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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Georges Gusdorf, “Le cri de Valmy.” Un article publié dans la revue Communications, no 45, 1987, pp. 117-155. Numéro intitulé: “Éléments pour une théorie de la nation.” Paris: Éditions du Seuil. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur, en accès libre et gratuit à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[117]

Georges GUSDORF

Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec

Le cri de Valmy.”

Un article publié dans la revue Communications, no 45, 1987, pp. 117-155. Numéro intitulé: “Éléments pour une théorie de la nation.” Paris: Éditions du Seuil.

« Bataille » de Valmy.
De l’Ancien Régime au nouveau.
L'affirmation de la nation.
La mutation révolutionnaire.
La rationalisation de l'ordre politique.
Les Lumières : Réforme et Révolution.
La France en carrés.
La nation, idée romantique, pour remédier aux carences de la cité géométrique.
Le cri paradoxal de Valmy.


« Bataille » de Valmy.

Image d'Épinal. En haut de la colline, devant le moulin qui la couronne, le général Kellermann, chapeau brandi à la pointe du sabre, se dresse sur ses étriers, et de toute la force de sa voix crie : « Vive la nation ! » Cri aussitôt repris par la masse des troupes rangées en bataille derrière le commandant en chef. En ce 20 septembre 1792, le cri de Valmy possède une valeur emblématique si puissante que Goethe, correspondant de guerre dans l'armée d'en face et témoin de l'incident, croit pouvoir dater de ce moment une nouvelle ère dans l'histoire du monde.

De fait, Valmy, contrairement à la légende reçue, se réduit à ce cri. Il n'y eut pas de bataille à Valmy, à peine quelques coups de canon, pas d'affrontement, seulement la confrontation de deux armées, l'une refusant de céder le terrain et l'autre renonçant à le conquérir par la force. L'envahisseur comptait que les troupes révolutionnaires se débanderaient sans combattre. Devant la ferme contenance de ces soldats improvisés, l'armée de Brunswick se retira sans insister davantage. L'invocation de la « nation » avait eu une efficacité magique.

Le cri de Valmy était une première mondiale ; jamais un tel cri de guerre n'avait retenti sur un champ de bataille. Les armées françaises du passé avaient crié : « Saint Denis ! Montjoie ! » ou encore : « Vive le roi ! » ; les grenadiers prussiens avaient poussé des « hourrah ! ». Mais la nation était une idée neuve en Europe. Et l'innovation eut sans doute une importance majeure dans cette phase initiale des opérations où la guerre révolutionnaire est pour beaucoup une guerre psychologique. Le slogan brandi au bout du sabre du brave général Kellermann contribue grandement à produire le plein effet de l'intimidation.

L'invention du mot d'ordre répond à l'exigence d'une situation sans précédent, où s'affrontent deux légitimités, la légitimité des monarchies traditionnelles et celle du régime institué par la Révolution de France. Extraordinaire conjoncture historique : quelques semaines avant la journée de Valmy, à la suite des événements du 10 août 1792, le roi a été dépossédé des pouvoirs qui lui restaient encore. Le cri de Valmy, c'est le  [118] mot de la situation, intervenant dans les vacances de la légalité pour combler le vide constitutionnel au sein duquel la France révolutionnaire se trouve provisoirement suspendue. Demain, 21 septembre 1792, se réunira la nouvelle Convention nationale, élue par le peuple français, dont la première décision, après-demain 22 septembre, sera de proclamer la République. La formule « Vive la nation ! » anticipe de très peu sur le cours de l'histoire, et Goethe n'a pas tort de juger qu'elle jalonne une inflexion décisive dans le devenir de l'humanité. Son jugement se rencontre avec celui de la Convention elle-même ; un an plus tard, le 5 octobre 1793, elle adoptera un nouveau calendrier, destiné à imposer au temps la discipline des nouvelles valeurs révolutionnaires. Les rythmes traditionnels des jours, des semaines et des années sont abolis, avec toutes les implications sacrales qu'ils perpétuaient. L'humanité libérée de ses chaînes affirme sa maîtrise sur un devenir réduit à la raison. Or, la nouvelle origine choisie pour l'ère républicaine, le moment zéro de la liberté, est fixé au 22 septembre 1792, jour de la proclamation de la République, solstice irradié, à quelques heures près, par la gloire de Valmy.

Avant de prendre forme dans la mémoire collective pour l'édification des générations futures, le champ de bataille de Valmy, le champ sans bataille, fut le face-à-face entre deux systèmes de valeurs politiques, représentés par deux cultures militaires opposées. L'armée prussienne, superbe instrument de guerre, est la meilleure armée d'Europe, c'est-à-dire du monde, façonnée au prix d'un demi-siècle d'efforts persévérants par Frédéric-Guillaume 1er, le Roi-Sergent, et son fils Frédéric II, disparu en 1786. Une telle armée de métier, recrutée et entretenue à grands frais, rompue aux exercices et techniques de la profession militaire, représente un capital si précieux qu'il en est à peu près irremplaçable. Il convient donc de ne l'engager qu'à bon escient, et à coup sûr, dans une situation de supériorité clairement établie ; il faut aussi que la partie en vaille la peine, et que les pertes éventuelles permettent d'obtenir des résultats positifs. La guerre est un facteur parmi d'autres dans les calculs politiques.

Or, au jour de Valmy, le calcul atteste que le jeu n'est pas égal. Les généraux prussiens jugent disproportionnée la confrontation entre leurs troupes d'élite, parfaitement entraînées, et les cohortes désordonnées, mal équipées, de l'armée révolutionnaire. En cas de désastre, les troupes françaises pourraient se recompléter rapidement sans trop de peine ; il n'en serait pas de même pour les belles troupes prussiennes, si l'affaire tournait mal pour elles. Les volontaires de Tan I, sans expérience, sans valeur technique, seraient vite remplacés par d'autres volontaires, aussi médiocres qu'eux, et d'un prix de revient aussi bas. La quantité compensant la qualité, et le fanatisme révolutionnaire faisant le reste, l'affaire risquait de se jouer à qui perd gagne.

Par la vertu de ce raisonnement d'une sage économie, la belle armée [119] prussienne devait sortir sans dommage de la confrontation de Valmy. La nation en armes inaugure Père républicaine en faisant reculer, par la seule fermeté de sa contenance, la plus grande puissance militaire de l'Ancien Régime. Ayant ainsi tiré son épingle du jeu, l'armée prussienne devait survivre une quinzaine d'années encore avant de sombrer corps et biens, face au même adversaire français, dans la catastrophe de Iéna, en 1806. Entre-temps, les volontaires républicains, les soldats de l'an II, se seront transformés en professionnels expérimentés ; l'armée impériale de Napoléon sera devenue un instrument technique encore supérieur à celui mis au point par Frédéric II. Supériorité consacrée sans ambiguïté aucune sur le champ de bataille. Mais cette fois, du côté français, on ne criera plus : « Vive la nation ! » ; on criera : « Vive l'Empereur ! »

Et, chose étonnante, sous le traumatisme de la défaite, les Prussiens à leur tour découvriront le sentiment national. À la place de la vieille armée anéantie, ils se donneront une armée de patriotes, qui reprendra à son compte le mot d'ordre français de Valmy, « Vive la nation ! » devenu, contre les armées napoléoniennes, le cri de l'Europe coalisée. Face à l'impérialisme de la France se dressera la nation allemande, exhortée par les Discours du philosophe Fichte. Et pareillement le peuple tyrolien, le peuple espagnol, le peuple russe, soumis à l'occupation étrangère, sentiront s'éveiller au profond de leur être l'exigence d'une identité nationale, dont ils n'avaient pas jusque-là soupçonné l'existence. Francs-tireurs et guérilleros, embusqués dans les bois, dans les replis des chemins creux, derrière les rochers, feront le coup de feu contre les isolés, les traînards, combattants de l'ombre, maquisards dont les rangs finiront par grossir suffisamment pour défier l'ennemi en rase campagne. L'expédition de Russie, puis à Leipzig, en octobre 1813, la bataille des Nations consacreront la défaite et le reflux de l'envahisseur français.

L'idée nationale, le cri de Valmy, fut la leçon de la Révolution de France à l'Europe ; la leçon s'est retournée contre ceux qui l'enseignaient, devenus infidèles à leur propre enseignement. Le XIXe siècle fut le siècle des nationalités. Et la suite des temps jusqu'à nos jours devait montrer les effets ambigus, pour le meilleur et pour le pire, de l'exigence nationale, dont la généralisation incontrôlée n'en finit pas de ravager la face du monde politique contemporain.

De l’Ancien Régime au nouveau.

L'invention de la nation, signe des temps, peut être datée avec une bonne approximation de ce moment climatérique où retentit, sous le ciel de la Révolution française, le cri de Valmy. Le mot lui-même était ancien ; la nouveauté porte sur la signification inédite dont il se trouve surchargé. Dans le contexte historique de 1789, un nouvel espace [120] mental se constitue avec une extrême rapidité, et comme du jour au lendemain. Des virtualités éparses dans Tordre de la pensée et du langage cristallisent d'un seul coup ; un univers de vocables, de sentiments et de valeurs se trouve frappé de déchéance, et remplacé par un tout autre système d'évidences. Sous les yeux de l'Europe ébahie, une autre France remplace la France de toujours, en vertu d'une mutation à peu près instantanée [1].

La civilisation de l'Occident se fondait sur la fidélité aux hiérarchies traditionnelles et le respect du droit divin des rois. L'ordre social et mental plonge ses racines dans la nuit des temps ; il expose la permanence d'un immémorial, dont les justifications relèvent d'un inconscient collectif de caractère sacral. Les équilibres communautaires répondent à des impératifs auréolés de transcendance religieuse, dont la violation revêt une signification sacrilège et blasphématoire. L'Europe entière, avec quelques différences de détail, se soumet à ce régime « l'autorité coutumière, tempérée par la bonhomie des usages très anciens ; les injustices mêmes choquent moins, tellement elles sont passées dans les mœurs.

L'explosion se produit en France, pays plus peuplé et plus prospère que les autres. Une crise y couvait depuis quelque temps, crise financière qui, dans un pays aux ressources suffisantes, n'était pas d'une gravité extrême, mais qui, par manque de lucidité et de résolution de la part des gouvernants, suscite une exaspération de caractère politique. La liberté réelle dont bénéficiait l'opinion publique éclairée précipita la mutation du climat mental. Ce sont des hommes libres qui font les révolutions, a dit Tocqueville, et non des serfs. Le renouvellement des valeurs s'impose dès la réunion des États généraux, le 5 mai 1789, bientôt consacrée par l'apparition de la formule Ancien Régime pour désigner la monarchie française, instituée en 987 par Hugues Capet et subitement discréditée pour cause d'archaïsme. Mirabeau aurait été l'un des premiers à utiliser cette expression, dans une note adressée au roi en 1790. Le passage de l'« ancien » au « nouveau » implique une coupure dans l'histoire française ; en un bref intervalle de temps, la figure du monde social a changé. Un équilibre millénaire s'est effacé devant l'évidence d'un ordre neuf, consacré par un consentement quasi unanime, parce qu'il répond à une attente générale. La force d'inertie et d'accoutumance recule devant l'affirmation invincible d'une autorité différente, docile à l'exigence de la raison.

Le préambule de la constitution de 1791, qui planifie le nouvel espace-temps révolutionnaire, procède à un nettoyage par le vide de toutes les institutions, distinctions sociales, corporations et décorations contraires à l'unité et à l'homogénéité de l'ordre social. Déjà l'abolition des droits féodaux, dans la nuit du 4 au 5 août 1789, avait déblayé le terrain, en effaçant de plein droit les cicatrices et réminiscences d'un passé désormais périmé. Le sol pour l'édification de la cité nouvelle est [121] libre de toute hypothèque. L'initiative de la rupture apparaît dès le moment où les Ëtats généraux, à peine réunis, rejettent l'appellation utilisée depuis des siècles pour les désigner, ainsi que les raisons précises qui avaient motivé leur convocation. Les mandataires des trois ordres traditionnels avaient pour mission de remédier à la crise financière dont souffrait le pays, en mobilisant des ressources supplémentaires. Mais les députés n'acceptent pas de s'enfermer dans le cadre qui leur a été prescrit. Dès leurs premières réunions, à propos de questions de procédure concernant la vérification des pouvoirs, ils entreprennent de substituer aux États généraux de l'ancienne monarchie, fondés sur la distinction et l'inégale importance des catégories sociales, une assemblée homogène de délégués élus par la population. Conflit d'autorités : la majorité des députés prétend détenir, par délégation, une souveraineté qu'elle oppose à la souveraineté royale. Cette même majorité se fixe pour tâche, de son propre chef, non pas de voter des subsides pour sortir le gouvernement de la crise, mais de doter le pays de structures nouvelles, plus conformes à la justice et à la raison.

