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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Jacques Gislain, “L’État et le marché: réflexions sur leur articulation institutionnelle.” In revue Interventions économiques pour une alternative sociale, No 17, hiver 1987, pp. 53-70. Numéro intitulé : “L’État en question #1.” Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, hiver 1987, 197 pp. [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[53]

Interventions économiques
pour une alternative sociale
No 17
DOSSIER

“ L’ÉTAT ET LE MARCHÉ :
RÉFLEXIONS
 SUR LEUR ARTICULATION
INSTITUTIONNELLE.”

Jean-Jacques GISLAIN

L’objet du présent article est de tenter de recentrer la problématique de la relation État-marché dans un cadre analytique qui puisse être utile au débat actuel sur cette question. Après avoir rappelé, dans une courte première partie, le caractère institutionnel central que joue organisationnellement l’État dans le maintien ou la transformation de l’ordre social et économique dans une société étatique ; sont examinés, dans une seconde partie, les types d’argumentation et les fondements théoriques principaux qui alimentent actuellement le débat sur la relation [54] État-marché. Arrivant à la conclusion qu’aussi bien la conception libérale que la conception marxiste orthodoxe, s’enferrent dans une même représentation idéologique où le Marché, comme catégorie logique et historique posée a priori, fonctionne analytiquement de façon référentielle alors que l’État est relégué hiérarchiquement à un simple rôle instrumental d’obstruction perverse ou de défense objective des « forces du Marché » ; il est ensuite, dans une troisième partie, mis en évidence l’intérêt de la théorie dite de la « régulation » pour comprendre le rôle central qu’a rempli successivement l’État, notamment dans la phase contemporaine de « régulation monopoliste », dans les modalités sociales et économiques de la reproduction réussie du système capitaliste. Mais c’est surtout la pertinence de l’analyse de K. Polanyi dans La Grande Transformation qui est mise en évidence comme cadre analytique permettant que puisse être compris le caractère historiquement défini d'une configuration institutionnelle État-marché et le rôle essentiel que joue un genre historique d’État (pouvoirs municipaux, État Nation mercantile. État libéral, État-interventionniste), résultat historique des rapports de forces politiques en présence, dans la création et le maintien d’un genre historique de marché (marchés non concurrentiels, marché régulé, marché autorégulateur, marché à nouveau régulé).

Enfin dans une dernière partie, nous tenterons de brosser rapidement quelques aspects du tableau de ce qui pourrait être une nouvelle configuration institutionnelle État- marché dans les économies capitalistes avancées, notamment ceux concernant les nouveaux genres historiques de politique sociale et économique et les nouveaux genres historiques de marchés qui y sont liés.

Le débat sur l’État : quel débat ?

À l’occasion de toute période historique de mutation structurelle de la société, les institutions sociales font l’objet d’une remise en cause « systématique ». En effet, le rôle essentiel des institutions est d’assurer la reproduction de la société et, par là même lorsque cette reproduction est réussie, la continuité du système social existant. Il n’est alors pas étonnant qu’en période de transformation sociétale la redéfinition de la nature et du rôle des institutions constitue l’enjeu politique fondamental.

Depuis longtemps [1], et sans doute pour une période historique assez longue [2], l’État, comme forme sociale de domination d’un pouvoir politique (auto) institué en organisation de droit régissant la société, est l’institution centrale qui assure le « bouclage » du système social sur lui-même. Dans ces conditions, l’État ne peut plus être connu et reconnu réellement autrement que comme l’institution constitutive du principe de réalité d’une entité sociétale, c’est-à-dire d’un ensemble d’espaces et de rapports sociaux et [55] territoriaux maintenu en (à r)ordre car organisé.

Simple cadre ou carcan rigide, l’État, institution de droit, assure l’ordre dans la société, c’est-à-dire la légitimité des pouvoirs institués et la délimitation des intervalles ordonnés à l’intérieur desquels sont socialement tolérables certaines luttes sociales de (re-dé)classement, et cela quels que soient historiquement les commanditaires et bénéficiaires de ce maintien de l’ordre.

Ni ordre hiérarchique mais sans pouvoirs de la primitive « Société contre l’État » [3], ni ordre issu de la complexité organisatrice de l’éventuelle future « société autonome » produisant ses propres institutions et sachant qu’elle le fait [4], l’ordre de la société étatique procède de la capacité institutionnelle de l’État à organiser et à gérer un (nouvel) ordre établi. En ce sens l’État Institution dans une société étatique n’est pas une organisation sociale « au service de » mais l'organisation sociale de la société en tant que telle. L’État n’a pas une ou des fonctions dans la société, il n’est pas non plus un instrument du pouvoir, l’État n’est une institution ni fonctionnelle ni instrumentale, il est l’Institution organisationnelle de la société, il est le pouvoir politique institué ; au même titre que la famille n’est ni l’instrument du pouvoir patriarcal, ni une institution fonctionnelle de la gestion domestique, la famille est l’institution organisationnelle de la reproduction, elle est le pouvoir institué dans l’espace de la reproduction humaine.

Dire que l’État est le pouvoir politique institué, cela ne qualifie historiquement ni les conditions sociales conflictuelles, sinon antagoniques, que ce pouvoir doit gérer, ni la (les) catégorie(s) sociale(s) gérante(s) de ce pouvoir. L’État comme figure centrale du pouvoir institué constitue l’invariant historique qui caractérise la société étatique.

Reposant sur ces fondements, la problématique de l’État Institution ne peut plus alors se situer en extériorité à celle portant sur l’ensemble de la société étatique. De même, tout autre institution de la société étatique ne peut plus alors être analysée en extériorité logique et historique par rapport à l’État. Et cela est particulièrement le cas pour ce qui est de l’institution « marché ».

Le débat sur l’État et le marché :
quel débat ?


La façon dominante dont le débat actuel est posé concernant l’État et le marché se réduit curieusement à la question : l’État ou le Marché ? avec sa variante : l’État-Providence ou l’État-minimum ? De plus, l’argumentation la plus souvent retenue relève d'un archaïsme méthodologique particulièrement surprenant. Il s’agit en effet de la vieille méthode scholastique du syllogisme.

