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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Les économies des pays de l’Est et la fin de la division cardinale du monde”. Un article publié dans ouvrage sous la direction de Christian Deblock et Diane Éthier, Mondialisation et régionalisation. La coopération économique internationale est-elle encore possible ? (pp. 161 à 177) Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1992, 386 pages. [Autorisation accordée le 10 janvier 2003 par Louis Gill de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[161]

Les économie des pays de l’Est
et la fin de la division cardinale
du monde
.” *

Louis GILL

Les événements historiques qui déferlent sur toute l'Europe de l’Est avec une extraordinaire rapidité depuis l'automne 1989 affectent l'ensemble des rapports économiques et politiques mondiaux. Se déroulant sur le continent européen, ils touchent au premier titre l'Europe, dans ses deux composantes, Est et Ouest, remettant de facto en question la division artificielle décidée à Yalta. Mais, au-delà des bouleversements intra-européens et comme résultat de l’onde de choc que ceux-ci provoquent, c'est l'ensemble des rapports Est-Ouest, Nord-Sud, Est-Sud et Ouest-Ouest qui est touché. Ces événements impliquent des relations entre pays, régions, blocs de pays, mais plus fondamentalement entre régimes de société et, par conséquent, entre classes.

Rapports de force au niveau mondial, reconstitution de l’Europe comme entité économique intégrée, questions nationales et sociales, toutes ces dimensions des processus en cours se combinent et se concentrent dans la question de la réunification de l'Allemagne qui, de ce fait, acquiert une importance déterminante.

Expression concentrée de développements plus larges se déroulant à l'échelle de l'Europe, la réunification de l'Allemagne sera le point de départ de la présente réflexion. L'analyse des incidences économiques et politiques de cette réunification permettra dans un deuxième temps d'évaluer l'impact des transformations en cours à l'Est sur l'Europe dans son ensemble. Il sera ensuite possible d'apprécier l'effet global de ces modifications majeures sur les rapports mondiaux et les perspectives qui en découlent quant à la stabilité du [162] régime en place et sa capacité réelle d’apporter une solution aux problèmes que les transformations à l'Est cherchent à surmonter.

La réunification de l'Allemagne

La réunification de l'Allemagne implique deux entités fort inégales. La superficie de la République fédérale d'Allemagne (RFA) est égale à deux fois et demie celle de la République démocratique allemande (RDA) et sa population près de quatre fois plus élevée (62,6 contre 16,5 millions en 1989), mais en raison d'une productivité plus de trois fois supérieure en RFA, les poids relatifs des deux économies se situent dans un rapport qui est de l'ordre de un à 10. Selon les statistiques officielles publiées par les deux pays pour 1988, c'est-à-dire la dernière année avant le début des bouleversements, le produit national brut (PNB) de la RFA était alors de 2 122 milliards de DM (mark-ouest) et le produit matériel net ou revenu national de la RDA était de 268 milliards de marks-est (FMI, 1990, 90). La réduction significative de l'activité économique en RDA, au cours des derniers mois de 1989, et la poursuite simultanée de la croissance en RFA confirment ce rapport approximatif de un à 10 entre les deux économies.

Sur le strict plan des comparaisons entre productions nationales, le rapport de force entre RFA et RDA est du même ordre que celui qui existe entre les États-Unis et le Canada. Une véritable évaluation de la position relative de la RDA implique toutefois que l'on tienne compte de la situation réelle de l'économie, de l’état général d'obsolescence et de désintégration qui la caractérise (Siedenberg, 1990).

À cet égard, une première étude de la situation financière des entreprises de la RDA, réalisée en DM selon les critères de rentabilité ouest-allemands et déposée début mai 1990 à la Volkskammer (parlement est-allemand), révélait que seulement 32 % des 2 200 entreprises examinées étaient jugées rentables ; 56 % pouvaient être réchappées à la condition qu'on leur accorde des subventions substantielles et qu'elles procèdent à un « assainissement » défini comme lourd pour 37 % d'entre elles ; les autres, soit 13 % de l'ensemble, étaient jugées irrécupérables (Spiegel, 1990c, 122). La situation est généralisée. Elle touche toutes les industries, y compris celles qui ont fait la réputation de la RDA, comme l'électronique, l'électrotechnique et les constructions mécaniques.

S'ajoutent l'endettement des entreprises, la dette extérieure du pays, l’état pitoyable du parc immobilier, des réseaux routier et [163] ferroviaire, des infrastructures en général et la sérieuse détérioration de l'environnement. Selon le bilan consolidé du système de crédit publié par la RDA, la dette brute des entreprises face à l’État s'élevait à 260 milliards de marks-est au 31 décembre 1989 (Spiegel, 1990b, 134), soit environ l’équivalent du Revenu national de 1988 ; la dette nette s'élevait à 200 milliards de marks. La prise en compte de cette dette est un élément important dans l'appréciation de la rentabilité des entreprises qui seront appelées à s'inscrire dans les normes de fonctionnement de l'économie de marché. Elle est intimement liée à la question du taux de conversion entre le mark de l'Est et celui de l'Ouest. Dans la mesure où le taux est de un pour un, soit celui qui a finalement été retenu malgré l'opposition de la Bundesbank, la dette de 260 milliards de marks-est est intégralement maintenue lorsque traduite en DM et les intérêts annuels, de quelque 20 milliards de DM doivent être payés en conséquence. Avec un taux de deux marks-est pour un mark-ouest, comme le proposait la Bundesbank, la dette se voyait diminuée de moitié lorsque traduite en DM, ce qui aurait eu pour effet d'en soulager le fardeau. Mais le prix à payer pour la population aurait alors été l'anéantissement de la moitié de l'épargne personnelle accumulée (environ 170 milliards de DM) et la réduction des salaires et des prestations de retraite de 50 %. Le salaire mensuel moyen de 1 300 marks en RDA, déjà moins du tiers du salaire mensuel moyen de 3 900 DM en RFA, aurait ainsi été réduit à 650 DM. Cette hypothèse a dû rapidement être écartée devant à la levée de boucliers de toute la population de la RDA.

