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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX: Fondements du savoir romantique. (1982)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges GUSDORF, Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX: Fondements du savoir romantique. Paris: Les Éditions Payot, 1982, 476 pp. Collection: bibliothèque scientifique. Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation des ayants droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[17]

Les sciences humaines et la pensée occidentale.

Tome IX. Fondements du savoir romantique.

Introduction

EN QUÊTE DU ROMANTISME


« Mon explication du mot « Romantique », j'aurais de la peine à te l'envoyer — car elle s'étend sur 125 feuilles d'imprimerie [1] », écrit le jeune Frédéric Schlegel à son frère aîné Wilhelm, à l'époque où tous deux préparent le lancement de la petite revue Athenäum dont la publication, en 1798, jalonne le début de l'ère romantique. Le commentateur observe : « l'explication en question n'existait probablement pas du tout ; Frédéric Schlegel voulait seulement mettre en évidence le caractère indéfinissable du terme [2]. »

L'année 1798 voit paraître le recueil des Lyrical Ballads, œuvre conjointe des poètes Wordsworth et Coleridge, qui passera plus tard pour l'un des chefs-d'œuvre du romantisme britannique. La France, elle, n'en finit pas de finir sa révolution ; à travers les convulsions du Directoire, l'influence culturelle prédominante est celle de l'école idéologique, dernière génération des Lumières, dont le règne s'achève en Europe. En 1798, Victor Hugo n'est pas encore né ; la Préface de Cromwell, manifeste du romantisme français, paraîtra dans une trentaine d'années. Gérard de Nerval, le plus pur des écrivains romantiques de la France, verra le jour en 1808 seulement.

Le propos de Schlegel atteste l'avance de la culture germanique en matière de spéculation sur le romantisme. Les jeunes auteurs des Ballades lyriques pratiquent un romantisme sans doctrine. Coleridge publiera en 1817, une vingtaine d'années plus tard, sa Biographia Literaria, l'une des rares contributions anglaises au débat théorique. Dès les dernières années du XVIIIe siècle, les jeunes gens du groupe d'Iéna, Novalis, Schleiermacher, Tieck, les Schlegel dissertent sur ce [18] romantisme, qui les fascine, mot d'ordre d'un combat pour le renouvellement de la culture. Mieux encore imaginaires que réelles, les 125 feuilles de Frédéric mettent en évidence la surdétermination des significations, caractéristique du romantisme.

Selon des spécialistes modernes, « les tentatives pour parvenir à une détermination de l'essence (Wesensbestimmung) du romantisme allemand mettent en évidence les difficultés auxquelles on se heurte lorsque l'on prétend trouver un commun dénominateur pour la complexité de l'attitude spirituelle de l'époque, pour les effets et les causes, et pour les séries d'événements constitutifs du romantisme. Il en est ainsi, que l'on se contente d'un compromis de pure forme, ou que l'on rassemble les données sous des catégories conceptuelles au prix d'options présupposées et de partialité dans la mise en œuvre du matériel historique [3] ».

Les Allemagnes ont été le foyer de rayonnement de l'inspiration romantique ; les hommes et les œuvres qui s'en réclamaient, en dépit des oppositions et des malentendus, ont été nombreux. Dans les autres provinces du domaine européen, la situation paraît moins nette. Il y a eu des poètes romantiques en Angleterre, mais l'école romantique anglaise a été inventée par des critiques postérieurs, dont le jugement était d'autant plus assuré que les intéressés (Keats, Shelley, Byron) étaient morts depuis longtemps... Le romantisme français, dans ses idées et dans sa pratique, n'a pas grand-chose de commun avec le romantisme allemand, qui l'a précédé de toute la durée d'une génération. Les artifices de la rétrospection historique font oublier ce décalage considérable, en instituant une illusoire synchronie. Les romantismes du Sud, en Italie, en Espagne, au Portugal, plus tardifs encore, intervenant par France ou Angleterre interposée, attestent un tel degré d'atténuation ou de décomposition de la notion, que certains critiques, dans le cas de l'Italie, ont renoncé à revendiquer pour la littérature de leur pays l'appellation de Romantisme. Des doutes sérieux s'appliqueraient aux domaines russe ou polonais, aux littératures balkaniques et danubiennes, ou encore aux littératures américaines. Les critiques de ces pays n'hésitent pas à faire usage de l'épithète « romantique », à propos d'écrivains et d'écrits dont on peut se demander s'ils ont quoi que ce soit de commun avec l'inspiration des créateurs de l’Athenäum, lesquels, si l'on en croit leur chef de file Frédéric Schlegel, étaient loin de savoir exactement ce qu'ils voulaient.

En dépit de ce constat d'incohérence et d'inconsistance, l'appellation Romantisme est une valeur sûre dans le marché international de la culture. Une immense bibliographie lui a été consacrée, et s'enrichit tous les jours. Si les vocables « romantisme » et « romantique » se trouvaient un jour retirés de l'usage, l'activité des critiques et des professeurs de littérature serait gravement compromise ; une considérable [19] tache obscure s'étendrait sur une partie du champ historique ; certains hommes, certaines œuvres, certains événements ne pourraient plus être perçus dans leur spécificité, faute d'un vocabulaire adéquat. Les usagers des lettres possèdent une notion satisfaisante de ce qu'est le romantisme, aussi longtemps qu'ils n'essaient pas de tirer au clair leurs présupposés ; les insuffisances et contradictions prolifèrent dès que l'on se propose de savoir au juste ce qu'on sait.

Le scandale, si scandale il y a, n'a rien d'exceptionnel. Les notions confuses sont fécondes, à proportion de leur confusion même ; la pluralité, la discordance des significations, donne du jeu à la pensée ; elle relance dans des directions imprévues la curiosité et l'intérêt. L'idée d'une Europe romantique n'est pas le produit d'une illusion d'optique ; elle a autant de consistance, ou aussi peu, que les concepts d’Antiquité, de Moyen Age, de Renaissance ou d’Aufklärung ; ces mots clefs de l'historiographie, sans lesquels le passé de notre culture nous serait inintelligible, ont été créés sans guère de préméditation, et se sont imposés, à la faveur d'un consentement universel peu à peu réalisé entre les usagers. Ces termes, évidents par eux-mêmes, ne sont valables qu'à condition que l'on n'aille pas y regarder trop près. Toute remise en question manifesterait en chacun le même arbitraire que nous relevons dans le concept de Romantisme.

« Il existe des classifications, écrit Frédéric Schlegel, qui, en tant que classifications, sont plutôt mauvaises, mais qui dominent des nations entières et des époques ; et souvent elles sont parfaitement caractéristiques, comme des monades centrales de telles individualités historiques [4]. » La cellule génératrice du sens échappe elle-même à toute détermination du sens. « Une classification est une définition qui contient tout un système de définitions [5]. » L'impossibilité de définir le romantisme tient à ce que la définition ne devrait pas seulement consister dans un dénombrement des caractères intrinsèques de cette entité culturelle. Il faudrait faire entrer en ligne de compte les caractères extrinsèques, la politique extérieure du concept, les oppositions, dans la contemporanéité et dans la succession. Cette charge polémique est d'une importance fondamentale. Le découpage de la continuité historique en segments soumis à des régimes supposés autonomes d'intelligibilité institue une solidarité entre les domaines que l'on a distingués ; ils deviennent des sous-ensembles au sein d'un même ensemble. On ne pourra ressaisir la signification de chacun d'eux qu'en le réintégrant dans la totalité dont il a été séparé. La compréhension du Romantisme implique celle de notions antagonistes, ou complémentaires, telles que Classicisme, Lumières, Positivisme... L'essence du romantisme s'est formée au cours d'un dialogue avec l'Antiquité et le Moyen Age, où les écrivains et les théoriciens ont cherché les éléments de leur conscience de soi, dans le style de la continuité ou dans le style de la rupture.

[20]

La constitution du romantisme comme foyer d'une intelligibilité culturelle entraîne un remembrement de l'espace épistémologique. Le romantisme n'est pas une appellation de plus, une « période » intervenant à son rang, sans rien changer à l'ordre établi. Les significations nouvelles illuminent par récurrence les moments antérieurs de l'histoire. Le Moyen Age a changé depuis Tieck, Wackenroder, les frères Grimm, Walter Scott et Michelet ; l'Antiquité grecque, après Goethe, Hoelderlin et Keats, n'est plus ce qu'elle était. Les romantiques ont inventé rétrospectivement le classicisme, qui ne s'était pas affirmé comme tel avant eux, et qui leur a dû de devenir l'un des enjeux passionnels de l'actualité parisienne au cours des années 1820. Le romantisme à son tour s'est trouvé remis en question par l'affirmation de tendances critiques ou hostiles : le positivisme, le réalisme, le naturalisme, le scientisme ont enrichi la notion de romantisme, qui demeure, aujourd'hui encore, une notion ouverte ; chaque recherche neuve peut apporter à la compréhension des éléments inédits. Le romantisme européen, dans son essence, est un produit de son historiographie ; nul ne peut prévoir ce que réserve l'avenir de ce concept selon l'ordre des renouvellements de la critique historique et esthétique.

La notion confuse d'une Europe romantique rend, en tant que désignation conventionnelle, des services certains. Mais il ne faudrait pas imaginer que tous les Européens, en un moment donné, saisis d'une même fièvre spirituelle, ont communié dans une ferveur unanime en un renouvellement de toutes les valeurs. L'idée d'une époque romantique correspond à un espace-temps aux configurations mal déterminables, dans le déploiement duquel un certain nombre d'hommes et d'œuvres, parmi les plus représentatifs, répondent aux inspirations spécifiques du romantisme. A supposer que fût possible une cartographie de l'espace culturel, où les individus et leurs travaux figureraient en leur lieu et en leur moment, l'Europe romantique serait le réseau obtenu par la mise en relation des points ainsi déterminés. Cette toile d'araignée ténue n'embrasserait ni la majorité des personnes ni la grande masse des événements. Certains emplacements privilégiés, certains temps forts se détacheraient au milieu d'un vide immense. Ainsi des étoiles qui meublent le ciel et semblent y dessiner des figures familières. Leur brillance nous fait oublier que le cosmos est une immensité vide, où les corps célestes se situent à des nombres considérables d'années-lumière les uns des autres. Les nébuleuses, les constellations ne sont que des formes projetées dans l'infinité de l'espace par l'imagination des indigènes de la planète Terre, point minuscule dans la prodigieuse expansion de l'univers. L'observateur, aujourd'hui, de l'espace-temps culturel, découvre, à partir du point où il se trouve placé, des zones de regroupement où les hommes et les œuvres manifestent des caractères communs qui les distinguent de ce qui précède et de ce qui suit, avec une certaine densité de la présence et de la signification. Il existe une nébuleuse romantique, une voie lactée, aux contours indéterminables, et qui, lorsqu'on essaie [21] de l'approcher, s'émiette en constellations secondaires, aux quatre vents de l'histoire et de la géographie. Définition insatisfaisante, irritante même ; à défaut de mieux, elle propose un parcours d'intelligibilité, générateur d'un certain confort intellectuel.

L'histoire du romantisme est l'histoire des variations d'une certaine affirmation d'humanité, sans que l'on puisse fixer un moment et un lieu privilégiés où se serait affirmé une fois pour toutes un romantisme de plein exercice. Ici ou là, à telle ou telle époque émergent des tendances coordonnées, répondant au signalement en question ; mais les caractères du romantisme sont nombreux et pas toujours compatibles entre eux. La nébuleuse de ces caractères qui empiètent les uns sur les autres, se limitent et parfois se nient mutuellement, ou encore se détruisent eux-mêmes sous l'effet de contradictions internes, forme pourtant un ensemble à peu près cohérent, à condition de ne pas y regarder de trop près. Le plus simple, pour échapper au reproche d'illogisme, serait d'accepter une démultiplication de la notion, et d'admettre l'existence de romantismes, au pluriel, dont le foyer imaginaire serait un romantisme qui n'a jamais existé parce qu'il est irréalisable. Les appellations courantes de « romantisme allemand », « romantisme français », « romantisme portugais », etc., manifestent cette possibilité de résoudre la difficulté par une décentralisation du concept. Le même empirisme historique permet de découper en tranches géographiques ou chronologiques « un » romantisme donné. Les critiques allemands parlent de Hochromantik ou de Spätromantik pour désigner la maturité et la décrépitude du mouvement ; ils distinguent un romantisme de Iéna, un autre de Bonn, de Munich ou de Vienne. Le déplacement du siège social, lié à des modifications dans la composition du groupe, va de pair avec l'apparition, le renforcement ou l'atténuation de certains caractères spécifiques. Des difficultés préjudicielles du même ordre se rencontrent à propos des maîtres mots de la culture : Démocratie, Justice, Paix, Révolution et Civilisation ne sont pas susceptibles de définitions exhaustives ; de là des controverses toujours renaissantes entre les usagers de ces notions. Ces débats sont signes de vie ; s'ils venaient à s'interrompre, c'est que l'idée en question aurait perdu toute actualité ; l'espace culturel aurait changé de figure. La quête du sens atteste une vigilance spirituelle ; le présent de la connaissance demeure en équilibre entre un passé et un avenir.

Par hypothèse, la substance du romantisme se trouve contenue dans la réalité des êtres et des œuvres, des événements de l'âge romantique ; il faut la dégager de cette gangue de l'époque, pour la manifester dans sa pureté. Si l'on admet que le romantisme est une inspiration, on interprète la réalité non comme un accomplissement, mais comme un ensemble d'inscriptions d'une exigence qui ne se réalise jamais que d'une manière approximative. Le sillage n'est pas la manifestation de la vocation en personne, mais la trace d'une volonté qui refuse de s'identifier aux produits qu'elle a engendrés. Les artistes, les écrivains ont souvent évoqué l'insatisfaction du créateur, qui, l'œuvre [22] achevée, refuse de s'identifier avec elle ; ce n'est pas cela qu'il a voulu ; il lui faudra se remettre à la tâche, pour tenter de parvenir à une meilleure expression de son désir. Karl Barth disait que le romantisme « n'est romantisme pur que dans la mesure où il esquisse son programme plutôt qu'il ne l'exécute [6] ». L'inspiration romantique n'atteindrait à son apogée que dans l'achèvement ; « peut-être le message du Romantisme ne rend-il un son vigoureux et authentique qu'en retentissant brièvement, et en s'interrompant soudain [7] ». C'est pourquoi Novalis apparaît comme « le seul, parmi tous ses contemporains, qui ait réussi à mettre en évidence le sens du romantisme de manière claire, définitive et contraignante » ; il serait « le type pur du romantique, (...) parce que, chez lui, le principe romantique n'a pas pu s'épanouir, mais est resté un point mathématique, pour ainsi dire [8] ». Jean-Paul Richter a écrit en 1813 un essai sur La Beauté de mourir à la fleur de l'âge (Die Schönheit des Sterbens in der Blüte des Lebens) ; cette beauté illumine l'œuvre de Novalis. « Les Discours sur la Religion de Schleiermacher revêtiraient un aspect bien différent si leur auteur n'avait pas eu la chance de pouvoir exécuter pendant trente-cinq ans le programme qu'ils annonçaient, ou plutôt le malheur de devoir l'exécuter [9]. » Ceux qui moururent vieillards, un Goethe, un August Wilhelm Schlegel, un Victor Hugo, un Lamartine, un Coleridge, un Wordsworth, ne moururent pas romantiques. La grâce n'est pas accordée aux octogénaires de maintenir en eux l'intégrité de l'inspiration qui fit vivre leur jeunesse.