Posant la question : État ou Marché ? les tenants du Marché raisonnent de la façon suivante : « le libre fonctionnement du Marché concurrentiel est le système économique le plus efficace ; or, le Marché est de [56] moins en moins libre et concurrentiel du fait de l’interventionnisme étatique ; donc, si on veut améliorer la performance économique il faut rétablir le libre Marché concurrentiel et corrélativement réduire l’interventionnisme étatique ; ou, d’interventionnisme étatique est néfaste et inefficace ; or, l’interventionnisme étatique n’a jamais été aussi important ; donc si on veut améliorer la performance économique il faut réduire l’interventionnisme étatique et corrélativement rétablir le libre Marché concurrentiel » ; ou encore, « lorsqu’il y avait plus de Marché et moins d’État l’économie fonctionnait mieux ; or, il y a actuellement plus d’État et moins de Marché et l’économie fonctionne moins bien ; donc, si on veut revenir à une économie prospère, il faut réduire l’importance de l’État au profit du Marché »... et ainsi de suite.

Inversement, les tenants de l'interventionnisme étatique raisonnent de la façon suivante : « la croissance et le bien être économique n’ont jamais été aussi importants que durant les Trente Glorieuses d’après-guerre ; or, durant ces trente années, l’intervention de l’État a été croissante et n’a jamais été aussi importante dans tous les domaines de l’économie ; donc, s’il existe des difficultés économiques actuellement c’est parce que l’interventionnisme étatique n’est plus d’une ampleur suffisante » ; ou, « seul l’État est capable de pallier aux insuffisances et imperfections du Marché ; or, la situation économique actuelle est particulièrement difficile ; donc, cette situation provient sans doute du fait que l’État n’assure pas suffisamment son rôle de régulateur et de substitut du Marché », ou encore, « le Marché livré à lui- même est non seulement source de gaspillages et d’inégalités sociales mais de plus conduit à d’inévitables graves crises économiques sources de profondes régressions sociales sinon de guerre ; or, le Marché domine encore en large partie l’activité économique ; donc, pour éviter les risques que nous fait encourir cette situation, il faut encore plus contrôler et réduire l’importance du Marché, seul l’État est capable d’assurer cette tâche »... et ainsi de suite.

L’argumentation logique sous cette forme syllogistique, malgré son indéniable efficacité pour faire passer un discours idéologique, est d’une rigueur analytique pour le moins douteuse sinon totalement fallacieuse. De plus, et c’est l’essentiel, les données du débat ainsi posées, il est inévitable que celui-ci s’enferre dans une casuistique sans issue car reposant sur la prémisse erronée de l’altérité du Marché et de l’État.

Prendre pour prémisse indiscutable le postulat de l’altérité radicale du Marché et de l’État révèle, comme nous tenterons de le montrer plus loin, une méconnaissance certaine, à la fois, historique, du processus d’émergence de ces deux institutions, et analytique, de la relation institutionnelle hiérarchique liant ces deux institutions. L’origine de cette méconnaissance est à rechercher du côté des fondements théoriques philosophico-politiques de l’articulation analytique entre État et Marché que prônent respectivement les pensées libérale et marxiste orthodoxes.

[57]

La dichotomie au sein de la pensée libérale entre État et Marché, comme s’il existait réellement deux « mondes possibles » dans une même société, un « monde politique » et un « monde économique », cette double fantasmagorie intellectuelle qui pervertit encore de nos jours la problématique État-marché, trouve sa source dans le vieux cadre référentiel de la pensée libérale, partagée qu’elle est entre Hobbes et Rousseau, Hegel et Locke, entre, d’une part, une représentation de l'État Souverain issu du contrat social primitif et/ou de l’évolution historique orientée vers l’objectivisation de la réalisation unanime de l’incarnation concrète de l’esprit absolu, et d’autre part, une représentation du Marché Naturel, né spontanément de l’inclination de la nature humaine qui pousse chacun, individu séparées seul propriétaire naturellement légitime des fruits de son travail laborieux, « à troquer et à échanger », et qui assure à l’ensemble de ces Robinson Crusoé un maximum de satisfaction et l’allocation optimale de leurs ressources. C’est se fondant encore sur cette philosophie naturaliste de l’État Souverain, institution politique consensuellement cantonnée au strict maintien de la défense juridique de l’exercice libre et légitime des intérêts particuliers, et du Marché Naturel, institution économique naturelle permettant la confrontation harmonieuse des intérêts particuliers, que doit être comprise l’offensive récente des néo-libéraux contre l’État, accusé d’avoir transgressé son rôle strictement « politique » : assurer juridiquement la liberté des échangistes et donc la bonne marche du Marché [5].

Le discours idéologique néolibéral actuel se réduit alors pauvrement à ressasser les vertus du vieux fantôme paradigmatique du Marché Naturel autorégulateur et harmonieux, chère à la pensée libérale du XIXe siècle, et à tenter de lui redonner vie en le recouvrant des oripeaux flambant neufs de la « nouvelle » théorie monétariste, succédané de la vieille théorie quantitative de la monnaie, et de la « nouvelle » théorie de l’offre, succédané de la vieille loi des débouchés, sans parler du vieux discours dénonciateur de l’annihilation par l’État omniprésent et parasite de la rationalité omnisciente de nos Robinson Crusoé.

Le moins que l’on puisse dire est que les fondements de cette nouvelle-ancienne conception libérale sont bien fragiles, et on ne peut que s’étonner actuellement de sa puissante force de capture intellectuelle sur les « esprits modernistes » de tous bords.

La suprématie idéologique qu’impose la pensée libérale a à un tel point contaminé et totalement perverti le débat actuel sur la relation État-marché, que même l’héritage de la pensée socialiste et marxiste, dont une des caractéristiques fondamentales est de ne pas dissocier État et marché dans leur lien dialectique, et consécutivement de fonder une tradition révolutionnaire anti-étatique et/parce que anticapitaliste, se trouve lui-même évincé dans le discours de nombreux socialistes.

Nombreux marxistes et socialistes ainsi paradoxalement devenus parti prenants dans le débat entre les tenants et adversaires de l’intervention [58] de l’État dans/contre le Marché. Au nom de la préservation des acquis sociaux et des garanties qu’offre l’État contre les méfaits du « capitalisme sauvage », comme si l’État pouvait se situer au-dessus de la mêlée, ceux-ci deviennent d’ardents défenseurs du capitalisme d’État. Considéré il y a peu de temps encore comme une théorie « bourgeoise », au service idéologique et instrument du capitalisme monopoliste d’État, le keynésianisme est devenu, pour de nombreux marxistes orthodoxes occidentaux, le référent théorique obligé et la clef qui assure la voie vers un nouveau socialisme d’État.