Pour ce qui est de la dette extérieure, en termes bruts, elle s'élevait à quelque 20 milliards de $ US à la fin de 1989, y compris la dette de 2 milliards de dollars auprès de la RFA. En termes nets, elle était de 11 milliards de dollars (OCDE, 1990, 20), soit quelque 8 % du Revenu national de 1989, la RDA détenant un niveau élevé de dépôts en devises convertibles dans les banques reliées à la Banque des règlements internationaux. Cet endettement extérieur, si modéré soit-il lorsqu'on le compare à celui de la plupart des pays de l'Est, constitue néanmoins un fardeau dont il faut tenir compte dans l'évaluation générale de la situation de la RDA.

Fusion ou acquisition ?

Entre deux partenaires aussi inégaux que la RFA et la RDA, on pouvait s'attendre à ce que les conditions de la réunification soient dictées [164] par le plus fort. À la lumière de ces conditions, il convient davantage de parler d'acquisition ou d’absorption du plus faible par le plus fort que de fusion des deux partenaires.

Selon la Loi fondamentale de la RFA adoptée en 1949, deux modalités prévoient le rattachement à la RFA d’autres parties de l'Allemagne. L'article 23 prévoit un rattachement pur et simple avec l'extension du régime et des lois de la RFA à ces parties. L'article 146 prévoit que la Loi fondamentale sera périmée dès le moment où une constitution librement décidée par le peuple allemand entrera en vigueur. De toute évidence, la différence est de taille.

Le traité d'union monétaire, économique et sociale entre la RFA et la RDA signé à Bonn le 18 mai 1990 stipule que les deux parties ont le désir de réaliser l'unité de l'Allemagne et qu’elles entendent y procéder par le biais de l'article 23 de la Loi fondamentale de la RFA. En conséquence, « la base de l'union économique est l'économie sociale de marché [...] caractérisée en particulier par la propriété privée, la concurrence, la libre formation des prix et une totale liberté de circulation du travail, du capital, des biens et services » (article 1). Dans ce cadre, « les dispositions de la constitution de la RDA qui vont à l'encontre de l'union et qui constituaient le fondement de la société et de l'État socialistes ne seront plus appliquées » (article 2). La RDA créera « les conditions d'un développement des forces du marché et de l'initiative privée » (article 11). Elle s'engage à privatiser le plus vite possible les entreprises appartenant directement ou indirectement à l'État, à supprimer les subventions aux produits industriels, agricoles et alimentaires, aux transports, à la distribution d'énergie et au logement (articles 11 et 26).

Dans le cadre de l'union monétaire entrée en vigueur le 1er juillet 1990, la Bundesbank « règle [...] indépendamment des avis des gouvernements de RFA et de RDA, la masse monétaire et le volume du crédit dans toute la zone monétaire » (article 10). En raison de la loi, ouest-allemande, qui régit la Bundesbank, une participation d'Allemands de l'Est à la direction de la banque est au départ exclue.

Il s'agit bel et bien d'une absorption de la RDA par la RFA. L'opération comporte des avantages et des coûts. Voyons d'abord quels en sont les coûts.

[165]

Les coûts de la reconstruction de la RDA

Diverses évaluations ont été faites des coûts de la mise au niveau de la RFA et de l'économie de la RDA. L'une d'elles, publiée dans la revue ouest-allemande Wirtschaftswoche (Simpel, Krumrey, Canibol, 1990), en établit le coût total à un peu plus de 1 200 milliards de DM, soit 860 milliards de $ US pour la reconstruction du secteur productif et 350 milliards pour les services publics.

Pour le secteur productif, les auteurs évaluent qu'il faudra créer 2 millions d'emplois nouveaux dotés d'un équipement correspondant aux normes ouest-allemandes, au coût de 435 milliards de DM et qu'il faudra moderniser 5 millions de postes de travail existants, au coût de 425 milliards de DM. À réaliser par hypothèse sur 10 ans à raison de 86 milliards de DM par an, de tels investissements sont certes élevés, mais ne sont pas irréalistes. Pour fins de comparaison, mentionnons que les investissements productifs réalisés en RFA de 1973 à 1989 ont été de 5 400 milliards de DM (BHF Bank, 1990), soit une moyenne annuelle de 320 milliards de DM. Des investissements annuels de 86 milliards de DM représentent environ 4 % du PNB de la RFA de 1989, 3,5 % des PNB combinés de la RFA et de la RDA. On peut prévoir qu'une part significative de ces investissements sera réalisée à partir des capitaux privés, surtout ouest-allemands. Mais il faut tenir compte également des contributions à venir de la RDA, d'abord à partir de l'épargne personnelle accumulée qu'on tentera de canaliser vers l'investissement, notamment par la privatisation des entreprises d’État et la vente d'actions dans le public, puis de l'épargne future engendrée par l'activité économique.

