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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand’Maison et Solange Lefebvre (dir.), LA PART DES AÎNÉS. (1994)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Jacques Grand’Maison et Solange Lefebvre, LA PART DES AÎNÉS. Montréal: Les Éditions Fides, 1994, 362 pp. Collection: Cahiers d’études pas-torales, no 13. Une édition numérique réalisée conjointement par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi, pour la révision du texte, et par Claudia Riverin, bénévole, étudiante en analyse biomédicales au Cégep de Chicoutimi, pour la mise en page.

[7]

LA PART DES AÎNÉS

Introduction

« Ce n'est pas parce que je suis un vieux pommier que je donne de vieilles pommes. » On ne saurait mieux résumer cet ouvrage qui est d'abord et avant tout le fruit de la riche expérience des aînés du troisième âge et même du quatrième [1].

Depuis plus de six ans, des aînés ont poursuivi avec des chercheurs une longue et patiente exploration des orientations culturelles, sociales, morales et spirituelles de personnes âgées de différents milieux sociaux et régions, de différents sexes et groupes d'âge. Cette recherche-action est particulièrement attentive à l'apport existant ou potentiel des aînés. Nous ne voulions pas ajouter aux nombreuses études et politiques sur leurs besoins. À tort ou a raison, nous avons pensé que cette politique unilatérale du « recevoir » risquait de fausser la plus fondamentale pratique sociale, la plus humaine aussi, à savoir la conscience, l'expérience et la pratique où chacun est en mesure de contribuer à une cité plus juste, plus solidaire, plus entreprenante. Il y a tout un monde entre le pur et simple droit de recevoir et celui d'agir, de partager, d'apporter ses propres richesses et d'être reconnu de plain-pied. L'autonomisation dynamique des aînés passe par la socialisation de leur apport précieux. Voilà la problématique et la stratégie que nous allons déployer dans ce rapport.

Les aînés - c'est notre pari - ont beaucoup à nous apprendre dans ce tournant historique d'un rude passage de la prospérité facile a une austérité inattendue qui appelle des valeurs et des pratiques de [8] dépassement. Plusieurs d'entre eux ont su conjuguer le meilleur des patrimoines reçus et le meilleur de la modernité. C'est avec ravissement que nous avons découvert chez eux et chez elles une expérience de vie plus diversifiée et plus complexe que nous le croyions au départ, À ce chapitre, on ne peut se contenter de la pâle surface statistique du constat de leur hétérogénéité de revenus, de condition sociale, de sexe, etc. Surtout de cette mathématique des « moyennes » abstraites. On ne traverse pas une rivière à gué parce qu'elle a en moyenne un mètre de profondeur. Il faut aussi des recherches plus qualitatives. Plusieurs d'entre eux ont trop souvent formulé cette critique pour ne pas la souligner ici :

Autrefois, on avait un beau nom, on s'appelait des vieillards. Aujourd'hui nous sommes qualifiés d'usagers (!), de bénéficiaires, de clients, de cas lourds, de dossier de Mme Une Telle, de marché pour le commerce et pour de nouveaux emplois, de poids financier, social pour les autres générations. C'est humiliant, après une longue vie de travail, de don de soi, d'attention aux autres. Qu'en reste-t-il aux yeux des autres générations ?

Mais ce chagrin est loin d'être déterminant chez la plupart des aînés rencontrés. Nous avons même constaté une sorte de renversement souterrain de leur perception d'eux-mêmes. Renversement qu'une des leurs a bien exprimé :

On a dit qu'avec l'accélération des changements, des connaissances, des techniques au cours des dernières années, les vieux étaient plus que jamais dépassés. On prend bien soin de nous dire, statistiques en main, que nous sommes une génération moins instruite que celles qui nous suivent. Moi, je réalise que nous, les aînés, nous avons bien des choses à dire et à faire dans les grandes épreuves d'aujourd'hui. Notre expérience, nos valeurs, tout d'un coup, deviennent importantes. On a connu ça, nous, l'austérité. On vous a précédés sur ce chemin! (éclats de rire) On a appris ça, nous, faire plus avec des moyens modestes. Allez au bonhomme si vous venez encore nous définir comme des porteurs d'eau nés pour un petit pain. La société moderne, on y a contribué à pleines mains, à plein cœur. Il est temps qu'on se lève debout, une fois de plus. On ne peut pas laisser se détériorer, comme ça, ce qu'on a construit patiemment, courageusement.