Outre la pesanteur de l’hégémonie idéologique de la pensée libérale, l’origine de la vulnérabilité de la pensée marxiste doit d’abord être recherchée dans les propres fondements de la théorie marxiste orthodoxe.

Dans la conception marxiste de l’articulation État-marché au sein de la formation sociale capitaliste, certains éléments d’analyses synchronique peuvent fournir matière à réponses pertinentes concernant notre questionnement, notamment quant au rôle de l’État dans la reproduction réussie simultanément, d’une part, des rapports sociaux nécessaires au bon fonctionnement du marché, et d’autre part, des rapports de production nécessaires à l’accumulation du capital. Par contre, l’analyse marxiste orthodoxe trouve rapidement sa limite lorsqu’il faut analyser diachroniquement les mutations sociétales intervenant dans l’articulation État-marché, donc lorsque ce qui est en question est, non plus le rôle instrumental de l’État au service de l’économie marchande capitaliste « en général », mais la nature historiquement dynamique de cette articulation.

En effet, peut-être faute d’une théorie de l’État produite par Marx lui-même, l’analyse marxiste orthodoxe contemporaine, soit tente de réduire la relation État-marché à une relation où l’« instance » économique, le Marché, surdéterminerait l’« instance » étatique et ses « appareils idéologiques » [6], soit tente, plus simplement encore, de réduire la relation État-marché à une relation instrumentale où l’État serait objectivement au service des impératifs de valorisation du capital monopoliste dominant sur le Marché [7].

Ces deux types de conception, d’ailleurs idéologiquement complémentaires, achoppent dès lors, l’une comme l’autre, sur la question du lien dialectique qui crée le mouvement historique de transformation de la nature du rapport État-marché. En effet, en défendant la thèse de la subordination en dernier ressort de l’État aux « forces » du Marché, elles s’empêchent de penser, d’une part, comment l’État peut avoir l’initiative dans l’établissement des modalités sociales historiques spécifiques de régulation du marché, et d’autre part, les modalités sociales de transition vers une nouvelle forme radicale d’organisation sociétale. On comprend mal, par ailleurs, partant des prémisses d’une subordination historiquement établie de l’État au Marché, d’une part, comment l’État pourrait être le lieu politique de la transformation réformiste des conditions du Marché, et d’autre part, comment une révolution politique [59] radicale pourrait subvertir durablement des « forces » du Marché.

En ce sens, et paradoxalement, l’analyse marxiste orthodoxe rejoint dans une certaine mesure la pensée libérale à propos de l’ordre logique de démonstration du lien analytique entre État et Marché (le Marché étant dans l’analyse logiquement antérieur à l’État), et de l’ordre historique de détermination du lien analytique entre État et Marché (le Marché étant historiquement antérieur à l’État). Ceci entraîne qu’aussi bien pour les libéraux que pour les marxistes, l’État est une « conséquence », pour les premiers, néfaste car pervertissant sournoisement les bienfaits naturels du libre marché concurrentiel, pour les seconds, néfaste car préservant contre toute logique de l’histoire les méfaits de l’économie marchande capitaliste.

Adulé ou honni, sans cesse annoncé comme la source primitive de libération individuelle ou dénoncé comme source historique de l'exploitation de classe, le Marché est dans les deux cas l’institution référentielle. Par contre, entrave ou béquille, sans cesse dénoncé comme source de dysfonctionnement de l’ordre naturellement harmonieux du Marché, ou annoncé comme source de l’ultime rempart autoritaire de l’économie marchande capitaliste, l’État est dans les deux cas l'institution déférée devant le tribunal de la Liberté ou de l’Histoire.

Une telle liaison hiérarchique entre État et Marché, paradoxalement commune aux deux conceptions libérale et marxiste au niveau de leurs analyses logique et historique, est-elle la seule acceptable ?

L’articulation État-marché :
Quel État et quel marché ?


Allant dans le sens du réexamen systématique de la pertinence de la théorie marxienne quant à sa capacité à rendre compte des transformations du capitaliste, certaines analyses actuelles, notamment celles qui sont issues des écoles dites de la « dérivation » et de la « régulation », ont nourri l’analyse marxiste de certains apports des approches institutionnaliste et keynésienne. Leur grand intérêt est d’accorder à l’État un rôle central, et non plus seulement d’encadrement objectif, dans la détermination des formes historiques de régulation du « marché ». Appréhendé selon cette nouvelle perspective analytique, l’État devient alors une pièce maîtresse, et non plus subordonnée, dans l’articulation État-marché.

Par exemple, les théoriciens de la régulation [8] montrent comment dans chacune des deux phases historiques successives du capitalisme, la première s’achevant avec la Grande Crise des années 30 et se caractérisant par un régime d’« accumulation extensif », la seconde période se déroulant jusqu’à nos jours et se caractérisant par un régime d’« accumulation intensif », l’État a joué un rôle décisif dans la « régulation concurrentielle » pour la première période et sans doute encore plus dans la « régulation monopoliste » de la seconde période. Mais les [60] théoriciens de la régulation hésitent encore à assumer pleinement leurs propres conclusions historiques.

L’existence d’une liaison dialectique liant État et marché, sans que l’on puisse réduire l’État à un simple instrument institutionnel d’ajustement des conditions de reproduction d’ensemble du système capitaliste aux contraintes historiques des « forces » du marché, est particulièrement bien mise en évidence dans le cas de la régulation monopoliste, l’État s’avérant être le seul capable de produire les conditions sociales de la résolution de la double contrainte de répartition et d’accumulation. Par contre, dans le cas de la régulation concurrentielle, les théoriciens de la régulation régressent analytiquement à l’ancien modèle marxiste de subordination de l’État « bourgeois » aux « forces capitalistes » du Marché. Ce maintien analytique, d’une part, du cadre référentiel transhistorique que constitue le Marché comme le système (pur) de l’économie marchande capitaliste, et d’autre part, des modalités d’ajustement historiques définis et temporaires qui constituent les différentes formes spécifiques d'un État régulateur des vicissitudes historiques du système, a pour conséquence de privilégier logiquement les tendances des « forces du Marché » par rapport à « la régulation de l’État ». Et cela malgré la pertinence des analyses sur la « régulation monopoliste » qui montrent bien que si depuis l’après-guerre le « Marché » a été maintenu comme l’institution dominante dans l’organisation sociale de la circulation des objets économiques, c’est aux prix d’un « interventionnisme » croissant de l’État, soit sous forme directement organisationnelle (contractualisation des rapports sociaux de production, redistribution des revenus, règlementation et administration des règles du jeu (concurrence) et des signaux (prix) du marché, etc...), soit sous forme palliative (production de biens et de services publics.).