Dans les services publics, 350 milliards de DM seront nécessaires pour rénover les réseaux routier et ferroviaire, construire un réseau téléphonique adéquat (7 % des ménages disposent présentement d'un téléphone), rénover les immeubles d'habitation (30 % des logements ne sont pas raccordés à un réseau d'évacuation des eaux usées) dont l'état de délabrement représente un danger public, reconstruire le réseau d'alimentation en eau (30 % de l’eau potable transportée est perdue en route), et assainir l'air par la réduction des émanations de soufre dans les centrales thermiques fonctionnant au lignite. Ces dernières ne disposent présentement d'aucun dispositif de désulfurisation ; elles ont déjà causé des torts irréparables à l’environnement et à la santé de la population. Contrairement aux coûts de reconstruction du secteur productif, qui seront essentiellement assumés par le secteur privé, les 350 milliards nécessaires aux investissements [166] d'infrastructure devront être assumés par l'État, c'est-à-dire essentiellement l'État ouest-allemand. L'État est-allemand pourra être appelé à contribuer, en particulier à partir des revenus provenant de la vente des biens de l'État, dont le patrimoine immobilier, mais cette contribution est aléatoire.

Pourquoi l'État ouest-allemand accepterait-il de payer la note ? Parce que ne pas le faire entraînerait des frais encore plus élevés, expliquent les auteurs : « Nichts tun wird teurer » (Ne rien faire coûtera plus cher). En effet, ne pas aider à reconstruire la RDA entraînerait un flux accru de réfugiés à l'Ouest et des coûts sociaux considérables (éducation, santé, logement social, allocations de chômage, rentes de retraite). Dans l'hypothèse où 3,5 millions d'Est-Allemands passeraient à l'Ouest sur une période de 10 ans (350 000 par an, soit le nombre de réfugiés de 1989), ces coûts seraient de l'ordre de 450 milliards de DM.

Au total donc, 1 200 milliards de DM sur 10 ans ou 120 milliards par an pour mettre la RDA au niveau de la RFA, grosso modo 5,5 % du PNB de la RFA en 1989, 5 % des PNB combinés de la RFA et de la RDA. Une note élevée, mais du domaine du vraisemblable. En mai 1990, la RFA a annoncé la création d'un « fonds pour l'unité allemande » de 115 milliards de DM à distribuer sur quatre ans, fonds destiné à aider la RDA à surmonter ses difficultés budgétaires. D’autres fonds devaient être annoncés pour aider notamment à la mise sur pied d'un système d'assurance-chômage. De son côté, la Kreditanstalt für Wiederaufbau, banque pour la reconstruction créée après la guerre pour gérer les crédits du plan Marshall et dont le gouvernement de Bonn est actionnaire à 80 %, proposait de mettre 50 milliards de DM à la disposition des entreprises est-allemandes, s'ajoutant aux 6 milliards à distribuer sur quatre ans annoncés en février.

L'intervention rapide
des entreprises ouest-allemandes


Si ces gestes posés dans un premier temps par le gouvernement ouest-allemand apparaissent plutôt timides par rapport à l'ampleur des enjeux, on doit constater par contre un extraordinaire enthousiasme de la part des grandes entreprises ouest-allemandes. Elles se sont littéralement précipitées dans l'ouverture qui leur est faite depuis le début de 1990 et ont multiplié les projets d'investissements privés en RDA dans le cadre d'entreprises conjointes avec des entreprises est-allemandes. Il faut rappeler que, contrairement à plusieurs pays de l'Est comme la Roumanie, la Yougoslavie, la Pologne et la Hongrie qui [167] ont, depuis les années 70, ouvert de manière contrôlée leurs frontières aux capitaux étrangers, la RDA avait toujours observé une politique de fermeture étanche.

L'industrie est-allemande est depuis 1981 structurée à partir de quelque 130 grands combinats qui assurent la production et la distribution dans des secteurs précis de l'activité. L'industrie automobile par exemple repose sur trois combinats : IFA-véhicules personnels (29 usines, 65 000 employés), IFA-véhicules utilitaires (25 usines, 50 000 employés) et IFA-véhicules à deux roues (sept usines, 15 000 employés). On peut facilement comprendre l'attrait que représentent ces immenses complexes pour les grandes entreprises ouest-allemandes, elles-mêmes déjà très concentrées. L’état de leur équipement est certes déficitaire, et il faudra le moderniser, mais il constitue une solide structure de base à partir de laquelle il est possible de viser le marché est-allemand et, au-delà, le marché de l’Europe de l'Est. La main-d'œuvre y est relativement bien formée, les salaires trois fois moins élevés qu'en RFA et la semaine de travail de 43 heures (38 en RFA). Ces données ouvrent la porte à d'importantes opérations de rationalisation qui toucheront d'abord la RDA, mais qui inévitablement auront aussi une incidence en RFA.

L'exemple sans doute le mieux connu à ce jour d'investissements d'entreprises ouest-allemandes en RDA est celui de Volkswagen qui a investi 5 milliards de DM dans une association avec le combinat IFA-PKW (IFA-véhicules personnels) connu pour la production de ses célèbres voitures à deux cylindres, les Trabant. Celles-ci seront progressivement remplacées par des voitures plus performantes et moins polluantes, VW Polo et Golf, qui seront distribuées dans toute la RDA par un réseau de 400 concessionnaires. Par le même réseau, Volkswagen distribuera aussi des voitures de marque Audi et SEAT. Les sociétés Opel et Daimler-Benz sont également engagées dans des projets d'entreprises conjointes, Daimler-Benz dans le domaine des véhicules utilitaires.

À souligner, le projet d’association des sociétés AEG (du groupe Daimler-Benz) et Preussag-Salzgitter avec le combinat Schienenfahr-zeugbau, actuellement le plus grand producteur de wagons du monde, disposant d'importants carnets de commandes à l’Est. Simultanément, AEG est engagée dans un autre projet d'association avec le combinat Lokomotivbau LEW de Hennigsdorf, entreprise qui lui appartenait avant 1949. Le résultat de cette double méga-association sera la mise sur pied du plus grand complexe intégré de construction de matériel ferroviaire roulant au monde, sous le contrôle de Daimler-Benz.

