loin de se désintéresser de préoccupations internationalistes et prend parfois l’initiative de convoquer lui-même des conférences syndicales internationales comme le Conseil Central de la CSN à Montréal avec la formation de la Conférence Internationale de Solidarité Ouvrière (CISO) en 1976. Le mouvement syndical québécois est donc devenu partie prenante des débats qui agitent à l’heure actuelle les internationales syndicales. Son rôle est certes modeste, mais du fait de la situation géo-politique du Québec en Amérique du Nord n’en reste pas moins potentiellement important.

La remise en cause des internationales syndicales issues de la période dite de « guerre froide » entre les USA et l’URSS prend de l’ampleur depuis quelques années. D’après Jean Auger [10] le rapport de force numérique entre les trois principales centrales syndicales est le suivant : La Fédération Syndicale Mondiale (FSM) regroupe en 1977 180 millions d’affiliés dont la moitié en URSS. La CISL en octobre 1975 compte 53 millions d’adhérents et la CMT 18 millions en 1978.

[168]


Source : ICFTU, Reports on activities.

Le nombre d’affiliés déclarés par la CISL est purement théorique. Un écart de 20 à 25% en moins peut parfois être constaté avec le nombre réel de cotisants. L’écart entre 1969 et 1972 s’explique par le retrait de l’AFL-CIO.


Ces organismes internationaux ne regroupent pas l’ensemble des centrales syndicales existantes. Ainsi les syndiqués du Japon, de l’Italie, de la Yougoslavie, des États-Unis, de la Chine, de l’Algérie, du Maroc... ne sont affiliés à aucune des trois grandes centrales syndicales. En tout, on peut estimer à 300-325 millions le nombre des syndiqués dans le monde des années 70. Or la force de travail estimée en 1970 par l’OIT s’établit à 1 milliard et demi de travailleurs se répartissant pour un tiers dans les pays industrialisés et pour deux tiers dans les pays sous-développés [11]. Ceci montre que 20% de la force de travail mondiale est regroupée au sein d’un organisme syndical [12]. Cette estimation ne préjuge pas de la forme de syndicalisme et en particulier de ses rapports avec l’appareil d’État. Le problème du droit de grève est de ce fait particulièrement crucial. Il apparaît paradoxal de constater que le taux le plus élevé de syndicalisation est atteint en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est (adhérents de la FSM), là où le droit de grève est nié aux travailleurs.

[169]

Résumons les principales caractéristiques actuelles du mouvement syndical mondial :

1) Faible taux de syndicalisation de la force de travail.

2) Inégalité dans la répartition du syndicalisme.

3) Subordination des mouvements syndicaux nationaux les plus puissants à l’appareil d’État concerné.

4) Polarisation URSS/USA reflétée par l’opposition FSM/CISL jusqu’à la fin des années 60.

5) Présence de nombreux mouvements syndicaux non-affiliés internationalement.

6) Tendances récentes au regroupement régional ou subcontinental des syndicats et au renforcement de fédérations industrielles internationales.

7) Absence d’unité d’action, d’organisation et d’orientation des diverses composantes du mouvement syndical mondial.

Les deux derniers points sont contradictoires : la division mondiale qui persiste entre les trois grandes confédérations a tendance à s’estomper aux niveaux régional et industriel. Ainsi la Confédération Européenne des Syndicats (CES) créée en 1973 avec 38 millions d’affiliés regroupe des membres de la CMT et de la CISL ainsi que la CGIL italienne qui a appartenu à la FSM. La consolidation du courant eurocommuniste peut faciliter l’intégration des syndicats espagnols, français et portugais à la CES.

Michel Rocard [13] résume cette tendance au regroupement régional en affirmant que « l’internationalisation des luttes de classes au niveau européen sera un fondement d’une véritable édification politique » et que le point de vue des socialistes viserait à « faire tomber des barrières nationales parfaitement archaïques à l’échange des savoirs, mettre en commun des moyens de recherche qui nationalement sont faibles mais au niveau européen sont largement à la taille du monde, recréer une véritable université effectivement internationale ; comme elle l’était à la fin du Moyen-Age et dans les débuts de la Renaissance, voilà des tâches à la hauteur de l’Europe de demain ».

[170]

Mais ceci n’entrevoit qu’une des branches de l’alternative, celle où le mouvement ouvrier et socialiste assume la direction continentale de cette évolution. L’inverse est également possible et à l’heure actuelle beaucoup plus vraisemblable. La question qui se pose est plutôt : comment former cette unité de classe ? En homogénéisant les petites organisations par la volonté des plus grandes ou au contraire en favorisant l’unité de convergence ? La CES n’a pas encore abordé ce genre de problème et tout porte à croire au triomphe de la première solution.