L'insurrection, en quelques semaines, prend conscience d'elle-même, et cette prise de conscience s'affirme clairement, selon l'ordre du langage, dans le discours de Mirabeau, relatif à la dénomination de l'Assemblée, le 15 juin 1789. « Il faut nous constituer, nous en sommes tous d'accord, proclame le tribun ; mais comment ? Sous quelle forme ? Sous quelle dénomination ? En États généraux ? Le mot serait impropre... » Et Mirabeau se réclame « du principe de la représentation nationale, base de toute constitution », pour proposer à ses collègues de se proclamer « représentants du peuple français », désignation qu'il juge préférable à celle de « députés connus et vérifiés de la nation française [2] ». À l'issue de ce débat, le 17 juin, sur une motion de Sieyès, les États généraux renoncent à leur appellation d'origine pour se donner celle $ Assemblée nationale.

Comme le cri de Valmy, ces formules appartiennent à un nouvel univers linguistique. Mais leur effet de rupture, leur puissance d'innovation ne nous sont plus sensibles, tellement elles sont entrées dans les mœurs. Dans les deux Discours qu'il consacre au problème de vocabulaire, Mirabeau évoque la « volonté générale de la nation [3] » ; il s'efforce de définir l'un par rapport à l'autre les termes de peuple et de nation, désormais consacrés comme les exposants de la nouvelle souveraineté. Ces mots clefs une fois mis en place, il semble que soit instituée une situation irréversible ; l'avenir a commencé, le reste suivra, c'est-à-dire l'incarnation du verbe révolutionnaire dans le vocabulaire de la modernité. Tout le travail constitutionnel, législatif et réglementaire des assemblées de la République se trouve en germe dans la cellule terminologique instituée dès les premières semaines de l'ordre nouveau.

[122]

L'affirmation de la nation.

Il y a identité de signification entre les discours de Mirabeau, en juin 1789, et le cri de Kellermann à Valmy, en septembre 1792. Beaucoup de chemin a été parcouru entre-temps. Mirabeau lui-même était mort en avril 1791. Enterré au Panthéon, il devait en être déterré et exclu en novembre 1793, lorsqu'on découvrit que, pendant la dernière année de sa vie, il était devenu le conseiller secret du roi... La puissance de son génie n'en avait pas moins contribué à imposer à son époque le renouvellement de toutes les valeurs politiques et sociales. La subite promotion de l'idée de nation est un aspect significatif de l'évolution de la conscience européenne entre 1789 et 1815. La conscience nationale, l'exigence de la nationalité n'existent pas avant la période révolutionnaire, ou du moins ne peuvent y être décelées que grâce à une extrapolation rétroactive ; depuis la Révolution, nationalité et nationalisme représentent des catégories dominantes de la vie politique. Les peuples de l'Occident avaient pu s'en passer tout au long de la durée historique antécédente ; désormais, ce sera une revendication de première urgence, génératrice de passions incontrôlables et justifiant les violences les plus épouvantables. L'atroce XXe siècle doit, pour une bonne part, le renouveau de la barbarie dont nous sommes témoins à l'exaspération des nationalismes, qui a engendré toutes les variétés de terrorismes et de génocides, ainsi que l'atteste la lecture du journal quotidien.

L'existence d'une pathologie du sentiment national ne signifie pas que celui-ci soit pervers par essence. Il s'agit là d'une composante de la vie en commun, d'un élément constitutif du lien social, dont l'importance s'est brusquement affirmée dans certaines circonstances historiques. La première question est donc de chercher à savoir pourquoi et comment une notion qui sommeillait depuis longtemps dans le vocabulaire d'usage courant s'est brusquement illuminée de phosphorescences neuves, passant ainsi au premier plan du discours politique et de l'expérience vécue, et cristallisant en elle une conjoncture qui la surcharge de valeurs inédites.

L'étymologie latine de nation renvoie à une racine commune à des mots comme nature, naissance, où se laisse percevoir l'idée d'une origine vitale, d'une croissance organique. Le mot natio, en latin, est proche des mots qui désignent le peuple, les tribus, avec référence à une communauté ethnique. Le terme fait partie du vocabulaire médiéval, où il appartient à une géographie régionale et caractérise, sans impliquer de statut politique, des populations issues d'un même horizon provincial : Bretons ou Basques, Flamands, Bourguignons, et même Français ou Germaniques. Le collège des Quatre-Nations évoquait, au sein de [123] l'université parisienne du moyen âge, une répartition des étudiants en fonction de ce particularisme local. Bien entendu, des tensions peuvent exister entre des ethnies voisines, Picards et Bourguignons, Normands et Saxons, Anglais, Ecossais et Gallois, etc. ; mais l'opposition entre les particularismes se fonde sur la simple exaspération des différences, jalousies et rivalités entre groupes de voisinage ; elle ne met pas en cause une idéologie ni une forme quelconque de sacralité. Il existe des rapports polémiques du même genre entre villages, entre familles, conjoints et opposés par des conflits inexpiables, des vendettas, qui peuvent s'étendre à travers les générations. La nation demeure une communauté aux contours indéterminés, plus ou moins étendue, dont les membres sont liés par une même origine et un même genre de vie ; en général, ils parlent la même langue et se reconnaissent à des pratiques religieuses similaires.

Jusque-là, l'idée de nation n'évoque pas une configuration politique, mais une certaine bigarrure, une diversité intrinsèque des populations dont l'assemblage est soumis à l'autorité commune d'un royaume ou d'un empire. Le roi de France, le roi d'Espagne, l'empereur d'Autriche regroupent sous leur souveraineté toutes sortes de groupes ethniques, dont l'hétérogénéité ne retient pas spécialement l'attention. Le principe de l'unité entre les peuples dépendant d'une même couronne ne repose pas sur la naissance, sur l'origine ethnique des uns et des autres. L'autorité du pouvoir s'exerce de haut en bas sur des territoires regroupés par droit de conquête, ou par droit de propriété, transmis de génération en génération, comme un héritage au sein de la famille régnante. Un mariage soumet les Bretons à la couronne de France, un apanage constitué au profit d'un prince soustrait à cette couronne telle ou telle autre province. Les populations qui font l'objet de ces transferts peuvent les déplorer ou s'en réjouir, mais les autorités légitimes, lorsqu'elles se livrent à ces transactions, ne songent pas à demander l'avis des intéressés, tenus de se soumettre à la décision des princes comme à la volonté de Dieu.

En sa signification moderne, l'idée de nation évoque une solidarité organique entre un certain nombre d'individus, exprimée par une conscience collective, revendiquant avec force son droit à l'existence. La question est posée, à la veille de la Révolution, par Sieyès, dans son pamphlet fameux : Qu'est-ce que le Tiers État ? Une nation, soutient-il, « c'est un corps d'associés vivant sous une loi commune et représentée par la même législature [4] ». La communauté de vie n'est pas seule en cause ; à l'organisme social doit correspondre une constitution politique assurant l'unité et l'unanimité de l'ensemble humain considéré. Il faut, au surplus, qu'il existe entre les membres de cet ensemble une homogénéité suffisante pour que les forces de cohésion et d'unité l'emportent sur les disparités, génératrices d'influences centrifuges. Rabaut Saint-Etienne, autre député à l'Assemblée nationale, estime que [124] « le clergé n'est pas la nation ; il est le clergé : c'est un assemblage de deux cent mille nobles ou roturiers consacrés au service des autels ou de la religion [...]. La noblesse n'est pas la nation [5]... ».

Dans le débat suscité par la réunion des États généraux, Sieyès et Rabaut Saint-Étienne veulent doter la France d'un régime constitutionnel, qui ne peut reprendre et perpétuer la structure de l'ancienne monarchie. Celle-ci sanctionne la prééminence des ordres privilégiés, noblesse et clergé, petite minorité statistique, sur l'immense majorité de la population, en situation d'infériorité qualitative en dépit de sa supériorité quantitative. Dès cette discussion préliminaire, la notion de nation se trouve dotée d'une importance majeure, de par son opposition à la configuration pyramidale du royaume de France, où le poids politique dépend de la seule élévation dans la hiérarchie sociale. La nation, au contraire, incorpore la masse de la population sans distinction de catégorie sociale, ce qui suscite une inversion de l'échelle politique des valeurs. Privilégiés et aristocrates se trouvent réduits à leur portion congrue démographique ; ils doivent subir la loi de cette multitude, jusque-là soumise à leur bon vouloir et à leur exploitation. Le Tiers État, selon la formule fameuse de Sieyès, jusque-là n'était rien ; il demande à être quelque chose, c'est-à-dire plus qu'un tiers, et au moins la moitié dans l'assemblée des délégués réunis à Versailles. Le clergé et la noblesse se verront bientôt dénier le droit à l'existence ; les membres de ces catégories sociales devront rentrer dans le rang, se fondre dans la masse des Français. La notion même de Tiers État, qui perpétuait un ordre injuste et contraire à la saine raison, disparaît dans la tourmente des premiers temps de la Révolution. Le Tiers est beaucoup plus qu'un tiers ; avec le tiers s'effacent aussi les attributions proportionnelles des deux autres ordres traditionnels. Reste seulement la nation, c'est-à-dire le peuple dans son unanimité, toutes qualifications surérogatoires abolies.

L'ancien vocabulaire est périmé, avec l'idéologie dont il était l'expression, dès les premières formulations du nouvel ordre constitutionnel. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, élaborée en août 1789, préambule à la Constitution, ne reconnaît aucune différence de statut politique et social entre les individus qui constituent la population française. L'abolition des droits féodaux et des privilèges de toutes sortes sanctionne ce nouvel état de fait. Les premières semaines après la réunion des États généraux valident une mutation irrévocable de l'ordre établi. D'autres initiatives révolutionnaires seront plus spectaculaires : la suspension puis l'exécution du roi, la dissolution de l'Église établie, la Terreur, etc., mais ces mesures, si dramatiques qu'elles fussent, pouvaient être remises en cause. Lorsque survint la Restauration, les excès et exactions furent dénoncés, les lois, décrets et règlements les plus radicaux furent abolis ; mais il ne fut pas question sérieusement, même du côté des ultras, de rétablir l'ancienne structure sociale, et par [125] exemple de reconstituer le Tiers État. La nation française, le peuple français avaient pris, dans les mœurs linguistiques, intellectuelles et politiques, la place d'un univers du discours désormais périmé à jamais. Les inégalités sociales ne se trouvaient pas supprimées pour autant ; les différences de rang, de naissance, de fortune, d'influence n'avaient jamais cessé d'exister, y compris dans les périodes les plus agitées de la Révolution. Napoléon avait constitué une noblesse nouvelle, renouvelé des ordres de chevalerie ; l'aristocratie avait repris ses titres, une nouvelle hiérarchie ecclésiastique s'était substituée à l'ancienne. Mais la France restait une nation, avec toutes les implications de ce nouveau concept, et le sentiment national, la conscience nationale s'étaient imposés dans toutes les contrées d'Europe, dont le paysage politique et social se trouvait ainsi remodelé.

Sans doute le moment décisif dans l'affirmation de la conscience nationale française peut-il être fixé à la célébration solennelle de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, première « fête nationale », au sens rigoureux du terme, dans l'histoire de la France. L'idée de « fédération » correspond à l'affirmation de l'unité et de l'homogénéité entre toutes les parties constituantes du pays, jusque-là dotées de statuts politiques et administratifs très différents, hérités des vicissitudes de l'histoire. La fête signifie que les frontières intérieures, les disparités régionales sont abolies, un nouvel espace est constitué, regroupant des citoyens égaux en droits, soumis par consentement mutuel à une autorité librement choisie. Le premier 14 juillet, celui de 1789, avait consacré la liquidation symbolique du régime ancien, figuré par la forteresse monarchique. La fête nationale de la Fédération, en présence du nouveau roi constitutionnel, et avec le concours actif du clergé, scelle dans l'unanimité la nouvelle alliance et la concorde entre Français réconciliés. Le cri de Valmy. « Vive la nation ! » c'est déjà le mot d'ordre implicite de ce 14 juillet 1790. à la célébration duquel participaient des délégations venues de toutes les parties du territoire.