[9]

Oui, il y a quelque chose d'inattendu qui est en train de se passer dans la conscience des aînés. Nos entrevues avec eux se révèlent fort différentes, selon qu'elles ont été faites durant les années 1980 ou durant les années 1990. Les crises récentes ont déclenché chez eux un sursaut de conscience, marquée à la fois par de profondes inquiétudes et paradoxalement par une confiance en l'avenir qui détonne dans la déprime collective actuelle. Comme si ces « épreuves » réveillaient en eux cette dynamique du dépassement qui traverse leur expérience de vie. Ils nous ont livré plusieurs lectures inspirantes non seulement de notre histoire collective, mais aussi de la situation actuelle et des enjeux humains, moraux et spirituels dont on parle si peu dans les débats publics.

Depuis quelque temps, on parle beaucoup de société dépressive sans trop en chercher les sources, hormis les problèmes d'argent, de gouvernements. On s'interroge peu sur les assises de la conscience, du tonus moral, de la foi entreprenante. Ce sont des qualités que plusieurs aînés ont développées. Notre enquête ne nous a pas amenés à les idéaliser. Eux aussi sont tentés de démissionner. Par exemple, ce que nous avons noté en cours de recherche, c'est en particulier la peur obsessive de vieillir comme s'il y allait de la pire maladie, du spectre par excellence. On ne compte plus les effets pervers qui accompagnent ce phénomène : fuite du réel, négation de la finitude, disqualification des valeurs de maturité, pratiques de court terme, occultation de la mort, incapacité de tolérer la moindre souffrance ou d'y trouver un quelconque sens. Ces effets pervers sont introjectés dans la conscience même des aînés sous forme d'auto-dévalorisation souterraine ou de fuite du pays réel. En bout de ligne tout le monde y perd au moment où les multiples crises actuelles appellent de fortes et profondes motivations individuelles et collectives, une force d'âme, des volontés politiques communes, de nouvelles solidarités plus durables, dont celles des générations. Nous allons montrer, dans cet ouvrage, le caractère prometteur des projets intergénérationnels qui ont cours présentement. Il y a chez les retraités un formidable pool d'expériences, d'expertises dont la société a besoin plus que jamais. Si l'âge ne donne pas automatiquement la maturité, celle-ci ne s'acquiert pas sans elle. Une certaine modernité livrée au tout nouveau, à la toute dernière mode n'aide pas à apprendre la beauté et la fécondité de ce qui prend le temps de mûrir.

Mon petit-fils vient de se séparer après un an de mariage. Il m'a dit : « Il n'y a plus de feu. » Peut-on construire une vie sur ce [10] comportement à court terme? Ce qui me fait peur, c'est que cette attitude se répercute dans tous les domaines.

Mais n'anticipons pas. Tout l'ouvrage étudiera ces questions, ces pratiques cruciales et les apports inestimables des aînés. Rappelons ici les grandes articulations de nos rapports de recherche sur les quatre principales générations contemporaines, sans alourdir le propos de considérations méthodologiques.

Rappel des rapports précédents

Nos rapports de recherche, centrés respectivement sur les adolescents, les jeunes adultes, les baby-boomers et les aînés, ont-ils un lien organique? Après avoir diagnostiqué la négation des différences de générations, un certain déficit des transmissions les plus vitales : culture, vie morale, spiritualité, allons-nous proposer un refaçonnement des liens entre générations? En un certain sens, oui, mais non pas comme dans les sociétés traditionnelles où les générations se succédaient et se suivaient assez harmonieusement selon une ligne de transmission père-fils, mère-fille, sous l'influence et souvent la gouverne des aînés. En ces temps-là, on imitait plus ou moins ceux qui nous avaient précédés. Or, modernité et jeunesse sont liées par un pacte singulier qu'il ne s'agit pas de défaire purement et simplement pour relégitimer une parentalité forte et contraignante, ou pour réinstaurer une gérontocratie (le pouvoir des aînés). D'une certaine façon, notre modernité a tenté de mettre fin aux dimensions tyranniques des liens de subordination entre générations, qui forçaient la soumission et la reproduction aveugle de la tradition, voilaient et justifiaient les profondes injustices et blocages véhiculés dans les manières établies de voir, de penser et de faire.

