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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques T. Godbout, “L'État, un ami de la famille ?” In ouvrage sous la direction de Denise Lemieux, FAMILLES D'AUJOURD'HUI, chapitre 9, pp. 173-186. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1990, 243 pp. [Autorisation confirmée par l’auteur, le 11 août 2005, de diffuser cet article.]

[173]

Familles d’aujourd’hui.
Troisième partie : Les soutiens de la famille
Chapitre 9

L’État :
un ami de la famille ?


par Jacques T. GODBOUT
chercheur, INRS-Urbanisation

INTRODUCTION

En réfléchissant au thème qui m’était proposé, soit les rapports entre l’État et la famille aujourd'hui, je me suis dit que j’aurais préféré répondre à cette question à l’époque de Duplessis. L’État, à l’époque — du moins tel qu’on l’imagine aujourd’hui — n’était-il pas lui-même une sorte de grande famille, une affaire de famille, avec son patronage, ses relations personnalisées, sa bureaucratie réduite ? Il y avait d’ailleurs d’un côté les familles rouges et de l’autre les familles bleues. Autrement dit, il ne semblait pas y avoir de solution de continuité entre l’État et la famille. Alors qu'aujourd’hui l’imaginaire collectif entrevoit l’État comme un monstre froid, en tout point opposé à la chaleur du foyer familial. Comment ces deux entités opposées pourraient-elles se rencontrer, et même en arriver à collaborer, à devenir partenaires, selon les vœux de la nouvelle idéologie post-État-providence.

Pourtant l’État intervient par ailleurs aujourd’hui directement et de façon importante dans une proportion non négligeable de familles, par exemple à titre de pourvoyeur, pour toutes celles qui vivent sur l’assistance sociale. D’ailleurs l’État ne se contente pas d’être un pourvoyeur neutre. Il se comporte en mari jaloux qui ne tolère pas la présence d’un homme à la maison, malgré la phrase célèbre de Trudeau affirmant que « l’État n’a rien à voir dans la chambre à coucher des citoyens ! » (Pour Trudeau, c’était sans doute l’État fédéral seulement.)

Bref, il n’y a rien d’évident dans les rapports entre l’État et la famille. Il est pourtant essentiel de savoir s’il existe une incompatibilité entre les modes d’opérations de ces deux institutions fondamentales dans la société moderne. L'État est-il allergique à la famille ?

[174]

Avant d'examiner le contenu d’une éventuelle politique familiale (j’avoue ignorer en quoi cela consiste exactement), j’ai senti la nécessité d'esquisser une réponse à ces questions. À cette fin, j’utilise deux notions qui me semblent convenir particulièrement à une réflexion sur la famille et l’État : appareil et réseau. Ces deux concepts, et la façon de les définir, proviennent de Vincent Lemieux. Mais j’y ai ajouté des considérations d’auteurs comme Hofstadter, Minsky, Bateson et Caillé. Le temps ne me permet malheureusement pas (malheureusement pour moi, pas nécessairement pour vous...) de présenter cette typologie et de commenter les différentes caractéristiques des appareils et des réseaux. Je joins un tableau pour ceux que cela peut intéresser.

Dans le cadre de cette brève communication, j’aimerais retenir un aspect essentiel, dont découlent d’ailleurs la plupart des autres caractéristiques des appareils et des réseaux. Pour Vincent Lemieux, c’est le fait que « les appareils sont des rassemblements d’acteurs sociaux organisés spécifiquement pour des fins de régulations externes des publics » (Lemieux, 1981, p. 1). La caractéristique première de l’appareil c’est donc d’avoir un public, c’est-à-dire un ensemble d’individus qui entretiennent un rapport d'extériorité envers l’appareil, sans lui être complètement étranger. Il y a donc à la base du fonctionnement de tout appareil une rupture entre un extérieur qu'on appelle un public et un intérieur qui constitue l’appareil proprement dit. Tout appareil consacre d’ailleurs une proportion importante de ses énergies à gérer ses rapports entre l’intérieur et l’extérieur, qui sont dans un état de tension perpétuelle (la participation est un effort pour résoudre cette tension). On peut caractériser ce mode de fonctionnement en disant que les appareils sont « hétérorégulés », ou hétéronomes dans leur principe même. Ils sont fondés sur le dualisme, sur une rupture entre eux et ceux pour qui ils existent théoriquement : leur public.