[168]

La législation antimonopole est-elle susceptible d'interdire la constitution de tels mammouths ? Tout laisse croire que le Kartellamt, l'organisme de qui relèvent ces questions, serait plutôt enclin à accorder des « autorisations spéciales » dans l'intérêt général de la cause germano-allemande (Spiegel, 1990a, 140). L'autorisation d'acquisition du géant militaire MBB (Messerschmitt-Bölkow-Blohm) par Daimler-Benz en 1989 tend à accréditer cette hypothèse. D'autre part, la loi antimonopole ouest-allemande d'avant la réunification, considérant la RDA comme un pays étranger, était dénuée de tout pouvoir face à des fusions impliquant des entreprises est-allemandes (Spiegel, 1990b, 134). Les entreprises ouest-allemandes avaient intérêt à agir rapidement pour bénéficier d'une situation exceptionnelle, en escomptant que celle-ci ne serait pas modifiée rétroactivement dans le cadre d'une Allemagne réunifiée. Toutes les grandes entreprises se sont engagées dans cette course contre la montre (Krupp, Thyssen, Mannesmann...) qui implique par ailleurs une multitude d'entreprises de moindre envergure. Mille cinq cents accords de partenariat entre des entreprises est-allemandes et des entreprises étrangères avaient été signés à la fin de mai 1990, dont 95 % avec des entreprises ouest-allemandes.

Le Kartellamt est-allemand, créé peu avant l'entrée en vigueur de l'union économique et monétaire, a rapidement autorisé un nombre impressionnant de prises de contrôle de sociétés est-allemandes par des sociétés ouest-allemandes. Le numéro un européen de l'assurance, le groupe Allianz, a été autorisé à acquérir 51 % de l'ex-monopole d'État de l'assurance en RDA, la Deutsche Versicherung. Dans le secteur bancaire, les deux premières banques ouest-allemandes, la Deutsche Bank et la Dresdner Bank, concluaient en avril 1990 une entente avec la Deutsche Kreditbank de RDA, nouvellement créée pour reprendre en main les activités commerciales de la Staatsbank (la banque unique d'Etat désormais démantelée). La Deutsche Bank acquérait 122 succursales de la Deutsche Kredit Bank et la Dresdner, 72.

Le renforcement du capital allemand

De toute évidence, l'ouverture des frontières et la réunification en marche sont pour le capital ouest-allemand une excellente affaire : concentration accrue, économies d'échelle, accès à une main-d'œuvre bon marché, rationalisations à l'échelle du pays, ouverture de nouveaux marchés, etc. Déjà premier investisseur occidental dans les [169] pays de l'Est et leur principal partenaire commercial (40 % des échanges de l'OCDE avec l'Est), la RFA se voit ouvrir, grâce au pont que constitue la RDA, d'énormes possibilités de renforcement de cette position dominante. Ainsi en est-il du rôle du mark, dont l'importance n'a cessé de croître au cours des dernières années pour devenir la principale monnaie de facturation dans les échanges avec l’Est et un sérieux concurrent du dollar pour ce qui est des créances détenues par les banques occidentales sur l'Europe de l'Est, près du tiers étant libellées en DM (Balzer, Ginssburg, Heemann, Ziesemer, 1990 ; OCDE, 1990b). En décembre 1989, la Yougoslavie, comme l'Autriche depuis 1980 et les Pays-Bas depuis 1986, rattachait le dinar au mark, à un taux fixe de 7 « nouveaux » dinars (un nouveau = 10 000 anciens) pour 1 mark. Le renforcement du DM, consécutif à une implantation encore plus solide en Europe de l'Est, affirmera davantage son rôle clé en Europe de l'Ouest au sein du système monétaire européen qui fonctionne déjà largement comme une zone mark.

...et la reconstitution du mouvement ouvrier

Mais la réunification de l'Allemagne ne peut pas être envisagée uniquement sous l'angle d'un renforcement du capital. Elle signifie également la reconstitution du mouvement ouvrier allemand « im-puissanté » en 1933 par Hitler, puis artificiellement divisé depuis 1949. Elle implique la ressoudure des deux composantes du plus puissant mouvement ouvrier d'Europe, avec tout ce que cela signifie lorsqu'on a en tête le rôle historique qu'il a joué depuis plus de 100 ans. Les évolutions des premiers mois à cet égard peuvent à première vue sembler contradictoires ; qu'on pense en particulier à l'attitude parfois réticente en RFA à l'égard des réfugiés est-allemands vus comme des concurrents au niveau de l'emploi ou du logement social. À terme, cependant, on peut s'attendre à une jonction des revendications face aux politiques du capital qui tendront à s’uniformiser à l'Est comme à l'Ouest avec la généralisation de l'économie de marché dans le pays réunifié. Les victoires remportées à l'Ouest auront une incidence à l'Est et vice versa. Par exemple, la victoire remportée, sans grève, par les 4 millions de membres du syndicat de la métallurgie (I.G. Metall) en mai 1990, pour la réduction progressive de la semaine de travail à 35 heures, aura inévitablement un effet d'entraînement sur les travailleurs de l'Est dont la semaine de travail est de 43 heures. On peut prévoir des développements semblables en ce qui a trait aux salaires, dont le rapport, avant la réunification, était de un [170] à trois entre l'Est et l'Ouest. D’autre part, les mesures « d'assainissement » auxquelles entendent procéder les investisseurs avides de profit et qui doivent mettre au chômage de 10 à 20 % de la main-d'œuvre est-allemande ne resteront certainement pas sans riposte, pas plus que celles qui seront aussi exécutées à l’Ouest dans une perspective de rationalisation globale menée à l'échelle de tout le pays. Les grèves déclenchées en RDA dès le lendemain de l'entrée en vigueur de l'union monétaire pour réclamer la garantie de l'emploi, une augmentation salariale immédiate de 400 marks par mois et la réduction de la semaine de travail de 43 à 40 heures ne sont que les premières expressions des résistances à prévoir.