Allant dans le sens d’un approfondissement de l’analyse logique et historique de l’articulation État-marché, l’apport de K. Polanyi dans La Grande Transformation  [9] est à notre avis fondamental. La raison en est que non seulement K. Polanyi dénaturalise le Marché, en montrant le caractère historique de cette institution, mais de plus, il spécifie et différencie les formes historiques diverses d’institutions qualifiées de « marché » et cela en liaison analytique avec les différentes formes historiques et institutionnelles de l’« État ».

En définissant chaque genre historique de « marché », chaque fois que cela est analytiquement nécessaire, comme institution sociale historique spécifique et comme catégorie logique et historique ayant ses propres caractéristiques conceptuelles, K. Polanyi fait perdre au Marché son statut référentiel d’institution sociale et de catégorie logique et historique toujours posées a priori antérieurement et à côté de l’État.

En analysant conjointement et en définissant un genre de « marché » et un genre d’« État » comme constitutifs d’un genre historique d’articulation institutionnelle État-marché, K. Polanyi évite de tomber dans le biais théorique commun aux conceptions libérale et marxiste : l’unicité [61] référentielle et posée a priori du Marché.

Le résultat de l’analyse particulièrement pertinente de K. Polanyi est alors la possibilité d’identifier à un moment historique donné une configuration institutionnelle État-marché spécifiant ce que sont l’« État » et le « marché » et le lien qu’entretiennent ces deux institutions.

En plus de son analyse anthropologique des genres de marché [10], K. Polanyi montre dans La Grande Transformation [11] qu’il est absolument essentiel de différencier ce que furent successivement en Occident :

— Les marchés non concurrentiels du moyen-âge dans leurs deux espèces séparées [12] de marché de voisinage et de marché d’exportation intermunicipal et au long cours [13]. Ces marchés se trouvaient localisés dans les grands centres urbains médiévaux [14] eurent pour double particularité d’être hautement surveillés par les pouvoirs municipaux représentant les oligarchies de corporation et de commerce et d’être extérieurs à l’économie domestique dominante dans la plus large partie de l’économie médiévale [15].

— Le marché régulé à partir des XVe et XVIe siècles jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles. Lui non plus n’a intégré ni le travail ni la terre [16]. Il a été par contre, pour toutes les autres marchandises, élargi à l’espace national et essentiellement régi concurrentiellement [17] dans le cadre de l’espace territorial intérieur [18], de par la volonté institutionnelle des nouveaux États Nations mercantiles en formation [19].

— Le marché autorégulateur du XIXe siècle. Ce système de marché généralisé à l’ensemble de l’activité économique [20], notamment par la création de marchés du travail, de la terre et de la monnaie [21], n’a existé à l’état pur qu’en Angleterre, entre 1834 (amendement de la loi des pauvres) et 1870 (reconnaissance des syndicats). Il est par ailleurs le résultat de la volonté de l’État Libéral d’instituer la « société de marché » [22] comme forme institutionnelle (utopique) de régulation sociale [23].

— Enfin, à partir de la « Grande Transformation » [24] que constitue le grand retournement des années 30 apparaît un genre de marché à nouveau régulé, particulièrement les « marchés » du travail, de la terre et de la monnaie [25]. Ces marchés régulés ont résulté de la nécessité dans laquelle se trouvait l’État de se muter en État-interventionniste pour pallier, par un protectionnisme social et national, au désastre social de la « société de marché » [26].

Comme le montre ainsi de façon éclatante K. Polanyi, le terme « marché » ne recèle donc pas la même réalité institutionnelle selon les époques et celle-ci est plus souvent le fait, dans son contexte historique, de l’action politique d’un État confronté à la nécessité institutionnelle d’imposer un (nouvel) ordre économique [27].

Dans ces conditions, les différents genres historiques de « marché », comme formes historiques spécifiques de l’organisation institutionnelle des modalités sociales de [62] l’ordre selon lequel doivent « circuler » de façon « marchande » les objets économiques, ne peuvent être analysés respectivement que dans leur rapport hiérarchique aux genres d’État qui les ont pragmatiquement façonnés et administrés [28].

Dans ce cadre analytique, ce qui dans l’après-guerre se présente au premier abord comme une enflure de l’État et un dégonflement du Marché ne peut, quoiqu’en pensent les revanchards de « la libre- entreprise », les humanistes de la haute surveillance de « la liberté des renards dans le poulailler », ou les annonciateurs du « grand soir libérateur », être analysé, ni comme la conséquence de l’incurie des responsables publics qui se seraient acharnés à mettre en pièces la belle mécanique du Marché, ni comme le résultat de la volonté de ces responsables de défendre l’intérêt général contre les intérêts particuliers, ni comme le fruit d’une machination de ces responsables pour tenter coûte que coûte de maintenir la valorisation du capital monopoliste, c’est plutôt la concrétisation, à un moment historique donné, d’une solution temporaire : la mise en place d’un nouveau genre de marché régulé, préservant les fondements de l’ordre social établi, et construite pragmatiquement, sur la base de la redéfinition conflictuelle d’un consensus national minimum, par l’institution centrale organisatrice de l’ordre sociétal : l’État devenu État-Providence.

Bien entendu, cela ne veut pas dire que l’État, comme institution centrale de la société étatique, est une institution « neutre », au sens ou celle-ci serait « au-dessus » des luttes sociales et « au-delà » de tout genre de marché. Cela ne signifie pas non plus que l’État est une institution « transparente » au sens où elle serait dénuée de tout contenu politique propre à défendre les intérêts spécifiques de ses fonctionnaires. De même il n’est pas ici question de nier l’importance des « forces » de chaque genre historique de marché dont la logique propre peut fortement contraindre l’État. Bien au contraire, c’est parce que chaque genre historique d’État, comme institution centrale organisatrice du maintien de l’ordre social, est le lieu de la confluence de toutes ces luttes sociales conflictuelles, que son pouvoir dépasse largement le simple cadre de la subordination aux soi-disantes forces immanentes du Marché.