À l’inverse, les réseaux n’ont tout simplement pas de public. Les réseaux concernent le processus de régulation qui s’adresse à un ensemble de membres. Il n’y a pas cette rupture au sein même du mode de fonctionnement d’un réseau. C'est pourquoi on peut dire que le mode de fonctionnement d’un réseau c’est l’autorégulation. Il ne régule pas un public, mais des membres, c’est-à-dire des individus qui font partie d’un même ensemble.

[175]

De là découle tout un ensemble de caractéristiques propres aux appareils et aux réseaux : méta-régulation, hiérarchie linéaire, frontière rigide, éléments différents de l’ensemble, faible redondance pour les appareils ; hiérarchie « enchevêtrée » (Hofstadter), frontière floue, éléments parties du tout, redondance élevée pour les réseaux (voir tableau). On aura sans doute deviné que la notion d’appareil s’applique à l’État, celle de réseau à la famille !

Que nous apprend l’observation de l'État comme appareil, et de la famille comme réseau ? Je dois préciser ici que je suis un néophyte dans l’observation des familles et que les réflexions qui suivent proviennent de lectures et d’expériences personnelles. Par contre j’ai observé, depuis de nombreuses années, l’évolution de l’État en tant qu’appareil, surtout à l’échelon local et dans ses rapports avec les

Quelques caractéristiques des appareils et des réseaux

Appareils

Réseaux

Fin (eidos)

Hétéro-régulation Hétéronomie Régulation externe des publics

Auto-régulation Autonomie Régulation interne des membres

Principe

Dualisme, rupture binarité (énergie importante consacrée aux liens in-out)

Croissance

Continuité un seul système (Bateson)

Transmission multiplication

Structure

Hiérarchie linéaire méta-régu- lation officialisée, fixée (donc difficile à changer) centre situé au sommet représente et domine le tout bien identifié

« Hiérarchie enchevêtrée » (tangled) implicite, variable situé au milieu, variable non distante du tout (tout transcendant-Minsky) plus ou moins identifié

Rôle

Fixe, spécialisé, faible redondance

Variable, substituable, redondance

Frontière

Fixe, précise, prédéfinie, régulée

Variable, floue, adaptable, non régulée

Environnement

Feedback

(« Strange loop » mariage)

Sources : Lemieux, Bateson, Hofstadter, Minsky, Caillé.

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milieux locaux. Ces observations conduisent à constater que l’État est générateur de rapports entre étrangers. Bien souvent, lorsque l’État intervient dans un milieu, on constate rapidement que des rapports sociaux qui étaient antérieurement de l’ordre du « familial » deviennent des rapports entre étrangers. Les efforts les plus louables effectués par l’appareil étatique pour se rapprocher de son public (par la participation notamment) aboutissent le plus souvent à des malentendus et entraînent des effets pervers qui accroissent la distance entre l’appareil et le milieu. Autrement dit l'État a toujours tendance à transformer le milieu en public extérieur à lui, en objet à réguler de l'extérieur.

À l’inverse, en tant que réseau, la famille accomplit presque des miracles dans ses rapports avec l’extérieur, par comparaison avec l’État. La seule dualité qui existe, et qui est fondamentale, dans le réseau familial, c’est la dualité sexuelle (jusqu'à maintenant...). Mais précisément la famille a un dispositif, qui, à cause de la règle de l’inceste, l’oblige, à chaque génération, à intégrer au centre du réseau un élément qui lui est totalement étranger. Et c’est ainsi que le noyau de toute famille, c’est-à-dire de ce qui est le moins étranger pour l’ensemble de ses éléments, est constitué par deux membres étrangers l’un à l’autre. Il s’agit là de quelque chose d’extraordinaire, vu du point de vue d’un appareil. C’est une sorte de « fusion à froid » de l’extérieur et de l’intérieur, de l’étranger et du familier, alors que l’État, dans des situations similaires, multiplie les dispositifs complexes, les accélérateurs de particules sociales individuelles favorisant la mobilisation de tous et aboutissant le plus souvent à créer seulement des relations entre étrangers. On pourrait ici montrer tout un ensemble de caractéristiques qui découlent de cette capacité de la famille à gérer le rapport extérieur/intérieur : frontières floues, absence de centre hiérarchique, etc. (voir tableau).