On méconnaît l'essence du romantisme lorsqu'on prétend lui donner une structure rationnelle et systématique, en le dotant d'un programme théorique conscient, mis en œuvre par des états majors nationaux et internationaux disposant de troupes organisées. Il y eut des groupes, des écoles, des chefs et des manifestes, des batailles rangées. Mais ces formes rigides ont été pour beaucoup inventées par des adversaires, ou par des historiens préoccupés de mettre de l'ordre dans la confusion du passé. La réalité vécue fut différente, en sa spontanéité diffuse et dans l'incertitude des lendemains. Il faut rendre au romantisme cette justice de ne pas le lire en commençant par la fin, comme s'il était prédestiné de toute éternité aux aboutissements qui furent les siens. L'historien érudit joue le rôle du gardien de cimetière qui relève le plan des sépultures, ou du notaire préposé aux inventaires après décès. Trop souvent le lecteur d'une biographie a l'impression qu'il remonte le cours des événements plutôt qu'il ne se laisse conduire par lui. Le mot de la fin se trouve présent dès le commencement, et la carrière du de cujus se déploie selon une progression [23] normalisée en fonction des repères d'espace et de temps définis par les spécialistes.

Le temps vécu de l'histoire en train de se faire ne répond à aucune planification préalable. Ses caractères dominants sont l'opacité, l'épaisseur, l'impénétrabilité à quoi se heurte le sujet qui cherche sa voie, sans savoir ce que lui réserve le proche avenir. L'historien devrait être capable de préserver, au prix d'une rigoureuse restriction de la conscience et de l'imagination, le sens d'un futur intact, riche de promesses et de menaces, de soucis et d'espérance. L'admirable biographie de Schleiermacher par Wilhelm Dilthey (Leben Schleiermachers, 1870 ; 2e édition, 1922), bien que demeurée inachevée, est l'exemple d'une historiographie compréhensive qui invente à mesure la progression de la durée au sein de laquelle le créateur tente d'incarner son inspiration. Le romantisme de Schleiermacher et de ses proches, les Schlegel, Novalis, Tieck, Fichte, Schelling et les autres, ne se situe pas derrière eux, mais devant, comme l'enjeu de ce combat, au prix duquel ils s'efforcent de devenir eux-mêmes. Les vicissitudes de cette formation continue font que le romantisme allemand de 1798 n'est pas celui de 1802, ni non plus celui de 1808. L'unité abréviative de la désignation « romantique » dissimule le devenir du sens, qui se précise et s'enrichit selon la progression des années. Il est absurde de faire planer au-dessus de l'espace européen du premier demi-XIXe siècle, et même au-delà, une entité conceptuelle dénommée romantisme dont seraient identiquement tributaires le jeune Saxon Friedrich von Hardenberg, mort en 1801, et l'écrivain français Victor Hugo, né en 1802, mort en 1885, ou encore le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini (1805-1872) et le poète russe Alexandre Pouchkine (1799-1837). A supposer que l'on eût rassemblé ces gens-là dans un même lieu, les dissemblances et oppositions l'auraient emporté sur les traits communs, et sans doute n'eussent-ils pas accepté de se voir mobilisés au service d'une cause commune, d'ailleurs difficile à préciser.

Défini comme une inspiration, enjeu ou foyer imaginaire d'une recherche, le romantisme ne se confond plus avec un âge de l'humanité dans son ensemble. Il apparaît comme un ferment culturel, un type de sensibilité caractéristique de l'époque. Le Sturm und Drang, romantique avant la lettre, déchaîne sa révolte et ses fureurs entre 1770 et 1780, en plein règne de Frédéric le Grand, dans un temps où les Allemagnes savourent les délices bourgeoises et progressistes de l’Aufklärung. Cette fièvre n'atteint qu'un nombre restreint d'individus, dont les plus représentatifs sont des inadaptés, des marginaux par rapport à l'état général de la société. Leurs œuvres, empreintes d'un radicalisme forcené, n'ont eu en leur temps qu'une audience médiocre ou nulle, en dépit ou plutôt à cause de leur démesure, faite pour forcer l'attention, et qui n'y parvenait guère. Ce feu s'éteint, au bout de quelques années, sans avoir réussi à s'imposer à l'opinion culturelle. Le Sturm und Drang, appellation contrôlée de l'histoire de la littérature, constitue un sous-ensemble du romantisme, signe [24] avant-coureur du grand embrasement de la sensibilité européenne qui débutera une vingtaine d'années plus tard. Or, le Sturm und Drang ne se présente nullement comme une « école » littéraire ; c'est une attitude propre à quelques exaltés, dont l'exaltation ne fut pas de longue durée, si bien que la plupart d'entre eux survécurent à leur crise juvénile. Le malheureux Lenz, déséquilibré constitutionnel, mourut de misère en Russie ; sans doute le seul à maintenir jusqu'au bout son radicalisme. Les autres ne se montrèrent nullement irrécupérables, à commencer par Klinger (1752-1831), qui avait intitulé un de ses drames Tempête et Assaut (Sturm und Drang), fournissant aux critiques le slogan qui servira à désigner ce mouvement. Klinger fera carrière au service de Russie dans la hiérarchie administrative, où il atteindra le grade de général-major. Wagner et Leisewitz se rangeront eux aussi. Goethe, l'auteur de Werther (1774), qui ne partage pas les tendances suicidaires de son héros, lui devra une gloire européenne, et deviendra bientôt ministre d'État. Herder sera promu administrateur ecclésiastique à Weimar, et Schiller, auteur du drame libertaire Les Brigands (1781), occupera une chaire d'histoire à l'université de Iéna. Les plus illustres des apparentés au Sturm und Drang seront canonisés comme les fondateurs, en Allemagne, d'un classicisme dont le domaine germanique avait été dépourvu jusque-là.

Les dénominations littéraires, en première approximation, désignent des conjonctures fugaces, et paraissent s'émietter dès qu'on les soumet à un examen rigoureux. Ainsi du groupe de l’Athenäum, qui figure à Iéna un « solstice » du romantisme allemand, selon la formule de Dilthey. La revue des frères Schlegel n'aura qu'une brève existence ; son tirage se comptera en centaines d'exemplaires. Lieu de rassemblement de quelques jeunes gens épris de littérature, de poésie, de spiritualité, elle exprime le rêve d'une communauté, d'une « Hanse » des poètes, comme disait Frédéric Schlegel. L'authentique génie dont sont doués les membres de ce groupe ne se fait pas connaître du premier coup aux lettrés de l'époque ; ils consacrent de préférence leur attention à d'autres revues, à d'autres tendances, aujourd'hui oubliées, qui présentent les valeurs sûres du moment. Goethe a vécu assez longtemps pour obtenir le consentement universel ; Napoléon même lui rend hommage. Mais Novalis est mort à 29 ans, en un temps où son immense valeur demeure le secret de quelques intimes, tel d'ailleurs Hölderlin, confiné dans sa folie, bien avant d'être reconnu l'un des princes de la poésie universelle. Quant au groupe de l’Athenäum, il subsiste peu de temps, sans rayonner autour de la petite ville provinciale où il a son siège social. Iéna et Weimar sont à peine plus que des bourgades ; l'on aurait tort de voir en elles des capitales d'une Europe romantique, objets d'une attention générale. Autant vaudrait imaginer que l'Occident de 1917 faisait sa préoccupation majeure de Tristan Tzara et du mouvement Dada, imaginé par quelques poètes et peintres bohèmes dans les cabarets de Zurich, en un temps où les Européens prêtaient l'oreille au tonnerre des canons plutôt qu'aux chuchotements aberrants de quelques réfugiés apatrides dans l'oasis helvétique.

[25]

Ce sont les historiens qui font l'histoire, plutôt que les personnages du drame, qui ne savent pas ce qu'ils font. Les érudits mettent chacun à sa place, distribuent les rangs, diagnostiquent les influences, établissent les filiations, constituant un domaine d'intelligibilité qui s'imposera aux générations à venir. Cette remise en ordre, si elle permet de s'orienter dans l'ensemble ainsi constitué, impose un écran à celui qui voudrait connaître l'authenticité du passé vivant. Les historiens, en prétendant nous faire connaître ce que fut le romantisme, nous empêchent de prendre un contact direct avec la réalité brute des hommes et des choses. Le mot même de « Romantisme » impose l'existence de ce qu'il dénomme, et qui pourrait bien ne pas avoir existé sous la forme unitaire et close que suppose l'intervention d'un concept rassemblant une masse de données, dont rien ne nous assure qu'elles étaient compatibles entre elles. L'intervention des historiens, indispensable pour assurer la formation d'une mémoire culturelle, ne laisse pas le champ libre ; elle perpétue l'existence des configurations et des êtres qu'elle a une fois produits. L'élaboration épistémologique ne cesse d'accroître cette surcharge ; les sédimentations accumulées rendent toujours plus difficile la rencontre naïve avec les données originaires.

Nous sommes habitués à admettre l'existence d'écrivains et d'artistes romantiques anglais. Mais il serait absurde de parler d'une Angleterre romantique en 1800, 1810, ou 1820. Les plus notables des romantiques britanniques sont des hors-la-loi, des émigrés au-dehors ou au-dedans. Le succès de Walter Scott ne doit pas dissimuler le fait qu'il n'a pas existé en Angleterre de mouvement romantique, avec un siège social et des organes de presse spécialisés. L'audience des écrivains romantiques ne s'impose pas à l'opinion publique à la faveur de querelles retentissantes ou de polémiques à la mode. L'Angleterre du XIXe siècle sera victorienne, et non pas romantique ; elle se reconnaîtra dans un conglomérat de valeurs bourgeoises, respectueuse des bonnes mœurs et de l'utilitarisme pragmatique ; les normes et les intérêts l'emportent sur l'exaltation du sentiment et la divinisation des passions. Si les influences romantiques caractérisent une époque de la sensibilité littéraire, c'est plutôt le XVIIIe siècle que le XIXe ; les poètes et les romanciers d'Angleterre ont pressenti certaines dimensions humaines du renouveau culturel avant l'Europe continentale. Ils se sont à peu près désintéressés des flambées allemandes ou françaises de ce mouvement, qui avait chez eux ses racines.

Le romantisme français, plus consistant que celui d'Angleterre, mobilise les intérêts et les passions de l'opinion lettrée ; il suscite des polémiques, engendre des slogans contradictoires. Le pour et le contre s'affirment dans des organes de presse, dans des emplacements spécialisés : salons, clubs et académies ; on a pu parler d'une bataille romantique, les camps en présence déployant une tactique et une stratégie offensive ou défensive pour le contrôle des institutions traditionnelles de la culture. L'apogée du romantisme français se situe dans les années 1825-1835, période assez brève où les représentants de la nouvelle vague parviennent à triompher d'une série de tempêtes dans [26] une série de verres d'eau. Le champ de bataille se limite à une zone restreinte ; quelques quartiers de Paris font la loi pour le pays entier. Le romantisme a fait beaucoup de bruit ; cette importance se réduit dès que l'on cherche à la mesurer avec quelque rigueur. Les écrivains que les manuels présentent comme les « grands » romantiques, Lamartine, Hugo, Vigny, Alfred de Musset, Théophile Gautier se laissent malaisément enfermer dans les limites d'une stricte conceptualisation. Romantiques, ils l'ont été à certains moments et à un degré variable ; l'épithète qu'on leur attache masque la réalité plutôt qu'elle ne l'exprime. Le triomphe de l'influence romantique coïncide avec l'avènement de la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe et de Guizot, personnages au-dessus de tout soupçon de romantisme. Le même malaise prévaut lorsqu'on examine en Europe les romantismes mineurs qui ne sont peut-être pas romantismes du tout. À Milan, à Turin, à Madrid, à Lisbonne, à Pétersbourg, des groupes d'intellectuels se passionnent pour les modes esthétiques venues de Paris ou d'ailleurs. On reçoit quelques paquets de livres ou de revues, on écoute les récits des voyageurs ou des émigrés revenus de leur exil. Quelques salons, quelques cafés sont les lieux d'élection où se réunissent de petits groupes de jeunes gens fiévreux et oisifs. Si un amateur, dépourvu de toute notion préconçue de ce que fut le romantisme, essayait de s'en faire une idée en dépouillant la collection du Conciliatore milanais ou d'une revue de Copenhague, en analysant les écrits de l'Espagnol Espronceda, des Portugais Almeida Garrett ou Herculano, le résultat de telles investigations n'aurait que de lointains rapports avec la doctrine de l’Athenäum. Si le romantisme n'avait pas existé, ni les Scandinaves ni les Ibériques ne l'auraient inventé. Dans nombre de provinces de l'espace européen, le romantisme ne fut qu'un produit d'importation. Il paraît donc difficile de définir un modèle romantique, un schéma d'orthodoxie pouvant servir de norme de conformité. Un romantisme à cent pour cent n'a existé nulle part. La pratique la plus sûre consisterait à accepter comme tels tous ceux qui revendiquent cette appellation. Mais il ne suffit pas de se prétendre romantique pour l'être, et d'ailleurs on a de bonnes raisons pour ranger dans ce mouvement des gens qui refusaient d'y faire adhésion.

Le mot seul ne prouve rien ; il y a eu, au XVIIIe siècle, des romantiques avant la lettre, et ensuite des romantiques sans le mot ou contre le mot. Le plus pur des romantiques français, avec Nerval, est Baudelaire, que nul ne songe à qualifier de tel ; Nietzsche fait le procès du romantisme, il dénonce un certain romantisme, ce qui ne l'empêche pas de s'inscrire, avec Wagner, dans la tradition du romantisme authentique. Henri Heine a écrit, contre le romantisme, des pamphlets vengeurs ; il est un des plus authentiques poètes du romantisme allemand. L'histoire du romantisme ne se confond pas avec l'histoire du mot « romantique », parce que le mot est apparu bien avant la doctrine qu'il a servi à désigner, et parce qu'il a conservé une réserve de significations irréductibles au sens historique et technique, [27] ou prétendu tel, retenu par les historiens de la culture.