Chaque genre historique d’État, comme lieu institutionnel de la gestion sociétale de l’ensemble de ces contraintes, est sans cesse convoqué par l’ensemble de ces « forces » à agir, à intervenir pour assurer le maintien de l’ordre.

Le problème fondamental n’est donc pas de savoir si tel genre historique d’État doit ou ne doit pas intervenir, mais comment l’État interviendra pour maintenir l’ordre social, et si le contexte social le requiert, comment il interviendra dans le sens d’une mutation vers un nouveau genre historique d’État chargé d’établir un nouveau ordre social.

Dans tous les cas l’État-Institution sera contraint de négocier pragmatiquement la remise en ordre ; au double sens où l’État devra « négocier » un maintien de la paix civile sur la base d’un concensus [63] social minimum et où l’État devra « négocier » un tournant, une nouvelle orientation de l’organisation économique qui assure la pérennité de la circulation et de la croissance de la production des objets économiques.

Dans le domaine de la renégociation de l’ordre économique, l’État-Institution se trouve contraint, s’il veut se maintenir comme pouvoir institué, de redéfinir les règles du jeu du fonctionnement de l’organisation économique. Cette redéfinition des règles est fondamentalement l’objet d'un enjeu politique. C’est pour cela d’ailleurs que l’État-Institution est le lieu de cet enjeu. Et aucune contrainte a priori ne s’impose comme contrainte immanente, pas plus les « lois du Marché » que les « lois de l’Histoire ». Et peut- être plus forte que toutes autres est la volonté de l’État-Institution de maintenir son pouvoir, c’est-à-dire son ordre, même si pour cela il doit aller dans le sens de l’établissement d’un nouveau genre historique de « marché » plus-moins-différemment auto-dé-re-régulé.

Dans ces conditions politiques il apparaît donc clairement que l’État-Institution n’est ni automatiquement subordonné, ni systématiquement contre les « forces du Marché ». Mais plutôt, qu’en tant que lieu politique institutionnel de l’exercice du pouvoir organisateur de la société civile, l’État-Institution dispose d’une relative marge de manœuvre lui permettant dans une certaine mesure d’élargir ou de restreindre, de renforcer ou de modifier, ce qu’il a lui-même contribué à créer : un genre historique de marché.

Ceci étant, dans la conjoncture économique et sociale actuelle, il est de plus en plus clair que l’État-Institution est socialement convoqué, poussé par le contexte de (sortie ?) crise, à redéfinir les cadres institutionnels d’une nouvelle mise en ordre économique.

La question est alors de savoir : quelle pourrait être la nouvelle configuration historique État-marché et, au sein de celle-ci, l’articulation entre nouveau genre historique d’État et nouveau genre historique de marché, qui risquent de s’imposer à terme dans les sociétés capitalistes occidentales ?

Quelques tendances lourdes
de la nouvelle articulation État-marché


Déjà quelques tendances lourdes qui vont dans le sens de l’établissement d’une nouvelle configuration institutionnelle État-marché, peuvent être grossièrement identifiées.

Dans le domaine de la gestion de la force de travail, les nouvelles orientations de la politique étatique vont dans le sens :

— de la privatisation et de la réduction massive du financement des services publics (santé, éducation, ...) ;

— de restrictions sélectives à l’accessibilité et de la réduction importante des montants des programmes de substituts salariaux [64] (assurance chômage, aide sociale, régime de rente, ...) ;

— de l’élimination partielle ou totale de la protection salariale (syndicalisation, normes minimales, durée et teneur du contrat de travail,...) ;

Elles ont, semble-t-il, pour objet de composer institutionnellement de nouvelles conditions pour :

— la création d’un nouveau genre de marché du travail dont une certaine autorégulation serait assurée par la « flexibilité » offerte aux entreprises dans les modalités de mobilisation externe et interne de la main-d’oeuvre, notamment par la multiplication, l’individualisation et la précarisation des statuts contractuels d’emploi ;

— La création de nouveaux genres de marchés de biens et services médicaux, éducatifs, culturels, d’assistance sociale et d’assurance du revenu.

Il semble donc, dans ce premier domaine, qu’il existe bien un lien étroit entre la création institutionnelle d’un nouveau genre historique de politique sociale : minimum, individualisée, non protectionniste dans le domaine de la protection salariale, de désengagement dans la production publique de biens et services sociaux et de réajustement a postériori des dégâts sociaux (revenu minimum garanti et accessibilité après « preuve ex post » aux programmes sociaux) ; et la création institutionnelle de nouveaux genres historiques de marchés : un marché du travail « flexible » et de nouveaux marchés de biens et services « sociaux ».

De plus, un des faits marquants qui ressort de cette nouvelle configuration État-marché dans le domaine de la politique sociale, c’est la forte tendance à l’individualisation des possibilités d’accessibilité à une « couverture sociale » et consécutivement à un fractionnement social des citoyens face à un État jugeant chaque individu comme un cas « assistable » ou non, des salariés face à la multiplicité des statuts d’emploi possibles du nouveau marché flexible du travail et des consommateurs face aux nouveaux marchés de biens et services sociaux.

Dans le domaine de l’interventionnisme dans l’encadrement de l’activité économique, les nouvelles orientations de politique économiques vont dans le sens :

— d’une dénationalisation-privatisation du secteur public productif (sociétés et régies d’État, entreprises publiques ou d’économie mixte, ...) ;

— d’une dé-réglementation des cadres institutionnels du fonctionnement de certains marchés intérieurs et du soutien sélectif aux entreprises selon leurs performances économiques ;

— d’une promotion commerciale sur les marchés extérieurs de certaines productions nationales et de la renégociations internationales (bilatérale, multilatérale) des cadres institutionnels des échanges transnationaux (GATT, libre- échange, union douanière, communauté économique, ...) ;

Elles ont, semble-t-il, pour objet de composer institutionnellement de nouvelles conditions pour :

— la création d’un nouveau genre de marché intérieur présenté [65] comme plus concurrentiel et autorégulé mais en réalité plus soumis que jamais à la dominance (sous-traitance, dépendance technologique et d’approvisionnement, alignement commercial, filialisation et autres formes de contrôles financiers, ...) du capital monopoliste dont feront partie (importante) les entreprises dénationalisées- reprivatisées et surtout les grands groupes industriels et financiers, anciennement mis sur pied et régis par l’État-interventionniste, maintenant livrés « clef en main » au capital monopoliste et au simulacre de la concurrence ;

— la création d’un nouveau genre de marchés extérieurs, d'une part, issus de l’approfondissement de la spécialisation des productions nationales orientées vers les créneaux mondiaux d’exportation et d’autre part, issus de l’approfondissement de l’homogénéisation institutionnelle d’espaces économiques transnationaux respectivement régionalement limités à certains États d’un même continent.