Que ce soit l’une ou l’autre de ces solutions, l’Europe reste donc encore au centre des bouleversements politiques mondiaux et l’endroit privilégié de recomposition du mouvement syndical mondial. Cependant la genèse d’un capital européen résultant de la fusion ou de l’interpénétration de capitaux nationaux, la consolidation d’un État supranational doté d’une légitimité populaire par l’élection au suffrage universel d’une assemblée de députés sans pouvoir, ne semble rencontrer du côté du mouvement ouvrier qu’une réponse de type social-démocrate. Minoritaire à l’échelle des forces politiques européennes, la social-démocratie n’en est pas moins la plus cohérente d’entre elles grâce aux contacts permanents que l’Internationale Socialiste a entretenu entre les divers partis socio-démocrates nationaux.

Or, les liens organiques du mouvement syndical européen avec la social-démocratie sont évidents, particulièrement en Grande-Bretagne, en Allemagne de l’Ouest et en Suède là où le syndicalisme a acquis la force d’une institution. De ce fait découlent deux hypothèses qui concernent l’Amérique du Nord et par conséquent le Québec :

1) L’expansion de l’Europe au plan économique, l’élargissement de son envergure politique face à l’URSS et aux USA peut conjoncturellement favoriser une collaboration de classes entre le mouvement ouvrier et le capital européen en formation au travers de l’État européen qui s’édifie depuis Bruxelles et Strasbourg. En ce sens le Congrès de l’Internationale Socialiste tenu en novembre 1978 à Vancouver a pu exprimer tout autant le désir de voir se propager les thèses social-démocrates dans les Amériques que de voir s’étendre l’influence globale de l’Europe sur une chasse-gardée de l’impérialisme le plus puissant.

[171]

Le syndicalisme on en meure aussi !

La torture et le meurtre de syndicalistes sont des activités courantes en Amérique latine. Amnistie internationale rapporte ainsi des cas de « disparitions » et de camps de détention secrets en Argentine. Des syndicalistes sont enlevés sur leur lieu de travail, dans les rues et à domicile. Près de 15 000 personnes ont ainsi disparu dans ce pays. Malgré cette terreur blanche la classe ouvrière depuis le coup d’État de 1976 mène d’importantes grèves pourtant rapidement réprimées.

En Uruguay les tortures les plus diverses sont pratiquées et la persécution anti-syndicale a obligé l’OIT à convoquer en avril 1978 le ministre du Travail à Genève.

Au Chili le gouvernement dissolvait en 1978 sept (7) fédérations syndicales pourtant déjà purgées de leurs éléments radicaux. Des corps sont retrouvés dans une mine abandonnée en novembre 1978 près de Santiago.

En Amérique centrale (Guatémala, San Salvador et Honduras) les groupes d’extrême droite liquident systématiquement les dirigeants syndicalistes. Ainsi le 12 décembre 1978 Pedro Quevedoy Quevedo qui tente de syndiquer l’usine Coca-Cola de Guatemala-City est assassiné ainsi que le secrétaire du syndicat, Manuel Lopez Balan en avril 1979.

Au Paraguay, la plus vieille dictature de ce continent (dirigée par le général Alfredo Stroessner depuis 25 ans), les emprisonnements sans procès peuvent remonter jusqu’à 14 ans.


2) Les rapports du capital européen en gestation et de l’impérialisme américain demeurent ambigus et de plus en plus sujets à des fluctuations rapides. Un retrait de l’investissement direct américain en Europe et une augmentation de celui effectué par les Européens en Amérique en seraient les manifestations les plus significatives. La constitution d’une classe ouvrière ouest-européenne s’accompagnerait d’une désagrégation de l’unité organique du mouvement ouvrier nord-américain imposé par le syndicalisme d’affaires de l'AFL-CIO [14] et le Département d’État de Washington.

Pour le mouvement syndical mondial, ceci signifierait l’importation en Amérique du Nord des thèmes socio- démocrates de régulation des relations de travail par l’État d’abord et non en premier lieu par la convention collective. [172] Cependant les formes étatiques nord-américaines ne sont pas encore adaptées à ce genre de fonctionnement. Elles devraient alors connaître une période d’intense réorganisation constitutionnelle.