Revenons à la question de départ : une telle disparité dans les modes de fonctionnement nous entraîne-t-elle à conclure que l’État et la famille sont incompatibles ? On est certes tenté de le croire. Mais on peut aussi imaginer qu’une société procède à une division des rôles de façon telle que chacun, l’État et la famille, s’occupe de son secteur, et entretient le moins de rapports possible, ce qui pourrait les rendre complémentaires, dans la mesure où une société a besoin de l’État et de la famille. Si on brosse rapidement l’historique des [177] rapports de l’État et la famille dans la société libérale, on constate que c'est justement de cette façon que cela se passait avant l’État-providence. Pour les fins de mon propos, je schématiserai en trois phases : avant l’État-providence, l’État-providence et après l’État-providence.

LA SOCIÉTÉ LIBÉRALE PRÉ-ÉTAT-PROVIDENCE :
LA RÉGULATION EXTERNE


Il est remarquable de constater qu’avant l’État-providence, l’État et la famille semblaient s’ignorer tout en se complétant. L’État, comme l’a si bien analysé Polanyi, s’occupait surtout d’économique, de mettre en place les règles qui vont permettre ensuite au marché libre de fonctionner. L’État s’occupait certes aussi de la police et de la sécurité. Mais le reste, ce qu’on appelle aujourd'hui le social, était laissé à la société, c'est-à-dire aux différentes communautés et, de façon très importante, à la famille. Il est d’ailleurs remarquable de constater que la famille allait tellement de soi, que même les économistes libéraux utilitaristes ne voyaient aucune contradiction à professer à la fois un individualisme radical et une foi indéfectible dans la famille. L’entrepreneur travaillait pour ses enfants, et cela allait de soi tellement la famille représentait une entité transcendant « naturellement » l’individu. (Le débat sur l’héritage est à cet égard fort instructif [voir Gotman, 1988].)

Cette complémentarité allait d’ailleurs jusqu’à une certaine similarité dans la structure. La famille était autoritaire, dirigée par le père de famille qui exerçait un pouvoir important sur les autres membres. (À la différence de l’État où le centre est au sommet, la famille possède toutefois un centre [la mère] différent du sommet.) Même dans la famille bourgeoise où une certaine liberté existait, où on faisait d’ailleurs l’apprentissage de la liberté politique, l’autorité paternelle était très grande. L’État considère alors la famille comme un acquis essentiel, mais comme allant de soi, et n’ayant pas à entretenir tellement de rapports avec cette institution. C’est peut-être de cette façon qu’on peut interpréter des phrases comme la suivante, datant d’avant l’État-providence : « La famille raffermie, c’est tout l’édifice [178] de l’État qui se trouve lui-même consolidé » (Lévesque, 1989, p. 23).

L’ÉTAT-PROVIDENCE :
LA FAMILLE RELÉGUÉE AU MUSÉE !


La croissance de l'État-providence correspond à la croissance tout court, à l’importance du marché, à l’accroissement des biens et au fait qu’on arrive à croire que de plus en plus les individus pourront se libérer de l’ensemble de leurs obligations sociales traditionnelles en ayant recours d’une part au marché, d’autre part à l’État.

L’État croît, devient de plus en plus ce qu’on a appelé un appareil d'État, assume de plus en plus de responsabilités sociales, appartenant antérieurement aux institutions et aux communautés. Il est important de distinguer ici entre l’État qui devient une sorte d’assurance collective et l’Etat qui prend en charge certaines responsabilités précises qui impliquent des valeurs, des choix. L’État se croit capable de tout faire. Devenu prétentieux et compétent, il prend en charge la société. Non pas n’importe quel type de société, mais une société composée d’individus libres, autonomes, sans réseau social. Il s’oppose donc directement aux institutions comme la famille.

Si l’État devient de plus en plus un appareil, la famille, elle, devient de plus en plus un réseau. La perte de l'autorité paternelle, la dilution des rôles, le flou, le confinement de la famille à des fonctions de relations personnelles et de sécurité affective entraîne des caractéristiques de plus en plus semblables à celles d’un réseau. C’est à cette phase que l’État et la famille sont le plus distincts. Mais on doit noter par ailleurs que les deux reposent sur la montée d’une idéologie très forte : l’individualisme. La famille devient un ensemble, un réseau composé d'individus ; l’État est une superstructure ayant à réguler des individus. Du côté de l’appareil étatique comme du réseau familial ce sont des individus qui composent les éléments de l’ensemble.