Là encore, dans ce second domaine, il semble bien qu’il existe un lien étroit entre la création d’un nouveau genre historique de politique économique : de désengagement dans l’activité productive publique, de déréglementation et d’ajustement positif, au niveau intérieur, de promotion commerciale des exportations et de négociations internationales d’espaces économiques transnationaux homogènes ; et la création institutionnelle d’un nouveau genre historique du marché : un marché intérieur monopoliste non régulé, un marché transnational homogène limité et un marché international segmenté par spécialisations sectorielles.

Dans le cadre des économies capitalistes avancées, il semblerait ainsi que l’État, convoqué à effectuer une remise en ordre économique dans un contexte historique d’inévitable recherche d’une croissance en économie ouverte et appuyé politiquement par une majorité électorale néolibérale, puisse effectivement tenter de remodeler institutionnellement le marché intérieur en faveur du capital monopoliste pour que ce dernier constitue une base nationale solide pour investir les nouveaux marchés transnationaux et internationaux. De même, un nouveau genre historique de politique sociale tel que nous venons de le décrire sommairement peut être considéré comme un type de solution institutionnelle grâce auquel l’État rechercherait à offrir au capital monopoliste, d’une part, une flexibilité dans la gestion de la main-d’œuvre  et un allègement des « charges sociales » de la reproduction de la force de travail et, d’autre part, de nouveaux marchés nationaux de biens et de services sociaux à investir fructueusement.

C’est sans doute dans les deux domaines complémentaires d’intervention étatique, que sont les politiques sociales et les politiques économiques et que nous avons pris pour exemple, que les nouvelles formes historiques de configuration institutionnelle État-marché sont lisibles à première vue ; mais, il aurait fallu aussi relever, ce que l’espace ici ne nous permet pas, les transformations [66] importantes des politiques étatiques dans le domaine de la fiscalité (réduction ou au moins stagnation du volume global des prélèvements, réduction de la progressivité de l’impôt sur les revenus et multiplication des taxes régressives, ...) dans le domaine de la gestion et du type de mandat des administrations publiques (désengagement et réduction des organismes administratifs, contrôle ad hoc, individualisé et a posteriori plutôt qu’actions directionnelles et incitations, ...) etc... pour fournir un tableau plus complet de ce qui semble se dessiner actuellement comme une nouvelle « Grande Transformation ».

Été 1986.

NOTES

[67]

[68]

[69]



[1] Concernant le débat en anthropologie portant sur l’origine de l’« État », voir R. Cohen et E.R. Service (eds) Origins of the State, Philadelphia Institut for the study of Human Issues, 1978. Le moins que l’on puisse dire c’est que le débat ne semble pas encore totalement tranché.

[2] L’échec des systèmes dits « socialistes » dont le projet (idéologique ?) initial était d’abolir à terme l’État, est à cet égard tout à fait révélateur.

[3] P. Clastres La société contre l’État, Paris : Minuit, 1974.

[4] C. Castoriadis « La logique des magmas et la question de l’autonomie » in L’auto-organisation. De la physique au politique, Colloque de Cérisy, Paris : Seuil, 1983, pp. 421-443.

[5] La définition du libéralisme que propose Pierre Lemieux est à cet égard on ne peut plus exemplaire : « ... le terme libéralisme revêt une signification très précise, celle d’une philosophie politique axée sur la souveraineté de l’individu. Elle repose sur deux piliers essentiels : le libéralisme économique (Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Milton Friedman, Friedrich Hayek, ...), qui soutient que l'économie et la société fonctionnent mieux quand les individus sont libres plutôt que soumis à des « objectifs sociaux ou collectifs« ; et le libéralisme juridique (John Locke, Alexis de Tocqueville, Benjamin Constant, Norbert Nozick, ...), qui affirme l’existence de droits individuels antérieurs à tout arrangement social ou politique. Le libéralisme politique, quant à lui, n’est qu’un moyen instrumental et subordonné de protéger la liberté individuelle », Le Devoir, 12 juillet 1986, p. 1.

[6] Voir L. Althusser-E. Balibar, Lire le Capital, Paris : Maspéro, 1968 ; L. Althusser, Positions (1968-1976), Paris : Éd. Sociales, 1976 ; et N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Paris : Maspéro, 1968.

[7] Voir : P. Boccara, Études sur le capitalisme monopoliste d’État, Paris : Éd. Sociales, 1974.

[8] Voir : M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris : Calmann-Lévy, 1976 ; R. Boyer, J. Mistral, Accumulation, inflation et crise, Paris : P.U.F., 1978, réédition augmentée 1983 ; et pour une présentation simple du modèle formel voir : J.H. Lorenzi, O. Pastre, J. Toledano, La crise du XXe siècle, Paris : Économica, 1980.

[9] Karl Polanyi, The Great Transformation (1944) trad. fr. : La Grande Transformation (Aux origines politiques et économiques de notre temps), Paris : Gallimard, 1983.

[10] Voir : K. Polanyi et C. Arensberg, Trade and Market in the Early Empires (1957) ; trad. fr. : Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie. Paris : Larousse, 1975.

[11] K. Polanyi, La Grande Transformation, op. cit.

[12] « Une séparation toujours plus stricte entre le commerce local et le commerce d’exportation, telle fut la réaction de la vie urbaine devant un capital mobile qui menaçait de désintégrer les institutions de la ville », Ibid., p. 98.