Fernand Baldensperger a publié en 1937 une étude intitulée : « Romantique », ses analogues et ses équivalents, Tableau synoptique, de 1650 à 1810 (Harvard Studies and Notes in Philology and Literature, XIX, Harvard University Press). Il s'agit d'une recherche de terminologie historique, attachée à détecter les occurrences du mot « romantique », en remontant aussi haut que possible dans la genèse des vocabulaires anglais, allemand et français. Cette étude ne satisfait pas les espoirs qu'elle avait fait naître. L'ensemble des textes constitutifs de la littérature d'une langue représente une masse si considérable qu'il est vain d'essayer de parvenir à un examen exhaustif. Les promoteurs du Trésor de la langue française qui se proposaient une entreprise de ce genre, pourtant équipés d'ordinateurs et disposant d'un personnel considérable, ont dû renoncer à leurs ambitions totalitaires et se contenter d'une réalisation incomplète. Le travail de Baldensperger fait figure de recherche d'amateur ; les trouvailles dispersées au hasard jalonnent un espace immense, dont la majeure partie demeure inconnue. Les revues d'histoire littéraire publient de temps en temps des additifs aux listes existantes ; le mot « romantique » est attesté avant le premier emploi signalé, et encore ailleurs.

L'essai de Baldensperger a été repris par des érudits en mesure d'enrichir et de renouveler le premier matériel. François Jost a publié en 1968 une étude substantielle intitulée : « Romantique ». La leçon d'un mot [10], où il apporte quantité d'éléments inédits ; sa recherche ne se limite pas aux trois langues en cause dans l'étude de Harvard ; elle tient compte du domaine italien, espagnol, russe... L'exhibition des mots s'accompagne d'une tentative d'élucidation du sens. Un nouveau recueil, sous la direction de Hans Eichner, propose plus de 550 pages sur le thème : « Romande » and his Cognates : The European History of a Word (1972) [11]. Les collaborateurs prennent en charge neuf champs linguistiques différents. Eichner a laissé en dehors de sa curiosité le Portugal, la Pologne et d'autres régions européennes, tout en négligeant les cultures de l'Extrême-Occident où le romantisme s'est également propagé.

On serait mal venu de reprocher à Eichner et à ses collaborateurs de n'avoir pas été jusqu'au bout d'une quête irréalisable. Les matériaux qu'ils fournissent, versés au fond commun de la recherche, sont des pierres pour l'édification d'un monument inachevé et inachevable ; chaque aire nationale, pour peu qu'on y regarde de près, révèle une complexité inépuisable. Richard Ullmann et Hélène Gotthard ont donné en 1927 une excellente Histoire du Concept « Romantique » en Allemagne depuis la première apparition du mot jusqu'à la troisième décennie du XIXe siècle [12]. Ce travail, enrichi d'une [28] considérable bibliographie, s'étend sur 376 pages et s'arrête au moment où le terme étudié semble avoir acquis une cohérence suffisante. Des études analogues, articles ou livres, ont été consacrées à la terminologie du romantisme dans chaque pays. L'abondance de l'information conduit au découragement.

Les érudits s'accommodent fort bien d'une situation pénélopéenne et ne souhaitent que de pouvoir continuer indéfiniment leurs doctes travaux. Mais notre curiosité pour le romantisme se trouverait-elle complètement satisfaite une fois réalisé l'inventaire exhaustif de toutes les occurrences du mot « romantique » dans la littérature universelle ? La réponse va de soi : la signification du romantisme n'est pas incluse dans le terme qui sert à le désigner. La linguistique historique fournit des éléments précieux à l'archéologie de la pensée. Mais le fait de trouver un emploi d'un mot romande en Angleterre en 1650, d'un français « romantique » en 1691 ou d'un allemand « romantisch » en 1698 ne présente pas un immense intérêt. Le monde de la science ne tremblerait pas dans ses fondements si le hasard ou la recherche conduisaient à enlever à Heidegger (1698) pour le donner à Schmitt (1688) l'emploi princeps de romantisch. De telles précisions n'ont qu'une validité relative et précaire. Pendant longtemps, le mot « romantique » apparaît sporadiquement sans que sa présence ait une valeur expressive en rapport avec ce que les siècles à venir entendront sous ce nom ; même lorsque se précisent les significations : « romanesque » ou « pittoresque », ces occurrences peu nombreuses ne possèdent nullement la richesse émotive, la surdétermination que revêtira le mot « romantique » à l'époque où le jeune Frédéric Schlegel réclamera cent vingt-cinq feuilles pour tirer au clair ce qu'il pense de cette catégorie esthétique en pleine effervescence.

Les études de vocabulaire, si elles se bornent à suivre le sillage temporel d'un vocable, lâchent la proie pour l'ombre. La présence d'un mot est une indication utile, mais la seule statistique ne donne qu'une information incomplète. La compréhension exacte d'un terme demande un effort considérable, dont la réussite demeure incertaine ; en particulier, s'il s'agit d'un emploi unique. Le contexte autorise une approximation hasardeuse, aussi longtemps que les exemples disponibles sont peu nombreux. Par ailleurs, l'étude lexicographique présuppose que celui qui emploie un mot lui confère un sens déterminé, ce qui est loin d'être toujours le cas. Un vocable peut avoir une signification confuse ; cette confusion favorise son usage. Et si la confusion n'est pas dans le mot, elle peut se trouver dans l'esprit de celui qui s'en sert. L'exercice de la parole humaine ne comporte pas la rigueur imposée au maniement du langage scientifique. La terminologie mathématique, exempte de toute ambiguïté, tient dans un mouchoir de poche ; un code rigoureux réduit au strict minimum les commentaires linguistiques. Contrairement à ce que pense le vain peuple de la critique à la mode et du structuralisme, le langage de la culture ne « fonctionne » pas à la manière d'un mécanisme monté [29] une fois pour toutes par un « collectif » de technocrates, secondés par des ingénieurs en phonologie et en grammaire transformationnelle. Les mots, dans leur usage concret, enlisés au sein d'un contexte historique, subissent les exigences contradictoires de l'espace mental établi. La stabilité linguistique n'est qu'une coupe prise à un certain instant d'un devenir. Vouloir arrêter le cheminement du sens, c'est imiter la conduite de celui qui, comme dit Montaigne, prétendrait « empoigner l'eau ».

L'une des découvertes du savoir romantique fut la constatation que le vocabulaire est une réalité vivante, où les mots se développent, chacun selon son rythme, dans le mouvement général du langage. On peut relever après coup des lois physiques, psychologiques et grammaticales qui régissent les inflexions de l'évolution. Mais le mouvement lui-même est un mystère ; les périodes de stabilité alternent avec des moments où les transformations se précipitent, les évidences se renouvellent. Chaque idiome a ses basses eaux, ses eaux dormantes où l'allure se fige, en attendant le dégel qui relancera les puissances de la parole vers d'imprévisibles aboutissements.

Les mots aussi connaissent des périodes stationnaires, où leur présence n'est pas l'objet, de la part des utilisateurs, d'une vigilance particulière. Ils demeurent disponibles, d'une existence discrète, exempts de cette charge d'intérêt qui mobiliserait à leur profit l'attention des uns et des autres. L'adjectif romantique a des origines lointaines, mais ces étymologies porteuses de sens ne seront révélées que très tard. Le vocable, attesté quelques rares fois à partir des dernières années du XVIIe siècle, n'est pas un emblème de l'époque, il ne fixe pas des valeurs dont ceux qui font la mode aimeraient à se réclamer. Jours sans gloire, et dont « romantique » n'a été tiré que grâce à une promotion exceptionnelle, bloquant sur un terme sans relief une charge affective et esthétique considérable.

C'est en Angleterre que le modeste adjectif s'est éveillé à lui-même dans le contexte sentimental du renouveau esthétique, annonciateur de la modernité européenne dès le début du XVIIIe siècle. Pour de mystérieuses raisons, le mot « romantique », jusque-là peu employé, a paru convenir à la conscience poétique en voie d'instauration dans les îles britanniques. Les arbitres des élégances intellectuelles et esthétiques, un Addison, un Pope et leurs amis adoptent le vocable, qui devient l'un des blasons du paysage intérieur et extérieur, dans un pays enfin débarrassé des contradictions théologiques et politiques du siècle précédent. Le goût de vivre refleurit ; on peut s'abandonner aux délices de l'imagination, donner du style à l'existence, en s'inspirant des modèles romanesques, en oubliant les contraintes de la dure réalité. L'année 1726 voit paraître l'Hiver, première partie des Saisons de James Thomson, fidèle à l'inspiration de Shaftesbury, dont la philosophie se fonde sur l'alliance esthétique de l'homme et de la nature. « Romande » a été employé par Shaftesbury, et sera d'un [30] usage courant désormais chez les maîtres de l'école britannique [13].

Les timides avancées du mot sur le continent se feront sous pavillon anglais. Le sens du terme est en pleine évolution, et cette incertitude contribue à la vogue dont il bénéficie. Les poètes descriptifs l'appliquent au paysage des jardins ouverts et des campagnes vallonnées, aux parcs ornés de fabriques, mais les pentes escarpées, les montagnes abruptes sont aussi des lieux d'élection du goût romantique. Proche ici de pittoresque, c'est-à-dire de pictural, digne d'attirer l'attention d'un peintre, romantique garde en même temps, dans l'ordre psychique et moral, une relation directe avec romanesque. Dans le monde de l'intimité où se meuvent les héros et les héroïnes des romans anglais, s'annonce un comportement docile aux inspirations du cœur, en dépit des interdits de l'intellect, et de la raison sociale. Les personnages de Richardson et, à un moindre degré, ceux de Fielding et de Sterne, imposeront à l'Angleterre et à l'Europe le style neuf d'une spontanéité sensible, vite émue, et proche des larmes. Dans ce domaine aussi, l'Angleterre, institutrice de l'Occident, a doté l'adjectif « romantique » de sa première réserve de significations. Le parrainage britannique est manifeste lorsque le mot s'impose en France, aux environs de 1775, dans la littérature des jardins, dans le Discours préliminaire de la traduction de Shakespeare par Le Tourneur (1776), lorsque Jean-Jacques Rousseau, en 1777, à la fin de sa vie, dans les Rêveries du promeneur solitaire, qualifie de « romantiques » les rivages du lac de Bienne. Les occurrences du terme dans des textes antérieurs à cette époque ne signifient pas grand-chose ; l'entrée du mot dans l'usage français courant, en 1775-1785, consacre l'avènement d'un complexe de sensations et de sentiments, de provenance anglaise.

L'histoire germanique de l'adjectif romantisch à ses débuts présente les mêmes caractères. Les érudits ont déterré un traité de Heidegger, théologien de Zurich, intitulé Mythoscopia romantica oder Discours von der so benannten Romans, publié en 1698. En voie de transfert du latin scolastique à l'allemand, le mot se prononce ici dans la perspective d'une étymologie qui en fait l'épithète caractéristique du genre romanesque, avec une nuance péjorative. Il se perpétue dans la langue savante des professeurs de littérature, parmi lesquels, au milieu du siècle, les deux maîtres de la Haute École de Zurich, Bodmer (1698-1783) et Breitinger (1701-1776), associés à la vie intellectuelle des Allemagnes. L'adjectif romantique s'applique à une dimension de la production littéraire ; il correspond aussi à certains caractères distinctifs des personnages de roman. Bodmer et Breitinger, admirateurs de la culture anglaise, s'efforcent de naturaliser dans l'espace germanique les bonnes manières morales et esthétiques du Spectateur d'Addison. Dans la modeste mesure de ses moyens, le Carolinum de Zurich joue le rôle d'un foyer européen de la conscience critique. En Allemagne même, après la période des lumières, sous influence française, cautionnée [31] par l'autorité de Frédéric le Grand, une volonté d'émancipation se fait sentir. Certains des annonciateurs des temps nouveaux contribueront à acclimater dans leur pays un mot qui symbolise la révolte contre la platitude bourgeoise de l’Aufklärung. « Romantisch ne deviendra courant qu'à partir de Herder, à partir de Wieland. Ces écrivains naturalisent le mot d'une façon irrévocable », résume François Jost [14]. La mode des romans anglais et la Nouvelle Héloïse contribuent au renouvellement des valeurs intimes, que le Sturm und Drang manifeste par une éruption volcanique des passions longtemps refoulées. Les temps désormais sont proches. Wieland (1733-1812) et Herder (1744-1803) appartiennent à la civilisation de Weimar, à la grande époque goethéenne (Goethezeit), où la culture germanique atteint à son âge d'or.

Dans ces dernières années du XVIIIe siècle, en même temps qu'il augmente sa fréquence statistique, romantisch entre en mutation. Il n'était porteur jusque-là que des significations reçues d'Angleterre : romanesque, pittoresque, fantastique, significations qui suffisaient alors aux besoins psycho-linguistiques des Français. Un autre palier de sens est atteint en Allemagne, lorsque le mot s'anime d'une vie qui le pare de prestiges nouveaux. Pour les jeunes animateurs de l’Athenäum, un phénomène d'ébullition spirituelle confère à romantisch le privilège de dénommer certains mystères de l'existence poétique, dont il s'agit de dévoiler les richesses secrètes. La neuve phosphorescence de cet adjectif déjà ancien échappe à la linguistique, à la phonétique et à toutes les disciplines objectives aux yeux desquelles les mots ne sont qu'un matériel inanimé que l'esprit manipulerait selon des normes scientifiques. Le mot se met à dire davantage et plus intensément qu'il n'avait jamais dit ; il se transfigure en un mot magique, à l'énoncé duquel s'ouvrent les portes d'un espace enchanté, proposé à l'attention des poètes, des littérateurs, des philosophes, des théologiens.

Un rebond dans l'histoire du vocabulaire fait exploser la signification reçue. Sorti du rang, le terme élu devient un foyer de sens et de valeurs, porteur d'un message qui change la vie et les hommes, mot de passe ou mot d'ordre destiné aux initiés d'une nouvelle sagesse et d'une nouvelle connaissance. Le romantisme n'est pas un art d'écrire selon des modes différentes des modes antérieurement régnantes. C'est une passion et une aventure auxquelles ses fidèles devront dévouer leur vie. Lorsque Frédéric Schlegel réclame cent vingt-cinq feuilles pour définir le mot romantisch, il ne songe pas à rédiger un article de dictionnaire, mais la somme d'un savoir qu'il pressent sans le posséder, d'un savoir qui le possède et le fascine, sans qu'il puisse espérer en venir à bout. De par cette métamorphose, le mot romantisch révèle un message de l'être ; sa dignité ontologique le rend irréductible à toute tentative de fixation selon l'ordre du discours.

