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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Le Canada économique : un colosse aux pieds de bitume.” Un article publié dans la revue NOUVEAUX CAHIERS DU SOCIALISME, no 9, 2013, pp. 151-176. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 13 avril 2013.]

Louis Gill

Le Canada économique :
un colosse aux pieds de bitume
.

Un article publié dans la revue NOUVEAUX CAHIERS DU SOCIALISME, no 9, 2013, pp. 151-176.


L’impact de la crise déclenchée en 2007
Le plan conservateur : réduire les impôts et les dépenses
À reculons dans le plan de stimulation économique
Un recentrage rapide sur le désengagement de l’État
La « fièvre des sables bitumineux » : version canadienne du « mal hollandais »
En résumé

L’impact de la crise déclenchée en 2007


Après l’éclatement de la bulle technologique en 2000-2001 et le ralentissement économique qui en a résulté, le Canada a connu de 2002 à 2007 une forte croissance, stimulée par la croissance des États-Unis qui sont les principaux importateurs de ses produits (les trois quarts des exportations canadiennes y sont dirigées) et par celle, exceptionnelle, des pays émergents comme la Chine et l’Inde, vers lesquels s’est déplacée une partie importante de la production mondiale. La forte demande de produits de base (pétrole et autres ressources naturelles) en provenance de ces derniers a par ailleurs contribué à hausser les prix de ces produits et ainsi bénéficié encore davantage aux pays qui les exportent, dont le Canada.

Lorsque la croissance mondiale, artificiellement alimentée par l’endettement, la spéculation et une formidable expansion du capital fictif, a culminé dans la crise de surproduction et la crise financière de 2007-2008, le Canada, même s’il a été moins durement frappé que bien d’autres pays par cette crise, n’en a été exempté. Il va sans dire que l’effet des liens économiques étroits avec les États-Unis et de la demande des produits de base des pays émergents, qui s’était déployé positivement pendant la période de croissance, s’est inversé dans la contraction. Les exportations ont chuté de 20 % entre le premier trimestre de 2007 et le deuxième de 2009, le prix des produits de base a chuté de 45 % entre janvier 2008 et janvier 2009, et 432 000 emplois ont été perdus d’octobre 2008 à juillet 2009, dont 411 000 dans le secteur privé. De 5,9 % en septembre 2007, le taux de chômage est passé à 8,7 % en août 2009 [1]. Le Canada est entré en récession à la fin de 2008 et l’est demeuré pendant trois trimestres; en 2009, son PIB réel a diminué de 2,5 %.

Le plan conservateur :
réduire les impôts et les dépenses


La diminution des revenus fiscaux découlant de la chute de l’activité économique et des importantes réductions d’impôt survenues en particulier en 2007, et l’augmentation des dépenses budgétaires occasionnée par les mesures gouvernementales de relance de l’économie ont entraîné de lourds déficits budgétaires que le gouvernement a systématiquement réajustés à la hausse par la suite,  comme en atteste le Tableau de la page suivante.

L’attitude du gouvernement face à cette crise de grande ampleur qui frappait le monde entier a d’abord été une attitude de déni de la gravité de ses incidences sur l’économie canadienne, mieux préparée à son avis que celles des autres pays pour affronter les bouleversements en cours, en raison du bon état de ses finances publiques et de la solidité de son système bancaire. Dans l’Énoncé économique du 30 octobre 2007, le premier document budgétaire qui a suivi le déclenchement de la crise financière en juillet-août 2007, avec notamment la crise du papier commercial adossé à des actifs, le ministre des Finances déclarait :

Au Canada, les facteurs fondamentaux d’ordre économique et financier sont solides comme le roc, même si l’économie mondiale traverse une période agitée, caractérisée par une incertitude toujours plus grande […]. Le Canada, meilleur pays au monde, est une nation au potentiel énorme[2]

Évolution des prévisions du solde budgétaire 2007-2017 (milliards de dollars)

 

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016

Déficit
cumulé
sur 5 ans

 

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2007

Mise à jour

11,6

4,4

4,3

7,5

10,2

12,8

38,0

 

2008

Budget

2,3

1,3

3,1

4,7

5,3

16,7

 