[13] « Ainsi le commerce extérieur et le commerce local sont tous deux fonction de la distance géographique, le premier réservé aux seuls biens qui peuvent la supporter, le second à ceux qui ne le peuvent pas. C’est à juste titre que ce type de commerce est dit complémentaire. Les échanges locaux entre la ville et la campagne, le commerce extérieur entre deux zones climatiques différentes, sont fondés sur ce principe. Ce genre de commerce n’a pas besoin de comporter de concurrence, et si cette dernière avait tendance à le désorganiser, il n’y a rien de contradictoire à l’éliminer ». ibid., p. 92.

[14] « Ni le port, ni la foire, ni l’étape n’engendra les marchés intérieurs ou nationaux » ibid., p. 93 ; « Les marchés locaux sont essentiellement, des marchés de voisinage et, quelque importance qu’ils aient pour la vie de communauté, rien n’indique, où que ce soit, que le système économique dominant se modèle sur eux. Ils n’ont pas été des points de départ du commerce intérieur ou national ». Ibid., p. 95-96.

[15] « Le résultat le plus important des marchés — la naissance des villes et de la civilisation urbaine — fut, en fait, la conséquence d’une évolution paradoxale. Car les villes, rejetons des marchés, furent non seulement leurs protectrices, mais aussi l’instrument qui les empêchait de s’étendre aux campagnes et d’empiéter ainsi sur l’organisation économique dominante de la société ». Ibid., p. 96.

[16] « Le mercantilisme, malgré toute sa tendance à la commercialisation, ne s’attaqua jamais aux garanties qui protégeaient ces deux éléments fondamentaux de la production qu’étaient le travail et la terre et les empêchaient de devenir des articles de commerce ». Ibid., p. 104.

[17] « Au contraire du commerce extérieur comme du commerce local, le commerce intérieur est, pour sa part, essentiellement concurrentiel : les échanges complémentaires mis à part, il comporte un beaucoup plus grand nombre d’échanges dans lesquels des biens semblables et d’origines diverses sont offerts en concurrence les uns avec les autres. En conséquence, ce n’est qu’avec l’apparition du commerce national ou international que la concurrence tend à être reconnue comme un principe général du commerce ». Ibid., p. 92.

[18] « On eut alors recours à l’intervention de l’État, qui avait libéré le commerce des limites que lui imposaient la ville et ses privilèges, pour mettre fin à deux dangers étroitement apparentés que la ville avait affrontés avec succès, à savoir, le monopole et la concurrence. Que la concurrence dût en fin de compte mener au monopole, voilà une vérité bien comprise à l’époque ; en même temps, le monopole était encore plus redouté qu’il ne le fût plus tard, car il portait souvent sur les nécessités de la vie et se transformait donc aisément en péril pour la communauté. Le remède administré fut la réglementation totale de la vie économique, mais cette fois, à l’échelle nationale et non plus municipal ». Ibid., p. 100.

[19] « ... ni le commerce au long cours ni le commerce local n’avaient engendré le commerce intérieur des temps modernes ; ce qui ne nous laissait apparemment d’autre choix, pour trouver une explication, que de nous tourner vers le deus ex machina de l’intervention étatique. Ibid., p. 97.

« ... les villes dressaient des obstacles possibles à la formation de ce marché national ou intérieur que réclamait le grossiste capitaliste. En maintenant le principe d’un commerce local non concurrentiel et d’un commerce au long cours également non concurrentiel et assuré de ville en ville, les bourgeois empêchaient par tous les moyens à leur disposition l’absorption des campagnes dans l’espace du commerce ainsi que l’instauration de la liberté du commerce (indiscriminate trade) entre les villes du pays. Ce fut cette évolution qui contraignit l’État territorial à se porter au premier plan comme instrument de la « nationalisation » du marché et comme créateur du commerce intérieur.

Au XVe et XVIe siècles, l’action délibérée de l’État imposa le système mercantile au protectionnisme acharné des villes et des principautés. Le mercantilisme détruisit le particularisme périmé du commerce local et intermunicipal en faisant sauter les barrières qui séparaient ces deux types de commerce non concurrentiel et en laissant le champ libre à un marché national qui ignorait de plus en plus la distinction entre la ville et la campagne aussi bien qu’entre les diverses villes et provinces ». Ibid., p. 98-99.

[20] « Tous les types de sociétés sont soumis à des facteurs économiques. Seule la civilisation du XIXe siècle fut économique dans un sens différent et distinct, car elle choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, dont la validité n’est que rarement reconnue dans l’histoire des sociétés humaines, et que l’on n’avait certainement jamais auparavant élevé au rang des justifications de l’action et du comportement dans la vie quotidienne. Le système du marché autorégulateur dérive uniquement de ce principe ». Ibid., p. 54 ; « La transformation suppose chez les membres de la société un changement de leur mobile d’action : le mobile du gain doit se substituer à celui de la subsistance. Toutes les transactions deviennent des transactions monétaires, et celles-ci exigent à leur tour qu’un moyen d’échange soit introduit à chaque articulation de la vie industrielle. Tous les revenus doivent provenir de la vente d’une chose ou d’une autre, et, quelle que soit la source des revenus d’une personne, on doit le considérer comme résultat d’une vente. Le simple terme de « système de marché », par lequel nous désignons le modèle institutionnel que nous avons décrit, ne veut rien dire de moins. Mais la particularité la plus frappante du système réside dans ce qu’une fois qu’il est établi, il faut lui permettre de fonctionner sans intervention extérieure. Les profits ne sont plus garantis, et le marchand doit faire ses bénéfices sur le marché. Les prix doivent être libres et se fixer eux-mêmes. Ce système autorégulateur de marché, c’est ce que nous entendons par « économie de marché ». Ibid., pp. 69-70.

[21] « Le développement du système de fabrique ayant été organisé comme partie d’un processus d’achat et de vente, le travail, la terre et la monnaie devaient par conséquent être transformés en marchandises afin que la production continuât. Bien sûr, il n’était pas possible d’en faire vraiment des marchandises, car, à la vérité, ils n’étaient pas produits pour être vendus sur le marché. Mais la fiction qui voulait qu’il en fût ainsi devint le principe organisateur de la société ». Ibid., p. 111.