Autre affirmation symbolique de cette prise de conscience, la fameuse pancarte dressée au boni du Rhin par des patriotes alsaciens : « Ici commence le pays de la liberté. » L'Alsace, incorporée au royaume de France depuis un siècle, a gardé jusque-là un statut particulier, avec toutes sortes de privilèges, dont le plus exorbitant est sans doute la tolérance reconnue à l'Église de la Réformation. La révocation de l'édit de Nantes, qui a entraîné dans le reste de la France un épouvantable génocide, ne s'est pas appliquée à l'Alsace ; les communautés luthériennes ont pu y exercer librement leur culte et conserver leurs biens et prérogatives, en vertu des traités de réunion au royaume. Jusqu'en 1789, l'Alsace gardait ses différences ; pour l'Alsace, la Fédération signifie son incorporation à part entière au nouvel ensemble politique constitué par l'Assemblée nationale. Les Réformés alsaciens n'y perdent pas leur liberté : ce sont les Réformés de France qui vont bénéficier de la [126] tolérance reconnue aux Alsaciens, au sein d'un État unitaire qui se place sous l'invocation des droits de l'homme et du citoyen. Autre événement symbolique, le futur hymne national de la France fut improvisé à Strasbourg, dans la maison du maire patriote Dietrich, le 24 avril 1792, par le capitaine du génie Rouget de Lisle. Et cet hymne s'appela Chant de marche de l'armée du Rhin, avant de devenir populaire dans le monde entier sous le nom de la Marseillaise. Les volontaires de Marseille s'unissaient à ceux de Strasbourg dans la célébration lyrique de l'unité nationale, qui s'affirmera, quelques mois plus tard, sur la colline de Valmy.

La mutation révolutionnaire.

Les valeurs nationales proposent à la fois un cadre existentiel et un programme commun pour la coexistence des individus, qui doivent mutuellement se reconnaître en fonction d'un principe d'identité collectif. La fête de la Fédération scelle un nouveau pacte d'alliance entre les citoyens. Une ancienne alliance avait précédé cette alliance nouvelle ; tout se passe « comme si cette alliance immémoriale avait subitement perdu toute validité. Elle avait pendant beaucoup de siècles préservé la coexistence pacifique, garanti le bon voisinage entre les hommes, dans un rayon plus ou moins éloigné ; elle avait régi les comportements coutumiers. les attitudes, les attentes mutuelles, rythmant la vie et la mort, les travaux et les loisirs, les devoirs et les droits de tout un chacun, en vertu de conformités instituées, que sanctionnaient au fil des jours approbation et réprobation. Ces codes du quotidien étaient si bien entrés dans les moeurs, et depuis si longtemps, qu'ils n'étaient plus perçus comme tels, ils définissaient un paysage social aussi évident, aussi naturel que le paysage géographique inscrit dans les horizons de la ville et de la campagne, de la forêt ou de la campagne. Si la santé du corps, c'est la vie dans le silence des organes, pareillement la physiologie sociale affirme son bon fonctionnement dans le développement sans heurt des procédures qui la constituent. L'Ancien Régime n'était pas perçu comme tel par ceux-là mêmes qui étaient soumis à ses principes de conformité. Il constituait un inconscient collectif extrêmement complexe aux exigences minutieuses que chacun savait par cœur et que nul ne songeait à remettre en question. Le formulaire s'imposait avec une puissance persuasive d'autant plus impérieuse que chacun l'avait oublié.

De là le paradoxe en vertu duquel l'Ancien Régime n'a reçu sa dénomination qu'au moment où il cessait d'exister. Il a disparu au moment même où l'on prenait conscience de son archaïsme ; cette prise (Je conscience avait la signification d'un acte de décès. Selon Pierre Goubert.

[127]

[L’]Ancien Régime n'est clair que par rapport à ce qui l’a suivi. Il n'est clair que par sa mort légale, qui le définit, le nomme. Le propre de l'Ancien Régime, c'est la confusion contre laquelle les Constituants ont réagi. [...] Il est un magma de choses habituellement séculaires, parfois millénaires, dont il n'a jamais supprimé aucune. Il fut profondément conservateur, et souvent conservateur de vieilleries ; ou si l'on préfère d'antiquités à la fois respectées, vénérées, déformées, oubliées, ressuscitées, fossilisées. La netteté de son acte de décès, de sa définition posthume, a pour évidente contrepartie l'inexistence de son acte de naissance. Ses composantes sont de tous les âges, réels ou supposés. L'hérédité systématique des offices n'a pas deux siècles ; les cens et les champarts de trois à huit, la dîme a plus de mille ans, la pairie en prétend plus encore, et la noblesse est de tous les âges. L'Ancien Régime est une sorte d'immense fleuve bourbeux, qui charrie des troncs morts et encombrants, des herbes folles arrachées à tous les rivages, des organismes vivants de tous âges et de tous volumes, [...] un énorme fleuve qui débouche d'un seul coup dans l'océan des « nouveaux régimes »... [6].

L'apparition de l'idée de nation, la constitution d'une conscience nationale, correspond à la dissolution spontanée de cet espace vital au sein duquel se déployait la succession des générations traditionnelles. « Les Français, a dit Tocqueville. ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été jusque-là de ce qu'ils voulaient être désormais [7]. » Le sursaut révolutionnaire dénonce l'ordre établi, le statut juridique de droit coutumier définissant dans le détail la condition de chaque individu au sein de l'ensemble social. Brusquement éveillée, la conscience collective s'arrache aux forces d'inertie auxquelles elle se soumettait depuis toujours ; avec une extraordinaire allégresse, elle trouve en elle assez de ressources pour réaliser le bond prodigieux de la nécessité dans la liberté. Sous les yeux de l'Europe éblouie les Français échappent à la gravitation universelle de l'ordre millénaire qui régissait les sociétés d'Occident.

On ne détruit que ce qu'on remplace. L'Ancien Régime était à la fois un code de droit coutumier et la définition d'un style de vie jusque dans les détails du quotidien ; il prescrivait un formulaire des rapports entre les hommes, attribuant à chacun la place qui lui revenait dans la liturgie des jours, fixant les préséances, définissant les bonnes manières et les mauvaises, prescrivant l'ordre des mots aussi bien que l'hygiène des idées, en accord avec la religion établie qui sacralisait la correction des usages. L'ordre établi est la condition du maintien de l'équilibre individuel et collectif. Comme l'enseigne une parabole célèbre de Kant, la colombe légère s'imagine peut-être que la résistance de l'air fait obstacle à sa progression et qu'elle volerait plus vite dans le vide. Et [128] pourtant, c'est sur l'atmosphère qu'elle prend appui : si celle-ci n'existait pas, elle tomberait comme une pierre.

La mutation révolutionnaire, en tant qu'expérience de pensée, correspond à l'abolition subite, par la révélation de leur archaïsme et de leur arbitraire, du champ des forces de gravitation qui pesaient sur les individus sous le régime de l'ancienne monarchie. Les yeux s'ouvrent : le rituel des valeurs de tradition s'abolit dans une dissolution spontanée. Los forces qui sous-tendaient la condition humaine relâchent leur déterminisme ; s'ensuit une énorme décompression qui justifie l'agitation matérielle et morale des premières journées révolutionnaires, l'ambiance festivale, tous interdits levés, et le viol systématique des tabous qui contenaient en tous sens l'exubérance naturelle des individus.

La Révolution, dans son aspect négatif et préliminaire, c'est ce prodigieux nettoyage par le vide des vérités et des valeurs qui maintenaient chacun à sa place dans le scénario global de l'ordre public. Le désordre apparent expose le moment intermédiaire où les choses anciennes disparaissent afin que toutes choses puissent devenir nouvelles. Psychodrame communautaire et libératoire, préalable à la définition d'un nouveau code plus rigoureux peut-être que l'ancien. Jamais la liberté n'a été aussi brillante qu'en ce temps initial où elle n'existe pas encore ; tout est possible, dans l’épiphanie d'une vérité libératrice. Nativité d'un homme nouveau au sein d'un monde renouvelé ; l'ordre social est suspendu en ce solstice d'une brève durée qui sépare la fin d'un monde du commencement d'un monde.

La France ancienne composait un paysage couturé de vieilles rides, bariolé de coutumes locales, juxtaposant des cellules, des compartiments dans lesquels chacun vivait à sa manière sans se soucier des façons des voisins. Les parlers, les costumes variaient d'un canton à l'autre ; chaque province obéissait à sa loi, se nourrissait à sa façon, naissait, se mariait et mourait selon son style propre, célébrait ses fêtes et portait son deuil dans la fidélité à des usages à la faveur desquels chaque individu prenait conscience de son identité. Ce paradigme local du style de vie, consacré par des servitudes multiples, des normes juridiques, des obligations fiscales variables selon les catégories sociales, les hiérarchies, pouvait, dans certaines circonstances, être ressenti comme une contrainte difficilement supportable. Il assurait du moins la stabilité de l'ordre, fixant à chacun sa place et modulant ses comportements. Il en résultait un tissu communautaire aux mailles irrégulières et extrêmement compliquées, présentant toutes sortes de boursouflures, de noeuds ou de lacunes, aussi bien dans le sens horizontal que dans le sens vertical. Chaque individu bénéficiait d'un statut particulier, générateur de proximités et de distances définies par des impératifs très anciens, sans rapport avec le bon sens ni avec l'esprit de géométrie. Pendant longtemps, les avantages et les inconvénients de ce système se compensèrent d'une manière telle que les usagers ne s'avisèrent pas de son [129] absurdité foncière ; sans doute une régulation immanente permettait-elle de corriger les excès les plus criants, au prix de crises plus ou moins graves, à la faveur desquelles se reconstituait un équilibre de survie. Des éléments nouveaux pouvaient s'introduire au fil des temps dans le système, dont la complexité était devenue telle qu'il défiait toute tentative d'élucidation, et donc de réformation partielle. La seule issue était l’autodestruction spontanée de cet ensemble incohérent, permettant d'entreprendre à partir de zéro la constitution d'un ordre social plus satisfaisant, plus intelligible et conforme aux exigences d'une justice élémentaire. Tel est le sens de la catastrophe de 1789, dont le projet inouï est de tout effacer pour tout recommencer.

La rationalisation de l'ordre politique.

La Révolution de France entend substituer à un État de tradition un État de raison. L'histoire de l'Occident émerge du fond des âges, elle se forme par l'addition, l'agglomération, la combinaison plus ou moins discordante des héritages politico-culturels de l'Empire romain et des envahisseurs barbares qui s'établissent dans les provinces démembrées du grand corps impérial. Les influences mêlées du paganisme latin et des paganismes barbares subissent la discipline de la religion chrétienne, d'où procède une nouvelle civilisation. L'insécurité dominante pendant les siècles obscurs du moyen âge suscite la constitution des structures politiques et sociales de la féodalité, organisation hiérarchique d'une humanité granulaire regroupée autour des seigneurs qui, en contrepartie de la protection qu'ils assurent, imposent une domination qui va jusqu'à la servitude des assujettis. L'espace médiéval fondé sur le rapport de l'homme à l'homme dans une perspective de soumission ascensionnelle engendre rivalités et conflits inexpiables entre les puissants dont dépend le sort des plus faibles. En dépit des efforts de désarmement tentés par l'Église, le moyen âge fomente la guerre de tous contre tous, seul moyen d'assurer la domination du plus fort.

Au sein même de cette incohérence généralisée se font jour des influences centralisatrices, qui tendent à regrouper l'émiettement du pouvoir féodal sous l'autorité de souverains capables d'imposer leur loi à l'aristocratie dominante. La raison du plus fort est une raison tout de même, dès lors qu'elle permet l'établissement d'une certaine homogénéité au sein des autorités seigneuriales qui se contestent les unes les autres. Ainsi se constituent lentement, dès le XIe siècle, des gouvernements dont la sphère d'influence s'étend peu à peu, de manière à constituer des ensembles cohérents : l'Empire, les royaumes de France, d'Angleterre dès le XIIe siècle, et plus tard la monarchie ibérique.

L'Ancien Régime, à travers l'Europe, est le résultat de cette croissance irrégulière au (tours des siècles, au prix de conflits incessants, jalonnés [130] pour les uns et les autres de succès et d'échecs, conquêtes et annexions ou pertes de territoires, selon les vicissitudes de la diplomatie et de la guerre. Les souverains centralisateurs s'attachent avec obstination à enlever à leurs grands vassaux, aux seigneurs de moindre rang le plus possible des pouvoirs qu’ils détiennent. L'État moderne est le résultat de luttes acharnées et disproportionnées, qui tournent généralement en faveur de l'autorité monarchique. Néanmoins, la structure féodale se lit comme en filigrane, à travers le tissu administratif et social des royaumes du XVIIe et du XVIIIe siècle. Des forces centrifuges persistent, qui s'opposent aux influences centralisatrices, limitant la portée des mesures d'unification et d'homogénéisation. Les pesanteurs immémoriales de l'histoire ne se laissent pas exorciser par les ministres, exécuteurs des hautes œuvres et grands desseins de leurs souverains.

L'Ancien Régime est la résultante de ces luttes d'influence, de ces pesanteurs opposées aux tentatives de novation. Réminiscences et nostalgies, conscience obscure des différences constitutives de l'identité propre. L'ordre social et politique, sacralisé par l'antiquité des usages, par la fidélité à la terre et aux morts, est le refuge des valeurs irrationnelles, des invincibles résistances à l'esprit de novation. Les superstitions figurent parmi les influences les plus agissantes qui orientent les comportements humains, résistant aux sommations en apparence les plus persuasives de la pensée claire.