[179]

LA SOCIÉTÉ POST ÉTAT-PROVIDENCE

C’est ce modèle qui est en crise actuellement. Du côté de l’État j’aimerais mentionner un fait rarement souligné : l'État se met à fonctionner plus comme un réseau, et moins comme un appareil. Des observations récentes (Godbout et Guay) me conduisent à cette conclusion d’un fonctionnement local de l’Etat plus en réseau qu’il y a dix ans, à la belle époque de l’État-providence ou, malgré toutes ses ressources, l’État était une structure très rigide et consacrait la plus grande partie de ses énergies à tenter de réguler ses rapports avec un public qui lui échappait constamment. L’État est aujourd’hui moins créateur de rapports entre étrangers (Ignatieff).

En ce qui concerne la famille, on déclare qu’elle est en crise, elle aussi. L’État et la famille sont donc actuellement en crise. Mais, pour la famille, c'est une vieille histoire qui a commencé avec l’industrialisation. Contrairement à l’État, la vision de la famille en crise n’est donc pas nouvelle. Ce qui me semble vraiment nouveau, c’est que pour la première fois, dans la plupart des pays occidentaux, on commence à douter de l’existence même de la famille, telle qu’on la définissait traditionnellement : un noyau de parents avec leurs enfants. Partout on arrive à la conclusion qu’on ne peut plus parler de la famille, mais des familles, comme l’indique d’ailleurs le thème du présent colloque. Cela signifie que, du moins dans l’imaginaire collectif, la famille est peut-être effectivement en train de se transformer, sous l’effet de l’idéologie individualiste. Il faut comprendre que cette idéologie attaque de front la notion même de la famille en tant que réseau autorégulé, comme un ensemble qui, d’une certaine façon, transcende ses éléments sans lui être extérieur à la façon d’un appareil. Or c’est une caractéristique essentielle des réseaux communautaires, par rapport aux appareils, de se constituer en tout différent de la somme de ses parties. C’est ce que montrent des auteurs qui analysent des réseaux aussi différents que les Alcooliques anonymes (Bateson) ou l’intelligence artificielle (Minsky). Or l’individualisme fait éclater cette notion et on en arrive à ne plus savoir ce que serait une famille, sinon un ensemble d’individus qui entretiennent un rapport contractuel à la manière libérale. Cela pose un problème essentiel pour la famille dans la mesure où cette conception élimine les enfants. Par définition, les enfants ne peuvent signer des contrats avec personne, ils n’ont pas d’existence civile autonome. Et parler du droit des enfants signifie tout [180] simplement se demander qui doit exercer les droits des enfants en leur nom : les parents ou les professionnels de l’État ou quelqu’un d’autre, la famille ou une entité extérieure à elle : les « helping professions » (Berger) pour qui la famille est un public composé d’individus.

Cela présente des difficultés de taille pour la famille dans la mesure où ce réseau a toujours été fondé sur la présence des enfants. Quelle que soit la définition qu'on donne de la famille, qu’elle soit monoparentale ou reconstituée, on retrouve toujours quelque chose de commun à toutes les définitions, et de différent des autres types de réseaux qui nous relient à la société : c’est l’enfant. Les relations que nous avons avec les membres d’une famille existent parce que nous avons été enfants : lien avec nos parents, lien avec les frères, les sœurs, liens avec les étrangers qui sont devenus membres de la famille et de la parenté, les belles-sœurs, les beaux-frères, etc., c’est toujours l’enfant qui est le sens et la raison d’être de tout réseau familial. Or l’individualisme en arrive à une définition de la famille où l'enfant n’existe pas. Plus précisément, il n’a pas de statut, il est marginalisé, il existe en puissance, en tant que futur citoyen. On ne se « libère » pas des enfants sans éliminer les enfants.

On peut donc se demander si actuellement la crise de l'État en tant qu’appareil et la crise de la famille en tant qu’entité distincte des individus ne nous renvoient pas toutes deux à une crise de l’individualisme et de l’utilitarisme comme fondement possible d'une société, à une crise de la liberté au sens libéral. Même si la famille peut prendre des formes beaucoup plus variées qu’avant, ne pourrait-on pas continuer à considérer qu’elle est un tout, et qu’elle est différente des autres réseaux auxquels nous appartenons et des autres appareils par lesquels nous sommes régulés ? La famille c’est l’ensemble des liens qui nous relient à notre enfance, liens qui ne sont pas choisis, à la différence de l’ensemble des autres rapports sociaux, dont les amis. Dans la mesure même où ces liens ne sont pas choisis, cela demeure le lieu privilégié des obligations sociales, de la liberté limitée, de la rencontre entre l’étranger et le familier, de l’impossibilité d’appliquer jusqu’au bout la logique libérale utilitariste... Insistons sur cette caractéristique des réseaux familiaux.