Et ceci, deux phénomènes sociaux l'illustrent fort bien. La révolution féminine est particulièrement parlante. Tout autour de nous, des sociétés plus traditionnelles, africaines, amérindiennes, arabes ou indiennes, sont elles aussi mises en cause par la révolution féminine qui bouleverse des dimensions fondamentales, des règles de fonctionnement, des mentalités profondes où la femme est subordonnée à l'homme de toutes sortes de façons. Cela est à déconstruire et à rebâtir. On sait que ce n'est pas terminé.

La seconde grande vague de fond est le ressac religieux. On a plutôt parlé, en régime moderne, de la fin de la religion. On se rend compte au contraire que le « religieux » rebondit sous diverses formes, [11] culturelles et politiques, mystiques et ésotériques, libérantes ou aliénantes. Ces remises en cause s'accompagnent de profondes déculturations et d'aussi difficiles reculturations où l'enjeu de la transmission joue un rôle majeur. « Trans-mission », le mot lui-même invite à une dynamique de dépassement avec ses ruptures et ses inédits, mais aussi avec sa pédagogie de décantation, de ressaisissement des riches patrimoines historiques reçus. Il n'y a pas de culture, de société, de science, de morale, de religion sans transmission. Et une société qui ne sait plus transmettre vit sa crise la plus profonde. C'est ce que nous avons fait ressortir dans nos premiers rapports. Dans toutes les sociétés, les aînés ont eu des rôles importants de transmission. L'aurions-nous oublié? Mais ce problème majeur a été posé aussi par les autres générations.

Dans Le drame spirituel des adolescents (les moins de 20 ans), nous avons montré que plusieurs jeunes souffrent de l'absence de modèles adultes  signifiants et structurants. Lors de conférences ou sessions de travail, lorsque nous en appelions à des adultes capables de résister aux enfants et aux jeunes, pour que ceux-ci puissent se structurer et se fortifier, de nombreux adultes, qui y avaient goûté, craignaient le retour à l'autoritarisme d'autrefois. Pourtant, il ne s'agit pas ici de réinstaurer des rapports d'autorité-obéissance purs et simples. Voyons cela dans une perspective éducative d'initiation sur le terrain le plus familier que nous connaissons tous, à savoir la famille. Notons d'abord que la famille, qu'elle soit traditionnelle, reconstituée ou autre, se révèle à la fine pointe des enjeux actuels de transmission.

C'est dans l'éducation familiale de base qu'on saisit le mieux l'enjeu de l'articulation de ce que trop souvent on oppose dans les débats sur l'autonomie. Écoutons Louis Roussel :

Dans nos sociétés, la collectivité a besoin de la famille surtout parce que l'enfant reçoit des mêmes personnes la satisfaction de ses désirs et l'ordre de les limiter; où la loi prend le visage des êtres les plus proches. Grâce à cette association originelle et stable du plaisir et de la réalité, garçons et filles entrent progressivement dans l'autonomie de l'âge adulte. Autrement dit, la famille rend la société acceptable en témoignant que celle-ci n'est pas tout et que la loi laisse sa place au bonheur[2]

[12]

À leur tour, Brigitte et Peter Berger soulignent la difficulté d'en arriver à une société démocratique sans l'assise de ce double apprentissage dans les familles. [3]

Voyons ce que dit Bruno Bettelheim à propos de l'école :

Les éducateurs qui essayent d'atteindre leurs élèves uniquement sur la base du principe du plaisir sont étonnés de constater à quel point les enfants apprennent beaucoup de choses et vite. Mais ces mêmes élèves se découragent dès qu'ils cessent de tirer un plaisir facile et immédiat de ce qui leur est enseigné[4]

Dans notre recherche, nous avons trouvé des tendances psychoculturelles fort répandues qui n'accordent aucune valeur éducative à l'autorité, à la loi, à la discipline. Ce qu'on reconnaît au sport, à l'entraînement du corps, on le refuse à l'esprit, à la culture, à la vie en commun. Autres contradictions qui défient la philosophie la plus minimale et rendent problématique la mission de l'école. Par exemple, l'enfant-roi est constitué bien avant son arrivée à l'école!