S’il n’y a pas d’unité des classes ouvrières des États industrialisés (Europe, Japon, Amérique du Nord), il n’y a pas non plus de cohérence spécifique des jeunes classes ouvrières des pays du « Tiers Monde ». Chaque continent semble en effet lié à l’influence d’un impérialisme précis : Asie pour le Japon, Amérique Latine pour les États-Unis, Afrique pour l’Europe [15]. Cette division sectorielle de l’impérialisme en zones d’influences privilégiées ajoute à l’ambiguïté des anti-impérialismes qui visent uniquement un État extérieur à la relation d’influence structurelle ou inversement l’État dominant cette relation.

Les effets de la crise selon la CISL

« ...il ne fait aucun doute que les valeurs auxquelles s’attache le mouvement syndical libre doivent être la liberté, l’égalité et la justice, ce sont en résumé, les valeurs de la société ouverte et démocratique au travers de laquelle nous visons à effectuer le plein affranchissement de la classe ouvrière aussi bien dans les champs économique que social — ces valeurs sont en danger dans un climat de dépression économique, d’inflation galopante et d’incertitude politique. Le spectre du totalitarisme se dessine dans de telles situations et notre rapport d’activités porte témoignage de l’importance d’une action plus énergique dans la défense des droits de l’homme et des syndicats. »

Otto Kernsten, dirigeant de la CISL, Report of the 11th Congress, Mexico (1975), CISL, Bruxelles, 1977, p. 12 (traduction de l’auteur).

L’origine de la CISL

« La CISL a été fondée parce qu’il n’est pas possible pour les syndicats libres de coopérer au sein d’une même organisation syndicale mondiale avec des organisations faisant passer les intérêts d’un État totalitaire avant ceux de leurs adhérents et utilisent le mouvement syndical international comme instrument pour établir une domination politique. »

CISL, « Manifeste pour les années 80 », Bulletin économique et social, octobre-décembre 1979, vol. XVIII, no 6, p. 2.


[173]

Le syndicalisme de la FSM

« Sous le capitalisme, les syndicats luttent contre l’exploitation capitaliste de la part des monopoles et de l’État bourgeois qui foulent aux pieds les intérêts des masses travailleuses : sous le socialisme, ils prennent une part entière à la gestion de l’économie et des affaires publiques dans l’intérêt des larges masses de travailleurs ».

Enrique Pastorino, président de la FSM, « Le mouvement syndical international à la nouvelle étape », dans La nouvelle revue internationale, Prague, août 1978, p. 19.

« En accord avec les principes fondamentaux de l’internationalisme prolétarien et de la solidarité internationale des travailleurs, les syndicats soviétiques sont guidés dans leur activité internationale par les principes de la politique étrangère léniniste, dont l’objectif est de créer en commun effort avec les autres États socialistes (sic !) des conditions internationales favorables à l’extension du socialisme et du communisme... Cela va sans dire que dans cette perspective une tactique souple est nécessaire ».

Piotr Pimenov, secrétaire des Syndicats soviétiques Kommunist, décembre 1972, cité par John P. Windmuller « Realignment in the ICFTU : The Impact of Detente », British Journal of Industrial Relations, vol XIV, no 3, 1976, p. 259.

Le syndicalisme indépendant en URSS

Des confédérations syndicales françaises membres des trois internationales, le Confédération générale du Travail (FSM), la Confédération française démocratique du Travail (C M T) et Force ouvrière (CISL) ainsi que la Fédération de l’Education nationale ont protesté en commun le 18 avril 1978 lors d’une conférence de presse à Paris contre l’emprisonnement de Vladimir Klebanov, mineur de 57 ans au bassin ukrainien du Donbass, fondateur du Syndicat libre d’Union soviétique. Par la suite l’Union interprofessionnelle libre des travailleurs (SMOT) s’est constituée et a fait appel à VOIT et à Amnistie internationale pour enquêter sur la situation faite aux syndicalistes ouvriers en URSS. L’URSS avec le soutien de l’Argentine et du Chili bloqua à l’OIT toute enquête sur la liberté d’association syndicale. (L’Alternative, no 1, novembre-décembre 1979, revue dirigée par François Maspero).


[174]

Le mouvement syndical international doit donc pour se rénover résoudre des problèmes précis sur la base d’un rapport de force mondial ; il lui faudrait pour cela :

1) Lier le combat des travailleurs des zones dominées à celui des zones dominantes respectives du capitalisme : parité salariale USA/Brésil ou France/Mauritanie ou encore Japon/Indonésie par exemple [16].

2) Former un front autonome des syndicats de tous les continents du Tiers Monde.