Il y avait eu un ancien régime de la connaissance comme il y avait un ancien régime politique et social. Le moyen âge intellectuel s'achève avec ; la révolution scientifique du mécanisme, dans la première moitié du XVIIe siècle. Hérité de l'Antiquité, le système astro-biologique, repris en charge par la scolastique chrétienne, avait régi la physique céleste et la physique terrestre avec le consentement des doctes. Ce savoir, parfaitement rationnel dans son principe, avait engendré les disciplines subalternes de l'astrologie et de l'alchimie, elles-mêmes surchargées de dispositifs annexes, et dégénérées bien souvent en superstitions de toute espèce. De nouvelles influences viennent contester la synthèse scolastique ; la renaissance de l'atomisme et du mécanisme suscite l'affirmation d'un paradigme d'intelligibilité rationnelle, délié de l'obéissance aux transcendances astrales. Le génie de Galilée substitue au modèle archaïque discrédité le modèle de la science nouvelle fondé sur l'alliance du calcul mathématique et de la physique expérimentale. La condamnation de Galilée par le Saint-Office en 1633 marque le début d'une ère nouvelle caractérisée par le progrès irrésistible de la science exacte et rigoureuse.

La révolution galiléenne, d'abord limitée au domaine de la physique, gagne de proche en proche, elle s'étend au territoire entier de la connaissance y compris le domaine humain, en dépit de sa confusion apparente et de ses contradictions. Pendant longtemps, le voile de la Révélation chrétienne, jalousement maintenu par l'Église, protège de ses [131] interdits les phénomènes de la vie mentale et de la vie sociale. L'Église est le gestionnaire et la garante des valeurs morales et politiques ; toute atteinte à Tordre établi revêt la signification criminelle d'un sacrilège. La cohérence de l'Ancien Régime tient pour beaucoup à l'omniprésence de ce sentiment du sacré qui cimente entre elles les composantes les plus incohérentes du genre de vie. Inventeur de la physique scientifique, Galilée est condamné comme hérétique et blasphémateur. Toutes les autorités à tous les niveaux possèdent également un caractère sacramentel, sanctionné par les cérémonies de l'Église, à commencer par l'autorité du souverain ; l'onction du sacre fait de lui un dignitaire ecclésiastique d'une catégorie particulière. Toute autorité qui émane de lui bénéficie à son rang d'une part de cette garantie transcendante qui lui a été concédée par les représentants légitimes du Dieu Tout-Puissant.

Galilée, envers et contre l'Inquisition, a dénié au Dieu de la Bible tout droit de regard sur le champ opératoire de la science exacte et rigoureuse. Pareillement, la désacralisation du domaine politique avait été pleinement réalisée, un siècle avant Galilée, par un autre Florentin, Nicolas Machiavel, dans son traité du Prince, dont la rédaction avait été achevée en 1513. L'analyse du domaine politique, menée à bien avec une lucidité impitoyable, aboutit à une totale démystification de la rhétorique du pouvoir. Les princes de ce monde, empereurs, papes ou rois poursuivent, sous les prétextes moraux et religieux dont ils s'enveloppent, une lutte impitoyable pour la prédominance. Les conflits politiques et militaires se situent dans un champ de forces régi par les lois d'une mécanique qui assure la victoire du plus habile, du plus cruel, du plus rusé. Les motivations pieuses, les argumentations idéologiques sont les nuages de fumée dont s'enveloppent les tyrans les plus terribles afin de parvenir plus efficacement à leurs fins. Sous les pompeuses parures du droit divin se poursuivent les cyniques entreprises d'un droit qui n'est même pas humain. Les analyses de Machiavel eurent un immense effet de scandale, qui se perpétua au cours des siècles. Machiavel échappa aux tribunaux ecclésiastiques, sans doute parce que son livre est de peu antérieur à la Réformation et à la Contre-Réforme qui s'ensuivit ; mais la réprobation morale dont il fut l'objet se fait encore sentir aujourd'hui, alors que Galilée est depuis longtemps amnistié et réhabilité, même à Rome.

Galilée a détruit définitivement l'ancien régime de la science, pour y substituer le nouveau régime de l'intelligibilité scientifique. Machiavel détruit d'une manière radicale l'ancien régime de la politique de droit divin, mais l'analyse qu'il substitue au discours traditionnel n'instaure pas un régime de légitimité rationnelle. Il met en lumière une dynamique des passions les plus déraisonnables, utilisant la violence nue au service du désir de domination et du calcul impitoyable, qui ne respecte pas la spécificité des valeurs humaines. Les communautés, petites ou grandes, apparaissent comme des champs de forces, théâtres de conflits où les [132] notions de bien et de mal perdent toute signification. L'espace social de la vie intérieure comme celui de l'existence internationale sont des déserts de valeurs dont l'observation objective réduit l'observateur au désespoir. Seule la volonté de puissance, aidée par la mise en œuvre des moyens les plus radicaux, permet au tyran de parvenir à ses fins. La seule sanction est celle du succès : si Hitler n'avait pas perdu sa guerre, il serait mort comme Staline, auréolé de gloire, entouré de la vénération des sujets de son empire, du moins de ceux qui auraient survécu à ses persécutions et à ses massacres.

Autrement dit, Machiavel ne réalise pas une révolution galiléenne avant la lettre. Il ne réduit pas à la raison un domaine soustrait à l'emprise du droit divin, puisque la politique est pour lui la violation permanente des droits de la raison et de l'humanité. L'intervention de Galilée et la généralisation de l'intelligibilité rationnelle prendront effet avec l'apparition d'une espèce de penseurs qui s'efforceront de définir un style de réflexion applicable aux rapports entre les hommes, droits et devoirs, obligations mutuelles, dont les fondements ne sont plus cherchés dans les enseignements révélés des Écritures, selon les interprétations de l'Église, mais dans l'exigence de la vérité universelle. Les grandes découvertes, élargissant l'horizon borné de l'Occident, révèlent que l'humanité déborde en tous sens les limites de la chrétienté. Il existe d'innombrables peuples sauvages honorant leurs dieux propres ; il existe de grandes civilisations, pratiquant des religions et des sagesses parfaitement respectables, irréductibles aux dogmes du christianisme ou en tout cas indépendantes d'eux.

Les penseurs de la modernité entreprennent de définir un nouvel ordre social, juridique et moral, en dehors de la révélation chrétienne et du contrôle ecclésiastique, mais respectueux de la spécificité humaine, qui, aux yeux de Machiavel, n'était que la résultante de conflits inexpiables entre volontés de puissance concurrentes, la plus forte finissant par écraser la plus faible. La critique radicale exposée par le Florentin eut un effet salutaire ; ce n'est pas avec de bons sentiments qu'on fait de la bonne politique. La démystification ramena décidément la spéculation politique du ciel sur la terre. Les théoriciens du droit naturel entreprirent, au XVIIe et au XVIIIe siècle, de définir les principes d'un ordonnancement juridique applicable à la communauté humaine dans son universalité, sous la seule autorité de la raison. La méthode rigoureuse qui faisait chaque jour ses preuves dans le domaine des mathématiques et de la physique expérimentale devait pouvoir s'appliquer aussi dans l'organisation des sociétés humaines. Il fallait débarrasser cet ensemble de phénomènes des superstitions adventices, des surdéterminations de toute espèce qui faisaient obstacle au libre exercice d'une connaissance exacte et rigoureuse. S'il existe des lois précises qui régissent les rapports entre les corps physiques, il doit être possible d'en établir d'autres applicables aux rapports entre les individus humains. La [133] politique est une science et non un amalgame de traditions injustifiables, agglomérées au cours des siècles, imposées par la force et manipulées par des mystificateurs abusifs.

Hobbes, dans son Léviathan (1651), affirme : « L'art de constituer et de maintenir les États consiste en des règles certaines, comme l'arithmétique et la géométrie, et non, comme le jeu de tennis, en pratique seulement [8]. » Le XVIIIe siècle verra se développer l'analyse rationnelle de la communauté humaine. La théorie du droit naturel propose l'axiomatisation de la vie sociale selon les normes des sciences morales et politiques. La différence avec l'entreprise de Machiavel est que celle-ci n'admettait aucun présupposé de valeur ; les rapports entre les individus étaient observés selon la perspective de neutralité objective qui prévaut chez le naturaliste étudiant le comportement d'une colonie de fourmis ou d'une population de fauves. Pour les penseurs du droit naturel, les êtres humains ne sont pas de simples agents physiques ; ils mettent en oeuvre une réalité spécifiquement humaine, c'est-à-dire répondant à un signalement axiologique. À la différence du lion ou de l'abeille, l'homme, de par sa nature, est un sujet de droits et de devoirs qui permettent de définir son statut au sein des communautés auxquelles il participe. Les maîtres du droit naturel, Althusius, Grotius. Pufendorf et leurs émules, définissent les règles d'un bon fonctionnement de la société nationale et internationale, conformément aux exigences de la justice et de la raison. Ils proposent les schémas d'une intelligibilité idéale, assurant l'équilibre et la concorde sur la terre des hommes, en vertu d'une justice distributive.

À la fin du XVIIIe siècle se trouve ainsi élaboré le projet de la Cité idéale, dont on trouve la description, en particulier, dans les écrits du philosophe Kant. Une constitution démocratique rassemble les citoyens, conscients de leurs droits et de leurs obligations dans des ensembles d'une ampleur croissante, et qui se coordonnent entre eux sur le modèle d'un système fédéral, capable d'englober à la limite l'humanité entière dans une république cosmopolitique.

Les Lumières : Réforme et Révolution.

La doctrine du droit naturel ne proposait qu'une épure géométrique de l'ordre social, axiomatisé à partir d'une définition abstraite de l'être humain. Cette théorie joue un rôle très important au cours du siècle des Lumières, dont elle formule le programme social et politique. Les souverains éclairés de bonne volonté, leurs ministres et leurs administrateurs s'inspirent de ce modèle ; ils y cherchent des directives pour réformer leurs États, pour y introduire plus d'ordre et de régularité, plus de justice, pour corriger les abus les plus criants. Un peu partout, dans les Allemagnes. en Russie, en Italie, dans la péninsule Ibérique, des [134] codes, des lois de toute espèce sont promulgués, dans un désir d'amélioration matérielle, intellectuelle et morale du genre de vie. A force de corrections de toute espèce, la civilisation européenne remédie à certains de ses défauts les plus criants ; les absurdités, inégalités et superstitions de l'Ancien Régime se trouvent en régression un peu partout : mais les perfectionnements ne portent que sur les détails. La structure d'ensemble du système traditionnel demeure intacte, ainsi que les valeurs plus ou moins confuses sur lesquelles il se fonde. Même éclairés, les souverains exercent une autorité de droit divin ; la raison qu'ils mettent en œuvre trouve sa justification dans leur bon plaisir, et leurs sujets n'auraient rien à dire si leur volonté se corrompait, si, de bonne, elle devenait mauvaise. Seul le chef de l’État possède un droit d'accès à la raison ; ses sujets sont soumis à son décret. On a souvent critiqué la formule « despotisme éclairé », sous prétexte que les Lumières se trouvent en contradiction avec le despotisme, obscurantiste par nature. La formule se justifie pourtant, car le roi éclairé impose despotiquement ses décisions à ses sujets. Les bienfaits qu'il leur accorde sont des grâces qu'il leur fait et non des droits qu'il leur reconnaît.

La France n'avait pas bénéficié de souverains éclairés. Les Lumières, en France, étaient peut-être plus répandues qu'ailleurs, mais elles n'étaient pas parvenues autant qu'ailleurs à se frayer un chemin jusqu'au trône. En dehors de la trop brève expérience Turgot, bientôt interrompue, les tentatives de réforme s'étaient heurtées à l'inertie du pouvoir et à la résistance des privilégiés. C'est pourquoi la Révolution éclata en France et non ailleurs, alors que les abus et injustices étaient moins criants en France que dans la plupart des autres pays. L'obstination des résistances exaspéra les exigences de changement, et l'impossibilité de la réforme suscita la Révolution, anéantissement subit et total de l'Ancien Régime, ouvrant la voie à l'institution d'un régime différent. Comme on avait fait place nette, il était possible de repartir à zéro, et d'édifier une structure toute neuve. Les réminiscences et superstitions balayées, on pouvait donner entièrement raison à la raison, et substituer à une accumulation de normes contradictoires, confuses et périmées, une architecture régie par la seule lucidité d'une politique en esprit et en vérité. Le travail constitutionnel des assemblées révolutionnaires revêtait ainsi une valeur exemplaire ; c'était une expérimentation à l'échelle du pays le plus riche et le plus peuplé de l'Occident.