Cela dit, nous ne voulons absolument pas faire des parents les boucs émissaires de tous ces problèmes qui relèvent d'orientations culturelles et sociétaires qui touchent tous les citoyens. A-t-on pris, par exemple, la mesure des conséquences anti-éducationnelles de la négation des différences de rôles, de sexes, de générations? Particulièrement, dans le psychisme des jeunes. À témoin cette fille de 15 ans qui disait à sa mère : « Il n'y a personne au-dessus de moi, et c'est ma plus grande souffrance »; et ce jeune garçon : « Papa, des amis, j'en ai en masse, mais un père, je n'en ai qu'un. »

Écoutons cette remarque typique d'un jeune qui nous disait d'une voix tremblante (ce jeune a 18 ans) :

Mes parents n'ont pas voulu me donner l'éducation qu'ils avaient reçue. Apparemment, il n'y avait rien de bon là-dedans. Ils ont inventé à mesure. Ils changeaient souvent d'idée. Et moi, je ne savais pas sur quel pied danser. Je vivais dans une profonde insécurité, sans repères clairs pour guider mes choix. Ils me renvoyaient toujours à mon autonomie. Moi, j'en avais de l'autonomie plus que je ne pouvais en prendre.

[13]

Voyons de plus près ce qui a pu se passer sur une base plus large, celle du changement historique, et plus précisément la pédagogie du changement historique. L'enjeu n'est pas la transmission d'autres valeurs et les ruptures nécessaires qui l'accompagnent. L'enjeu est plutôt dans la pédagogie de la transmission où le quoi et le comment sont inséparables. Avec le rejet des valeurs reçues, il y a eu en même temps la perte du comment, la perte de la pédagogie de la transmission qui a beaucoup à voir avec la démarche initiatique.

Ce problème initiatique de la transmission est encore plus aigu chez la génération qui suit; les jeunes parents d'aujourd'hui sont encore plus éloignés de la culture de transmission. Chez leurs parents restait une certaine mémoire culturelle. Ce n'est pas le cas chez bien des jeunes parents d'aujourd'hui.

Dans notre deuxième rapport, Vers un nouveau conflit de générations (20-35), nous avons souligné l'importance des passages initiatiques propres aux jeunes adultes, les rôles que leurs aînés ont a jouer. Nous avons précisé les responsabilités sociétaires face au sort difficile réservé aux générations montantes, et ce tant sur le plan économique, politique, social, culturel que spirituel. Les conditions de vie de la jeunesse s'avèrent à ce titre un test de vérité d'une société, d'une pensée politique, d'une culture qui savent s'inscrire dans la durée et dans des stratégies de long terme. Nous constatons fort heureusement que les dernières années ont vu poindre des requestionnements très riches et décisifs en ce sens. Il est à souhaiter que la rigidité de nos bureaucraties et de nos conventions collectives, que nos réflexes corporatistes n'entraveront pas les tournants à prendre. À ces problèmes structurels s'ajoute encore ici la question de la transmission. À vrai dire, il y a un rapport assez étroit, chez plusieurs jeunes adultes, entre la crise de la transmission de la vie, celle de la culture et celle des sagesses morales et spirituelles du patrimoine humain. Problème dont sont conscients les aînés. À plusieurs titres, les jeunes adultes en appellent plus à une solidarité de générations qu'à un conflit. Plusieurs jeunes adultes, contre toute attente, sont en train de transformer leurs impératifs de survie en résolution de réussir leurs projets, quitte à en baver. Si ceux-ci se découragent, c'est le meilleur de cette génération qui sera frappé. Et que dire des autres, particulièrement ceux qui s'enfoncent dans des voies de dépendance et de marginalité!

Dans le troisième rapport, Une génération bouc émissaire, les baby-boomers (35-55 ans) occupent une position importante, justement parce qu'ils sont au carrefour des générations montantes et des [14] générations aînées. On sait tous les reproches que certains membres des autres générations adressent à cette génération qui aurait « tout contesté, tout, au point de se prendre pour le nombril du monde ». Notre rapport a donné un autre regard. Disons d'abord que les baby-boomers ont largement contribué à toutes nos réformes. Ils ont développé de précieuses compétences. Plusieurs sont frappés par la crise actuelle avec d'énormes responsabilités sur leurs épaules. Leur retraite est loin d'être assurée. Combien ont sur le dos les trois autres générations! Les baby-boomers ont mûri. Il y a chez eux une nouvelle conscience des enjeux importants de la société. Ils n'ont pas le goût de s'exiler en Floride. Bien sûr, cette génération compte elle aussi un bon nombre de décrocheurs. Mais ce n'est pas là son profil global qui traverse les divers milieux sociaux. Mise à part la hantise de vieillir, beaucoup d'adultes du mitan continuent à vouloir se battre pour améliorer les choses et sortir la société de ses culs-de-sac actuels. Comme dans les deux premiers rapports, nous avons montré la diversité sociale, culturelle et spirituelle de cette génération.