3) Former une coordination des mouvements syndicaux du centre impérialiste

4) Combattre pour l’indépendance des syndicats face à l’État et donc faire de la lutte pour le droit de grève un critère central du syndicalisme libre.


Ces thèmes sont déjà l’objet de discussions dans la CMT et pourraient donner des lignes directrices pour une action visant à rénover le syndicalisme mondial dans le sens d’une lutte contre les firmes capitalistes mondiales et l’impérialisme.

L’AFL-CIO et le mouvement syndical mondial

En 1969, l’AFL-CIO quitte la CISL car elle perd sa position dominante acquise après l’invasion de la Hongrie par l’URSS en 1956. La politique d’ouverture à l’Est pratiquée par la social-démocratie européenne ne pouvait être cautionnée par la direction de George Meany alors engagée à fond dans le soutien à la guerre du Vietnam *. En 1977 les États-Unis quittent l’OIT pour tenter de former leur propre organisation internationale du travail en Amérique latine. Irving Brown, représentant de l’AFL-CIO dénonçait alors la « politisation » de cet organisme. Le problème de la Palestine était le prétexte choisi par Washington pour quitter un organisme fondé en 1919 pour lutter contre le syndicalisme radical.

Le 18février 1980, les États-Unis reviennent à l’OIT après la mort de George Meany, président de l’AFL-CIO. Une stratégie plus souple semble avoir eu raison de l’anticommunisme primaire prévalant jusqu’alors.

Voir Rodney Larson, Manœuvres américaines contre l’organisation internationale du travail in Le Monde diplimatique, février 1978, p. 3.

Philip Agee, Le Journal d’un agent secret, Paris, Seuil, 1976.

Fred Hirsh et Richard Fletcher, CIA and the Labour Movement, Londres, Spokesman Books, 1977.

* L’AFL-CIO reste cependant membre de l’Organisation régionale interaméricaine des travailleurs (ORIT) branche de la CISL aux Amériques.


[175]

Les secrétariats professionnels internationaux (SPI)

L’importance du regroupement des travailleurs par spécialisation professionnelle était perçue dès les premiers pas du syndicalisme international au début de ce siècle. En la matière, le dirigeant syndical néerlandais Edo Fimmen avait déjà envisagé au cours des années 20 une recomposition du mouvement ouvrier mondial par fédérations internationales d’industries. Sa tentative échoua sous les feux conjugués du Komintern et des nazis. Charles Levinson a essayé, bien que dans une perspective plus technocratique de reprendre cette idée au cours des années 60.

Les SPI étaient en fait à l’origine du syndicalisme international, il y en avait 28 en 1911, il en subsiste 16 à l’heure actuelle. Ils sont affiliés à la CISL mais leur activité reste très autonome. La majeure partie de leurs activités s’effectue à Genève auprès de l’OIT et non à Bruxelles, siège de la CISL.

Parmi les 16 SPI, trois seulement représentent une force réelle (1977) :

1. La Fédération internationale des ouvriers en métallurgie (FIOM), qui regroupe 13,5 millions de membres en 70 états.

2. La Fédération internationale des ouvriers de la chimie (FIOC) qui compte 6 millions d’adhérents environ.

3. L’Union internationale des travailleurs de l’alimentation (UITA) qui regroupe plus de 2 millions d’adhérents.


Conclusion

La résolution de la crise actuelle du capitalisme ne peut être envisagée sans prise en considération du rapport social mondial qui oppose la classe des travailleurs salariés à celle des détenteurs du capital. Ainsi un phénomène comme la concentration du capital tend à s’effectuer le plus souvent à l’échelle continentale voire planétaire dans ses principales manifestations contemporaines.

[176]

La capacité actuelle des organisations syndicales dans le domaine des luttes revendicatives n’a cependant pas encore dépassé le stade de l’État national. Ce morcellement des perspectives d’action des travailleurs salariés est ainsi la cause directe de la possibilité pour le capital de se restructurer en compensant rapidement une difficulté locale par tout ou partie de ses autres composantes.

L’intervention des États sur le champ mondial n’a de ce fait même pas besoin des accessoires démocratiques du suffrage universel direct. Cette mondialisation de la bureaucratie étatique se donne au contraire comme modèle aux gouvernements des États-Nations. Or ce phénomène est à l’origine des grandes orientations actuelles du capitalisme qui cherche à revenir aux sources du libéralisme en s’attaquant au protectionnisme, aux politiques sociales, aux pouvoirs de négociation internationale des syndicats et à l’influence politique du suffrage universel.