La réinsertion de l'Europe de l'Est
dans l'ensemble européen


Le décalage entre les situations économiques des composantes Ouest et Est de l'Europe est du même ordre que celui qui existe entre la RFA et la RDA. Avec une population trois fois supérieure à celle des six pays d'Europe de l'Est rattachés au Conseil d'assistance économique mutuelle (CAEM) (355 contre 115 millions), les 18 pays de la Communauté économique européenne (CEE) et de l’Association européenne de libre-échange (AELE) ont un produit intérieur brut (PIB) huit fois plus élevé (4 815 contre 595 milliards de $ US en 1987). Le PIB par habitant y est donc près de trois fois supérieur (13 560 $ US contre 5 160 $ US). Les mêmes écarts existent au niveau de la productivité, de la qualité des équipements et des biens produits, de l'organisation générale de l'économie. L'Europe de l'Est porte le poids de 40 années d'une gestion économique autoritaire et arbitraire, menée par une bureaucratie omniprésente écartant toute participation réelle de la population. Proclamant son affranchissement du capitalisme mondial, celle-ci prétendait construire le « socialisme » en vase clos. Comme résultat de cette politique, l'Europe de l'Est n'est aujourd'hui que marginalement intégrée dans les échanges européens et mondiaux. Les exportations combinées de la CEE et de l'AELE vers l'URSS et l'Europe de l'Est en 1988 (37,7 milliards de $ US à peu près également répartis entre les deux zones d'accueil) ne représentent que 3 % de leurs exportations globales de 1 242 milliards de $ US, ou 10 % de leurs exportations hors CEE et AELE (GATT, 1989). Ces proportions sont du même ordre lorsqu'on envisage les échanges de l'ensemble des pays développés avec l'URSS et l'Europe de l'Est. Mais ces chiffres globaux cachent de très fortes inégalités. La RFA occupe une [171] place prépondérante, réalisant le quart des échanges des pays développés avec l'URSS et l'Europe de l'Est et près de 40 % de leurs échanges avec la seule Europe de l’Est. La part des échanges avec l'Est dans le commerce extérieur de la RFA demeure toutefois modeste à 5 %, y inclus les échanges interallemands qui comptent pour 1,5 %. La faiblesse des échanges Est-Ouest peut également être saisie à partir de leur poids relatif dans le commerce extérieur de l'Est. Grosso modo, au cours des 30 dernières années, 60 % des exportations de l'URSS et de l'Europe de l'Est étaient internes au CAEM, 25 % étaient destinées aux pays développés, dont 15 % à l'Europe de l'Ouest (CEE et AELE).

Si faibles aient-ils pu être, ces échanges, s'inscrivant dans le cadre d'une infériorité décisive des pays de l'Est en matière de productivité et de qualité des produits offerts, se sont soldés par un déficit chronique qui a donné lieu à un endettement accumulé. La dette brute totale des pays d’Europe de l'Est atteignait 100 milliards de $ US en 1989, celle de l'URSS 48 milliards de $ US. Les dettes nettes correspondantes étaient respectivement de 82 et 33 milliards de $ US (OCDE, 1990). Évaluée en termes constants aux taux de change de 1988, la dette de tous les pays sauf la Roumanie a augmenté systématiquement au cours de la décennie 1980, à part quelques légères diminutions de 1981 à 1985 pour la Bulgarie, la Tchécoslovaquie et la RDA. Le fardeau de la dette de la Pologne est comparable à ceux des pays les plus endettés d'Amérique latine. La Bulgarie et la Hongrie ont atteint le stade d'incapacité réelle d'emprunter davantage. L'URSS, la RDA et la Tchécoslovaquie peuvent encore pour l'instant augmenter leur dette, mais avec la plus grande prudence, alors que la Roumanie, on sait à quel prix, a à toutes fins utiles achevé en 1989 de rembourser sa dette, sa position nette devenant même légèrement créditrice.

Les hésitations de l'Ouest

La faillite de la gestion stalinienne et de sa prétendue construction du « socialisme » dans un seul bloc amène aujourd'hui l'Europe de l'Est à tourner le dos à son isolement contre nature au sein du CAEM, à rechercher les voies de sa réinsertion dans une division internationale unique du travail et d'abord dans la division européenne du travail, élément de la reconstitution de l’Europe comme entité économique indivisible. La modernisation de son économie, son élévation au niveau technique de l'Europe de l'Ouest, implique, comme l'a montré le cas particulier de la RDA, des coûts significatifs. Ne pouvant [172] s'engager dans de nouveaux emprunts massifs et ne disposant pas des ressources internes nécessaires aux achats d'équipements quelle devra effectuer à l'Ouest, elle ouvre ses frontières aux investissements privés étrangers et appelle à l’aide économique de l'Ouest. Mais la situation de l'Europe de l'Est face à l'Europe de l'Ouest d'abord, puis au reste du monde industrialisé, est bien différente de celle de la RDA face à la RFA, tant en ce qui concerne les investissements privés que l'aide financière publique.