Par ce titre à multiples sens, La part des aînés, cet ouvrage fait état non seulement de l'apport inestimable des aînés, mais aussi des nouveaux appels de solidarités et de projets intergénérationnels. Nouveaux appels qui s'inscrivent dans les grands choix collectifs de société qu'on ne pourra remettre indéfiniment à plus tard. Pensons aux choix de partage et d'investissements, à la révision des règles du jeu façonnées au temps d'une certaine prospérité et d'équilibres budgétaires publics. De toutes les générations contemporaines, celle des aînés nous est apparue comme la plus consciente de la gravité des enjeux présents et à venir. Mais disons tout de suite que cette conscience s'accompagne d'une diversité de situations et de positions qui défient toute vision unitaire du monde des aînés, du troisième âge comme du quatrième.

Les fils conducteurs de l'ouvrage

Mais ce que nous avons voulu mettre en lumière d'abord, c'est un ressaisissement des richesses humaines, culturelles, morales et spirituelles des aînés, susceptibles d'apports précieux dans les tâches et défis d'une relance de la société.

Tout au long de ce dossier, on trouvera un mouvement incessant entre ces deux pôles : les expériences et les pratiques d'une part et, d'autre part, les tendances et les enjeux qui traversent toute la société. Nous entrons dans un nouveau contexte historique qui exige [15] des raccords plus pertinents, cohérents et efficaces entre l'individuel et le collectif, entre le nouvel art de vivre de la modernité et ce goût de réussir ensemble des expériences plus fécondes, entre les enjeux matériels et ceux des profondeurs morales et spirituelles. Les « différences » se sont affirmées, affinées, enrichies au cours des dernières années, le prochain saut qualitatif est celui de nouveaux modes de vivre et agir ensemble avec ces différences plus marquées, dont les rapports hommes-femmes sont le paradigme, l'exemple le plus manifeste.

Plus largement, nous avons à recomposer dynamiquement les diverses dimensions de la vie. Or l'une des caractéristiques de l'aîné qui a bien mûri est précisément celle de bien intégrer ses expériences de vie et d'être capable d'en ressaisir le parcours : sa source, son tracé, son horizon. Mais les jeunes portent aussi des requêtes du même type. Leur initiation à la vie commande une articulation de cette construction à la fois personnelle, sociale, culturelle, morale et spirituelle. Nous avons montré plus haut que la société elle-même est confrontée à une telle recomposition.

Dans cette recherche-formation-action, nous avons exploré les avenues de cette recomposition des dynamismes humains inséparables sans en écarter un seul, un peu comme les organes vitaux d'un corps en santé. À ce chapitre, une société qui ne reconnaît aucun rôle nécessaire et signifiant à ses aînés peut difficilement développer une dynamique d'intégration, de conscience historique, de développement durable. Il faut arrêter de jouer l'un contre l'autre l'expérience historique, le présent et l'avenir. Là aussi les aînés nous ont révélé une conscience et des pratiques importantes pour mieux comprendre et mieux agir au plus vif de nos tâches les plus importantes d'aujourd'hui.

Nous allons pénétrer progressivement dans l'univers personnel, social, culturel, moral et spirituel des aînés. Le premier chapitre propose une problématique, un autre regard au-delà des stéréotypes, des images simplistes qu'on a des aînés.

Au-delà des images et des perceptions, nous les suivons dans leur charisme de « raconteurs ». Comment parlent les aînés? Cette première intelligence de leur univers culturel est très éclairante, non seulement sur ce qu'ils pensent mais aussi sur ce qu'ils sont. Notre attention particulière au langage des aînés n'est pas sans fondements. Après nos trois rapports sur les autres générations, nous avons trouvé ici un autre langage porteur d'autres façons de voir, d'agir, de communiquer et même de s'engager.