Mise à jour

9,6

0,8

0,1

0,1

1,1

4,2

8,1

14,4

 

2009

Budget

-33,7

-29,8

-13,0

-7,3

0,7

-83,1

 

Mise à jour

-5,8

-55,9

-45,3

-27,4

-19,4

-11,2

-5,2

-159,2

 

2010

Budget

-49,2

-27,6

-17,5

-8,5

-1,8

-104,6

 

Mise à jour

-55,6

-45,4

-29,8

-21,2

-11,5

-1,7

2,6

-109,6

 

2011

Budget

-29,6

-19,4

-9,5

-0,3

4,2

-54,6

 

Mise à jour

-33,4

-31,0

-27,4

-17,0

-7,5

-3,4

0,5

-86,3

 

2012

Budget

-21,1

-10,2

-1,3

3,4

7,8

-21,4

 

Mise à jour 

-26,2

-26,0

-16,5

-8,6

-1,8

1,7

 

-51,2


Sources : Plans budgétaires des budgets annuels, rendus publics en janvier, février ou mars,
et Énoncés économiques et financiers (Mises à jour), présentés en octobre ou novembre.
Les chiffres ombragés sont les prévisions pour l'année visée par le budget courant et les quatre suivantes.
Les chiffres non ombragés sont les résultats réels de l'année précédant l'année budgétaire courante
ou des prévisions pour l'année suivant la période des prévisions quinquennales.
Le déficit cumulé sur 5 ans est la somme des déficits prévus de la période quinquennale. 


Il annonçait sa volonté de stimuler l’économie par des réductions d’impôt de 60 milliards de dollars pour l’exercice en cours et les cinq suivants. Ces mesures, précisait-il, portaient « à près de 190 milliards de dollars, pour la même période, le total des allégements fiscaux instaurés par notre gouvernement depuis son entrée au pouvoir » [3]. Le fardeau fiscal fédéral, mesuré par les revenus budgétaires en proportion du PIB, baisserait ainsi à 15 % en 2011-2012, soit le rapport le plus faible en près de 50 ans [4]. Les mesures de réduction d’impôt décidées comprenaient, entre autres, la réduction du taux de la TPS de 6 % à 5 % à partit du 1erjanvier 2008 et la réduction du taux fédéral d’imposition du revenu des sociétés, de 22 % en 2007 à 15 % en 2012 (ce taux était de 38 % en 1980). Le Canada deviendrait ainsi en 2012 le pays du G7 où le taux d’imposition du revenu des sociétés serait le plus bas. Cette mesure relative à l’impôt des sociétés faisait suite à l’élimination de la taxe sur le capital en 2006 et à une déduction pour l’amortissement accéléré de l’équipement des entreprises, mise en œuvre à la suite du budget de 2007. En dépit des réductions de 60 milliards de dollars sur 5 ans, le gouvernement prévoyait, comme on le voit à la première ligne du Tableau, le maintien de surplus budgétaires pour les cinq années suivantes, en baisse par rapport au niveau de 2007-2008 pour les deux premières années, mais en hausse pour les trois suivantes.

De nouvelles exemptions d’impôt étaient apportées par le Budget de février 2008 avec la création du Compte d’épargne libre d’impôt. Le gouvernement se félicitait de ce que le fardeau fiscal atteignait désormais « son niveau le plus bas depuis l’époque du gouvernement de John Diefenbaker » et qu’il relevait ainsi par des mesures concrètes et responsables « le défi de l’incertitude économique mondiale » [5]. Les prévisions du Plan budgétaire de février 2008 diminuaient de 55 % le solde budgétaire cumulé sur cinq ans prévu dans l’Énoncé économique d’octobre 2007. Ce solde cumulé demeurait toutefois excédentaire.