[22] « ... le libéralisme économique est le principe directeur d’une société dans laquelle d’industrie est fondée sur l’institution d’un marché autorégulateur. Il est vrai qu’une fois ce système à peu près réalisé, on a besoin de moins d’intervention d’un certain type. Cependant, cela ne veut pas dire, loin de là, que le système de marché et l’intervention soient des termes qui s’excluent mutuellement. Car aussi longtemps que ce système là n’est pas en place, les tenants de l’économie libérale doivent réclamer — et ils n’hésiteront pas à le faire — que l’État intervienne pour l’établir et, une fois qu’il est établi, pour le maintenir. Le tenant de l’économie libérale peut donc, sans aucune inconséquence, demander à l’État d’utiliser la force de la loi, il peut même faire appel à la force violente, à la guerre civile, pour instaurer les conditions préalables à un marché autorégulateur... L’unique principe auquel les tenants de l’économie libérale puisse se tenir sans incohérence est celui du marché autorégulateur, qu’il les entraîne ou non à intervenir ». Ibid., p. 201 ; et K. Polanyi de montrer qu’en tant que dogme du libéralisme au XIXe siècle, « le laissez-faire lui-même (avec ses trois principes formant un tout : un marché du travail concurrentiel, l’étalon-or automatique, le libre-échange international.) a été imposé par l’État », Ibid., p. 189.

[23] « ... l’économie de marché implique une société dont les institutions sont subordonnées aux exigences du mécanisme du marché ». Ibid., p. 238.

[24] « ... au coeur de la transformation se trouvait l’échec de l’utopie du marché ». Ibid., p. 284.

[25] « À l’intérieur des nations, nous assistons à une évolution : le système économique cesse de déterminer la loi de la société et la primauté de la société sur ce système est assurée... le résultat est le même pour tous : le système de marché ne sera plus autorégulateur, même en principe, puisqu’il ne comprendra ni le travail, ni la terre, ni l’argent ». Ibid., p. 322 ; « Que des marchés concurrentiels continuent à fonctionner pour d’innombrables espèces de produits, voilà qui ne doit pas gêner la constitution de la société, pas plus que de fixer les prix du travail, de la terre, et de la monnaie à l’extérieur du marché ne porte atteinte à la fonction d’évaluation des prix en ce qui concerne les différents produits ». Ibid., p. 323.

[26] K. Polanyi explique ce retournement par l’effet à terme d’un double mouvement qui « peut être personnifié comme l’action de deux principes organisateurs dans la société, chacun d’entre eux se fixant des visées institutionnelles spécifiques, ayant le soutien de forces sociales déterminées et employant ses méthodes propres. Le premier est le principe du libéralisme économique qui vise à établir un marché autorégulateur, qui compte sur le soutien des classes commerçantes et qui adopte pour méthode principale le laissez-faire et le libre-échange ; l’autre est le principe de protection sociale, qui vise à conserver l’homme et la nature aussi bien que l’organisation de la production, qui compte sur les divers soutiens de ceux qui sont le plus directement affectés par l’action délétère du marché —en premier lieu, mais pas exclusivement, la classe ouvrière et les propriétaires terriens — et qui adopte pour méthodes la législation protectrice, les associations restrictives et d’autres instruments d’intervention ». Ibid., p. 182 ; de plus « L’introduction de marchés libres, loin de supprimer le besoin de commande, de régulation et d’intervention, ont énormément augmenté la portée de celle-ci. Les administrateurs ont dû constamment être sur leurs gardes pour assurer le libre fonctionnement du système ». Ibid., p. 191 ; ainsi : « En dernier ressort, l’autorégulation compromise du marché conduisit à l’intervention politique ». Ibid., p. 270 ; et « le protectionnisme monétaire vint en premier, ..., la protection du travail et de la terre suivit ». Ibid., p. 265.

[27] Cette particularité de l'analyse de K. Polanyi concernant la différenciation historique des genres de marchés et cela en rapport avec les genres historiques d’État, est fondamental pour la compréhension historique des rapports État-marché- capitalisme. En effet, c’est à notre avis, faute d’une telle analyse et prisonnier d’une représentation référentielle du « Marché » générique opposée au « Monopole » capitaliste que F. Braudel, posant la question : « l’État a-t-il, ou non promu le capitalisme ?, se trouve en situation de ne pouvoir trancher et de devoir répondre laconiquement, sans vraiment défendre la thèse de la primauté du capitalisme : « Favorable, défavorable, l’État moderne a été une des réalités au milieu desquelles le capitalisme a fait son chemin, tantôt gêné, tantôt favorisé, et assez souvent progressant en terrain neutre ». F. Braudel, Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme. XVe — XVIIIe siècles, tome 2. Les jeux de l’Échange, Paris : A. Colin, 1979, p. 494. Voir aussi à quel type de confusion conceptuelle la problématique braudélienne peut conduire, 1. Wallerstein, « Braudel on Capitalism and the Market », et « Paul Sweezy Comments », Monthly Review, feb. 1986, pp. 11-18 ; De même, en ne différenciant pas clairement les genres historiques de marché dans leurs rapports institutionnels à leurs genres historiques respectifs d’État, P. Rosanvallon (Le Capitalisme utopique, Paris : Seuil, 1979) propose une typologie de modèles spatiaux de constitution historique d’« économie de marché » (« Dans le cas de la France (modèle français), le marché est donc en grande partie un produit de l’État », p. 121 ; « Le modèle italien ou allemand. L’économie de marché s’est édifiée sans l’aide de l’État », p. 121 ; « Le modèle anglais. Il apparaît comme une sorte de point d’équilibre entre le modèle français et le modèle italien/allemand », p. 123) qui, si elle n’est pas totalement erronée, laisse croire qu’il s’agit du même « marché » (non concurrentiel ?, régulé ?, autorégulateur ?) et réduit l’« État » au seul État Nation malgré l’importance pourtant relevée du rôle des cités-États.

[28] Le lecteur comprend maintenant mieux pourquoi tout au long de ce texte, pour des fins de différenciation sémantique, nous utilisons le terme Marché avec un M majuscule lorsqu'il est question de conceptions se référant à la catégorie historique « marché » ayant fondamentalement les mêmes caractéristiques transhistoriques et à la catégorie logique « marché » posée a priori et extérieurement à l’État, alors que nous utilisons le terme marché avec un m minuscule lorsqu’il est question d’un genre historique de marché spécifié analytiquement dans le cadre référentiel d’une configuration historique État-marché.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 26 juin 2022 6:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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