Alors que le capital allemand se précipite tout naturellement et avec enthousiasme en RDA, saisissant l'extraordinaire occasion qui lui est offerte de reconquérir un marché national à partir duquel il compte se redéployer et se renforcer face à ses concurrents à l'échelle mondiale, une hésitation manifeste caractérise encore l'attitude des capitaux occidentaux en général face aux perspectives d'investissement dans les autres pays d'Europe de l'Est. Et cela est compréhensible. Des investissements de sources étrangères diverses dirigés vers des pays distincts ayant chacun leur situation économique, politique et juridique particulière, ne sont pas du même type que des investissements réalisés par un capital national sur son propre territoire national, régi par un système unique de coutumes et de lois. Il ne fait aucun doute que la chute des barrières entre l’Est et l'Ouest est un événement des plus positifs pour le capital qui voit dans le retour à la libre circulation à l'échelle mondiale la meilleure assurance de sa fructification. Les investisseurs privés démontrent toutefois à ce stade beaucoup de prudence face à l'Est, exigeant des garanties et préférant attendre que la période de « difficultés initiales inévitables » de mise en place de l'économie de marché (période du big bang) ait créé les conditions d'une rentabilité jugée suffisante.

Il en est de même de l'aide financière publique. La réunification de l'Allemagne est un processus qui se déroule entre deux composantes d'une même nation dont tous les citoyens, à l'Est comme à l'Ouest, sont constitutionnellement reconnus comme citoyens allemands par l'État de la RFA, ce qui permet à tout Allemand de l’Est de trouver refuge à l'Ouest. Le concours financier public de l'État ouest-allemand dans ce contexte d'une réunification nationale est donc dicté par des considérations bien différentes de celles qui pourraient déterminer la contribution des États ouest-européens à une réinsertion de l'Europe de l'Est dans une Europe multinationale unique. Comme pour les investissements privés, on doit constater à cet égard une certaine prudence dans les moyens déployés à ce jour. De nombreuses propositions ont été mises de l’avant, faisant référence au plan Marshall de 1948. Le conseiller du gouvernement français, Lionel Stoléru (1990), a [173] proposé pour sa part un Plan Monnet d'unification économique et de coopération politique. Le plan Marshall a contribué à la relance de l'économie européenne après la guerre ; il lui a apporté l'essence à mettre dans le moteur. Pour l'Est, ce qu'il faut, c'est un nouveau moteur, explique Stoléru qui nourrit l'espoir de voir une Confédération européenne « effacer les conflits idéologiques qui déchirent l'Europe depuis 1917 ». Il s'agirait « d'aider l'Europe à payer le coût de la transition du plan au marché [...]. Le jeu en vaut la chandelle : que pèse le coût par rapport au risque ? », précise-t-il.

Pas de plan Marshall pour l'Est

Pourtant, l'enthousiasme n'est pas débordant pour relever ce défi. À titre d'exemple, au début de 1990, le programme d'aide financière de la CEE aux pays de l'Est (URSS non comprise) jusqu'en 1993 ne prévoyait que 2,5 milliards de $ US, celui des États-Unis, 10 millions pour 1991 ! La Commission économique pour l'Europe de l'Organisation des Nations Unies (CEE-ONU, 1990, 13) croyait pour sa part qu'une réédition du plan Marshall n'était pas susceptible d'apporter une réponse appropriée aux problèmes de l'Est. Alors que ce plan comptait surtout des dons (85 % de dons, 15 % de prêts à long terme) et peu d'assistance technique, elle suggérait d’inverser ces proportions dans un programme d'aide à l'Est ; elle proposait toutefois une aide financière immédiate dans deux domaines prioritaires, l'amélioration des systèmes de transport et de télécommunications et de la qualité de l'environnement. L’initiative concertée qui a reçu jusqu'ici le plus de publicité est la création de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD).

Fondée à l'initiative de la France, de toute évidence pour faire contrepoids à l'influence grandissante de la RFA à l'Est, 40 pays en sont membres actionnaires, de même que la Commission des Communautés européennes (CEE) et la Banque européenne d’investissement (BEI). La CEE y est majoritaire avec 51 % des parts, mais cette majorité est relative dans la mesure où les décisions sont prises, comme au Fonds monétaire international (FMI), à la majorité des 85 %. Avec 10 % des parts, les États-Unis y sont le plus gros actionnaire individuel, même s'ils n'ont pas le droit de veto dont ils disposent au FMI. Enfin, l'URSS détient 6 % du capital et, ensemble, les six pays d’Europe de l'Est membres du CAEM en détiennent 7,5 %. Le capital de la BERD est fixé à 10 milliards d'écus, soit environ 12 milliards de $ US. À partir de ces ressources, des plus modestes par rapport aux [174] besoins, au moins 60 % des prêts de la BERD doivent être consacrés au financement de projets destinés à développer le secteur privé, le reste pouvant être affecté au développement des infrastructures. Rappelons que le Fonds pour l'unité allemande mis sur pied au même moment par la seule RFA était de 115 milliards de DM (70 milliards de $ US). Pour leur part, les crédits du plan Marshall accordés par les États-Unis aux pays européens sur une période de quatre ans de 1948 à 1952 s'élevaient à quelque 15 milliards de $ US, soit, sur une base annuelle, environ 2 % du PNB américain d'alors (250 milliards de $ US en 1948) ; l'équivalent en 1990, par rapport à un PNB de l'ordre de 5 000 milliards de $ US, serait de quelque 100 milliards de $ US par année pendant quatre ans. Certes, les enjeux politiques n'étaient pas les mêmes. La position ferme des États-Unis exprimée au sommet économique de Houston en juillet 1990 contre toute augmentation de l'aide à l'URSS et aux pays d'Europe de l'Est en témoigne.