En même temps que d'un renouvellement total des structures juridiques, il s'agissait d'une mutation des valeurs qui les sous-tendaient. Fondement du régime, la monarchie est elle-même mise en cause ; elle perd sa sacralité, son caractère absolu, dès le moment où les États généraux, se constituant en Assemblée nationale, affirment la supériorité de leur autorité par rapport à celle du roi. Le débat constitutionnel, avec ses subtilités techniques, présuppose un autre débat, sur le fondement même de l'autorité, sur la signification des [135] rapports entre les individus et les communautés. La politique est plus que la politique ; elle ne concerne pas seulement la surface extérieure des êtres humains, elle met en cause leur être intime, leur identité profonde, la conscience qu'ils peuvent avoir d'eux-mêmes et de leurs semblables, le sens de leur dignité, leurs attentes et leurs aspirations. L'abolition de l’Ancien Régime, la diminution capitale, puis la suppression de la fonction royale, la négation des hiérarchies et autorités traditionnelles, la modification radicale du genre de vie, y compris les obligations et les droits de chacun à l'égard de tous et à l'égard de l'État, sont autant d'indices d'un réaménagement de la condition humaine, participation de chaque individu à la grande Révolution.

Or, si le débat politique s'étale au grand jour des débats parlementaires et des polémiques dont ils s'accompagnent, cet autre débat profond de chacun avec lui-même, crise de conscience et crise des valeurs, est beaucoup moins apparent. L'équilibre existentiel des hommes et des femmes se trouve privé de ses appuis traditionnels, de ses références et corrélations : les notions mêmes du convenable et de l'inconvenant dans la vie quotidienne, les obligations de toutes sortes, le respect qu'on doit ou celui auquel on a droit, les régulations et codes multiples de la politesse et du bon usage, toute cette zone à la fois intime et externe de la vie personnelle se trouve remise en question, ce qui suscite inquiétudes, angoisses et anxiétés. On ne détruit que ce qu'on remplace. L'Ancien Régime imposait un mode de vie ; abusif ou pas, il avait son utilité. Sa suppression engendre un vide qu'il est indispensable de combler. Les conformités abolies, ancrées dans l'immémorial, ne faisaient pas problème ; les nouvelles doivent être justifiées d'une manière ou d'une autre, c'est-à-dire qu'elles appellent la critique.

Les maquettes juridiques élaborées par les experts en droit constitutionnel, chefs-d'œuvre d'intelligibilité technique, évoquent ces vues de « villes idéales » peintes par des artistes de la Renaissance italienne, selon les normes d'une architecture conforme aux exigences de l'esthétique géométrique. Ces ensembles de bâtiments d'une parfaite rigueur, semblables à des décors de théâtre, ont quelque chose de glacé ; les rues et les places qu'ils proposent au regard sont vides de promeneurs, d'habitants, de chiens errants, (les projets excluent toute présence de l'humanité réelle, avec son désordre et ses irrégularités, sa bigarrure concrète. Pas une figure n'apparaît aux fenêtres ; le paysage urbain évoque une cité où la vie aurait été anéantie par une bombe à neutrons.

La France en carrés.

La Révolution, en tant que substitution d'un ordre nouveau à l'Ancien Régime, peut être considérée, sous l'angle constitutionnel, comme le [136] triomphe de l'esprit de géométrie. Les débats des assemblées parlementaires, au cours desquels les experts s'attachent à axiomatiser le nouvel espace politique, attestent un oubli systématique des dimensions existentielles de l'existence humaine. Les législateurs, saisis par l'esprit d'un totalitarisme rationnel, entreprennent de soumettre le pays à un impitoyable nivellement géométrique. Mathématicien lui-même. Condorcet pose le problème de la Constitution dans les termes de la science rigoureuse :

Donner à un territoire de 27 000 lieues carrées, habité par 25 millions d'individus, une Constitution qui, fondée uniquement sur les principes de la raison et de la justice, assure aux citoyens la jouissance la plus entière de leurs droits : combiner les parties de cette constitution de manière que la nécessité de l'obéissance aux lois, de la soumission des volontés particulières à la volonté générale, laisse subsister dans toute leur étendue et la souveraineté du peuple et l'égalité entre les citoyens et l'exercice de la liberté naturelle, tel est le problème que nous avions a résoudre [9].

L'essence de la Révolution trouve ici sa formulation dans les termes d'un problème d'algèbre, dont les prolongements ont parfois un caractère délirant. Les Constituants, une fois abolies les anciennes provinces qui donnaient au royaume la configuration d'un patchwork bigarré et tout à fait irrationnel, entreprennent de substituer à ce désordre scandaleux l'ordre de l'intellect. Les nouvelles circonscriptions administratives soumettront la géographie à la loi de légalité républicaine. Sur la carte de France.

en adoptant Paris pour centre, on forme un carré parfait de 18 lieues sur 18. Ces 324 lieues carrées tonneront un département territorial. Sur chaque côté de ce premier carré, on en forme un autre de même surface, et ainsi de suite jusqu'aux frontières. En approchant des frontières, on n'obtiendra plus de carré parfait, mais on délimitera toujours des surfaces aussi voisines que possible des 324 lieues carrées... [10].

Chaque département sera subdivisé en 9 communes de 36 lieues carrées et chaque commune en 9 cantons de 4 lieues carrées, ce qui donnera au total 720 communes et 6 480 cantons pour la France ainsi normalisée. Une démographie égalitaire fera entrer dans ces cadres une population homogénéisée :

Si la population du royaume était également répartie, 26 millions d'âmes donneraient sur une superficie de 20 000 lieues carrées 1 000 individus par lieue carrée. Les cantons étant de 4 lieues carrées, chacun devrait contenir 4 000 habitants et son assemblée primaire renfermer 660 citoyens actifs (plus une fraction) [11]...

[137]

La géographie révolutionnaire se présente comme du géométrique plaqué sur du vivant. Le mathématisme morbide de Sieyès et de ses amis se heurta à la résistance imprévue des montagnes, des fleuves, des déserts et des lacs, à l’inégale fertilité des terres et à la répartition inégale de la population, en fonction des ressources disponibles et des opportunités offertes par le relief. La tâche était impossible, de procéder à un nivellement général du sol accompagné d'une distribution égalitaire des richesses et des individus. Les Constituants durent renoncer à l'application intégrale de leurs fantasmes schizophréniques, mais le schéma d'un rigoureux quadrillage topométrique de l’espace-temps républicain, soumis à la dictature de l'équerre et du niveau, à la discipline d'un système unitaire de poids et de mesures déterminés en toute exactitude scientifique, demeure présent à l'arrière-plan de la conscience des législateurs tout au long de l'accomplissement de leur prodigieuse activité pour le remodelage de la France. Brasilia, ville nouvelle, capitale idéale de la république fédérale du Brésil, est construite sur un plan géométrique, en fonction de grands axes coordonnés entre eux. Rues et avenues, blocs d'habitations, immeubles et appartements sont désignés en vertu de codes arithmétiques. Une formule de trois chiffres suffit pour déterminer n'importe quelle adresse. On n'a pas encore numéroté les habitants, avec des coefficients indiquant l'âge, le sexe et les paramètres de l'identité. Ce dernier pas franchi, un seul ordinateur régira le fonctionnement urbain dans son ensemble.

Les fonctionnaires tenus de résider dans la capitale brésilienne font tout ce qu'ils peuvent pour se dérober à cette obligation. La métropole construite au milieu d'un désert, ce qui rend l'évasion impossible, est considérée par ses habitants comme une « prison sans murs ». La formule s'appliquerait rétroactivement à la République idéale conçue par les révolutionnaires français. Telle est la substance des réquisitoires développés par les ennemis du régime de Paris, en particulier l'Irlandais Edmund Burke dans ses Réflexions sur la révolution en France (1790) et le Savoyard Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France (1796). Ceux qui veulent, en vertu dune idéologie absurde et dérisoire, découper la France en carrés enfreignent toutes les lois divines et humaines. Il n'y a pas de pire déraison que la déraison de la raison, lorsqu'elle se laisse aller à déraper, à prendre la tangente par rapport au domaine humain. Les promoteurs des réglementations et constitutions ont prétendu couper leurs racines, dénoncer le pacte d'alliance de chaque société avec son passé immémorial. Ils se sont faits volontairement amnésiques, sans se rendre compte qu'ils se mutilaient eux-mêmes, en abandonnant le lest ontologique assurant l'équilibre de leur vie personnelle. Hommes sans ombre désormais, réduits à l'obéissance de l'intellect, errant dans un vide de valeurs, où chacun est substituable à tous dans l'indifférence générale dune société rigoureusement anonyme.

[138]

La nation, idée romantique,
pour remédier aux carences de la cité géométrique.


L'invention de la nation, le cri de Valmy doit se comprendre comme une initiative destinée à remédier à la dangereuse carence suscitée par la mise en place de la démocratie géométrique. Il existe un écart, qui va jusqu'à la contradiction, entre l'ambiance festivale, le défoulement passionnel des journées révolutionnaires et l'atmosphère glacée engendrée par les édifices constitutionnels. La prise de la Bastille, la fête de la Fédération exposent un contenu positif, elles commémorent une présence humaine qui fait défaut aux épures des législateurs. Les combattants de Valmy devaient se dire à eux-mêmes, et dire à l'ennemi, pourquoi ils combattaient. On ne se bat pas pour des idées abstraites, on se bat pour des valeurs, pour des raisons de vivre et d'espérer. La Révolution représente le moment où, dans le domaine français, l'exigence des Lumières, trop longtemps contenue, passe à I acte et s'affirme au grand jour avec une irrésistible énergie. Les mots d'ordre de l'insurrection peuvent s'énoncer sous forme de mots clefs de caractère positif, tels que : « Liberté, égalité, fraternité », fondements d'un ordre nouveau qui doit être établi sur les ruines de l'ancien.

Mais ces termes correspondent à des idées trop générales. Les vaillants soldats de Valmy ne pouvaient guère arborer la fraternité au bout de leurs baïonnettes, ni même revendiquer la victoire au nom de l'égalité. Sans doute « Vive la liberté ! » aurait pu faire l'affaire ; les Français avaient conscience de s'être mobilisés pour apporter la liberté au monde, au besoin contre le gré des bénéficiaires de cette conception de la liberté. Kellermann a crié : « Vive la nation ! » et cette parole reprise en écho par les troupes françaises paraît en effet convenir à la situation. Le peuple en armes a conscience de se trouver là pour défendre contre l'envahisseur le patrimoine de valeurs nouvellement acquis, et dont on prétend lui retirer la jouissance. Le mot de « nation » paraît préférable parce qu'il possède une consonance charnelle, irréductible à une réduction de type intellectualiste. Bien des révolutionnaires sont morts pour la liberté, ou du moins ont cru donner leur vie pour elle. À commencer par Mme Roland qui, au pied de la guillotine, s'écrie : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » dette protestation même atteste que l'idée de liberté demeure ambiguë ; elle varie d'un individu à l'autre et d'un peuple à l'autre. La liberté des uns fait obstacle à la liberté des autres. Il s'agit là d'une idée philosophique, au contenu incertain.

Le mot nation, dont l'étymologie renvoie, nous l'avons dit. à la nature et à la naissance, est doté d'une consonance vitale. Il n'appartient pas au domaine de la raison raisonnante et de l'analyse algébrique : il évoque [139] l'ordre biologique, les mystères du sang, de la vie et de la mort. L'appartenance nationale d'un individu lui est imposée par ses origines ethniques et familiales ; elle lui est transmise dès le berceau, avec les premiers soins et les premières nourritures, avec les mots du langage auquel il est initié, avec les rites de l'éducation et de la religion, avec le répertoire immémorial des traditions qui rythment l'existence dans les plus petites choses et dans les plus grandes. L'identité sociale correspond à l'existence d'une hérédité, collective et individuelle à la fois, patrimoine antérieur à toute prise de conscience lucide, intérieur et extérieur à l'individualité.

Le sujet des philosophes rationalistes, le Je conscient de soi et transparent à lui-même, le Je du Je pense cartésien, n'est qu'une fiction abstraite, support d'une pensée universelle et vide de contenu qui lui soit propre. Le cogito de Descartes est branché directement sur le système de Descartes, attribué à tout un chacun par une justice distributive. Tous les sujets pensants sont substituables les uns aux autres ; chacun est pareil à tous et personne ne reconnaît personne. Ainsi le credo républicain des droits de l'homme et du citoyen ne reconnaît entre les individus aucune différence ; ils sont tous construits sur le même modèle, et non discernables entre eux au sein de la cité universelle cosmopolitique. Peu importe ces caractères adventices que sont le sexe, la couleur de la peau, la langue, la religion, les mœurs et le style de vie. L'homme essentiel, le seul qui compte, apparaît une fois l'individu concret dépouillé de ces oripeaux bariolés sous lesquels il dissimule l'authenticité de sa nature. Ainsi du morceau de cire dans la fameuse parabole de Descartes : la cire véritable n'est pas celle qu'on voit, qu'on touche et qu'on sent, mais une entité cachée derrière les apparences et accessible seulement à l'« inspection de l'esprit ».