Dans l’Énoncé économique et financier du 27 novembre 2008, alors que la plupart des pays du monde envisageaient des mesures exceptionnelles de relance de leurs économies et que le premier sommet des pays du G20, tenu à Washington le 15 novembre, se prononçait en faveur de programmes d’action concertés pour relancer l’économie mondiale [6], le gouvernement du Canada n’envisageait que des mesures draconiennes de réduction des dépenses. Il annonçait à cet égard le dépôt d’un projet de Loi sur le contrôle des dépenses dont l’une des dispositions établissait un plafond aux augmentations salariales du secteur public fédéral et annulait ou modifiait certaines dispositions de conventions collectives signées avant l’entrée en vigueur de la loi. Seule la Loi sur le contrôle des prix et des salaires adoptée par le gouvernement libéral de Pierre-Elliot Trudeau en 1975 était, jusque-là, allée aussi loin depuis la Deuxième Guerre mondiale [7].

L’Énoncé économique et financier de novembre 2008 proposait un ensemble d’autres mesures radicales comme la suspension du droit de grève dans le secteur public jusqu’à la fin de 2011 et l’interdiction du recours aux tribunaux pour les litiges relatifs à l’équité salariale [8]. Fondé sur des hypothèses de croissance économique exagérément optimistes, il prévoyait la persistance de surplus budgétaires, même si ceux-ci étaient substantiellement inférieurs aux surplus antérieurement prévus (voir le Tableau). Face au refus unanime des partis d’opposition de souscrire à ce programme et face à l’imminence de son renversement en chambre, le gouvernement conservateur minoritaire décida alors de proroger le Parlement, forcé qu’il était de préparer de nouvelles propositions budgétaires.

À reculons dans le plan
de stimulation économique

Entre temps, la situation économique s’était considérablement détériorée. En janvier 2009, le Fonds monétaire international prédisait un recul de 1,9 % du PIB du Canada pour 2009 [9], soit le premier recul depuis 1991, et 264 000 emplois avaient été perdus au cours des trois derniers mois de 2008. Disant s’en remettre à l’avis général des Canadiens qui estiment « que le gouvernement doit fournir une puissante stimulation économique » pour favoriser le retour à la croissance, et qui ont démontré un large consensus à l’effet qu’un « déficit temporaire est le seul choix qui s’offre au Canada pour protéger son économie et investir dans la croissance future » [10], le gouvernement s’est donc résolu à recourir à de telles mesures qu’il a présentées dans son Plan d’action économique de janvier 2009. L’axe central de ce plan de relance de 40 milliards de dollars sur deux ans, vu comme une intervention « rapide, ciblée et temporaire » destinée à « stimuler rapidement la demande intérieure tout en préservant la viabilité financière à long terme » [11], est un ensemble de mesures de développement des infrastructures et de la construction domiciliaire (20 milliards), d’améliorations de l’assurance-emploi et d’aide aux personnes les plus touchées par la récession (13 milliards), et de mesures de soutien aux entreprises et aux collectivités (7 milliards). En tenant compte de « l’effet de levier » que représente la contribution des provinces à ce plan de relance, le gouvernement en chiffrait le montant total à 51,6 milliards. Le Plan comprenait également de nouvelles réductions d’impôt de 20 milliards pour 2008-2009 et les cinq exercices suivants. En considérant l’ensemble des mesures de stimulation, le gouvernement portait à 61,7 milliards de dollars l’évaluation de leur  montant global sur deux ans dans le Plan budgétaire de 2010-2011 [12].

Le gouvernement a présenté le Plan d’action économique du budget de 2009 comme la deuxième étape d’un processus en deux volets entamé avec l’Énoncé économique d’octobre 2007, qui avait procédé à des « mesures de réduction d’impôt sans précédent afin de stimuler la croissance économique » [13]. Cet énoncé était lui-même une émanation du document fondateur du « Nouveau gouvernement du Canada » intitulé Avantage Canada. Bâtir une économie forte pour les Canadiens [14] (novembre 2006), rendu public peu après l’accession au pouvoir du Parti conservateur. Selon les évaluations gouvernementales, l’incidence attendue du seul Plan d’action sur le PIB et l’emploi était d’une modestie frappante : une majoration de la croissance du PIB réel de 1,4 % sur les deux années du plan, devait permettre de créer ou de maintenir 140 000 emplois, soit moins du tiers des 428 000 emplois perdus entre octobre 2008 et juillet 2009. En tenant compte des fonds mobilisés par les autres administrations publiques, le gouvernement évaluait le nombre d’emplois créés ou maintenus à 190 000. Ce nombre ne passe qu’à 265 000 si on considère l’ensemble des effets combinés du Plan d’action de 2009, des contributions des autres administrations publiques et des réductions d’impôt de 2007 [15], ce qui est toujours nettement en deçà du compte.