La ressoudure des deux composantes de l'Europe dans une entité économique intégrée sera de toute évidence un processus plus lent et moins complet que la réunification de l’Allemagne. Les difficultés rencontrées pousseront les nouveaux gestionnaires des pays de l'Est à recourir à des médecines de cheval qui tôt ou tard finiront par dresser la population contre les mesures, dictées par l'économie de marché, dont elle aura à subir les conséquences. Si la population apparaît aux yeux de plusieurs comme acquise à la rationalité du capital parce qu'elle exècre le système stalinien qu’elle a enfin réussi à renverser, il serait sans doute plus juste de la voir comme une population temporairement disposée à certaines concessions dans l'attente des résultats qu'on lui promet. Mais la marchandise tarde à être livrée ; le niveau de vie chute, le chômage est en hausse, l'inflation persiste, et les prévisions pour le court terme ne sont pas meilleures. Contenu au début, le mécontentement de la population a commencé à s'exprimer par des grèves et autres types de protestation.

Quelle incidence
sur les rapports mondiaux ?


Quel sera l’impact de l'écroulement de la division Est-Ouest de l’Europe et de l'intégration croissante des économies de l'Est dans l'ensemble européen sur les rapports européens et mondiaux ? Qu'en est-il d'abord du projet de « l'Europe de 1992 » ? Avec 60 % des dispositions de l'Acte unique de 1992 ratifiées au début de 1990, on pourrait croire que l'avenir est prometteur. Les obstacles les plus importants au « grand marché européen sans frontières » restent [175] toutefois à surmonter, comme les questions relatives à la fiscalité, aux lois du travail, et surtout à l'union monétaire. L'attachement aux souverainetés nationales, plus particulièrement en ce qui a trait aux questions monétaires, ne peut être qu'amplifié par les événements en cours et le renforcement de la position relative de la RFA et du DM. L'éventuelle création d'une Banque centrale européenne émettant une monnaie européenne commune, l'écu, ne suscite pas un enthousiasme débordant auprès de la RFA qui ne souhaite pas voir un organisme supranational supplanter la Bundesbank dans son rôle de garante de la discipline monétaire en Europe, ni voir l'écu supplanter le mark. Les réticences de la RFA ne pourront qu'augmenter avec l'accroissement à venir de son poids relatif. Au sein de la CEE, la RFA occupe une place dominante avec le quart du PIB, 35 % de la production manufacturière et 30 % des exportations. L'Allemagne réunifiée, avec son poids prépondérant en Europe, apparaîtra davantage comme une superpuissance nationale, concurrente directe des États-Unis et du Japon, que comme une simple composante de la « maison commune européenne ». Ces évolutions ont des incidences évidentes sur le projet de l’Europe de 1992, sur les rapports Est-Ouest. Elles tendent à replacer au premier plan la concurrence entre puissances capitalistes nationales rivales.

Un impact négatif sur le reste du monde ?

Les développements qui bouleversent les rapports internes de l'Europe ont un impact qui déborde largement le continent européen. Les transformations économiques et politiques à l'Est ouvrent au capital, quelle que soit son origine, des perspectives d'investissement et d'extension des marchés, même si, en raison des affinités nationales ou des liens géographiques et historiques, les capitaux européens et surtout allemands semblent d'abord privilégiés. Les surplus japonais en particulier sont vus comme une source possible de financement des investissements massifs auxquels l'Est fera appel pour moderniser ses équipements productifs et ses infrastructures. Par contre, ces réorientations à prévoir des flux de capitaux sont perçues d'un mauvais œil, non seulement par les pays du tiers-monde qui craignent de se voir délaissés au profit du développement de l'Est, mais aussi par les États-Unis, dont le financement du déficit budgétaire dépend largement de la venue des capitaux étrangers. Sous le titre « Rebuilding the East Bloc May Cost the US Dearly » (La reconstruction du bloc de l'Est pourrait coûter cher aux États-Unis), la revue Business Week (1990) par exemple explique qu'il faudra hausser les taux d'intérêt [176] aux États-Unis pour conserver des capitaux attirés ailleurs ; les coûts en seront accrus et les tendances récessionnistes stimulées. Les mêmes effets pourraient être provoqués par l'accroissement de la masse monétaire en Allemagne comme conséquence de la transformation des marks-est à un taux de un pour un. La RFA sacrifiant la stabilité monétaire à l'autel de la réunification, les taux d'intérêt subiraient des pressions généralisées à la hausse, provoquant un fléchissement de l'activité économique dans tous les pays, sauf en Allemagne réunifiée (The Economist, 1990).

Lourde de signification sera l'incidence économique d'une modification des rapports militaires provoquée par la réduction des tensions Est-Ouest et la perte de signification de l’Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et du pacte de Varsovie. Déjà les initiatives soviétiques de désarmement, impulsées par le besoin vital de réduire le fardeau militaire du pays face à l'impasse économique, ont mis en lumière les réticences de l'OTAN et principalement des États-Unis à une démilitarisation réelle. Ces réticences, se justifiant de moins en moins sur le plan politique, ont un fondement économique qui se laisse percevoir lorsqu'on connaît le rôle d'entraînement du militarisme dans l'économie capitaliste. Un démantèlement même partiel de l'OTAN verrait inévitablement apparaître et se renforcer des forces de frappe nationales, allant de pair avec un retour des puissances nationales à l'avant-scène, au-delà des blocs.