L'histoire du romantisme, à partir de ce moment, de ce moment seulement, [32] se confond avec l'histoire du mot romantique. Jusque-là, l'existence du mot n'atteste nullement l'existence de ce que les modernes entendent sous le nom de romantisme. Lors même que le romantisme, ayant pris conscience de lui-même, cherchera à se projeter dans le passé en s'enracinant dans une tradition, il revendiquera un patrimoine généalogique indépendant de l'histoire des mots romantic ou romantisch, et bien antérieur. L'étymologie roman, qui renvoie à un genre littéraire de l'Europe méridionale (romance, romancero), n'avait pas retenu l'attention des critiques du XVIIIe siècle ; elle se trouvait contenue dans les flancs du mot romantic, à la manière d'un minerai enfoui, dont on ne soupçonne pas l'existence. Le dédain pour le Moyen Age s'atténue dès le début du XVIIIe siècle dans certains milieux intellectuels britanniques où s'annonce le goût du gothique ; quelques amateurs suivront en France cet exemple, à contre-courant de la passion dominante des lumières. A partir des années 1770, sous l'influence de Herder et du jeune Goethe, inversant les priorités, la nouvelle vague romantique réclamera comme son bien la période médiévale, auréolée des prestiges de la chevalerie, de l'art des troubadours et de la cathédrale gothique. Cette imagerie deviendra romantic, romantisch, romantique, à la suite d'une entreprise de récupération qui institue une nouvelle tradition européenne. Les hommes de l'âge des lumières découvraient leur passé sous la conduite de Voltaire, de Turgot et de Condorcet ; les romantiques trouvent dans Herder « une autre philosophie de l'histoire », une lecture différente des antiquités occidentales. La nature ne fait pas de saut, mais il arrive à la culture d'en faire ; l'avènement du romantisme correspond à l'un de ces moments de rupture dans le ciel des idées et des valeurs. C'est au mouvement romantique, par Michelet interposé, que les Français doivent de voir en Jeanne d'Arc autre chose qu'une sorcière illuminée et paranoïaque, victime de théologiens encore plus fanatiques et absurdes qu'elle. Le romantisme proprement dit est caractérisé, au niveau du langage, par une commutation, par une élévation à une plus haute puissance, de significations qui traînaient dans l'environnement culturel international. En Allemagne se produit dans l'ordre linguistique une innovation décisive : la promotion de l'adjectif romantisch à la dignité de substantif, qui ne lui était reconnue dans aucun idiome européen. Roger Ayrault attribue cette innovation à Novalis, disparu en 1801 : « Dans ses réflexions sans cesse reprises sur la vraie nature du roman, Novalis a opéré le passage de l'adjectif " romantique " à deux substantifs dont il a l'usage en privilège. Quand il note : « Romantique : tous les romans où apparaît de l'amour véritable sont des contes — des événements magiques [15] », il appelle la romantique, par analogie avec la poétique l'étude de l'art du roman ; et aux termes de son fragment : « La romantique étudie la vie, comme le peintre, le musicien et le mécanicien étudient respectivement la couleur, le son et la force », il [33] appelle le romantique le poète qui s'exprime sur le mode du roman [16]. » L'attribution de der Romantiker et de die Romantik à Novalis n'est pas certaine, bien qu'elle réponde à la faculté d'invention affirmée dans la masse des écrits laissés par le poète. Le thème romantique s'est mis à vivre dans certains esprits, dans certaines imaginations, et cette effervescence s'exprime en écritures, mais aussi en conversations, en discussions, en ruminations. Les traces qui en sont demeurées ne conservent qu'une petite partie de l'univers des pensées, de l'univers du discours. Ullmann et Gotthard estiment, eux aussi, que Romantiker, au sens de « écrivain d'une sensibilité poétique et créatrice », est dû à Novalis : « Novalis a créé le mot [17]. » Mais, dans le même ouvrage, on peut lire que « le véritable créateur du concept moderne de Romantique (Romantiker) semble avoir été Jean Paul. En 1803, il emploie le nouveau substantif, d'abord en un sens inspiré de l’Aufklärung. Les romantiques sont pour lui les personnages de roman ; il se donne lui-même comme un “biographe de romantiques” ; il veut prendre le masque de l'historien qui rend compte des faits et gestes de ses personnages romantiques, c'est-à-dire découverts dans le roman et de ce fait romanesquement exagérés. Cette signification étymologique et psychologique doit seulement s'allier avec le sens esthétique propre à Novalis ; ainsi fut découvert le concept polémique d'un “Romantiker quelque peu exalté, mais doué de capacités poétiques [18] ».

Les cheminements du sens qui se cherche en un temps où il n'existe pas d'école romantique constituée mettent en évidence des nuances oubliées par la suite, lorsque fut rompue la relation liant le mot romantique au genre romanesque. Le jeune Danois Henrik Steffens, lié au groupe d'Iéna, évoque, dans une lettre à Caroline Schlegel, future épouse de Schelling, la nouvelle poétique de l'infini, dont il a eu la révélation en contemplant la Madone Sixtine de Raphaël, conservée dans la galerie de Dresde. Prisonnier de la matérialité quotidienne, l'homme doit chercher le salut dans un autre monde imaginé par lui, de nature à satisfaire son exigence de transcendance. « Nous sommes rentrés en nous-mêmes et nous avons créé un autre univers dans lequel des êtres éthérés, planant dans les airs, vite nés, vite disparus, nous indiquaient les traces du chemin que suivait notre essor. Ainsi naquit la haute poésie ; ainsi dans la mesure où l'on se servait d'une autre langue capable d'exprimer une infinité de choses à la fois, naquit l'art, ainsi en général das Romantische [19]. » Steffens, étudiant à l'Ecole des mines de Freiberg, ami fervent de Novalis, emploie lui aussi l'adjectif substantivé, non plus au masculin ni au féminin, mais au neutre. Et la définition du romantisme comme art le présente comme une « aspiration vers l'infini (ein Sehnen nach den Unendlichen) [20] », [34] le verbe sehnen proposant la racine du mot Sehnsucht, nostalgie caractéristique de l'expérience romantique. En juin 1805, Zacharias Werner, le bohème dont la conversion au catholicisme défraiera la chronique littéraire, expose à un ami que la spiritualité grecque relève maintenant d'une archéologie morte, en dépit des espoirs de Winckelmann. « Il ne nous reste qu'une issue, une voie moyenne entre la Grèce définitivement perdue, et la réalité totalement prosaïque, et cette issue c'est le romantisme (die Romantik) ainsi que la croyance romantique aux mythes (romantische Mythenglaube), qui lui est intimement apparentée [21]. »

Steffens est un membre de la « hanse des poètes », communauté chère à Frédéric Schlegel. Sa lettre à Caroline atteste que, dès 1799, à l'époque où Novalis, dans le proche voisinage, rédige ses écritures inspirées, le substantif « romantique » est en train de revêtir une signification indépendante du genre romanesque où il a pris naissance. Novalis parle ses fragments avec ses amis en même temps qu'il les écrit ; Steffens nous a laissé un émouvant témoignage de l'illumination dont s'auréolait la personne de Friedrich von Hardenberg lors de leur première rencontre. La définition du romantisme (das Romantische) comme aspiration vers l'infini pourrait être de Novalis, bien que les textes de Novalis regardent en arrière vers un moment où romantique renvoie encore à roman et à romanesque. La question se complique d'autant que le roman, genre littéraire en période d'expansion, est en train d'acquérir une place d'honneur parmi les productions de l'esprit. Au XVIIIe siècle déjà, les grands romans anglais, puis la Julie de Rousseau ont été des événements européens, ainsi que le Werther de Goethe en 1774. Un grand pas en avant, aux yeux des écrivains de la jeune école allemande, a été accompli avec la publication des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister en 1795, sans doute aussi avec les premiers romans de Jean-Paul Richter {Vie de Maria Wutz (1791), La Loge invisible (1793), Hesperus ou quarante-cinq jours de la poste au chien (1795, la même année que Meister). Absorbant en lui une partie des formes traditionnelles, le genre romanesque devient le cadre d'une poétique universelle ; c'est elle qui répond le mieux aux exigences de la nouvelle vague esthétique et critique. D'où le mot de Frédéric Schlegel : « Un roman est un livre romantique (ein Roman ist ein romantisches Buch)[22] » La formule paraît tautologique, elle ne l'est pas ; elle ne vaut, jusqu'à présent, que de quelques ouvrages marqués par le génie des temps nouveaux ; c'est une exhortation adressée à ceux qui vont produire ce nouveau roman, ce roman de l'avenir. Romantisch, ici, veut dire davantage que romanesque. Romanesque serait tautologique ; romantique ne l'est pas.

Roger Ayrault commente les innovations linguistiques dans le nouveau contexte spirituel : « L'immense fortune promise au mot [35] “romantique” s'annonçait dans ces créations de dérivés que les prestiges du Meister avaient rendues possibles. Le mot retournait donc à son origine ; il recouvrait par rapport à son doublet “romanesque”, le pouvoir d'exprimer à l'état pur une relation qu'en lui le siècle avait surtout interprétée péjorativement. Sans cesser d'évoquer un passé encore plus fabuleux que l'Antiquité, puisque à peine connu, il prenait la résonance la plus actuelle et s'offrait comme une valeur neuve au travail de la pensée. Et, dans une époque où philosophie et religion mettaient à jouer avec l'idée d'infini plus d'aisance familière qu'en aucune autre, il était comme voué par “l'art de l'infini”, que suggérait le Meister, à avoir un sens allant lui-même à l'infini [23]. » Cette analyse se déploie dans l'intervalle qui sépare les textes de Novalis, où « romantique » se souvient encore de « romancier », et les textes déjà cités, de Steffens et de Werner, de l'autre côté de la coupure, où cette adhérence est oubliée, et où le mot romantique s'inscrit dans un complexe nouveau de significations. Désormais le romantisme évoquera un art poétique ouvert sur un nouvel horizon spirituel.

L'aventure romantique commence, une fois achevée la genèse explosive du sens. Déliée de son étymologie étroite, l'intention romantique envahit la totalité de l'espace humain. La mutation est accomplie dès la mort prématurée de Novalis, le 25 mars 1801 ; le romantisme lui apparaît comme une méthode poétique de reprise du monde, qui permet de l'élever à une puissance supérieure de signification esthétique. « L'art de dépayser d'une manière agréable, l'art de rendre un objet étranger, et pourtant connu et attirant, voilà ce qu'est la poétique romantique (romantische Poetik) [24]. » L'écrivain, le penseur romantique exercent une régence sur l'univers des apparences dont ils peuvent réaliser la métamorphose selon les exigences de l'espace du dedans. Novalis a commis un autre néologisme pour dénommer ce droit de reprise exercé par la faculté poétique : il l'appelle Romantisieren, et il met ce barbarisme en rapport avec des formules analogues, comme Algebraisieren ou Logarithmisieren. Il s'agit de projeter les objets et leurs articulations selon une dimension différente de sens, où elles s'ordonneront en vertu d'une intelligibilité originale. La « potentialité qualitative » ainsi mise en œuvre correspond à une re-création du monde, dans l'obéissance à une vocation transcendante, dont le poète est l'organe par excellence [25].

Ces textes inspirés proposent à l'état naissant les intentions du romantisme à venir. Le XIXe siècle commence à peine lorsque meurt 1’auteur des Hymnes à la Nuit, laissant à ses compagnons le message d'avenir qu'ils ont élaboré avec lui. Le romantisme sera le développement des principes ainsi annoncés. Dès 1797, Frédéric Schlegel avait [36] affirmé, de son côté, l'universalité de cette catégorie romantique : « Selon mon point de vue, et dans le langage que j'utilise, est romantique ce qui nous propose une matière de sentiment sous une forme fantaisiste ou fantastique (einen sentimentalen Stoff in einer phantastischen Form) [26]. » Nouvelle théorie de la connaissance : le sentiment prend le pas sur l'intellect, l'imagination l'emporte sur la raison. Les provinces de l'Europe accueilleront peu à peu, dans des proportions variables, ce renouvellement de l’épistémologie poétique. Invention allemande, puisque c'est là que s'est affirmé d'abord le renouvellement des valeurs, et que ses effets y ont été à la fois les plus étendus et les plus profonds dans l'ordre entier du savoir.

La culture de chaque pays accède au romantisme selon la voie d'approche de sa tradition propre. Lorsqu'un Britannique songe au romantisme, sa mémoire libère quelques vers de Shelley ou de Coleridge, de Byron ou de Wordsworth ; un Espagnol évoque Espronceda, un Français Lamartine ou Musset. L'erreur est d'identifier le romantisme à une école littéraire, survenue à une certaine époque, et remplacée par une autre après un certain nombre d'années de règne. L'enfant d'âge scolaire étant le père de l'adulte, en France, la tradition pédagogique évoque un ensemble de préfaces et de manifestes, de polémiques artificielles entre vieux académiciens et jeunes loups littéraires désireux d'entrer à l'Académie, le tout complété par une liste d'œuvres cataloguées par les experts. En tête du cortège figure le vieux sachem Chateaubriand, précédé par le détachement d'avant-garde des « préromantiques ». Tout au plus admet-on qu'en dehors de la littérature, le romantisme a fait sentir son influence dans le domaine de la musique et de la peinture, autres arts d'agrément.

Ce romantisme français puéril et honnête n'entretient qu'un lointain rapport avec le Romantisme réel, dont Novalis, Fritz Schlegel et leurs amis furent les annonciateurs, en un temps où les Français se préoccupaient avant toutes choses de liquider les séquelles de la Révolution. Le romantisme européen affecte d'abord les écrivains, bouscule les genres traditionnels, revalorise la poésie, privilégie le roman, entraînant un remembrement général du champ de la production. Mais ces phénomènes n'épuisent pas la réalité du mouvement romantique ; on peut être romantique en dehors de la littérature ; on peut être romantique sans être poète ni même écrivain, par exemple dans la science ou dans l'action. La répartition des matières selon les divisions des programmes scolaires bloque l'étude d'un moment culturel, dont l'écriture ne matérialise qu'une expression entre d'autres. La pédagogie traditionnelle concentre l'attention des assujettis sur les modalités de l'affirmation plutôt que sur son contenu. Rhétorique pas morte ; la façon de dire vaut mieux que le dire en sa vertu intrinsèque. On distinguera donc les grands écrivains et les moins grands, sans se douter que les témoins les plus représentatifs du romantisme en France ne figurent pas nécessairement parmi les [37] premiers grands crus classés au concours général des romanciers et poètes.

Ceux que l'on appelle dédaigneusement les « petits romantiques » français sont, plus que les « grands », révélateurs de l'exigence romantique. Charles Nodier, dont les œuvres sont pour la plupart introuvables aujourd'hui, et Gérard de Nerval, ont vécu l'expérience romantique authentique avec une intensité que n'ont pas soupçonnée leurs glorieux contemporains. D'autres minores, plus cités que connus, un Petrus Borel, un Aloysius Bertrand et leurs camarades, noyés dans les marges de la vie romantique, appelleraient aussi une attention soigneuse et mieux informée. Au lieu de les considérer comme d'aimables fantaisistes spécialisés dans la vie de bohème, et capables de faire preuve, à l'occasion, d'un joli talent, il faudrait les aborder d'un point de vue non pas littéraire, mais existentiel ; le romantisme qu'ils ont monnayé dans leurs vers et leur prose n'était que le sous-produit d'une expérience non seulement esthétique, mais humaine, qu'ils menaient à leurs risques et périls. Davantage, il existe dans le domaine français, des témoins du romantisme qui, parce qu'ils ne sont pas des littérateurs à part entière, n'entrent pas dans les dénombrements du romantisme scolaire. Dans cet horizon romantique entreraient non seulement des écrivains, comme Sénancour et Maurice de Guérin, mais aussi des philosophes, des penseurs, dans l'œuvre desquels le romantisme apparaît sous certains aspects essentiels. Parmi ces témoins figurent des illuminés comme Saint-Martin et Fabre d'Olivet, des philosophes comme Lamennais, Joseph de Maistre, de Bonald, les historiens Augustin Thierry et Michelet, les idéologues Edgar Quinet, Pierre Leroux, Buchez, Louis Blanc...