[16]

Toujours dans la perspective du mouvement entre l'individuel et le collectif, nous passerons, dans un troisième chapitre, des itinéraires singuliers au contexte social et à une mise en perspective historique, avec une attention particulière sur les tendances dominantes et les problèmes structurels de notre société, vus par les aînés! On se rendra compte de leurs riches lectures de notre histoire récente, lectures qui ne se trouvent pas dans bien des diagnostics savants.

Puis nous retournerons à leur propre expérience sur deux terrains où ils se sont davantage révélés : leur expérience de grands-parents et le travail de la mémoire, chez eux et chez les autres générations. Le premier terrain permettra de mettre en valeur la « grand-parentalité », fonction passablement négligée par nombre d'approches contemporaines de la famille, centrées sur les rapports parents-enfants. La mise en Perspective du travail de la mémoire laisse voir une autre dynamique intergénérationnelle vitale qui contribue au façonnement d'une collectivité, dimension laissée en friche par une certaine culture « oublieuse », sans compter l'énorme crise de transmission qui s'y cache.

Les chapitres suivants nous amènent plus loin dans leurs orientations culturelles et spirituelles illustrées d'abord par des figures et profils de cheminement, puis par leurs rapports à la mort en tant que révélateur privilégié. Nous recadrons ensuite ces divers profils socio-religieux dans une typologie confrontée à des acquis scientifiques éprouvés. Autour de l'axe du passage du moi au soi nous avons dégagé des cheminements types à la fois pratiques et théoriques. Ces trois derniers chapitres tentent de répondre à ce souhait de Fernand Dumont :

On se prend à rêver d'une science de l'homme qui, après avoir tellement insisté sur les structures sociales, s'engagerait résolument dans la voie complémentaire : celle d'une connaissance d'ensemble des sociétés en regard de la dramatique de l'existence individuelle et du reflux des générations. Pour y arriver, il faudrait prendre prioritairement en compte la suite des crises, des délais, des stratégies qui jalonnent les âges et les générations[5]

[17]

Notre recherche tente de contribuer à ce travail dans le présent volume, comme dans les autres qui l'ont précédé.

Mais nous sommes aussi soucieux de développer des pratiques, d'ouvrir des pistes d'engagement, des stratégies d'action. C'est là l'objet des trois derniers chapitres et des perspectives élaborées dans la conclusion où nous esquissons les conditions et les possibilités de nouveaux pactes et projets intergénérationnels, comme un des enclencheurs de nouvelles solidarités de milieu, de société. Ici comme ailleurs dans nos ouvrages, nous tenons à inscrire dans la recherche et dans l'action les ressorts de conscience morale et spirituelle qui ont été trop tenus à la marge de nos grandes réformes des dernières décennies. Ces ressorts de conscience prennent de nouvelles formes, avec de nouveaux fondements à explorer.

Mais ce que nous avons voulu mettre en lumière d'abord, c'est un ressaisissement des richesses humaines des aînés dans notre nouveau contexte historique. Le premier chapitre propose une problématique des changements de perceptions et d'attitudes des aînés, en retraçant plus systématiquement leurs « différences », leurs déplacements culturels et spirituels. Ce chapitre tient aussi de la méthode en son sens originel, celui du chemin (odos) de compréhension et de façonnement de cet ouvrage. Chemin dont les aînés eux-mêmes nous ont donné les principaux indicateurs et signalisations : « La vie est un pays que les vieillards ont vu et habitent. Ceux qui doivent le parcourir peuvent s'adresser à eux pour en demander les routes » (Joseph Joubert). Tout le contraire de « ces îlots de savoirs » où l'on ne sait pas ou plus « de quel pays l'on part et dans quel pays l'on vient », pour reprendre encore ici une remarque très juste de Fernand Dumont.