On ne peut qu’être frappé par le contraste entre la modestie des moyens financiers engagés dans les mesures de stimulation de ce Plan d’action (1,5 % du PIB en 2009, 1,1 % du PIB en 2010) et l’ampleur des fonds gouvernementaux alloués au soutien du secteur financier. Celle-ci est révélée par le « Cadre de financement exceptionnel » de 200 milliards de dollars destiné aux établissements financiers aux fins d’« améliorer l’accès des consommateurs au crédit et de permettre aux entreprises d’obtenir le financement dont elles ont besoin pour investir, croître et créer des emplois » [16]. En vertu de ce cadre de financement, les banques canadiennes, pourtant considérées comme étant d’une solidité à toute épreuve, se sont vues octroyer 50 milliards de dollars de crédits dans le cadre du Programme d’achat de prêts hypothécaires assurés, mis sur pied en octobre 2008 [17]. Ces 50 milliards sont venus s’ajouter aux 75 milliards déjà reçus depuis la création de ce programme. Fait à souligner, les prêts de 125 milliards ainsi accordés aux banques par le gouvernement du Canada par l’intermédiaire de la SCHL sont plus élevés, en proportion de l’économie canadienne qui correspond au dixième de l’économie des États-Unis, que les 700 milliards de dollars du programme TARP (Troubled Asset Relief Programme [18]) du département du Trésor des États-Unis sous l’administration de George Walker Bush. Les banques canadiennes ont également bénéficié à la fin de 2008 de prêts de 40 milliards de dollars de la Banque du Canada et de 27 milliards de dollars de la Réserve fédérale des États-Unis.

Même si le Plan d’action économique entraînait une augmentation des dépenses publiques, il n’en conservait pas moins comme partie intégrante la Loi sur le contrôle des dépenses présentée dans l’Énoncé économique et financier du 27 novembre 2008, dont le caractère exceptionnel a été souligné et qui n’avait pas pu être adoptée en raison de la prorogation du Parlement [19]. Contraint à s’engager dans une voie étrangère à son code génétique, celle du recours à l’augmentation des dépenses publiques comme moyen de stimuler l’économie, le gouvernement conservateur tenait mordicus en contrepartie à affirmer sa nature profonde en fermant la porte à la reconnaissance des hausses salariales comme moyen de stimulation. Il suivait en cela la recommandation du FMI pour qui « les hausses salariales dans le secteur public devraient être évitées, dans la mesure où elles ne sont pas bien ciblées, sont difficiles à inverser et semblables aux transferts quant à leur efficacité » [20]. Il va sans dire que l’objection du gouvernement conservateur à une hausse salariale dans le secteur public était aussi fondée sur sa volonté de contrer l’effet d’entraînement présumé sur les salaires du secteur privé et qu’elle était entretenue par sa crainte d’une répercussion néfaste d’une telle hausse sur l’investissement privé. Le gouvernement fédéral entendait également jouer un rôle incitatif dirigeant à l’égard des gouvernements des provinces qui faisaient face aux mêmes enjeux.

Inutile de dire que le changement de cap du gouvernement fédéral à l’égard des politiques à mettre en œuvre pour combattre la crise, conjugué à la chute des revenus découlant des baisses d’impôt et du ralentissement économique, a profondément modifié sa situation budgétaire. Comme on le voit au Tableau, le Plan d’action de janvier 2009 prévoyait désormais un important déficit budgétaire cumulatif de 83,1 milliards de dollars sur cinq ans, de 2009-2010 à 2013-2014, en lieu et place du surplus cumulatif sur cinq ans de 14,4 milliards prévu deux mois plus tôt dans l’Énoncé économique de novembre 2008. L’évaluation de ce déficit cumulatif était presque doublée, à 159,2 milliards, dans la mise à jour de septembre 2009.