La mention de ces noms donne à voir que la discrimination qui s'exerce contre eux tient à ce qu'ils n'ont pas fait métier de littérature, ou que leurs titres dans ce domaine sont jugés insuffisants. Maurice de Guérin a voulu être poète, mais n'a pas réussi à forcer l'assentiment des critiques universitaires, l'expérience intime de ce compagnon de Lamennais, attestée par son Journal, n'est pas prise en considération, non plus d'ailleurs que celle que relate le Journal de Maine de Biran, autre témoignage romantique, en dépit des classifications. Maistre, Bonald, Fabre d'Olivet ne prétendent pas à la vertu de style ; ils sont catalogués réactionnaires, mauvaise note dans la tradition universitaire française. Celle-ci fait volontiers accueil au Lamennais socialisant des Paroles d'un croyant, mais disqualifie le premier Lamennais, philosophe ultra et apologiste du trône et de l'autel ; l’Essai sur l'Indifférence en matière de religion fut pourtant l'un des maîtres livres de la Restauration. Quant à Quinet, Leroux et Michelet, leurs liaisons avec le mouvement romantique ne sont pas ignorées ; mais ils sont perçus dans un regroupement dont le thème dominant est fourni par la révolution de 1848. À cette époque le romantisme français est censé mort et enterré ; on préfère recourir à des dénominations nouvelles, par exemple à celle de « socialisme français », appellation plutôt favorable malgré les relents d'utopie que lui impose après coup la montée [38] du marxisme. Les rapports entre « socialisme » et « romantisme » ne semblent guère retenir l'attention ; non plus que l'antagonisme symétrique entre un romantisme traditionaliste de droite et un romantisme progressiste de gauche, phénomène qui s'éclairerait si on le mettait en rapport avec ce qui se passe dans les autres compartiments de l'espace européen. Le cas de Michelet présente en outre cette particularité que l'auteur de l'Histoire de France a écrit une série de livres de nature, où une imagination lyrique joue avec les divers aspects de la création ; L'Oiseau, La Mer, La Montagne, La Femme ne relèvent d'aucun genre littéraire en France, non plus d'ailleurs que la série parallèle d'essais sur des thèmes culturels : Le Peuple, La Sorcière, La Bible de l'humanité. Ces ouvrages n'ont jamais été réellement accueillis par le public, trop peu savants pour les scientifiques, trop originaux pour les lecteurs moyens. Ces vaticinations lyriques concernant conjointement la philosophie de la nature et la philosophie de la culture se comprendraient mieux si on les rapprochait du domaine germanique, où les Idées pour une philosophie de l'histoire, de Herder, puis la biologie romantique proposent une littérature dans laquelle pourraient figurer les essais de Michelet.

Le romantisme ne peut être compris que dans sa totalité ; il est masqué par la division du travail scientifique et par la diversité des idiomes, par les routines existantes. J'ai tenté naguère de réunir dans mon université les collègues que pouvaient intéresser les diverses questions posées par le romantisme. Le nombre de ceux qui répondirent à cet appel fut relativement restreint. Il n'y eut guère de philosophes, le romantisme ne relevant pas des préoccupations de la philosophie telle qu'on la pratique en France ; pas d'historiens, sauf un professeur d'histoire de l'art. Les hispanisants, les anglicistes ne se montrèrent pas : les sections correspondantes ne comprenaient aucun spécialiste de l'époque considérée. Les germanistes ne vinrent pas non plus ; mon initiative les avait offensés ; le romantisme était leur domaine propre, une chasse gardée ; on n'avait pas le droit de s'occuper du romantisme en dehors de l'institut d'études germaniques.

Les plus assidus à ces rencontres furent de jeunes professeurs de littérature française dont les travaux portaient sur des auteurs du XIXe siècle. Ils apportèrent des contributions intéressantes, dans la limite de leurs sujets de thèse de doctorat, car leurs obligations professionnelles ne leur permettaient pas de vouer au romantisme une curiosité désintéressée. Le spécialiste de Victor Hugo, de Bernardin de Saint-Pierre ou de Pierre Leroux voulait bien communiquer certains éléments de ses investigations, mais il n'acceptait guère de sortir du terrain où il se sentait assuré, pour poser des questions d'un ordre différent. Surtout, ces historiens de la littérature française ignoraient la langue allemande et la culture allemande, comme d'ailleurs la culture anglaise ; dès qu'on les invitait à regarder au-dessus de la frontière, ils se sentaient vaguement coupables de n'avoir jamais songé aux solidarités extrinsèques, ce qui suscitait chez eux une réaction de défense en forme d'agressivité. L'étude du romantisme [39] réclame des compétences multiples, non seulement dans le sens international, mais aussi dans le sens interdisciplinaire, puisqu'elle met en cause les sciences, les arts et les savoirs de toute espèce. Voilà pourquoi la tentative en question fut un échec ; les participants se séparèrent sans que les questions fondamentales aient été posées. Il est impossible d'étudier sérieusement le romantisme en un point quelconque du système universitaire français.

Au cours des polémiques des années 1820-1825, parmi les formules en usage, tantôt dans un sens favorable, tantôt dans un sens défavorable, on relève ces définitions qui ont valeur de slogan : le romantisme, c'est « le protestantisme dans les lettres », ou encore le « libéralisme dans les lettres ». Affirmations qui se réfèrent au rôle joué par Mme de Staël, Benjamin Constant, Charles de Villers et le groupe de Coppet dans l'introduction en France du romantisme d'Allemagne. Ces notions polémiques, liées au contexte culturel de la Restauration, n'ont pas de caractère proprement littéraire ; la littérature est définie par référence à ce qui n'est pas elle. Le protestantisme est un mouvement religieux, le libéralisme une attitude politique. Les critiques du temps sont conscients que le débat ne porte pas seulement sur l'art d'écrire, sur le mélange des genres, le statut du drame ou du roman. Il s'agit des valeurs fondamentales de l'expérience humaine, qui se projettent selon la dimension littéraire. Ainsi l'étude du romantisme ne peut être menée à bien dans le seul ordre des beaux arts. L'ouvrage de Paul Van Tieghem : Le Romantisme dans la littérature européenne, bien que présenté comme un travail de synthèse, est complété, dans la même collection, par des études sur Le Romantisme dans les arts plastiques et Le Romantisme dans la musique européenne. Autres sujets à traiter : le Romantisme dans la politique européenne, dans la théologie et la religion, dans la science de la nature, dans les sciences de la culture, dans l'anthropologie, etc. Celui-là seul peut prétendre à une connaissance satisfaisante du romantisme en son essence qui est capable de s'élever jusqu'au point supérieur qui commande les perspectives particulières.

L'immense bibliographie internationale concernant le romantisme ne pose pas la question dans sa totalité et ne semble même pas se douter qu'il y ait une totalité de la question. En Allemagne seulement, il existe une littérature d'essais où l'on s'efforce, avec plus ou moins de bonheur, de définir l'essence du romantisme, transcendante à ses applications. Dans les autres nations européennes, où l'emprise romantique a été moindre, on limite la recherche à quelques compartiments de l'espace culturel (littérature et beaux-arts) ; faute de pouvoir s'en faire une idée complète, on se contente de présupposer des définitions toutes faites. La biologie romantique est inconnue en France, en Angleterre et ailleurs ; l'existence d'une théologie romantique ne semble pas avoir retenu l'attention. On ne pourra se faire du romantisme qu'une conception étriquée, d'autant que l'illuminisme romantique, en dépit de travaux récents, ne s'est pas vu reconnaître l'influence considérable qui fut la sienne. Tout le monde admet [40] pourtant qu'il existe des attitudes, des états d'esprit romantiques, une configuration romantique de la personnalité, décelable chez certains individus, plus particulièrement à certains âges de la vie, par exemple dans la jeunesse. Les poètes, les romanciers ont été, à une certaine époque, les porte-parole d'un sens de la vie, à la mode à ce moment-là, mais que la mode n'a pas créé, car il existait auparavant, et il a subsisté par la suite, une fois que le romantisme a cessé de définir la constante culturelle dominante du moment.

Si l'on admet en principe que l'appellation contrôlée « romantique » appartient à l'ordre littéraire, et si l'on en confie la gestion aux spécialistes de la critique littéraire, leur champ de vision se limitera aux écrivains et à leurs écrits. Les phénomènes d'ordre différent ne seront pas pris en charge parce que non perçus comme tels. Un spécialiste de la doctrine poétique ou de la dramaturgie n'est pas compétent en matière de psychologie, d'anthropologie ou de théologie ; les données de cet ordre seront, pour lui, nulles et non avenues, puisqu'il ne dispose pas de l'armature intellectuelle indispensable pour découvrir la réalité des faits. D'où la méconnaissance systématique du romantisme dans les pays comme la France, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne, etc., où la signification du concept s'est trouvée limitée à une portion restreinte de son extension.

Dans la majeure partie de l'Occident, la question du romantisme est mal posée, parce qu'elle n'est pas posée avec une ampleur suffisante. La malheureuse nation polonaise, tout au long du XIXe siècle, apparaît comme l'un des emblèmes majeurs du romantisme. Partagée entre les impérialismes rivaux, dépouillée même de son identité, la Pologne opprimée et révoltée contre l'occupant russe en 1830, en 1863, toujours vaincue, jamais soumise, trouve dans ses poètes, Mickiewicz, Slowacki, Krasinski, les chantres d'un romantisme national auquel l'Europe entière sert de caisse de résonance. Mais le romantisme polonais, ce ne sont pas seulement des poèmes, des drames, des épopées ; ces œuvres, dont certaines sont célèbres, sont elles-mêmes les produits secondaires d'une espérance messianique en laquelle se regroupe l'unité d'un peuple d'exilés à l'étranger, et sur la terre natale elle-même. Pendant tout le XIXe siècle, la Pologne invisible, Polonia restituta, n'existe que sous la forme de ce mythe romantique de la patrie perdue. Aux quatre coins de l'Europe, les émigrés polonais sont les témoins de cette espérance.

On admet l'existence d'un romantisme polonais, représenté par quelques poètes avantageusement notés ; mais on ne voit pas le rapport entre cette école littéraire, agrémentée par la figure musicale de Chopin, et la question de Pologne, qui a joué un si grand rôle dans les relations internationales de l'Europe depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XXe. Les problèmes politiques relèvent de la compétence des historiens et des politologues ; quant aux œuvres littéraires, elles sont l'apanage des spécialistes de la littérature polonaise ; à eux d'étudier le Pan Tadeusz de Mickiewicz (1834) ou la Comédie non divine (1833) de Julius Slowacki. En dehors du [41] territoire polonais la culture polonaise est à peu près ignorée, rendue inaccessible par l'obstacle de la langue. Les chefs-d'œuvre polonais demeurent marginaux par rapport au domaine européen ; à peine s'ils reçoivent de temps en temps un coup de chapeau respectueux de la part des artisans de ce qu'on appelle « littérature comparée ». Or la configuration du romantisme européen dans son ensemble se trouve faussée lorsqu'on néglige la présence polonaise, le réseau des hommes et des affiliations, l'internationale des passions, haines et sympathies, l'invisible présence, comme en filigrane, de ce peuple martyr, sentinelle de l'espérance messianique à tous les carrefours de l'Occident. Les œuvres littéraires apparaissent comme des expressions de cette protestation transcendante en laquelle s'est muée l'existence polonaise, privée du droit de figurer concrètement sur la terre des vivants.

Le romantisme polonais est un romantisme national parmi les autres ; cas particulier, cas privilégié, car le style de l'existence romantique, dans la parole et dans l'action, s'accorde avec les malheurs d'un peuple souffrant et persécuté. D'où la présence des émigrés polonais dans toutes les conspirations, sur toutes les barricades du XIXe siècle ; techniciens de l'insurrection chez eux, ils ont été à travers l'Europe les commis voyageurs de la révolution. Mais leurs intellectuels, leurs poètes ont aussi été dans l'intelligentsia occidentale les propagateurs d'une existence sur le mode du rêve, d'une religion de l'avenir, d'un illuminisme visionnaire où la résurrection de la patrie perdue s'auréole de la perspective d'une restauration du royaume de Dieu, selon les thèmes de la tradition gnostique. Dans ce conglomérat de significations parfois contradictoires, il n'est guère possible de déterminer avec précision quels sont les traits spécifiquement polonais et les traits spécifiquement romantiques. L'essence du romantisme apparaît, dans le cas de la Pologne, comme une clef, révélatrice d'une intelligibilité immanente à cette histoire pleine de bruit et de fureur dont un peuple européen est le héros et la victime. Il ne s'agit pas ici de ce rêve de poésie dont s'enivraient les jeunes fondateurs de l’Athenäum en 1798 ; l'idylle a cédé la place à l'épopée, à la légende d'une nation souffrante. Le romantisme a plus d'un sens ; aucune définition ne le définira, aucun cas particulier ne le manifestera dans la totalité de son être. L'exemple polonais atteste une plus haute actualisation de l'existence romantique que ne le feraient l'exemple portugais ou l'exemple britannique.

La compréhension du romantisme doit adopter la perspective d'une interprétation globale. Le jeune Frédéric Schlegel et son ami Novalis s'annoncent mutuellement avec enthousiasme leur projet d'écrire une « Bible », une Somme à l'usage des temps modernes ; il s'agit de changer la figure de la culture, de proposer aux hommes de bonne volonté une sagesse et un style de vie. Les œuvres majeures du romantisme ne se limitent pas à des livres, à des tableaux ou à des symphonies ; elles comprennent le corps franc des chasseurs de Lützow, qui font le coup de feu contre les armées napoléoniennes en Allemagne, [42] et les étudiants qui manifestent en octobre 1817 à la Wartburg, pour célébrer le troisième centenaire de la Réformation en même temps que les valeurs libérales. Les barricades de Juillet 1830 et la grande espérance qu'elles suscitent à travers l'Europe sont des témoignages romantiques, ou encore la mort de Byron à Missolonghi, pour l'indépendance de la Grèce, et les châteaux fantasmatiques du roi Louis II dans les montagnes de Bavière.

Le romantisme est un art de vivre et un sens des valeurs ; maître livre du romantisme européen, le De l'Allemagne de Germaine de Staël présente à l’intelligentsia européenne la situation culturelle dans un pays jusque-là dédaigné. Sur les quatre parties de l'ouvrage, la littérature et les arts n'occupent que la deuxième ; la première traite « de l'Allemagne et des mœurs des Allemands » ; la troisième présente « la philosophie et la morale » ; la dernière partie est consacrée à la religion et à l'« enthousiasme ». L'ouvrage n'est pas un traité de romantisme, mais il a contribué à vulgariser en Europe le romantisme allemand, à travers un vaste reportage sur la géographie spirituelle de l'Allemagne contemporaine. Les idées, les institutions occupent une place considérable ; la littérature n'est pas absente ; l'auteur de De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales sait que la littérature est l'expression de la société. Les impulsions communiquées par De l'Allemagne en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne et ailleurs ne sont pas confinées à l'espace littéraire, au sens étroit du terme.