Situation étrange. Les soldats de Valmy se considèrent comme les missionnaires des droits de l'homme et du citoyen selon la révélation des Lumières, annonciateurs de l'évangile de la révolution universelle. Leur ambition suprême est d'établir à la surface de la planète la cité fraternelle de l'ordre cosmopolitique. Éternelle contradiction des révolutionnaires qui prétendent faire prévaloir la justice et la raison par la force des armes, ce qui prouve que leur raison n'est pas capable d'avoir raison par ses propres moyens et sa seule autorité. Le cri de Valmy évite la difficulté. L'invocation de la nation ne se réfère pas à l'œcuménisme cosmopolitique du droit naturel ; il évoque la différence et non l'universalité, la France en sa spécificité, dont les combattants incarnent la présence réelle et résolue en ce moment de son histoire.

Montesquieu a noté un jour dans ses cahiers : « Je veux bien être le témoin de la vérité, mais non le martyr. » Parole qui peut être comprise comme l'expression d'un manque de courage chez un intellectuel de cabinet. Plus profondément peut-être, Montesquieu estime que la vérité, si elle est authentique, n'a pas besoin de la passion du martyre ; elle doit [140] prévaloir par elle-même, sans intervention des cris, des larmes et du sang, qui ne changent rien à l'ordre vrai et immuable des idées. La nation, exaltée à Valmy, appelle le cri et le sang, parce qu'elle n'est pas de Tordre des vérités intellectuelles. Elle annonce la résolution conjointe d'une communauté d'individus rassemblés par une identique exigence pour le service des mêmes valeurs, à n'importe quel prix, fût-ce au prix de la vie. L'exigence du particularisme français l'emporte sur celle de l'universalité ; ou plutôt le bon particularisme français se dresse contre le mauvais particularisme prussien. Les soldats de la République professent par les armes le particularisme de l'universalité. Du moins ils le croient, et l'aventure militaire qui commence à Valmy va durer plus de vingt ans, opposant la France à la majeure partie de l'Europe, sans que les volontaires de 1792 et de toutes les campagnes qui suivront renoncent à cette intime conviction qui les anime d'être les propagandistes de la bonne cause.

L'idéologie des Lumières, axiomatisée par les codes révolutionnaires, ne se situe pas dans le même ordre que la conscience nationale. L’amalgame entre ces deux contenus de pensée, qui se réalise dans la conscience des soldats de Valmy, résulte d'une confusion, présente chez la plupart des révolutionnaires convaincus, entre des valeurs non compatibles entre elles. La nation n'est pas une réalité conceptuelle ni conceptualisable ; elle intervient dans l’ordre de l'inconscient. On peut certes en parler, mais elle ne peut être complètement élucidée parce que ses tenants et aboutissants mettent en cause les soubassements de la personnalité. Nos orientations premières, nos options décisives répondent à des partis pris irréductibles, correspondant à des engagements en lesquels s'enracinent nos attitudes fondamentales à l’égard du monde, à l'égard des autres et de nous-même. Chaque homme a sa façon d'aimer ou de haïr, d'être heureux ou malheureux, d'être malade ou de chanter. Les modalités de son incarnation s'appliquent aussi à ses rapports avec ses semblables, parents, amis, alliés et concitoyens. La personnalité d'un individu s'affirme comme une succession concentrique de zones de présence : le corps organique, lieu de la présence charnelle, trouve une première expansion dans une couche de communication avec le voisinage physique et humain. Nous existons aussi en participation avec autrui : nous souffrons, nous nous réjouissons avec ceux qui nous entourent, et cette faculté de décentralisation par rapport à notre lieu propre s'étend de proche en proche selon les différents vecteurs de la proximité. Un individu donné appartient à des communautés plus ou moins étendues de langue, de religion, de tradition régionale, de corps professionnel ou de classe sociale, etc. Ces solidarités, explicites ou implicites, se composent entre elles, s'organisent en ensembles significatifs où s'entremêlent dans une symbiose organique des éléments conscients et des éléments inconscients, les options lucides n'étant pas les plus déterminantes.

[141]

Selon Victor Hugo, « l'unité d'une nation est un fait de végétation mystérieuse, et résulte du sol, du climat, des circonstances, surtout du génie propre de la nation elle-même, de son espèce pourrait-on dire [12] ». Ainsi il y aurait une identité nationale, analogue sans doute à l'identité individuelle, et résultant d'une croissance conditionnée par le milieu. Le « génie de la nation » doit se comprendre par analogie avec le génie individuel, c'est-à-dire l'âme d'une personne. « La France est une personne », disait Michelet ; Hugo ajoute : « ce qui constitue une nation, c'est son unité. Or l'unité se compose de deux éléments : l'indivisibilité et la perpétuité [13] ». Crier « Vive la nation ! » c'est effectivement affirmer que la nation est un être vivant, dont la vie doit être défendue et exaltée, au prix du dévouement, jusqu'au sacrifice, des guerriers qui arborent ce mot d'ordre.

Le propos de Victor Hugo utilise le mot « végétation » et le mot « espèce », qui appartiennent au vocabulaire de la biologie ; le « mystère » de la végétation évoque une croissance inconsciente, comme celle d'un être vivant qui obéit à une impulsion non justifiable en raison, jaillissant des profondeurs de la terre, puissance occulte, énergie sacrée. Une autre formule attire l'attention : le « génie propre de la nation », personnification d'un vouloir-vivre à l'échelle d'une vaste communauté, agissant selon des goûts, des exigences et des finalités immanents, émergeant des profondeurs de l'inconscient collectif et caractéristique de chaque culture nationale en particulier. Aucune de ces indications ne concerne le domaine politique proprement dit. Ce qui peut paraître surprenant, si l'on admet que l'idée de nation se fait jour à l'époque de la Révolution, laquelle apparaît comme un bouleversement et une restructuration de l'ordre français, phénomène majeur de l'histoire politique. Le vocabulaire de Hugo ou de Michelet est complètement différent de celui auquel avaient recours les experts en droit constitutionnel qui construisaient le schéma du nouvel État révolutionnaire.

Les jurisconsultes de 1789 étaient des hommes des Lumières. Hugo et Michelet sont des romantiques ; leur langage se déploie selon l'ordre de l'organicisme romantique, tout à fait différent de l'intellectualisme propre aux théoriciens du XVIIIe siècle, auquel demeurent fidèles les Idéologues, théoriciens de la Révolution. Dans le texte de Victor Hugo, l'expression génie de la nation correspond à l'une des notions maîtresses de la sociologie et de la politique romantiques germaniques, la notion de Volksgeist, « esprit du peuple », âme collective d'un groupe ethnique, qui s'incarne dans les créations spontanées de la culture populaire. Cette notion apparaît au cours du dernier quart du XVIIIe siècle, en particulier dans les écrits de Herder, qui mène le combat contre les théoriciens français et allemands des Lumières. Les tenants de l’Aufklärung affirment la priorité de l'intellect dans l'ordonnance des pensées et des comportements des hommes. Individus et sociétés doivent se gouverner selon les principes rationnels, et donc pouvoir rendre [142] compte à eux-mêmes et aux autres de tout ce qu'ils pensent et de tout ce qu'ils font selon l'ordre de la rigueur mentale et de l'élucidation réfléchie.

Herder, romantique avant la lettre, estime que l'ordre des raisons se déploie comme une pellicule superficielle, une zone de justification logique, qui ne met pas en cause les motivations profondes de l'existence individuelle. Les beaux esprits des salons de Paris et de Berlin se trompent eux-mêmes et font illusion aux autres ; ils camouflent la réalité vitale derrière le voile des subtilités abstraites. La réalité humaine a ses racines profondes dans la zone des exigences vitales, des instincts et tendances dont procèdent les attitudes concrètes caractéristiques d'un individu. Le terroir des valeurs au niveau d'un inconscient individuel et collectif, aux confins de l'organique et du mental, forme un domaine irréductible à l'analyse, et pourtant décisif. Le primat de l'inconscient est l'une des découvertes majeures du romantisme, et l'une des plus méconnues, parce que ceux qui exploitent aujourd'hui cette découverte à tort et à travers ne veulent pas laisser voir qu'ils ont volé l'outil. L'anthropologie romantique prend en charge l'homme total, non pas dédoublé en un corps et un esprit dont chacun poursuivrait une existence autonome, mais dans l'unité concrète du corps et de l'esprit, y compris les réclamations profondes des instincts et des sentiments, dont l'unité se noue dans les régions obscures où disparaît, dans la mutualité des significations, la frontière entre le charnel et le spirituel. Car l'unité de l'homme s'impose en fait et en droit, même si elle défie nos possibilités d'analyse logique.

Organisme, peuple, nation, Zeitgeist (esprit du temps), Volksgeist (esprit du peuple) figurent en première place dans le vocabulaire du romantisme, chacune de ces notions évoquant une réalité qui excède par en haut et par en bas, en vertu d'une double transcendance, les possibilités de l'intellect analytique. Le texte de Hugo, scolie des Misérables, que nous avons cité date de 1848, année sainte du romantisme social à la française. En 1846, Michelet avait publié un manifeste de ce mouvement de pensée : le Peuple, dédié à son compagnon de combat Edgar Quinet. Un chapitre traite de l'« instinct du peuple, trop peu étudié jusqu'ici ». Son intention est « de trouver, en descendant sous cette terre stérile et froide, les profondeurs où recommence la chaleur sociale, où se garde le trésor de la vie universelle, où se rouvriraient pour tous les sources taries de l'amour... [14] ». La vérité du peuple se prononce aux profondeurs de l'instinct. Car « la pensée réfléchie n'arrive à l'action que par tous les intermédiaires de délibération et de discussion ; elle arrive à travers tant de choses que souvent elle n'arrive pas. Au contraire, la pensée instinctive touche à l’acte, est presque l'acte ; elle est presque en même temps une idée et une action [15] ».

[143]

Michelet et son ami Quinet sont des disciples de Herder ; ils se sont formés à l'école du romantisme allemand. Et tous deux aussi furent conjointement des admirateurs et des historiens de la Révolution française, qu'ils étudient et commémorent à la lumière des valeurs romantiques. Une partie du livre de Michelet traite de « La Patrie » ; question posée : « Les nationalités vont-elles disparaître ? » Réponse : « Loin que les nationalités s'effacent, je les vois chaque jour se caractériser moralement et, de collection d'hommes qu'elles étaient, devenir des personnes ; c'est le progrès naturel de la vie. Chaque homme, en commençant, sent confusément son génie ; il semble dans le premier âge que ce soit un homme quelconque ; en avançant, il s'approfondit lui-même et va se caractérisant au-dehors par ses actes, par ses œuvres [16]... » Si la France est une personne, c'est que chaque nation est douée d'une personnalité, à la fois physique et morale, physiologique et culturelle, qu'il lui appartient d'affirmer à la face du monde, au sein de la communauté humaine.

Ainsi Michelet oppose aux valeurs d'universalité abstraite les valeurs de singularité concrète incarnées par les nations :

Plus l'homme avance, plus il entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à l'harmonie du globe ; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre et dans sa valeur relative, comme une note du grand concert, et il s'y associe par elle ; en elle, il aime le monde. La patrie est l'initiation nécessaire à l'universelle patrie. [...] Et si nulle âme ne périt, comment ces grandes âmes de nations, avec leur génie vivace, leur histoire riche en martyrs, comble de sacrifices héroïques, toutes pleines d'immortalité, comment pourraient-elles s'éteindre ? [...] La nationalité, la patrie, c'est toujours la vie du monde. Elle morte, tout serait mort. Demandez plutôt au peuple, il le sent [17]...

Michelet, en cette époque axiale du XIXe siècle, songe expressément au destin douloureux et menacé de la Pologne et de l'Italie. Mais son analyse lyrique évoque clairement le partage des eaux entre l'universalisme abstrait et niveleur des Lumières et la culture romantique, dans son respect des différences et de l'individualité singulière des individus et des peuples. L'intellectualisme du XVIIIe siècle construit des modèles de sociétés selon les principes « le la raison raisonnable ; les individus se combinent entre eux par de libres associations appelées à se fédérer sans différence depuis le groupe familial jusqu'à la totalité cosmopolitique du genre humain en passant par des agrégats de plus en plus étendus. Ainsi se constitue par voie de complexité croissante une totalité fonctionnant selon les normes d'une sociologie mécaniste et artificielle. À cette physique sociale, la vision romantique du monde oppose une physiologie sociale dont le paradigme est la communauté vivante et organique, [144] unissant dans les rythmes d'une même existence des individus de même sang, de même parole et de croyances identiques. La société se présente comme un agrégat d'individus, égaux en droit, substituables les uns aux autres et qui peuvent s'additionner jusqu'à l'infini. La communauté rassemble des êtres vivants liés entre eux par d'intimes complémentarités, par la communion des sentiments et des coutumes, du genre de vie. par cette identité essentielle d'un vouloir-vivre ensemble, en laquelle Renan voyait le principe de la nation [18].