Dans ces manœuvres, la raison se défait en se spécialisant. Alors qu'elle paraît commander à l'éducation, à la médecine, au travail, à la politique, elle ne sait plus dire ce qu'est la sagesse, la santé, le labeur et la cité[6]

Nous verrons comment les aînés, culturellement, nous ouvrent aux requêtes actuelles de nouvelles recompositions du sens, de la conscience, de la maturité, des pratiques de vie. Dans la pédagogie de plusieurs d'entre eux, apparemment trop simple, « donner l'exemple », il y a cette sagesse de ne jamais séparer le dire et le faire, le comment [18] et le pourquoi, les principes et la pratique, l'expérience et le sens, le jugement et le sentiment, bref ce qu'ils appellent une philosophie de la vie. Une philosophie qui se démarque de l'idéologie du « vécu » livré à ses pulsions les plus immédiates sans distance sur soi, sans médiations critiques, sans mémoire, sans saisissement de son parcours. « Pense plus loin que ton nez, mon gars! » N'y a-t-il là qu'un propos moralisateur? Et que non, si l'on est conscient des effets désastreux d'une psychologie, d'une économie, d'une politique du court terme en tout et partout.

La modestie des philosophies d'aînés, pour être comprise, appelle une certaine humilité intellectuelle capable d'accueillir et de dépasser ce qui au premier regard apparaît sans signification pour aujourd'hui et demain : « Ma grand-mère croit, moi je sais », disait un jeune bachelier en sciences politiques !

Recherche, formation et intervention

Pour cette recherche qualitative, nous avons utilisé la méthode des récits de vie et d'entrevues individuelles semi-directives. Les entrevues de groupe nous servaient de lieu critique de vérification de nos données, de validation de nos analyses et d'implication communautaire des aînés dans le processus de recherche-action. Ce qui a été à la source d'expériences-pilotes d'intervention.

De 1988 à 1989, nous avons fait 32 entrevues individuelles et six entrevues de groupe. Le contexte de crise des années 1990 nous a amenés à faire une nouvelle série d'entrevues individuelles et de groupes (20 et 6 respectivement). Notre Conseil des aînés, dont plusieurs membres font partie du groupe de recherche depuis les débuts, a joué un rôle de plus en plus important dans notre équipe universitaire de chercheurs. Les membres de ce conseil, formé en 1993, ont participé au processus d'analyse et de rédaction du présent dossier, et ils se réunissent régulièrement pour en évaluer et en coordonner les suites. Ajoutons que nous sommes tous inscrits dans un champ social ou pastoral d'intervention.

Notre recherche sur les orientations sociales, culturelles, morales et spirituelles a ciblé six régions fort diversifiées des Basses-Laurentides. Nous avons tenu compte des variables d'âge, de sexe, de milieu social, aussi bien dans la population que chez les praticiens-chercheurs. Nous nous sommes arrimés à des réseaux institutionnels, en particulier le diocèse de Saint-Jérôme, la Faculté de [19] théologie de l'Université de Montréal, les réseaux scolaires, de santé et de services sociaux, et les médias.

Nous avons tenu des rencontres et sessions dans plusieurs milieux régionaux, sociaux, professionnels, scolaires et religieux aux quatre coins du Québec. Nous tiendrons bientôt des sessions de formation pour les aînés qui s'intéressent à des projets intergénérationnels. Nous sommes en train de bâtir des outils de formation et d'intervention qui seront utilisés dans le rapport-synthèse qui suivra le présent dossier, tel par exemple un vidéo avec cahier d'accompagnement. Nous nous inscrivons présentement dans des projets gouvernementaux et régionaux de relance, et cela en relation avec notre objectif spécifique de projets intergénérationnels où les aînés pourront être très précieux.

[20]



[1] La démarcation entre le 3e et le 4e âge se fait autour du repère de la perte relative d'autonomie. En termes d'âge, le 4e âge concerne, selon les études, les plus de 75 ou de 80 ans.

[2] Louis ROUSSEL, La famille incertaine, Paris, Éd. Odile Jacob, 1989, p. 287.

[3] Brigitte et P. BERGER, The war over the family, New York, Doubleday, 1983.

[4] Bruno BETTELHEIM, Survivre, Paris, Laffont, 1979 (éd. française), p. 160.

[5] Fernand DUMONT, « Âges, générations, société de la jeunesse », dans F. DUMONT (dir.), Une société des jeunes, Québec, IQRC, 1986, p. 27; voir aussi son dernier ouvrage sur la « référence » maîtresse de notre aventure historique en ce pays, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993.

[6] Fernand DUMONT, Le sort de la culture, Montréal, L'Hexagone, 1987, pp. 169 et 173.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 20 juin 2013 10:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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