La détermination des enjeux d'une recherche est un préalable indispensable à toute entreprise de connaissance ; celui qui ne sait pas ce qu'il cherche ne pourra savoir ce qu'il trouve, à supposer qu'il lui arrive de trouver quelque chose. La quête du romantisme implique une conscience au moins élémentaire de l'ampleur et de la profondeur du champ épistémologique. Il ne s'agit pas d'étudier les productions de quelques écrivains qui, à partir d'une certaine date et jusqu'à une certaine date, ont revendiqué une certaine appellation, ont appartenu à une école, à un groupe qui se proclamait romantique, ou que les contemporains désignaient sous ce nom. On obtiendrait ainsi une image qui ne correspondrait même pas à l'usage courant de ce terme, plus vaste et beaucoup plus vague. Selon l'histoire et la technologie littéraires, il existe non pas un, mais des romantismes. Chaque tradition nationale revendique le sien, ce qui aboutit à un émiettement de la notion selon les horizons de l'histoire et de la géographie ; mais il est difficile de faire l'unité du romantisme dans un seul pays. La même étiquette est revendiquée par des écoles rivales, qui se combattent parfois avec acharnement au nom de principes opposés, en matière de politique ou de religion, ou même d'esthétique. Commun dénominateur ou commun diviseur, chaque romantisme national semble s'altérer à mesure que passe le temps. Le romantisme de 1798 en Allemagne, dans l'effervescence des débuts, n'a pas grande ressemblance avec la doctrine quasi officielle que le roi romantique Frédéric Guillaume IV s'efforce d'imposer à [43] Berlin à partir de 1840. En France, la génération de ceux qui ont vingt ans en 1815 ne saurait être confondue avec celle qui accède à la maturité entre 1830 et 1840.

Si l'on s'en tient à des écoles romantiques, caractérisées par un programme commun et des affiliations régulières, la question se complique jusqu'au paradoxe. Dans le domaine germanique, des écrivains majeurs comme Hölderlin et Jean Paul se sont tenus à distance du mouvement et ne peuvent être considérés comme des romantiques de stricte observance. Heine, l'un des plus grands lyriques de son temps, a férocement attaqué l'école romantique allemande. Schiller et Goethe, dont l'influence immédiate sur les générations romantiques fut immense, sont considérés comme des classiques, alors qu'ils ont sacrifié, dans leur jeunesse, aux exaltations du Sturm und Drang, première vague d'assaut où se déployaient les nouvelles valeurs. En Angleterre, l'idée d'une école romantique ne correspond pas à une réalité historique. Byron, grand inventeur de figures et de thèmes romantiques, n'avait que mépris pour le romantisme. Le penseur danois Kierkegaard porte des marques évidentes et profondes de romantisme ; pourtant il ne manque pas une occasion de critiquer les écrivains et les œuvres qui procèdent de cette inspiration. Chateaubriand, patriarche du romantisme français, garda toujours ses distances par rapport aux querelles d'école ; l'appellation « romantique » ne le caractérise que très incomplètement. Les moins contestables des romantiques français, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, s'ils s'engagèrent effectivement dans les polémiques de leur temps, ne sont pas identifiables entre eux, ni réductibles à une image commune du romantique moyen. Les tendances romantiques apparaissent comme des composantes de leur personnalité, mêlées à d'autres ; le romantisme fut une aventure de leur vie, parmi d'autres aventures. En règle générale, ceux des témoins du romantisme qui ne moururent pas dans la fleur de leur âge (c'est-à-dire d'une mort romantique), ceux qui moururent chargés d'ans, souvent chargés d'honneurs, paisiblement dans leur lit, ne moururent pas romantiques.

La recherche du romantisme se perd dans les sables mouvants dès que l'on sort de l'utilisation non critique d'un concept polymorphe. L'usage le plus fréquent du terme ne résiste pas à l'examen. On prendra pour exemple deux honnêtes ouvrages universitaires français, l’Histoire du Romantisme en France de Maurice Souriau (1927) et Le Romantisme de Pierre Moreau (1957). Ces livres s'inspirent d'un découpage chronologique imposé par les besoins de l'enseignement : à la « littérature de la Révolution et de l'Empire » succède en France un âge romantique, lequel débuterait vers 1815 et occuperait environ un demi-siècle. Pierre Moreau commence avec Chateaubriand et Mme de Staël, et prolonge son histoire jusqu'à la guerre de 1870, avec Michelet et le vieux Hugo ; son ouvrage prend place dans une collection dont le programme découpe l'histoire de la littérature française en tranches successives. Michel Souriau, exempt de telles contraintes, part de Rousseau et de la Nouvelle [44] Héloïse ; sa dernière partie évoque « le romantisme après 1851 », et traite de l'art pour l'art (Théophile Gautier, Flaubert), pour finir avec le lyrisme d'Edmond Rostand. Il s'agit en fait d'une histoire de la littérature française au XIXe siècle, où Mérimée trouve sa place, aussi bien que Ponsard et Émile Augier, et tous les écrivains notables de ce temps.

Les titres des ouvrages de Souriau et de Moreau sont conformes à l'usage établi dans l'enseignement français où l'âge romantique englobe indistinctement la majeure partie du XIXe siècle. En Allemagne, l'historiographie savante du romantisme a été inaugurée, en 1870, par l'ouvrage de Rudolf Haym : Die Romantische Schule ; la référence à l'école romantique limite le champ d'études aux écrivains engagés dans l'aventure. Un autre ouvrage, dont les volumes successifs ont paru en 1923, 1930, 1940 et 1953, celui d'Hermann August Korff, a tourné la difficulté en adoptant une dénomination différente : Geist der Goethezeit, L'Esprit de l'âge goethéen. Goethe domine son époque, sa vie fut longue, son influence assez profonde et multiple, pour que l'on puisse regrouper tous les courants contemporains, sans avoir à opérer de discrimination entre ce qui est romantique et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est plus ou moins romantique. Lorsque Roger Ayrault intitule son ouvrage La genèse du romantisme allemand (4 volumes, 1961-1976), on ne peut s'attendre à y trouver une histoire générale de la littérature allemande entre 1797 et 1804. L'usage français atteste cette absence de configuration précise qui est l'une des marques du romantisme français ; comme la plupart des écrivains y entrent plus ou moins, l'historien prend le parti d'y faire entrer tout le monde. Balzac peut-il être considéré comme un romantique ? et Stendhal ? et Mérimée ? Dans le cas de l'Angleterre, on voit mal ce que pourrait être une « Histoire du romantisme anglais », puisque ce mouvement ne s'est jamais rassemblé dans un groupe bien défini, qui aurait compris tous les écrivains représentatifs.

René Wellek intitule le tome II de son History of modem criticism, qui traite de l'évolution de la critique littéraire en Europe, The Romantic Age (1955). L'âge romantique occupe la première partie du XIXe siècle ; Wellek a constitué de toutes pièces son « âge romantique » en rassemblant les thèses et les thèmes d'un certain nombre de théoriciens allemands, anglais, français et italiens, choisis en fonction de leur option en faveur des idées nouvelles. Quant à ceux qui professaient des idées différentes ou opposées, ils ne sont pas là. Le lecteur non prévenu risque d'imaginer qu'à l'âge romantique, tout le monde était romantique en vertu d'un consentement universel, qui ne se rencontre jamais dans la réalité historique. La critique non romantique ou anti-romantique est restée présente en Allemagne ; elle a tenu des positions très fortes en France, elle est demeurée prépondérante en Angleterre et en Italie dans la première moitié du XIXe siècle. René Wellek n'a pas eu l'intention de déformer l'histoire en vue de faire prévaloir une thèse quelconque ; mais son comportement inconsciemment discriminatoire montre que l'on ne peut parler d'un « âge romantique » [45] sans une distorsion préalable de la réalité historique. Les jeunes hommes qui proclamaient la nécessité d'un renouvellement de toutes les valeurs ne furent jamais qu'une minorité. Certaines de leurs productions s'assurèrent l'approbation enthousiaste d'un vaste public. Le romantisme fut parfois à la mode, avec Lamartine, avec Byron et Walter Scott, mais on ne doit pas exagérer la portée de ce genre d'adhésion, le succès comportant toujours une large part de malentendu. Les romantiques en leur plus haute actualité luttent contre l'ordre établi ; ils veulent être le sel de la terre, petite minorité, qui se heurte à la fin de non-recevoir opposée par les masses amorphes. Le bourgeois, le philistin, voilà l'ennemi ; or le XIXe siècle est par excellence le siècle bourgeois à travers l'Europe.

Il serait absurde de qualifier de romantique la période française de la Restauration et de la monarchie de Juillet, dont le type idéal est beaucoup plus exactement défini par les figures de Joseph Prudhomme et de Jérôme Paturot que par les quelques centaines de jeunes gens qui s'enthousiasment pour le renouveau de la littérature. La bourgeoisie, classe sociale dominante, devient voltairienne, anticléricale et reprend à son compte les dogmes des lumières, dont les romantiques ne cessent de faire le procès. On réimprime par centaines de milliers d'exemplaires les œuvres de Diderot, de Voltaire, de d'Holbach, d'Helvétius, etc. Le XIXe siècle anglais est un siècle de fer, où l'économie politique importe plus que la poésie ; les valeurs bourgeoises vont connaître une apogée, sous le règne de Victoria qui accède au trône en 1837. La conscience romantique doit adopter le style minoritaire et réactionnel d'une protestation qui se fait entendre dans l'œuvre de Carlyle, dans les essais de Ruskin ainsi que dans les peintures de ses amis Préraphaélites. En Allemagne même, le style de vie petit-bourgeois trouvera son incarnation adéquate dans le personnage de Biedermeier, au milieu du siècle ; les traits de cet anti-héros pantouflard sont déjà présents, en ordre dispersé, au beau milieu de 1' « Allemagne romantique ». Baudelaire en France, Wagner et Nietzsche dans l'ère bismarckienne expriment d'analogues protestations contre l'ingratitude des temps, affirmant à nouveau l'inspiration du romantisme essentiel.

Constater que le mouvement romantique, à travers l'Europe, s'est déployé au cours de la première moitié du XIXe siècle ne permet pas de qualifier cette période d' « âge romantique ». L'emploi de cette appellation présuppose un jugement de valeur : l'historien décrète que les adhérents au mouvement romantique sont représentatifs de ce temps et que leurs productions en sont les œuvres majeures. Le rassemblement de ces hommes et de leurs travaux produit une impression d'unanimité, dont on s'autorise pour évoquer une Europe romantique, une Allemagne, une France tout entière aux couleurs du romantisme. Un tel totalitarisme n'est jamais réalisé dans les faits. Victor Hugo et ses jeunes amis ont gagné, en 1830, la bataille d'Hernani, mais cette victoire de légende se situait sur le territoire restreint d'une salle de spectacle ; les militants du romantisme avaient affaire à forte partie, et si leur résolution parvint à réduire au silence leurs adversaires, au [46] moins pour quelques soirées, il s'en faut de beaucoup que la nouvelle école ait eu définitivement cause gagnée. Par ailleurs, la question se pose de savoir si les phénomènes culturels à eux seuls permettent de définir un moment dans l'histoire d'un pays ou d'un ensemble de pays. L'Europe romantique serait l'Europe des poètes, des musiciens, des romanciers et des peintres, détachés de leurs contextes politiques, sociaux, économiques respectifs, et regroupés dans un espace commun artificiel, dont on ferait une internationale romantique existant en soi et pour soi, dans une contemporanéité idéale. Un tel marché commun ne peut prendre forme que si on élimine tous les éléments divergents, qui n'ont jamais manqué, et si l'on admet par hypothèse que l'ordre culturel définit un ensemble autonome et séparable au sein de la réalité totale.

D'où une critique nominaliste de l'idée de romantisme ; on aurait tort de présupposer une essence du concept, à partir de laquelle on discriminerait ce qui est romantique et ce qui ne l'est pas. Le romantisme n'existe pas comme un modèle idéal dans un ciel platonicien des notions éternelles ; on ne peut le définir qu'à partir des hommes et des œuvres qui ont adopté ou reçu cette appellation, et dont on s'efforcera de dégager les caractères communs, en dépit de la diversité des générations historiques et des divisions géographiques. La notion perd sa consistance et devient pour le moins problématique ; le mot ne représente qu'une désignation commode, dépourvue de validité intrinsèque. Chacun des utilisateurs du terme doit définir la signification qu'il lui confère pour les besoins de sa cause.

On devra renoncer à la conception d'un siècle romantique ou d'un demi-siècle, puisque l'inspiration romantique n'est qu'une composante de l'esprit du temps (Zeitgeist, spirit of the âge). Il y a du romantisme dans le siècle, il n'y a pas de siècle romantique. « Aucune époque n'est satisfaite de l'époque (Keine Zeit ist mit der Zeit zufrieden) [27] », observait Jean-Paul Richter. Le romantisme, bien loin d'affirmer l'esprit du temps, prend son temps à contretemps, à contresens de l'histoire qui ne travaille pas pour la poésie, pour l'intériorité lyrique, mais pour la loi d'airain de l'industrie triomphante, pour les usines et les chemins de fer, pour l'expansion économique sans frein et sans limite. Plutôt que Novalis, Keats, Shelley ou le Lamartine des Méditations, les révélateurs des significations de l'époque sont Saint-Simon, prophète de l'industrie triomphante, et Karl Marx, théoricien du Capital. Si l'on ne considère pas seulement les belles lettres et les beaux arts, isolés de leur contexte de civilisation, le romantisme apparaît comme le combat retardateur de quelques poètes contre la progression inexorable de la science et de l'industrie, contre l'avènement des masses.

À partir de 1869, le roi Louis II de Bavière fait construire, au sommet d'une montagne des Alpes, la forteresse médiévale de Neuschwanstein, [47] le château du cygne, digne des rêves du protecteur de Wagner. Ce délire architectural, en pleine ère bismarckienne, à l'époque où se nouent les réseaux des voies ferrées, où les expositions universelles commémorent le mythe du progrès technique, symbolise la position du mouvement romantique par rapport aux valeurs dominantes de l'époque. Dans l'ordre de la culture, le réalisme, le naturalisme, dans l'ordre de la philosophie le scientisme, expriment directement les nécessités de l'heure. Louis II est un fou, auquel sa folie fera perdre son trône et bientôt la vie. Les romantiques ne sont pas des malades mentaux, sauf exception, mais leur attitude atteste une forme d'aliénation, le refus de se plier aux urgences du temps, la recherche d'un refuge dans les consolations de l'exotisme ou de l'utopie. Leur lutte contre les évidences entend préserver un sens menacé de la vérité et de l'humanité ; combat du désespoir voué à l'échec. On ne saurait parler d'un âge romantique, puisque l'âge dément le romantisme. Ces rêveurs irréalistes n'ont pas fait l'histoire ; ils paraissent plutôt des sous-produits, ou des laissés pour compte d'une histoire, qui s'est refusée à se plier à leurs indications. Les maîtres de l'histoire, qui ont marqué de leur empreinte le devenir des peuples, sont des hommes comme Metternich, puis Bismarck, réalistes politiques et machiavéliens de stricte observance.