En dépit des déclarations incantatoires des documents budgétaires des deux années suivantes (2010 et 2011), à l’effet que le Canada s’en tirait mieux que les autres pays du G7, qu’il avait créé plus d’emplois que ses concurrents depuis le début de la crise, que le taux de croissance de son PIB réel était plus élevé et que l’état de ses finances publiques (déficit et dette) était montré en modèle, son déficit budgétaire demeurait élevé : le déficit cumulé prévu sur une base quinquennale se situait à plus de 100 milliards de dollars en 2010 et à 86 milliards à la fin de 2011, et le retour anticipé à l’équilibre était d’année en année reporté à plus tard (voir le Tableau). Exprimés en pourcentage du PIB cependant, les déficits annuels demeuraient relativement faibles comparativement à ceux de la plupart des pays industrialisés : les déficits réels des années 2008-2009, 2009-2010 et 2010-2011 ont représenté respectivement 0,4 %, 3,6 % et 2,1 % du PIB, alors que ceux des États-Unis,  de la Grèce, de la Grande-Bretagne et du Japon étaient respectivement de 9,6 %, 8 %, 8,5 % et 10,3 % du PIB en 2011. [21]

Un recentrage rapide
sur le désengagement de l’État

Entré à reculons dans la stratégie de l’action concertée de stimulation de l’économie adoptée par les pays du G20 à la fin de 2008 et s’appuyant sur des résultats économiques meilleurs que ceux des autres pays industrialisés, le Canada a rapidement pris des mesures qui tendaient à l’éloigner de cette stratégie. Dès la deuxième année du Plan d’action économique de 2009, qu’il avait désigné comme une action devant être « rapide, ciblée et temporaire », il présentait dans le Budget de 2010 un « Plan en trois points pour rétablir l’équilibre budgétaire » annonçant que le gouvernement :

— exécutera la stratégie de désengagement prévue dans le Plan d’action dès que les mesures provisoires de ce plan seront venues à l’échéance;

— freinera les dépenses au moyen de mesures ciblées (il proposait pour l’immédiat des économies de 18 milliards sur cinq ans);

— entreprendra un examen exhaustif des fonctions administratives de l’État afin d’identifier d’autres possibilités. [22]

Dans le budget de l’année suivante, 2011, il annonçait la tenue en 2011-2012 d’un « Examen stratégique et fonctionnel » d’un an portant sur 80 milliards de dollars de dépenses de programmes, dans le but de dégager des économies annuelles permanentes d’au moins 4 milliards de dollars avant 2014-2015, soit 5 % des dépenses examinées [23]. Devenu pour la première fois majoritaire en 2012 depuis son arrivée au pouvoir en 2006, le gouvernement conservateur a alors adopté un « Plan de redressement de l’équilibre budgétaire » qui doit donner lieu à partir de 2016-2017 à des réductions permanentes de 5 milliards de dollars des dépenses des ministères et organismes soumises à l’« Examen stratégique et fonctionnel » décidé en 2011, soit 7 % de leur budget global de 75 milliards [24]. Le gouvernement a minimisé l’ampleur de ces réductions de 5 milliards en les exprimant en  pourcentage (moins de 2 %) de ses dépenses totales de programmes (269 milliards) [25] prévues pour 2016-2017, ou du PIB (0,2 %) prévu pour la même année. Il l’a fait également en les comparant aux sévères mesures mises en œuvre dans les pays d’Europe les plus frappés par la crise (Grèce, Portugal, Italie, Espagne et Grande-Bretagne), qui ont procédé à des réductions draconiennes des services publics et à l’élimination massive d’emplois, ainsi qu’à celles que le Canada a connues au milieu des années 1990 : entre 1993-1994 et 1997-1998, les dépenses de programmes fédérales avaient diminué de 3,8 points de pourcentage, passant de 16,8 % à 13 % du PIB, et comportaient des réductions des transferts aux particuliers, aux provinces et aux territoires au titre des soins de santé, de l’éducation et des autres programmes sociaux [26].