On entend souvent dire aujourd’hui que « Les amis, c’est mieux que la famille, car on choisit ses amis ». Cette phrase illustre tout le [181] problème des obligations sociales dans un contexte individualiste. Elle pose le problème de la liberté. Car par ailleurs la caractéristique principale que retiennent les personnes lorsqu’on les interroge sur l’importance actuelle de la famille pour elles, sur ce que ce lien a de particulier, c’est le plus souvent, l’inconditionnalité. On peut toujours compter sur un membre de la famille. Or l’inconditionnalité est indissociablement liée à l’absence ou à la limitation des choix. Si on peut choisir, on peut toujours choisir de ne plus choisir. Une relation libre n’est pas une relation inconditionnelle et alors, définie ainsi, une relation amicale ne peut pas remplacer la famille.

Le problème des obligations vient du fait que l’on ne cherche pas seulement la liberté, mais aussi la sécurité. Or plus on est libre dans une relation, moins on reçoit d’elle de la sécurité, car plus la relation elle-même est libre de disparaître. La famille fait partie de ces institutions qui procurent la sécurité au détriment, traditionnellement du moins, de la liberté, comme n’ont eu de cesse de nous le rappeler les « family haters ». Le noyau fondateur de la famille était d’ailleurs aussi un rapport inconditionnel non libre : « pour le meilleur et pour le pire ». L'inconditionnalité des autres relations familiales (frères, soeurs, etc.) survivra-t-elle à la fin de l'inconditionnalité du couple ?

C’est peut-être précisément à cause de cette absence de choix qu’on retrouve dans les réseaux familiaux le paradoxe suivant qui fait que le mariage conserve encore aujourd’hui le rôle qui a été le sien dans toute l’histoire de l’humanité selon Lévi-Strauss : alors que la famille est considérée souvent comme un réseau fermé sur lui-même dans nos sociétés, c’est souvent dans les familles, et même parfois seulement là, qu’on entretient des rapports avec les personnes les plus différentes de nous en termes de revenu, classe sociale, profession, intérêts, bref de tout ce qui « compte » dans la société actuelle... Si nous avions eu à les choisir, nous ne l'aurions pas fait, ne serait-ce que parce que nous ne les aurions probablement jamais rencontrés ! C’est peut-être à cause des réseaux familiaux que la société actuelle, par une constante historique remarquable (« Si chaque famille biologique formait un monde clos et se reproduisait par elle-même, la société ne pourrait exister. » [Lévi-Strauss, Histoire de la famille, t. 1, p. 10]), n’éclate pas en conflits professionnels corporatistes de type clanique : à cause des fêtes de famille et de façon générale, à cause des rencontres des réseaux familiaux. La famille [182] joue donc encore une fois un rôle d’alchimie sociale, empêchant la société d’éclater en de multiples corporatismes. On n’en a pas terminé avec cette institution, cette « cellule élémentaire de la société » que la sociologie moderniste avait trop rapidement reléguée dans les musées.

CONCLUSION

La famille demeure, par rapport à l’État, le lieu de la multiplicité des rôles, le seul réseau où nous jouons à tour de rôle tous les rôles : nous sommes enfants, nous sommes parents, nous sommes grands-parents, nous sommes beaux-frères pour les uns, etc.

La famille est aussi, par rapport à un appareil, le lieu des valeurs. Si l’État, avec raison, affirme que ce n’est pas à lui de faire le bonheur des citoyens (Palme), la famille ne peut pas prétendre à une telle attitude : elle veut le bonheur de ses membres, et les membres malheureux d’une famille affectent le bonheur de tous.