Les événements historiques qui ont secoué les pays de l'Est ont apporté de profondes modifications aux rapports internes de ces pays et aux relations Est-Ouest. S'agit-il, comme certains l’ont prétendu, de la fin de l'histoire, de la mort du socialisme, de la faillite du marxisme ? Sommes-nous sur le point de nous engager dans une nouvelle période de redéploiement d'un capitalisme sauveur, progressant dans l'harmonie et l'efficacité, ayant réussi à ramener à lui les brebis égarées ? Les optimistes fondent cet espoir. Pourtant, « au pays du capitalisme réel » (Julien, 1990), les choses ont tendance à se passer autrement. La règle est plutôt celle de la rivalité et de la concurrence, des inégalités et des intérêts privés et nationaux. Les tendances actuelles des développements analysés dans cette contribution ne suggèrent aucun démenti à ces normes. Comme résultat des événements multiformes du retour de l'Est dans le giron du marché, on voit plutôt surgir de nouvelles tensions entre pays concurrents, de nouvelles attaques contre la population travailleuse, conditions mêmes du redéploiement, au pays du capitalisme réel.

[177]

Avec la fin de l'utopie stalinienne du « socialisme dans un seul bloc » et la mise en place graduelle des mêmes rapports entre travail salarié et capital à l’Est et à l'Ouest, s'ouvrent de nouvelles perspectives pour la jonction des mouvements revendicatifs au-delà des divisions cardinales Est-Ouest, et, comme les événements récents le suggèrent, au-delà des divisions Nord-Sud, avec les peuples du tiers-monde qui luttent contre les plans d'austérité imposés par le FMI et contre les pouvoirs répressifs locaux, contre les régimes de partis uniques et pour la démocratisation (« l'africastroika »).

[178]

Références bibliographiques

BALZER, A., GINSBURG, H-J., HEEMANN, K. et ZIESEMER B. (1990), « Vom Rhein bis zum Ural », Wirtschaftswoche, 26 janvier, reproduit sous le titre « La place du deutschmark dans les économies des pays de l'Est », Problèmes économiques, n° 2166, Paris, 12-15.

BHF BANK (1990), « RDA : points de repère », Problèmes économiques, n° 2173, Paris, 15-17.

Business Week (1990), 26 février, 30.

CEE-ONU (1990), Economic Survey of Europe in 1989-1990, Genève et New York.

FMI (1990), World Economic Outlook, Washington.

GATT (1989), Le commerce international 88-89, Volume II, Genève.

JULIEN, C. (1990), « Voyages aux pays du capitalisme “réel” », Le Monde diplomatique, n° 431, février.

OCDE (1990), « The International Trade and Financial Situation of Eastem Europe in 1988-1989 », Financial Market Prends, n° 45, Paris, OCDE, 11-55.

SIEDENBERG, A. (1990), « Aspects of Monetary Union between the two Germanies », Deutsche Bank Bulletin, Francfort, avril, 1-5.

SIMPEL, R., KRUMREY, H. et CANIBOL, H-P. (1990), « Nichts tun wird teurer », Wirtschaftswoche, 12 janvier, reproduit sous le titre « Le coût d'une mise au niveau ouest-allemand de l'économie de la RDA », Problèmes économiques, n° 2165, Paris, 8-13.

Spiegel (1990a), n° 12, 19 mars, 136-143.

Spiegel (1990b), n° 13, 26 mars, 132-136.

Spiegel (1990c), n° 20, 14 mai, 122-123.

STOLÉRU, L. (1990), « Un plan Monnet pour l'Est », Le Monde, 16 février.

The Economist (1990), 17 mars.

[179]

LES PAYS DE L’EST DANS LA PRODUCTION
ET LES ÉCHANGES MONDIAUX


Au cours des décennies 1970 et 1980, l'importance relative des pays de l'Est (URSS, pays d'Europe de l'Est, Chine et autres pays d'Asie à économie planifiée) dans la production et les échanges mondiaux peut être mesurée en moyenne par les chiffres suivants :

Pays
développés

Pays sous-développés

Pays de l'Est

Monde

PIB

70 %

15 %

15 %

100 %

Production industrielle

60 %

10 %

30 %

100 %

Commerce extérieur

60-70 %

20-30 %

10 %

100 %


Les chiffres relatifs au PIB reposent toujours sur des approximations, dans la mesure où les statistiques de Produit matériel net utilisées à l'Est doivent être « traduites » en unités de produit intérieur brut à l'aide de facteurs de conversion estimatifs.

Les différences de structures de prix et le manque de fiabilité des statistiques de l'Est ajoutent à l'imprécision des chiffres concernant le PIB et la production industrielle.

Seuls les chiffres relatifs au commerce extérieur échappent à ces difficultés. Ils sont détaillés dans le tableau suivant, qui fait ressortir le poids relativement faible des pays de l'Est dans les échanges extérieurs mondiaux et la proportion élevée (plus de 50 %) de ces échanges qui sont internes aux pays de l'Est.

Répartition du commerce mondial de marchandises
en milliards de dollars et en  % du commerce mondial

Destination

Origine

Pays
développés

Pays sous-
développés

Pays de l’Est

Monde

1973

1988

1973

1988

1973

1988

1973

1988

Pays développés

55 %

55 %

13 %

13 %

3 %

3 %

71 %

70 %

Pays sous-développés

14 %

13 %

4 %

5 %

1 %

1 %

19 %

20 %

Pays de l’Est

3 %

3 %

2 %

2 %

6 %

5 %

10 %

10 %

Monde

72 %

71 %

18 %

20 %

10 %

9 %

100 %

100 %

Les chiffres ayant été arrondis, les totaux s'écartent parfois, d'une unité, du total apparent Source : GATT, 1989.


[180]

[386]

NOTES SUR LES AUTEURS

Louis GILL est professeur au département de sciences économiques de l'UQAM. Spécialiste des économies socialistes, il a publié plusieurs ouvrages sur la théorie économique marxiste, l'économie internationale et les modèles de concertation. Collaborateur régulier du Monde diplomatique, il prépare actuellement un ouvrage sur les transformations socio-économiques des sociétés est-européennes.



* Novembre 1990.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 19 janvier 2021 14:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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