Il a mis en évidence la résilience de l’économie canadienne en dépit de la fragilité de la reprise mondiale et de la persistance de la crise de la dette souveraine en Europe, et s’est félicité de ce que la solidité des facteurs économiques fondamentaux aient fait de l’économie canadienne la plus performante des économies du G7 au cours de la récession et de la reprise. À titre d’illustration, le Canada est le pays où la croissance de l’emploi et du revenu réel disponible a été la plus élevée entre 2006 et 2011; le nombre de personnes ayant un emploi au Canada était, en 2012, supérieur de 610 000 à celui de juillet 2009; près de 90 % de ces nouveaux emplois étaient des emplois à temps plein et plus de 75 % étaient des emplois de qualité dans des industries à rémunération élevée; le niveau du PIB réel était supérieur de 3,5 % à son niveau d’avant la récession, alors qu’il n’était supérieur que de 0,75 % aux États-Unis et de 0,5 % en Allemagne, et qu’il était inférieur de 0,25 % en France, 3,5 % au Japon, 4 % en Grande-Bretagne et 5,5 % en Italie. Selon les prévisions du FMI, le rapport de la dette nette au PIB de l’ensemble des administrations publiques au Canada  représentera d’ici 2016 le tiers de la moyenne des pays du G7 [27].

Pourtant, en dépit de ce bilan favorable, c’est au nom d’un soi-disant nécessaire « soutien des forces fondamentales du Canada » et pour « remédier aux importantes difficultés auxquelles l’économie est confrontée à long terme » que le gouvernement énonçait le Plan d’action économique de 2012, un programme « qui donnera lieu à la création d’emplois…, à la croissance économique et à de saines finances publiques » [28]. Aussi, la sévérité des mesures contenues dans le budget de 2012 et la manière antidémocratique dont le gouvernement en a imposé l’adoption par le biais d’un projet de  loi omnibus mammouth, le projet de loi C-38 (document de 425 pages et 753 articles, modifiant 70 lois sans consultation ni débats, voté sous le bâillon avant la suspension des travaux de la Chambre des communes pour les vacances de l’été 2012), sont-elles difficiles à justifier par une prétendue obligation d’agir face à une urgence économique. Il faut de toute évidence les mettre au compte de la politique conservatrice de privatisation des services publics, de réduction de la fiscalité et d’accentuation de son caractère régressif, de déréglementation, de réduction de l’État au rôle d’accompagnateur de l’entreprise privée et de promotion de législations en sa faveur.

Mais la brutale réalité de la déprime de l’économie mondiale devait rattraper le ministre des Finances James Flaherty dès la fin de 2012. Forcé de reporter d’un an pour la deuxième année consécutive l’atteinte de l’équilibre budgétaire, désormais prévue pour la fin de 2016-2017, il annonçait dans sa Mise à jour des projections économiques et budgétaires de novembre un déficit cumulé de 51 milliards de dollars pour les années 2012-2013 à 2016-2017, soit un montant 2,4 fois plus élevé que celui de sa prévision du budget présenté huit mois plus tôt (voir le Tableau) [29]. En contradiction avec toutes ses affirmations antérieures, il déclarait laconiquement que le déficit zéro « n’est pas une fin en soi » et que des mesures d’austérité pourraient faire plus de mal que de bien, emboîtant le pas aux organismes internationaux comme le Fonds monétaire international qui tiraient les amères conclusions des effets dévastateurs de ces politiques sur de nombreux pays, parmi lesquels la Grèce, le Portugal et l’Espagne.

La « fièvre des sables bitumineux » :
version canadienne du « mal hollandais »

Une tendance lourde du budget de 2012 est son accent sur l’exploitation des ressources naturelles comme moteur de la croissance, sans égard à ses conséquences sur l’environnement. Il met nettement le cap sur une accentuation du recentrage de l’économie canadienne vers le secteur des ressources naturelles, dont l’important développement des dernières années stimulé par les prix élevés des ressources est la source fondamentale de la meilleure performance économique du Canada et de la facilité relative avec laquelle il a surmonté la crise déclenchée en 2007. Il va sans dire que cette force cache une importante faiblesse, celle du déclin relatif du secteur manufacturier, qui frappe plus particulièrement l’Ontario, son assise principale, et le Québec. De nombreux intervenants ont parlé du « mal hollandais » pour identifier ce problème en vertu duquel une forte demande de ressources naturelles profite aux pays exportateurs de ces ressources, plus précisément aux régions de ces pays qui en possèdent, et exerce simultanément une pression à la hausse sur les devises de ces pays, dont l’appréciation nuit aux exportations de leurs produits manufacturiers et provoque un déclin de l’industrie manufacturière. On parle du « mal hollandais » en référence à la découverte et à l’exploitation intensive de riches gisements de gaz naturel au large des côtes hollandaises dans les années 1960, qui ont provoqué une flambée de sa devise, le florin, par rapport à la devise forte qu’était le mark allemand, et porté atteinte à son secteur manufacturier [30].