Le cri paradoxal de Valmy.

Reste à savoir ce que voulaient dire au juste, à Valmy, le 20 septembre 1792, les « patriotes » qui crièrent : « Vive la nation ! » Si notre analyse est exacte, ce cri doit être considéré comme un cri romantique. Or, ceux qui le poussaient étaient des révolutionnaires conscients et organisés, tenants de l'idéologie des Lumières et de l'universalisme des droits de l'Homme, qui débouche sur la république universelle des citoyens du monde. Il y a une contradiction certaine à faire la guerre à ses voisins au nom de la paix et de l'harmonie universelles. Les révolutionnaires français, très rapidement, tenants de la concorde fraternelle, se livreront à une guerre civile atroce et systématique, généralisée en guerre étrangère au-delà de toutes les frontières. L'exaltation des vertus républicaines et philanthropiques suscitera la Terreur et l'impérialisme militaire, qui assureront l'avènement de Napoléon Bonaparte.

Par ailleurs, il semble paradoxal d'attribuer au général Kellermann et à ses vaillantes troupes un état d'esprit romantique, pour la bonne raison que le domaine français, à l'époque, se trouve au-dessus de tout soupçon de romantisme. En Allemagne même, la conscience romantique proprement dite ne s'affirmera que par réaction à la nouvelle conjoncture historique engendrée par les événements de France, très précisément en 1797-1798, cinq ou six ans après le cri de Valmy. Quant à la France révolutionnaire et impériale, si elle abolit l'ancien régime politique et social, elle demeure obstinément fidèle à l'esthétique néo-classique chère aux Idéologues de la Décade et à Napoléon. Le romantisme littéraire et artistique ne fera une timide apparition dans le domaine français que sous la Restauration, et ne parviendra à s'imposer qu'après 1820. Les Méditations politiques et religieuses de Lamartine paraissent cette année-là ; la préface de Cromwell est de 1827 et la « bataille » d'Hernani de 1830.

Si donc ; le cri de Valmy, « Vive la nation ! » exalte les valeurs romantiques, il faut admettre que ceux qui poussaient ce cri ne savaient pas ce qu'ils disaient. Militants d'une cause, ils en servaient en réalité une autre. On peut le soupçonner si l'on s'avise que le brave général [145] républicain Kellermann fut fait, en 1804, par l'empereur Napoléon, maréchal de l'Empire, sénateur et duc de Valmy, toutes distinctions honorifiques peu compatibles avec l'esprit républicain. Personne pourtant n'y trouva à redire, ni le nouveau maréchal ni ses anciens compagnons d'armes, eux aussi engagés sur la voie de fructueuses carrières. Kellermann et ses soldats avaient ouvert la voie non à la démocratie universelle, mais à l'impérialisme napoléonien, lequel devait propager à travers le monde la revendication des peuples, opprimés précisément par le nationalisme français. Le XIXe siècle, inauguré par l'échec de la Révolution et la Restauration conservatrice, sera le siècle des nations en quête de leur unité et de leur identité, avec ; les conflits toujours recommencés, engendrés par les volontés de puissances concurrentes qui cherchent à s'imposer au détriment des autres.

C'est au nom des droits de l'homme que fut mise en œuvre la Terreur, comme aussi, bien plus terrible encore, la terreur stalinienne. C'est au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes que furent déclenchés les conflits majeurs du XIXe siècle. Les limites des nations sont floues. Combien faut-il de patriotes pour faire une nation ? L'insurrection vendéenne, avec ; ses conséquences atroces, n'était-elle pas l'affirmation d'une nationalité opprimée par le pouvoir central aux mains des Jacobins ? Les terrorismes d'aujourd'hui se réclament un peu partout d'une aspiration nationale dont le droit à l'existence n'est pas reconnu. Comment délimiter les contours légitimes d'une nation ? L'unité nationale comporte nécessairement une diversité intrinsèque. À partir de quelle dimension et de quelle intensité une communauté subordonnée peut-elle revendiquer son indépendance par rapport à la grande unité nationale et politique à laquelle elle appartient ?

*
*    *

Image d'Epinal, le cri de Valmy appartient à l'Histoire sainte de la Révolution. Comme bien d'autres mots historiques, il se révèle à l'analyse beaucoup plus complexe qu'il n'apparaissait d'abord. Il n'appartient pas au système de pensée des Lumières, univers du discours selon l'ordre des raisons, où le jugement doit se soumettre à la seule transparence de l'intellect. L'idée de nation, comme les idées apparentées de peuple et de patrie, émergent des profondeurs de l'âme collective, où prennent leur source les puissances irrationnelles de la vie. Les soldats de Valmy ne seraient donc pas des militants du droit naturel révolutionnaire, mais des missionnaires par anticipation d'un romantisme qui n'a pas encore pris conscience de lui-même, romantisme politique et social dont le déferlement va submerger l'Europe du XIXe siècle. D'où résulteront certaines conséquences favorables, et d'autres conséquences désastreuses pour l'humanité du XXe siècle, le siècle le plus barbare » de l'histoire du monde. L'histoire du monde est [146] le jugement du monde, mais il est toujours possible de faire appel de ce jugement. Et malheureusement, il n'existe pas de tribunal de cassation, de Cour suprême, qui puisse trancher définitivement le débat.

Georges Gusdorf

[147]

Dans quelle mesure exactement la mort d'un héros pour la patrie peut-elle être religieusement définie et défendue ? La réponse nous est donnée par les philosophes de la fin du XIIIe siècle, époque plongée dans les modes de pensée aristotéliciens et souvent averroïstes. Remigio de Girolami, Florentin qui avait étudié à Paris et semble avoir été le maître de Dante, était aussi corporatiste qu'on pouvait l’être. Bien qu'il n’adhérât pas comme Dante au corporatisme averroïste de l’âme, il n’en sacrifie presque pas moins l’âme individuelle à l'état collectif. Pour Remigio, la patria, la communauté citadine, doit avoir la préférence sur la famille et l'individu. L’homme est tenu d'aimer sa patria plus que lui-même ; elle doit venir dans son amour tout de suite après Dieu, « en raison de la similitude entre la cité et Dieu ». L’univers, argumente-t-il, est une image de Dieu plus parfaite que ne l'est la cité, mais la cité — un petit univers — est une image de Dieu plus parfaite que ne l'est l'individu. En d'autres termes, dans l'intérêt du corpus mysticum de la cité, Remigio dévalue étrangement l'individu physique, qui seul, selon la Genèse, fut créé à l'image de Dieu. Malgré quelques réserves, le Florentin allait cependant jusqu’à soutenir que le citoyen personnellement innocent, s'il pouvait empêcher son pays d'être condamné pour l'éternité à l'enfer, devrait volontiers consentir à sa propre damnation éternelle et même la préférer à son propre salut, si la cité était condamnée. Cela ne signifie pas plaider pour un simple pro patria mori, au sens d'un consentement à subir une mort naturelle ; il s'agit d'une tentative pour défendre même la mort éternelle de l'âme, la compromission du salut personnel et la béatitude de la vie éternelle au profit de la patrie temporelle.

Ernst Kantorowicz
Mourir pour la patrie (1951)

[148]

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant Spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.

Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager ; dans l'avenir, un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : « avoir souffert ensemble » ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes ; car ils imposent des devoirs ; ils commandent l'effort en commun.

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! Je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : « Tu m'appartiens, je te prends. » Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; .si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours revenir.

Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il après cela ? II reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des [149] nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu’un maître.

Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire, qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur, qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité ! que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !

Je me résume. Messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre-à-terre. « Consulter les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité enfantine. » — Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.

Renan, Qu'est-ce qu'une Nation ?
(conférence faite en Sorbonne en 1882)


[150]

Dans une perspective comparative qui met l'accent sur l'idéologie, la nation — celle de l'Europe occidentale au XIXe siècle est le groupe sociopolitique moderne correspondant à l'idéologie de l'Individu. À ce titre, elle est deux choses en une : d'une part une collection d'individus, de l'autre l'individu au plan collectif, face à d'autres individus-nations. On peut prévoir, et la comparaison des deux sous-cultures française et allemande le confirme, qu'il n'est pas aisé de combiner ces deux aspects.

Si nous considérons les deux idéologies nationales prédominantes, nous pouvons les caractériser comme suit. Côté français, je suis homme par nature et français par accident. Comme dans la philosophie des Lumières en général, la nation comme telle n'a pas de statut ontologique : à ce plan, il n'y a rien, qu'un grand vide, entre l'individu et l'espèce, et la nation est simplement la plus vaste approximation empirique de l’humanité qui me soit accessible au plan de la vie réelle. Ou 'on ne me dise pas que c'est là une vue de l'esprit/ Qu'on considère plutôt les grandes lignes de la vie politique française ou l'évolution de l'opinion en France autour des deux guerres mondiales... C'est dire que la nation comme individu collectif, et en particulier la reconnaissance des autres nations comme différentes de la française, est très faible au plan de l'idéologie globale. Il en est de même des antagonismes entre nations : le libéralisme français, comme la Révolution française avant lui, semble avoir pensé que la constitution des peuples, européens entre autres, en nations suffirait à régler tous les problèmes et instaurerait la paix : pour lui en fin de compte la nation se limite à être le cadre de l'émancipation de l'individu, qui est l'alpha et l'oméga de tous les problèmes politiques.

Côté allemand, nous prendrons l'idéologie au niveau des grands auteurs, mais je ne vois pas de raison de penser que sur ce point ils soient en désaccord avec les gens du commun. Ici, je suis essentiellement un Allemand, et je suis un homme grâce à ma qualité d'Allemand : l'homme est reconnu immédiatement comme être social. La subordination est généralement reconnue comme normale, nécessaire, en société. Le besoin d'émancipation de l'individu est moins fortement ressenti que le besoin d'encadrement et de communion. Le premier aspect de la nation — collection d'individus — est donc faible. Au contraire, le second — la nation comme individu collectif— est très fort, et là où les Français se contentaient de juxtaposer les nations comme des fragments d'humanité, les Allemands, reconnaissant l'individualité de chacune, se sont préoccupés d'ordonner les nations dans l'humanité en fonction de leur valeur— ou de leur puissance. On observera que le vieil ethnocentrisme ou sociocentrisme qui porte à exalter les nous et à mépriser les autres [151] survit dans l'ère moderne, ici et là, mais de manière différente : les Allemands se posaient, et essayaient de s'imposer comme supérieurs en tant qu'Allemands, tandis que les Français ne postulaient consciemment que la supériorité de la culture universaliste, mais s'identifiaient naïvement à elle au point de se prendre pour les instituteurs du genre humain.

Finalement, au-delà de leur opposition immédiate, l'universalisme des uns, le pangermanisme des autres ont une fonction ou une place analogue. Tous deux expriment une aporie de la nation qui est à la fois collection d'individus et individu collectif, tous deux traduisent dans les faits la difficulté qu'a l'idéologie moderne à donner une image suffisante de la vie sociale (intra- et intersociale). La différence est que l'idéologie française parvient à un prix très lourd à demeurer pauvre et pure de toute compromission avec le réel, tandis que l'idéologie allemande a, du fait de l'acculturation qui l'a constituée, amalgamé davantage d'éléments traditionnels aux éléments modernes et court un risque de grave dévotement quand cet amalgame est pris pour une véritable synthèse.

Louis DUMONT
Essais sur l'individualisme (1983)


[151]

La nation contre le nationalisme

Federico Chabot ! a professé son cours sur l’Idée de nation à Milan, pendant l'hiver 1943-1944. L'Italie du Nord était alors occupée par l'armée allemande qui maintenait tant bien que mal en place le régime de la République sociale italienne, dernier avatar de la dictature de Mussolini. Chabod était déjà connu bien au-delà des frontières de l'Italie pour ses travaux sur Machiavel et sur le règne de Charles Quint. S'il s'intéressa à la nation, prélude à sa grande Histoire de la politique extérieure italienne de 1870 à 1896 qui parut en 1951, le contexte de la guerre n'y fut certainement pas étranger. Federico Chabod devait en effet rejoindre les rangs de la résistance, débouché logique d'une opposition intellectuelle au fascisme qui ne s'était jamais démentie. Son cours était donc un acte de résistance, et lire à des étudiants le texte de la Marseillaise à Milan, à cette époque, prouvait s'il en était besoin le courage de cet historien. Pour Chabod, la nation n'était certainement pas méprisable. Et quel Italien aurait pu penser cela moins d'un siècle après l'unité ? Mais cela n'impliquait pas pour autant que l'on admît la dérive nationalitaire qui venait de conduire le monde à la guerre. [152] Chabod défend la nation contre le nationalisme ; son plaidoyer mérite d'être entendu.