Tout se passe comme si le marché mondial élaborait directement au-dessus des États-Nations une structure relativement autonome et dont la condition première d’existence est le rejet du mouvement ouvrier international. Ceci conserve aux « relations internationales » des caractéristiques qui n’ont pas beaucoup changé depuis le Congrès de Vienne de 1815 alors que par ailleurs la structure interne des États-Nations a été pour sa part totalement bouleversée.

À l’heure actuelle l’absence d’obstacle international à la liberté du capital permet la conjugaison d’une période de croissance des firmes trans-étatiques du capital et d’une multiplication des crises nationales. Les mesures d’austérité prises contre des groupes de travailleurs sont alors justifiées par des contraintes extérieures sur lesquelles ils n’ont non seulement aucun pouvoir, mais aussi aucune information.

L’absence d’internationale des travailleurs ne fait donc pas qu’interdire une solution aux crises nationales, elle est la cause historique de la phase actuelle de croissance du capital à l’échelle mondiale.

Charles Halary

[177]

NOTES

[178]



[1] H. C. Engelbrecht et F.C. Hanigan, The Merchant of Death, Londres, Routledge, 1934, p. 143, cité par Anthony Sampson, La foire aux armes, Laffont, 1977, p. 69.

[2] « The New Military War in Space », in Business Week, 4 juin 1979, p. 136-149.

[3] Marc Ferro, La grande guerre 1914-18, Paris, Idées, Gallimard, 1969, 384 pages.

[4] Edward Hallet Carr, La Révolution Bolchevique, Tome III, « La Russie Soviétique et le Monde », Paris, Éditions de Minuit, 1974, 610 pages.

[5] En 1934, le chef du Front du Travail, Ley, expliquait à des diplomates étrangers que les nazis avaient réalisé les promesses de l’Internationale en faisant voyager les ouvriers allemands à travers le monde (70 000 en 1934 et 130 000 en 1935) ; T. W. Mason, « Le monde ouvrier sous le Troisième Reich, 1933-39 », in Recherches, no 32-33, septembre 1978, p. 185.

[6] II y par exemple 8 millions d’immigrants illégaux sur le territoire des États-Unis, La Presse, 30 mai 1979, p. 1-12.

[7] En 1945, la Fédération Syndicale Mondiale (FSM) avait vainement demandé son adhésion comme partie constituante de l’ONU en formation à San Francisco.

[8] En 1945, la Chine de Tchang Kai Chek a participé à la fondation de l’ONU. En 1949 la victoire des communistes de Mao Ze-dong forçait le gouvernement de Tchang Kai-Chek à émigrer sur la petite île de Taïwan. Or c’est ce gouvernement qui a officiellement représenté la Chine à l’ONU jusqu’en 1971 !

[9] La tradition saint-simonienne animait Albert Thomas qui collaborait activement avec le sociologue durkheimien François Simiand auteur de La méthode positive dans les sciences économiques.

[10] Jean Auger, « Les internationales syndicales en question », in Bulletin de la Fondation André Renard, janvier-mars 1978, no 85-86, p. 35-68.

[11] ICFTU, World Economic Conference Reports, no 3, « Economic Development and Free Trade Unions », Bruxelles, 1971, p. 95.

[12] Ce pourcentage est confirmé par la CMT dans son Rapport d’orientation, au 19e Congrès d’octobre 1977, p. 66.

[13] Michel Rocard, « Les enjeux du 10 juin 1979 », in Nouvel Observateur, samedi 2 juin 1979, p. 46-49.

[14] Les classes ouvrières européennes ont toujours été majoritairement social-démocrates au 20e siècle et celle de l’Amérique du Nord est restée au stade de groupe de pression sans objectif politique propre.

[15] L’influence de l’URSS ne repose pas tant sur des assises économiques que sur des sympathies et convictions idéologiques. En dehors de l’Europe de l’Est (et pour des raisons strictement militaires) aucune zone significative du marché mondial n’est structurellement lié à l’URSS.

[16] Les dirigeants des firmes multinationales rejettent clairement la négociation au niveau mondial. Le trust français Boussois-Souchon-Neuvesel (BSN), dirigé par Antoine Riboud est le seul à rechercher ce genre de fonctionnement dans l’administration de ses filiales. Herbert R. Northrop et Richard L. Rowan, « Les consultations multinationales entre syndicats et directions : l’expérience européenne », Revue internationale du travail, vol. 116, n° 2, sept-oct 1977, p. 169-188.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 20 octobre 2023 14:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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