Sans utiliser l’expression « mal hollandais », une étude récente de l’OCDE sur le Canada en décrit tous les symptômes :

En 2011, l’industrie manufacturière, qui est un secteur exportateur, ne représentait plus que 12.6 % de la valeur ajoutée totale après avoir culminé à 18.6 % en 2000. La part de ce secteur dans l’emploi s’est aussi fortement contractée au cours des dix dernières années (tombant de 15.2 % à 10.2 %) […] Il est clair que ces deux résultats sont corrélés à l’évolution du taux de change[31]

D’un creux historique de 62 cents des États-Unis le 21 janvier  2002, le dollar canadien a franchi la parité avec le dollar des États-Unis le 11 novembre 2007 pour atteindre 1,10 dollar. Il a rechuté à 80 cents au début de 2009, pour remonter jusqu’à la parité en 2011 et osciller autour de ce niveau par la suite. Cette évolution est étroitement corrélée à celle des prix du pétrole et des autres matières premières. De 2002 à 2007, le prix du pétrole a été multiplié par 5. Après avoir, comme le dollar, chuté abruptement à la fin de 2008, il est remonté à son niveau de 2007 en 2011. Les prix des autres matières premières ont connu une évolution parallèle à celle du prix du pétrole, mais leur hausse a été moindre, ayant triplé plutôt que quintuplé. [32] Ces évolutions qui ont encouragé le développement du secteur des ressources naturelles et handicapé le secteur manufacturier sont par ailleurs à la source d’importantes disparités régionales, que l’OCDE décrit comme suit :

Les disparités de croissance entre les régions – mesurées à l’aune du revenu disponible réel par habitant – reflètent ces divergences sectorielles : les provinces de l’Alberta, la Saskatchewan et Terre-Neuve-et-Labrador, qui sont riches en ressources naturelles, ont enregistré les gains de revenu par habitant les plus importants au cours de la dernière décennie, tandis que la croissance a été plus médiocre dans la région industrielle de l’Ontario. […] L’Alberta reste la province la plus prospère grâce à ses ressources énergétiques[33]

Dans une étude publiée en 2012 intitulée In the Shadow of the Boom. How Oilsands Development is reshaping Canada’s Economy, l’Institut Pimbina, [34] groupe de recherche sur l’environnement et le développement durable dont le siège est en Alberta, analyse les tenants et aboutissants d’une réalité canadienne sous l’emprise d’une orientation fondée sur le tout-au-pétrole. Après un développement fulgurant de la production de pétrole à partir des sables bitumineux de l’Alberta, qui a quadruplé entre 1992 et 2012 et qui devrait encore doubler pour atteindre 3,5 millions de barils par jour en 2020 [35], le gouvernement fédéral a affirmé son intention de faire de la production pétrolière et gazière et de son exportation sa principale priorité. Il a à cet effet, en particulier dans le budget de 2012, relâché les normes de protection de l’environnement pour favoriser la réalisation rapide de projets de développement, tel que mentionné précédemment.

Pour décrire les effets de cette orientation sur l’économie canadienne, l’Institut Pimbina parle d’une variété spécifiquement canadienne du « mal hollandais » qu’il désigne comme « la fièvre des sables bitumineux », un mal qui se manifeste dans les tensions interrégionales croissantes découlant des disparités mises en lumière par l’OCDE, et dans les répercussions négatives d’un développement fondé sur le pétrole « sal » dans un monde où les préoccupations relatives à la protection de l’environnement sont devenues prépondérantes.