Il y a aujourd'hui consensus sur l’idée qu’Agnès Pitrou défend depuis plus d’une décennie, à savoir que la famille continue à jouer un rôle essentiel et que l’État devrait la soutenir au lieu d’essayer maladroitement de la remplacer. Un appareil ne remplacera jamais un réseau, et surtout pas le réseau essentiel de la société, ne serait-ce que parce qu'il est extérieur aux individus qu’il tente de réguler. Au-delà du soutien financier établi sur des critères universels, fonction qui sied bien à un appareil, d’immenses problèmes surgissent des efforts pour opérationnaliser cette idée qu’il peut y avoir des rapports plus étroits entre un appareil nécessairement neutre et froid, rigide et gauche, tout explicite, et un réseau mobile, variable, chargé de valeur et fonctionnant sur l’implicite. Le réseau familial réussit en permanence (parfois il échoue, évidemment) la fusion de l’étranger et du familier. Bien sûr le réseau familial est parfois lourd à porter, plein d'obligations sociales, dont nous nous libérions en grande hâte grâce à l'État. Nous étions contents. Mais nous découvrons maintenant que nous aimons certes voyager, consommer, être assurés financièrement de toutes les façons possibles (maladie, vieillesse, etc.). Mais nous aimons aussi être aimés (ou, si vous préférez, nous accordons tous de l’importance au champ social affectif...). Or l’État ne nous aime pas (même [183] s'il lui arrive d'être jaloux, comme on l’a vu). Il nous offre cependant de nous aider, avec toutes les « helping professions » qui interviennent dans nos valeurs personnelles de l’extérieur à chaque fois que ce n’est pas universel ou régi par le marché. Au-delà de sa fonction assurancielle, l’État a tendance à faire des gaffes. Faut-il rappeler l’exemple que nous donnions au début, les effets pervers entraînés par le fait que l’État vérifie si aucun homme n’est présent dans un foyer monoparental dirigé par une femme qui vit sur l’assistance sociale. Aussitôt que l’État sort de l’universalité dans ses programmes, c’est ce type d’effet qui apparaît.

On a pourtant constaté que récemment l’État et la famille ont eu tendance à se rapprocher. La famille a adopté plusieurs valeurs modernes propres à l’État ; la famille s’est libérée, on ne se marie plus pour le meilleur et pour le pire. Certains liens familiaux deviennent plus conditionnels. Ce qui oblige peut-être les autres membres à devenir d’autant plus inconditionnels (frères et soeurs, cousins..., car c’est une caractéristique des réseaux — la redondance — qui lui donne une grande flexibilité [voir A. Fortin]). La famille est pénétrée de plus en plus des valeurs marchandes et étatiques, c’est-à-dire des valeurs libérales. Cela s’observe par exemple dans la tendance à vouloir comptabiliser les tâches familiales, et même à les monétariser. La famille s’est adaptée à la modernité, tout en demeurant le lieu principal de nos obligations sociales. De son côté l’État montre certains signes de modestie et adopte parfois certains traits des réseaux avec son public au niveau local. Bien que comportant des limites, cela peut entraîner une certaine complémentarité entre le réseau familial et l’appareil étatique.

Il n’en reste pas moins que de par son origine l’État (comme le marché) tend à fonctionner selon un principe utilitariste, c’est-à-dire qu’il tend à soumettre les rapports sociaux à des utilités extérieures, et à réguler ses publics de l’extérieur. Inversement, la famille, tant qu’elle existera et quelle que soit la forme qu’elle prendra, affirmera toujours radicalement la primauté du lien social sur l’utilité. C’est l’individualisme qui est ici remis en question, le fait que l’État n’arrive pas à avoir d’autres publics que des individus ou des « corps intermédiaires » entre lui et des individus-citoyens. Or la famille n’est ni l’un ni l’autre tout à fait. Elle est un réseau centré sur les enfants qui ne sont pas des citoyens, sauf en puissance, et qu’elle a justement pour rôle [184] de former. La famille peut-elle devenir un public pour l’État ? Telle est la condition préalable à une politique familiale.

Nous revenons ainsi à la question de départ : il y aura toujours une certaine incompatibilité entre un réseau familial et un appareil d’État. Vincent Lemieux exprimait bien cette réalité lorsqu’il affirmait, à la fin d’une étude : « On ne peut étudier les réseaux sans finir par voir le monde autrement » (1981). Ces deux visions du monde, celle des appareils et celle des réseaux, ont quelque chose d'incompatible, à la limite. Mais c’est toute l’expérience de la modernité que d’essayer continuellement de réconcilier la liberté des modernes et la chaleur communautaire. Rien ne nous empêche de vouloir toujours mieux comprendre leur approche respective, tout en sachant que l’atteinte du but est une utopie. C’est l’enjeu du rapprochement entre l’État et la famille, de la possibilité pour l’État de devenir un allié, « un ami de la famille ».

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BIBLIOGRAPHIE

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Pitrou, Agnès, Vivre sans famille ?, Toulouse, Privât, 1978.

Polanyi, Karl, The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1957 (1944).

[186]




Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2022 10:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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