Le nid d'aigle de Neuschwanstein, défi aux préoccupations bassement utilitaires de l'humanité vulgaire, symbolise la volonté de chercher refuge dans un lointain passé. Le mouvement romantique est lié à la réhabilitation de la période médiévale, objet de détestation pour les champions des lumières. Voltaire dénonce le Moyen Age, dont la longue série de siècles voit le triomphe de l'emprise ecclésiastique, maîtresse d'oppression et d'obscurantisme, où le déploiement de la raison se heurte à l'oppression systématique de tous les pouvoirs. Ceux qui luttent pour la libération de l'esprit humain prennent conscience de leur exigence dans leur opposition à ce temps mort de l'histoire, où « le sommeil de la raison enfante les monstres ». Cette attitude violemment réprobatrice culmine dans l’Esquisse d'un Tableau historique des progrès de l'esprit humain où Condorcet, avec une outrance rageuse, présente le Moyen Age comme un enfer sur la terre, dont les inspirateurs doivent être à jamais marqués d'infamie.

Pourtant la doctrine de la « barbarie gothique » se heurte à une opposition, discrète et mesurée, au début du XVIIIe siècle en Angleterre, puis de plus en plus insistante. Un nouveau goût « gothique » dans l'ordre de l'architecture, puis dans le domaine de l'historiographie et de la littérature, prépare un renversement des valeurs. Dans les années 1770-1771, le jeune Goethe, venu poursuivre ses études à l'université de Strasbourg, s'y lie avec son aîné Herder. Confronté avec l'admirable vaisseau de la cathédrale qui domine la vieille ville, Goethe croit y découvrir la révélation de ce qu'il appelle l'art allemand. Ce coup de foudre esthétique transfigure à ses yeux la signification du mot « gothique », jusque-là péjoratif, et désormais chargé d'honneur et de valeur. La cathédrale est l'incarnation d'un sens de la [48] vie, dont la richesse s'impose à celui qui erre dans la nef à travers la forêt des piliers, et s'absorbe dans la contemplation des statues. Il faut rendre hommage aux artisans de tant de beautés ; à travers l'œuvre de leurs mains s'exprime le génie d'un peuple, la multiple splendeur d'une culture. De cette méditation naîtra l'essai Von deutscher Baukunst (Sur l'architecture allemande, 1773) ; Herder a fait la même expérience aux côtés de son compagnon. L'année suivante, il publiera un petit traité, intitulé Une autre philosophie de l'histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte), où il prend le contre-pied de la Philosophie de l'Histoire de Voltaire. A la perspective linéaire et progressiste adoptée par l'historiographie des lumières, Herder oppose la thèse que chaque époque doit être respectée et aimée pour elle-même, appréciée en vertu de ses valeurs propres qu'elle a manifestées sur la terre des hommes. Le Moyen Age bénéficie de cette révolution du regard ; grouillant de vie, riche en œuvres de pensée et d'art, il mérite d'être honoré comme une grande époque de la civilisation.

Condorcet rédigera vingt ans plus tard son Esquisse férocement antimédiévale, ce qui mesure le décalage entre la culture allemande et la culture française. Les Français devront attendre Chateaubriand et son Génie du christianisme (1802) pour découvrir la cathédrale gothique en sa splendeur restituée. Goethe et Herder, en 1770, sont sensibles aux inspirations du Sturm und Drang, qui va exalter pendant une dizaine d'années les valeurs vitales. Le romantisme allemand est au bout de l'aventure, même si, lorsque vient le romantisme, Herder et Goethe ne s'y reconnaissent pas. A la cathédrale de Strasbourg, ils préfèrent désormais le Parthénon. D'autres suivront la voie ouverte, en particulier les promoteurs de l’Athenäum. Le mouvement romantique à ses débuts trouve une de ses références majeures dans la tradition gothique, opposée à la tradition hellénique inspiratrice de la culture établie. Par tradition, il faut entendre un contexte mental, un ensemble d'images et de mythes, d'œuvres et de personnages qui hantent l'imagination, peuplent les rêves et suscitent les productions de l'art. Ainsi s'opère un déplacement du centre de gravité de la fantaisie, une migration dans l'espace du dedans. La culture classique n'est pas abandonnée, elle doit compter avec cette présence nouvelle d'un patrimoine retrouvé.

La cathédrale est l'emblème de la culture médiévale ; autour d'elle se déploie un univers où le vieux fonds germanique, remis en honneur, fait alliance avec la légende dorée des héros et des saints du christianisme. Le primitivisme, exalté par l'œuvre d'Ossian, à partir de 1762, met à la mode les sauvages germaniques de diverses observances, en lesquels on révère les fondateurs de l'Occident. Klopstock, en célébrant La Bataille d'Arminius, exalte les ancêtres qui ont tenu tête à l'envahisseur romain, porteur des valeurs classiques. La culture médiévale a donné naissance à une littérature trop dédaignée, non pas seulement à la poésie des troubadours, mais à la mythologie des Niebelungen, aux cycles des chansons de geste, au romancero espagnol, sources d'inspiration indépendantes de cette antiquité gréco-latine, [49] usée comme les bancs du collège sur lesquels se sont succédé tant de générations d'écoliers. Cette réserve de thèmes et d'images est déjà utilisée par un écrivain aussi célèbre en son temps que Wieland, dans son Nouvel Amadis et surtout son Obéron (1780), qui attestent la nouvelle orientation de l'attention poétique.

Le mouvement romantique s'inscrit dans ce réaménagement de la tradition culturelle. August Wilhelm et Friedrich Schlegel, dans les années 1790, se donnent une formation où les antiquités nationales de l'Allemagne, de l'Italie, de la Provence, de l'Espagne tendent à supplanter les mirages pédagogiques des antiquités gréco-latines ; le même renouvellement du goût se manifeste dans le médiévalisme de Tieck et de son ami Wackenroder, ou chez Novalis, dans l'écrit La Chrétienté ou l'Europe, utopie d'un nouveau Moyen Age pour le salut de l'Occident. Ce déplacement des origines culturelles est l'un des cheminements par lesquels le romantisme est parvenu à la conscience de ses exigences propres. L'étymologie spirituelle se reflète dans l'ordre linguistique ; romantique est proche de roman, jusqu'au point parfois de se confondre avec lui ; gotisch et romantisch s'apparentent au moment où « gothique » perd la nuance de barbarie qui l'avait si longtemps marqué. Wieland avait caractérisé la chanson de geste comme romantische Epopöe. Même idée dans une lettre de Frédéric Schlegel à son frère, datée d'octobre 1791 ; le goût gothique est pour lui une composante bien déterminée du goût romantique ; « gothique » est la désignation qui convient à la forme gigantesque et héroïque de l'ancienne littérature romantique, à laquelle s'attache encore la barbarie des origines, par opposition à la floraison de la poésie proprement romantique [28]. L'apogée de la poésie « romantique » s'affirme dans les œuvres de l'Arioste, du Tasse, de Calderon, de Cervantès, pour lesquelles les fondateurs de l’Athenäum se prennent d'un enthousiasme tout neuf.

Ce renversement des alliances culturelles propose l'un des aspects fondamentaux de la mutation romantique, non seulement en Allemagne, où il est le plus apparent, mais aussi en France et à des degrés divers dans les provinces de l'Europe. Pour les inventeurs allemands du « romantisme », ce maître mot, ce slogan de leur entreprise de rénovation spirituelle, désigne à la fois une exigence actuelle et une période dans le devenir de la culture occidentale. L'application de l'épithète « romantique » à l'âge médiéval européen est due aux professeurs de l'université de Goettingen, premiers à appliquer les disciplines historiques au domaine littéraire, et qui reprennent à leur compte la réhabilitation du Moyen Age. Ils utilisent le mot « romantique » pour caractériser cette période, jusque-là méconnue et ignorée, dont ils révèlent la richesse, en s'inspirant des indications que leur fournissaient Wieland et Herder. Le professeur J. G. Eichhorn, dans son Histoire littéraire (Literärgeschichte), dont la première partie paraît [50] à Göttingen en 1799, décrit le « cycle romantique » des romans de chevalerie, qui s'organise autour de la figure de Charlemagne ou des Chevaliers de la Table Ronde. L'Obéron de Wieland est une « épopée romantique » moderne ; les Nibelungen nous proposent « la poésie romantique des Islandais ».

Collègue de Eichhorn à Göttingen, Friedrich Bouterwek a exercé une influence non négligeable dans le domaine de la critique littéraire, grâce à son Esthétique (1806) et à son Histoire de la poésie et de la prose allemandes (Geschichte der deutschen Poésie und Beredsamkeit), ouvrage dont les 11 volumes s'échelonnent de 1801 à 1819. Bouterwek n'est pas un partisan de la nouvelle école, dont il se tient à distance critique. Le mot « romantisch » revient plusieurs fois par page, dans l'évocation de la littérature médiévale. La culture allemande prend son essor avec les débuts de la chanson de geste romantique (der romantischen Ritterpoesie) dans le dialecte souabe de la première moitié du XIIe siècle ; l'âge d'or de cette poésie épique romantique se situe du XIIe au XIVe siècle ; ensuite elle décline jusqu'au XVIe siècle, où les Maîtres chanteurs ne proposent plus que des rimailleries médiocres. Les premiers effets de la Renaissance se heurtent aux rémanences de l'ancienne manière romantique de penser et d'écrire [29]. Le mot « romantique » tire son origine de l'influence exercée par les peuples romans sur les populations germaniques. Celles-ci se laissèrent marquer par la langue et la culture romanes, même lorsque les Germains eurent imposé leur domination aux hommes du Midi. « Ainsi le goût allemand devint dépendant du goût roman. Le romantisme même (das Romantische), qui tire son nom des langues romanes, devint indigène en Allemagne, mais jamais national (national) au point de ne pas se référer toujours plus ou moins à un modèle italien espagnol, ou français [30]. »

Le romantisme médiéval en Allemagne est le produit d'influences méridionales. Mais le concept « romantique » garde des résonances « romanesques », dans l'évocation des aventures des héros des chansons de geste. Bouterwek insiste sur le thème de 1' « amour romantique » (romantische Liebe), étranger aux Anciens, qui transfigure la femme au point de presque la diviniser. Selon Herder, cet amour romantique, à travers l'Espagne, serait de provenance arabe. Bouterwek rejette cette hypothèse ; l'exaltation chevaleresque de la femme, la mise en honneur de la chasteté, thèmes étrangers aux Orientaux, trouvent leur source dans la religion chrétienne [31]. La catégorie « romantique » est présentée comme caractéristique majeure du Moyen Age. « Vers la fin du XIIIe siècle, lorsque la poésie moderne qui se différencie de la poésie romantique des siècles du Moyen Age, naquit en Italie avec Dante Alighieri, l'âge d'or de l'authentique chanson [51] de geste romantique n'avait pas encore pris fin en Allemagne [32]. »

 Regroupant un certain nombre de configurations spirituelles et littéraires, cette acception du romantisme propose une référence majeure du renouvellement de la conscience culturelle. Dans son cours d'esthétique, Hegel consacre un chapitre à l'« architecture romantique », c'est-à-dire médiévale. « L'architecture gothique du Moyen Age, qui constitue le centre caractéristique du romantisme proprement dit, a été considérée pendant longtemps, surtout depuis la diffusion de la domination du goût artistique français, comme une chose grossière et barbare. De nos jours, ce fut surtout Goethe qui, dans la fraîcheur juvénile de sa conception de la nature et du monde, en opposition avec les principes des Français, la remit en honneur, et depuis lors on a appris de plus en plus à apprécier dans ces œuvres grandioses leur adaptation au culte chrétien, ainsi que l'accord qu'elles réalisent entre la formation architectonique et l'esprit intime du christianisme [33]. »

La notion de romantisme comporte une ambiguïté : ses premiers champions se proposent comme des tenants de la modernité, opposés aux traditions régnantes, en même temps qu'ils reprennent une autre tradition historique, et font élection d'un moment privilégié du passé. Bouterwek, lorsqu'il en vient, dans son histoire de la littérature, à la période contemporaine, se trouve confronté avec le romantisme moderne, à l'égard duquel il ne dissimule pas son antipathie. Il faudrait donc distinguer au moins deux romantismes, l'ancien qui fait figure d'âge d'or, et le nouveau ou prétendu tel (die neue Schule der sogenannten Romantiker) [34]. Le néo-romantisme est défini par son dédain pour l'antiquité grecque et latine, et la reconnaissance de la poésie du Moyen Age comme principe d'un classicisme aussi valable que le classicisme traditionnel. La nouvelle inspiration, pour prendre conscience de soi, éprouve le besoin d'un retour en arrière, avec le risque inhérent à une telle attitude. Réfugié dans son château de Neuschwanstein, Louis II prend congé du siècle, pour vivre dans une irréalité qu'il s'est créée de toutes pièces. Hegel n'a pas tort d'appeler « architecture romantique » le style gothique ; l'âge romantique n'a produit, dans le domaine monumental, que des pastiches et des restaurations à la Viollet-le-Duc ; on lui doit la notion de « monument historique », la reprise de la construction de la cathédrale de Cologne par Frédéric Guillaume IV, les châteaux de Louis II, le château de Pierrefonds, le château de la Pena à Cintra, et même le Haut Koenigsbourg en Alsace, reconstitué à grands frais pour le bon plaisir de Guillaume II.

Si le romantisme est déjà dans le Moyen Age, il est surprenant que personne, avant 1800, ne s'en soit aperçu. Et si son intention maîtresse est de susciter un nouveau Moyen Age spirituel, on comprend mal qu'il ait pu se présenter comme une attitude révolutionnaire. [52] Frédéric Schlegel, dans le Fragment 116 de l’Athenäum, définit le romantisme comme une « poésie progressive universelle (progressive Universalpoesie) ». Peu après, Schleiermacher, dans ses Lettres intimes sur la Lucinde, présente l'esprit romantique comme « le principe révolutionnaire de progrès de notre époque ». L'enthousiasme des initiateurs atteste qu'ils avaient conscience d'incarner une jeunesse de la vérité et de la beauté, comme un défi jeté à la face des tenants des valeurs instituées. Il s'agissait pour eux d'un grand commencement ; un précédent, garant des accomplissements à venir, marque non pas une régression, mais un progrès, car le Moyen Age retrouvé enrichit la mémoire de l'humanité, et lui permet d'aborder l'avenir avec un patrimoine élargi de significations. Le romantisme du Moyen Age ne pouvait devenir manifeste qu'aux yeux d'une conscience, d'une imagination déjà romantiques, comme étaient celles de Goethe et de Herder en 1770. Dans la cathédrale de Strasbourg, ils ont cherché ce qu'ils avaient déjà trouvé ; ils ont trouvé ce qu'ils cherchaient. Pareillement, l’Histoire de la littérature allemande de Bouterwek n'est pas seulement l'œuvre d'un professeur appliqué à faire son cours, mais un écho des grandes circonstances qui agitent le domaine germanique. L'Allemagne souffrante et triomphante dans les remous de la révolution de France, puis sous l'occupation napoléonienne, a besoin d'une conscience à la mesure des temps nouveaux et des tâches nouvelles. Intellectuellement et spirituellement, l’Histoire de Bouterwek est contemporaine des Discours à la nation allemande de Fichte ; elle crée son objet. Quinze ans à peine séparent la publication des premiers volumes de la mort de Frédéric II (1786), lequel ne croit pas à l'existence d'une littérature allemande, lit, écrit, pense en français. Entre Frédéric et Bouterwek se déploie la durée créatrice d'une révolution culturelle.