Jean-Luc Pouthier


Il existe deux façons de considérer la nation : l'une, naturaliste, débouche fatalement sur le racisme ; l'autre est volontariste. Certes, l'opposition n'est pas toujours aussi tranchée : une doctrine à hase naturaliste peut intégrer dans une certaine mesure des facteurs volontaristes (éducation, etc.) ; de la même façon, il n 'est pas sûr qu'une doctrine à base volontariste doive dénier quelque rôle que ce soit aux facteurs naturels (milieu géographique, race. etc.). Mais c'est en mettant l'accent de manière plus ou moins forte sur l'un ou l'autre élément qu'une doctrine prend son caractère particulier.

Or, depuis le début, en terre allemande, le critère ethnique (c'est-à-dire naturaliste) est présent.

Il suffit de penser à la façon même dont Herder considère la nation comme un fait « naturel », aux caractères physiques « permanents » qu'il attribue aux diverses nations, sur la base du « sang » (la lignée) et du « sol » auquel ce sang reste attaché.

Au début du XIXe siècle, c'est Friedrich Schlegel, dans ses Leçons philosophiques de 1804-1805, qui met l'accent sur l'importance du facteur ethnique : « plus la souche est ancienne et pure, plus les coutumes le sont ; et plus les coutumes le sont, plus l'attachement qu'on leur porte est fort et vrai, plus grande sera la nation ».

On trouve donc logiquement chez lui, comme auparavant chez Möser et Herder, une hostilité à tout mélange avec un sang étranger, une fermeture, pour ainsi dire, de son propre monde à toute influence extérieure. Bien sûr, par la suite, il apparaîtra que seule la souche allemande est ancienne et pure ; et si, au début du XVIe siècle déjà, l'historien Aventinus avait mis en valeur, dans ses Annales ducum Boiariae, les affinités entre les Grecs et les Germains, cette affinité présumée est proclamée à grand bruit par la culture allemande de la fin du XVIIIe siècle, tout imprégnée de l'idée que, comme les Grecs furent autrefois le miroir le plus pur de l'humanité, les Allemands seraient désormais destinés à en devenir le véritable phare.

C'est ce qu'affirme, avec beaucoup de conviction, Friedrich Schiller : dans l'esquisse d'une poésie qu'il appellera ensuite Grandeur allemande (et que l'on peut dater de 1801), il s'exclame : « Les événements ont pu prendre un cours différent, mais il faut que celui qui crée l'esprit, même s'il a été dominé depuis les origines, finisse par dominer. Les autres peuples seront des fleurs fanées quand celui-là sera un fruit mûr et durable. Les Anglais sont avides de trésors, les Français de splendeur », [153] c'est aux Allemands qu’appartient la destinée la plus haute : « vivre en symbiose avec l'esprit du monde [...]. Chaque peuple a son heure dans l'Histoire ; l'heure des Allemands sera la moisson de tous les âges ».

En s'appuyant sur des facteurs naturalistes, la pensée allemande aura toujours plus tendance, au cours du XIXe siècle, à définir la nation par des critères externes : race et surtout territoire (sur lequel l'école géographique allemande de Ratzel mettra particulièrement l'accent).

Dans la Abhandlung über den Ursprung der Sprache, Herder avait parlé du langage comme d'une création de l'esprit, « un trésor de la pensée humaine où chacun crée quelque chose à sa propre façon », si bien que l'on ne pouvait imaginer de mettre la même langue dans la bouche de deux hommes différente (concept tout à fait moderne). Eh bien ! même la langue deviendra peu à peu une expression de la « race », ce qui l'amènera à se rigidifier dans un sens naturaliste.

Et tout comme on parlait de « souche pure », de race pure, on se mettra à parler de langue « pure », non « contaminée » : Fichte l'avait déjà dit, en revendiquant bien sûr pour les seuls Allemands ta capacité de posséder une telle langue pure, susceptible de conserver la clarté primitive des images et la fluidité fraîche et père nue de la conscience.

L'idée italienne de la nation repose en revanche sur des bases tout à fait volontaristes.

La très belle définition de la nation comme un « plébiscite de tous les jours » fut inventée par Renan. Mais on en trouve déjà la substance chez Mazzini et chez Pasquale Stanislao Mancini.

(...) Mazzini écrivait en 1835 : « Une nationalité comprend une pensée commune, un droit commun, une fin commune : tels en sont les éléments essentiels [...]. Là où les hommes ne reconnaissent pas un principe commun, en l'acceptant dans toutes ses conséquences, là où il n y a pas identité d'intention pour tous, il n’existe pas de Nation, mais une foule et un rassemblement fortuits que la moindre crise suffira à dissoudre. »

En 1859, Mazzini affirme que « la Patrie est une Mission, un Devoir commun. La Patrie, c'est votre vie collective, la vie qui noue dans une tradition de tendances et de sentiments identiques toutes les générations qui ont surgi, qui ont travaillé et qui sont passées sur votre sol [...] la Patrie, c'est avant toute, autre chose la conscience de la Patrie. L'espace où vous vous déplacez, les frontières que la nature a créées entre votre terre et celle des autres et la langue qu’on y entend ne sont que la forme visible de la Patrie : mais si l’âme de la Patrie ne palpite pas dans ce sanctuaire de votre vie qui s’appelle la Conscience, cette forme reste semblable à un cadavre sans mouvement ni souffle de vie et, vous, vous êtes une foule anonyme, pas une Nation ; des gens, pas un peuple. Le mot Patrie écrit par la main d'un étranger sur votre drapeau est aussi vide de sens que celui de liberté inscrit par certains de vos pères sur la [154] porte des prisons. La Patrie, c'est la foi dans la Patrie. Quand chacun de vous possédera cette foi et sera prêt à la sceller de son propre sang, alors seulement vous aurez une Patrie. Pas avant ».

En 1871, Mazzini toujours s'exclame : « La Nation n'est pas un territoire que l'on renforce par l'accroissement de sa superficie ; ce n'est pas un rassemblement d'hommes qui parlent la même langue [...]. C'est un tout organique par l'unité des fins et des facultés [...]. La langue, le territoire, la race ne sont que des indices de la Nationalité, peu stables quand ils ne sont pas liés entre eux et qui appellent de toute façon la confirmation de la tradition historique, du long développement d'une vie collective empreinte des mêmes caractères. »

Mancini est plus net et systématique. Dans un cours donné à l'université de Turin le 22 janvier 1851, Della Nazionalità come fondamento al diritto delle genti, il explique : « [...] les conditions naturelles et historiques, la communauté de territoire, d'origine et de langue ne suffisent pas à définir la Nationalité au sens où nous l'entendons. Ces éléments sont comme une matière inerte capable de vivre, mais à laquelle on n'a pas encore donné le souffle de la vie. Or, en quoi consiste cet esprit vital, cet accomplissement divin de l'être d'une nation, ce principe de son existence visible y C'est la Conscience de la Nationalité, le sentiment qu'elle a acquis d'elle-même et qui ta rend capable de se constituer à l'intérieur et de se manifester au-dehors. Multipliez autant que vous le voulez les points de contact matériel et extérieur au sein d'un rassemblement d'hommes : ceux-ci ne formeront jamais une Nation sans l'unité morale d'une pensée commune, d'une idée prédominante qui fait d'une société ce qu'elle est parce qu'elle se réalise en elle ». [...]

Au cours de l'été 1870, Mancini a précisé son idée : dans son discours du 19 août 1870, devant la Chambre, il rappelait ses affirmations antérieures : « Le principe qui s'appelle souveraineté nationale en droit public, et que l'on applique par le suffrage universel, est le même que celui auquel on donne le nom de principe de Nationalité en droit international. Et c'est de cette idée que s'inspire la superbe formule : Rome des Romains, et, lorsque les Romains le voulurent, de l'Italie. »

L'opposition de ces deux conceptions, italienne et allemande, ne fut jamais plus forte qu'en 1870-1871, à l'époque de la guerre franco-prussienne, lorsque Bismarck décida d'annexer l'Alsace-Lorraine. Les Allemands (parmi lesquels des savants de grand renom comme Mommsen et Strauss) soutenaient que l'Alsace était allemande par sa langue, sa race et ses traditions historiques ; ce à quoi un grand nombre de journalistes de la droite italienne (Bonghi dans la Perseveranza ou la Nuova antologia, Giacomo Dina, directeur de l’Opinione) répliquaient que le problème n'était pas là et qu'il ne pouvait être résolu sur ces bases, contre le « vote des peuples et la conscience des nations ». Il [155] s’ensuivit des polémiques acerbes, qui mirent en évidence la différence fondamentale entre ces deux conceptions.

Volonté, c'est-à-dire pleine conscience, chez un peuple, de ce qu'il veut : voilà le facteur déterminant de la nationalité pour les Italiens. Il ne s'agit pas d'une cause déterminante, répliquent les Allemands, qui s’appuient précisément sur la théorie de la « nationalité inconsciente ».

On trouve une seule exception à cette attitude, en Italie, chez Crispi et ses amis du journal La Riforma. Ils sont intervenus dans la polémique entre Italiens et Allemands à propos de l’Alsace-Lorraine, en expliquant que la nationalité est de nature antérieure et supérieure à toute volonté individuelle et collective, que le principe de la nationalité est un a priori, un droit naturel vivant chez chaque Italien, que la volonté des citoyens doit être interrogée pour déterminer la forme de l'État mais pour rien d'autre, et qu'il serait injuste et absurde de faire décider à une partie de la nation si elle entend être italienne, allemande ou française.

Plus tard, Crispi réaffirmera l'idée de La Riforma, c'est-à-dire le principe de la nation comme un a priori, indépendant de la volonté des hommes, préexistant, immuable, éternel et indestructible ; et il imaginera la formule de la nation par naissance, qui fait précisément reposer l'idée de nation sur le facteur naturel, sur l'élément ethnico-géographique comme a priori indiscutable et indépassable.

La voix de Crispi était toutefois complètement isolée, et la doctrine italienne de la nationalité est demeurée telle qu'on l'a définie, appuyée avant tout sur des facteurs spirituels, sur l'âme, la volonté, la foi, et considère les critères matériels, externes — race, territoire, et même la langue —, comme de simples indices de la nationalité, fondée sur quelque chose de beaucoup plus profond et intérieur ; une doctrine qui repose, comme l'affirme Bonghi, sur l'« interrogation de la conscience actuelle des peuples ».

Mais quelles que soient les divergences sur la manière de concevoir la nation, il n'en reste pas moins certain que le principe de la nationalité fut une grande force, une des idées motrices de l'histoire du XIXe siècle.

Traduit de l'italien
par Jean-Luc Pouthier

Federico Chabord
L'idèa di nazione (1979)



[1] Cf. Huizinga, « Wachstum und Formen des nationalen Bewusstseins in Europa... ». in Bann der Geschichte. Nimègue. Panthéon Verlag, 1942 ; V.L. Tapie, « Comment les Français du XVIIe siècle voyaient la France au XVIIe siècle ». Dix-septième Siècle, no 25. 1955.

[2] Cf. Mirabeau, Discours. F. Furet éd., Gallimard. « Folio », 1973, p. 44 sq.

[3] Ibid., p. 58.

[4] Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers État ? Champion éd.. p. 28 ; cité dans H. Sée, les Idées politiques en France au XVIIIe siècle, Hachette, 1920, p. 237.

[5] Rabaut Saint-Étienne, Considérations sur les intérêts du Tiers État, p. 29-30.

[6] Pierre Goubert, l'Ancien Régime. Colin, 1969, t. I. p. 22-23.

[7] Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution. Avant-Propos, NRF. « Idées ». p. 43.

[8] Hobbes. Léviathan. IIe partie, chap. XX.

[9] Condorcet. Exposition des principes et des motifs du plan de Constitution, Œuvres. 1847-1849, t. XII. p. 335.

[10] Paul Bastid. Sieyès et sa pensée. Hachette, 1939, p. 373.

[11] Ibid., p. 397.

[12] Victor Hugo. Fragment pour les Misérables, écrit en 1848, non inséré dans le texte. Bibliothèque de la Pléiade, p. 1701.

[13] Ibid., p. 1702.

[14] Michelet, le Peuple. 1846. IIe part., chap. I ; rééd. Julliard, 1965. p. 174.

[15] Ibid., chap. II. p. 180.

[16] Ibid., IIe partie, chap. IV. p. 252.

[17] Ibid., p. 254-256.

[18] Cf. le petit essai classique de Ferdinand Tönnies, Communauté et Société (1887), PUF. 1944. trad. Leif.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 4 mars 2015 13:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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