Le détour par le Moyen Age permet au domaine germanique d'acquérir des lettres de noblesse au moment où une floraison subite de penseurs et d'écrivains fait de lui un lieu d'élection de la philosophie et de la culture. Sturm und Drang, classicisme, romantisme se suivent et s'entremêlent ; le ressourcement médiéval permet d'établir une perspective de continuité. Il y aura désormais une littérature allemande parmi les grandes littératures de l'Occident. A un moindre degré, les romantismes nationaux auront une fonction analogue dans leurs traditions respectives. La réévaluation du Moyen Age développe un intérêt pour les monuments et les textes, pour les œuvres de toute espèce en lesquelles on se plaît à reconnaître des expressions du génie indigène. Le XIXe siècle voit se réaliser partout la remise en honneur des antiquités nationales ; l'histoire de la culture occidentale, qui commençait naguère à l'âge renaissant, reporte plus haut ses origines ; la philosophie, l'histoire des arts et de la civilisation voient s'ouvrir de nouveaux champs d'expérience, là même où ne s'étendait auparavant qu'un immense vide culturel.

La référence médiévale exprime dans la rétrospection culturelle la mutation de la conscience de soi, qui change la figure de la réalité [53] humaine. Le Moyen Age n'est plus ce qu'il était au XVIIe et au XVIIIe siècles. Le nouveau regard a suscité un nouveau sens du passé, en même temps qu'il a modifié le visage du monde présent grâce à un sentiment de la nature, entré peu à peu dans les mœurs culturelles. Si le romantisme militant fut le fait de quelques individus dans la masse d'une époque inattentive, l'influence de ces champions a fini par prévaloir. La réhabilitation du Moyen Age révèle que l'enjeu du romantisme ne se réduit pas à des disputes entre critiques littéraires sur le thème des trois unités, la hiérarchie des genres ou la structure du vers. Ces débats présentent l'efflorescence d'une préoccupation globale qui remet en question le sens de la civilisation et le destin de l'homme dans l'univers. Les romantiques prenaient leur temps à contretemps ; le siècle des chemins de fer, de la barbarie industrielle et technologique ne travaillait pas pour eux. En deuxième analyse pourtant, malgré ses échecs et ses erreurs, le romantisme a ajouté une dimension à la conscience humaine, révélé un sens de l'existence qui, avant lui, se cherchait sans être parvenu à pleinement s'affirmer.

Le romantisme en son essence est cette attitude de l'être humain qui conditionne aussi bien l'insurrection permanente du peuple polonais que la construction du nid d'aigle de Neuschwanstein ou la critique de l'économie politique, « science de malheur » (dismal science), par Carlyle. Les Hymnes à la Nuit de Novalis, la pensée de Schelling, Notre-Dame de Paris et la Préface de Cromwell, les Lyrical Ballads, mais aussi l’Histoire de France de Michelet et la nouvelle philologie indo-européenne, sans doute même l'opéra wagnérien, et bien d'autres productions dans l'ordre des sciences, des lettres et des arts, de la politique et de la religion, sont des expressions d'une même volonté d'être qui cherche à prendre forme à travers l'ensemble occidental.

Une sensibilité se manifeste dans la conception de l'homme, du monde et de Dieu. Frédéric Schlegel et Novalis, en leurs jeunes enthousiasmes, se plaisaient à concevoir leur entreprise comme la tentative d'une nouvelle Encyclopédie, projet dont la désignation atteste qu'il s'agit d'un renouvellement de la vérité. La poésie dont ils rêvent n'est pas un jeu de mots, un jeu avec les mots ; elle est une poétique, ou une poiétique, une parole créatrice et initiatrice, dont l'ambition, de caractère orphique, serait de susciter un monde nouveau selon l'inspiration de valeurs plus fidèles à l'authentique vocation de l'homme. La recherche du romantisme doit tenter de réaliser ce grand tour de l'Encyclopédie, qui hantait les rêves de Novalis ; elle doit dégager les principes communs, les racines d'un savoir qui se présente en ordre dispersé dans des productions de toute espèce, dont les étymologies demeurent inapparentes.

Il existe une épistémologie romantique, dont la marque se retrouve dans la théologie et la philosophie, dans la psychologie et l'anthropologie, dans les sciences de la nature et de l'homme. La nouvelle orientation de la spéculation, influencée par les développements des [54] connaissances électriques, suscite une physique, une géologie, une cosmologie conformes à une interprétation de la nature qui rompt avec le mécanisme des XVIIe et XVIIIe siècles ; la biologie romantique, fondée sur la communion intuitive avec la nature vivante, engendre une théorie et une pratique médicales, qui devaient s'effondrer sous le mépris du positivisme triomphant avant de revenir en force sous les apparences convaincantes de la psychanalyse contemporaine. De leur côté les sciences humaines ont interprété selon leurs perspectives les indications spécifiques de la présence au monde romantique ; de là une nouvelle intelligibilité en matière de philologie et de linguistique, d'histoire, de géographie, de politique, de sociologie, sous l'influence directrice du concept d'organisme. La théorie des sciences humaines, dans l'œuvre de Dilthey, est de provenance romantique. Les arts et la doctrine esthétique n'échappent pas à cette transformation des significations. La mutation romantique commande une mobilisation générale de l'inspiration ; elle ouvre les portes de l'aventure et de la liberté. Poètes, peintres, musiciens, délivrés de la servitude des règles, découvrent le chemin de la vie, de l'invention lyrique et de la spontanéité. Repris de génération en génération, ces thèmes prouveront leur fécondité, dont l'une des attestations originales est l'entreprise du surréalisme.

L'âge romantique consacre l'avènement d'un style de vie, d'intelligence et de sensibilité, appelé à devenir pour la suite des temps une constante de culture. Il ne s'agit pas là d'un ensemble de phénomènes, dont le romantisme constituerait la somme ou le système, mais d'un horizon, d'un espace mental où viendraient prendre place les pensées et les œuvres. Aucun de ces éléments ne peut prétendre occuper la totalité de l'espace en question, et chacun ne s'y inscrit que pour une part de son contenu. Chaque temps, chaque peuple, chaque discipline incarne à sa manière l'inspiration romantique ; celle-ci fait alliance, en matière d'art ou de science, avec des éléments de provenance différente. Entre les cultures européennes, et à l'intérieur de chacune d'elles, des décalages chronologiques et des divergences de sens demandent à être précisées. On ne peut parler du romantisme dans un seul pays ; l'une des découvertes romantiques est précisément la mise en lumière d'une tradition solidaire de l'Occident, distincte de la tradition classique des humanités. De ce temps datent l'idée et la pratique d'une confrontation des cultures qui prépare les voies d'une culture de la confrontation. Goethe fut le premier à parler d'une Weltliteratur.

Constante de culture, le romantisme apparaît comme une catégorie transhistorique, irradiant l'histoire culturelle dans l'ensemble de son devenir. Il ne s'agit pas d'une mode littéraire qui aurait régné dans la première partie du XIXe siècle ; conception absurde, car il n'y a pas eu d'année zéro du romantisme, ni d'année terminale. Le romantisme a existé au présent, dans un moment historique ; mais il s'est projeté dans le passé médiéval et renaissant, et il n'a pas cessé de susciter dans le futur des hommes et des œuvres en lesquels revivait son esprit. Fonction [55] de l'existence, de la création et de l'interprétation, le romantisme serait donc une manière de s'affirmer en esprit sur la terre des hommes, en donnant sens au monde et à soi-même selon l'exigence de certaines valeurs.

Une telle approche permet d'échapper aux problèmes de l'érudition, qui se demande par exemple si telle ou telle personnalité mérite l'appellation « romantique », authentifiée par l'affiliation à un groupe reconnu comme tel. Le romantisme n'appartient à personne en propre ; aucun individu ne présente un romantisme de plein exercice, un romantisme à cent pour cent. Le modèle idéal du romantisme demeure un foyer imaginaire vers lequel convergent les significations du domaine humain. Il n'est pas présent, en chair et en os, dans l'univers des travaux et des œuvres ; il est ce point focal, par-delà l'horizon, qui rassemble des perspectives de fuite demeurées diverses en ce bas monde. Les caractères incompatibles, les critères opposés, les partis pris adverses se réconcilient, comme les parallèles, à l'infini. Entre les romantismes individuels, entre les romantismes nationaux, il y a des différences de degré, de valeur et de valence. Ils ne se situent pas tous sur une même ligne, à égale distance d'un inaccessible achèvement. Cette dispersion des réalisations, dont aucune ne peut être considérée comme ayant atteint à la plénitude de la qualification, permet de lever des contradictions artificielles sur lesquelles les critiques se plaisent à insister. Le romantisme s'incarne dans des figures et des œuvres très différentes, qui peuvent se contredire ; il peut y avoir un romantisme de droite et un romantisme de gauche, jusque dans la revendication la plus extrême, sans qu'il soit besoin de choisir l'un ou l'autre, puisque l'essence se situe en deçà ou au-delà de l'option politique, de l'option religieuse ou irréligieuse.

Selon A. O. Lovejoy, il conviendrait de distinguer en Europe plusieurs romantismes, spécifiquement différents, en dépit des liaisons et affinités apparentes. René Wellek, au contraire, estime que « romantisme » ne doit pas se dire au pluriel ; il existe une articulation intelligible entre les provinces historiques et géographiques, assurant l'unité de l'ensemble. L'opposition entre les deux conceptions n'a de sens que si l'on entend, sous le nom de romantisme, la totalité empirique des œuvres, des hommes et des événements dispersés dans l'espace-temps humain. Alors, on s'efforce d'établir des liaisons, des solidarités, en relevant des chaînes de faits que l'histoire de la littérature considère comme des relations de cause à effet. On optera pour l'unité ou la diversité intrinsèque du romantisme à proportion du degré de rigueur des enchaînements ainsi obtenus. Mais si le romantisme est un modèle idéal, irréalisable dans l'existence, une configuration régulatrice qui donne sens aux événements sans s'identifier à eux, alors le romantisme apparaît comme un thème d'ensemble, dont la consistance remédie à la précarité des accomplissements historiques. Le romantisme, rapport au monde et style de vie, opère le rassemblement de tout ce qui l'invoque sur la terre des hommes, au XIIe siècle ou au XXe. La méthodologie positiviste, qui ne connaît que les « faits », ne parvient pas à interpréter le [56] romantisme, si le romantisme est une inspiration, que les faits trahissent toujours. L'éparpillement des indications empiriques dans l'espace-temps ne trouve de remède que dans la référence à un monde intelligible, où se rétablit entre les hommes et les événements une contemporanéité idéale, qui compense les insuffisances de la réalité historique.



[1] Briefe von Friedrich Schlegel an August Wilhelm Schlegel, hgg von Walzel, Berlin, 1890, p. 317. Le mot Bogen employé par Frédéric désigne en allemand la feuille d'imprimerie, qui comprend 16 pages ; 125 feuilles correspondent à 2 000 pages !

[2] Richard Ullman und Hélène Gotthard, Geschichte des Begriffes « Romantisch » in Deutschland, Germanische Studien, 50, Berlin, 1927.

[3] Article Romantik dans le Reallexikon der deutschen Literaturgeschichte, hgg von P. Merker und W. Stammler, Band III, 1928-1929, p. 110.

[4] Friedrich Schlegel, Athenäum, I, 2, p. 15 (1798) ; fragment 55.

[5] Ibid., fragment 113.

[6] Karl Barth, La théologie protestante au XIXe siècle, trad. L. Jeanneret, Genève, Labor et Fides, 1969, p. 200.

[7] Ibid., p. 199.

[8] P. 197.

[9] P. 199.

[10] In Essais de littérature comparée, t. II : Europaeana, 2e série, Fribourg, 1968.

[11] Manchester University Press, 1972.

[12] Geschichte des Begriffes « Romantisch » in Deutschland vom ersten Aufkommen des Wortes bis ins dritte Jahrzehnt des neunzehnten Jahrhunderts, Germanische Studien, 50, Berlin, 1927.

[13] Pour plus de détails, cf. Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Payot, 1976, pp. 238 sqq et passim.

[14] François Jost, Romantique : la leçon d'un mot, in Essais de littérature comparée, t. II : Europaeana, Deuxième série, Fribourg, 1968, p. 206.

[15] Novalis, Schriften, éd. Minor, t. II, p. 304 (fragment publié en 1802, par Tieck et Schlegel).

[16] Roger Ayrault, La Genèse du romantisme allemand, Aubier, t. II, 1961, p. 763.

[17] Richard Ullmann und Hélène Gotthard, Geschichte des Begriffes « Romantisch » in Deutschland, Berlin, 1927, p. 69.

[18] Ibid., p. 79.

[19] Henrik Steffens à Caroline Schlegel, 17 juin 1799, Briefe deutscher Romantiker, hgg von Willi Koch, Sammlung Dieterich, Leipzig, 1938, pp. 132-133.

[20] Ibid., p. 133.

[21] Zacharias Werner à A. W. Iffland, 15 juin 1805 ; recueil cité, p. 318.

[22] Friedrich Schlegel, Briefe ueber den Roman, in Gespräch über die Poésie, Athenaeum, III ; Werke, Kritische Ausgabe, Band 11, p. 335.

[23] Roger Ayrault, La Genèse du romantisme allemand, t. II, Aubier, 1961, PP- 763-764.

[24] Novalis, Schriften, hgg v. Minor, 1907, Band II, 301.

[25] Ibid., Band III, 45 sq.

[26] F. Schlegel, Werke, Kritische Ausgabe, Band II, p. 333.

[27] Jean-Paul Richter, Vorschule der Æsthetik, 1804, V, 21 ; Werke ; hgg. von der Preussischen Akademie der Wissensschaften, I, Bd XI, 1935, p. 70.

[28] Richard Ullmann und Hélène Gotthard, Geschichte des Begriffes « Romantisch » in Deutschland, Germanische Schriften 50, Berlin, 1927, p. 88.

[29] Friedrich Bouterwek, Geschichte der deutschen Poésie und Beredsamkeit, Band I, Goettingen, édit. de 1812, pp. 14-15.

[30] Ibid., p. 9.

[31] Op. cit., t. I, éd. de 1809, p. 20.

[32] Éd. de 1812, p. 12.

[33] Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Aubier, t. III, 1943, p. 81.

[34] Bouterwek, op. cit., Bd XI, 1819, p. 368.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 juin 2016 18:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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