Une illustration probante des disparités interrégionales à prévoir comme conséquence de l’intensification, désignée comme priorité nationale, de la production de pétrole à partir des sables bitumineux est celle du Canadian Energy Research Institute (CERI), mentionnée dans l’étude de l’Institut Pimbina. Selon les prévisions du CERI, qui évalue pour la période des 25 prochaines années les retombées économiques d’une telle exploitation sur les différentes régions du Canada, 94 % des bénéfices reviendraient à l’Alberta, 3 % à l’Ontario, 1,3 % à la Colombie Britannique et 0,66 % au Québec [36]. Il va de soi que ces disparités, ajoutées aux réticences de l’Alberta de contribuer davantage au programme de péréquation destiné à niveler les différences entre les provinces, ne peuvent qu’engendrer des tensions croissantes menaçant à la limite l’unité du pays.

Quant aux incidences environnementales de la production de pétrole « sal », elles provoquent de fortes objections à sa production et au stockage, dans d’immenses lacs pollués à jamais, de l’eau contaminée qui en découle, comme à son transport en vue de sa commercialisation. En témoignent notamment les mouvements d’opposition au projet d’extension du pipeline Keystone XL traversant les États du centre des États-Unis, destiné à acheminer le pétrole de l’Alberta vers le Texas, et le projet de construction du pipeline Northern Gateway traversant les Rocheuses pour atteindre le port de Kitimat sur la côte du Pacifique, d’où le pétrole serait exporté vers l’Asie, en particulier vers la Chine. Mais le gouvernement a clairement fait savoir qu’il ne reculerait devant rien pour contourner ces oppositions.

Et on peut le croire sur parole, lui qui en peu de temps a construit pour le Canada une réputation d’État voyou en se retirant en décembre 2011du protocole de Kyoto, en vertu duquel il devait, de 2008 à 2012, réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 6 % par rapport au niveau de 1990. À la conférence de Copenhague en 2009, il s’était plutôt engagé à réduire ces émissions de 17 % en 2020 par rapport à leur niveau de 2005. Or, dans un rapport publié en mai 2012, le commissaire à l'environnement et au développement durable, Scott Vaughan, a évalué qu’en 2020, les émissions auront plutôt augmenté de 7 % [37].

En résumé

Le Canada a été moins affecté par la crise déclenchée en 2007, même s’il est loin d’en avoir été exempté, et sa situation économique et financière est nettement meilleure aujourd’hui que celle des autres pays avancés. Cela repose, non pas sur des politiques conservatrices de réduction draconienne des impôts et des dépenses publiques et de marginalisation du rôle de l’État, qui seraient plus aptes à favoriser la croissance comme ne cesse de le proclamer le gouvernement. Cela repose plutôt sur une dotation particulièrement riche en ressources naturelles et en particulier en pétrole. La décision du gouvernement de miser sur cette richesse et de l’exploiter sans limites comporte toutefois une contrepartie qui précarise fortement la situation en créant de profonds déséquilibres entre les diverses régions du pays et en poussant le secteur manufacturier sur la pente d’un déclin dont les répercussions risquent tôt ou tard d’être dramatiques. Sans parler des torts irréparables à l’environnement qu’entraîne sa politique de déni des problèmes réels auxquels fait face la survie de l’humanité.



[1] Source : Statistique Canada. Banque de données Cansim, diverses séries.

[2] Énoncé économique, Un leadership fort. Un Canada meilleur, 30 octobre 2007, p. 7

[3] Ibidem.

[4] Idem, p. 44.

[5] Le discours du budget de 2008. Un leadership responsable, 26 février 2008, p. 3.

[6] Voir Louis Gill, Le G20 face à la crise : un consensus du chacun-pour-soi, 15 juillet 2010, site internet des Classiques des sciences sociales.

[7] La loi anti-inflation de 1975 prévoyait le gel des salaires, des profits et des prix pour une période de trois ans. Elle établissait des plafonds aux augmentations de salaires pour toute entreprise employant plus de 500 personnes, ainsi qu’aux employés fédéraux et à la plupart des autres employés du secteur public. Un contrôle strict des augmentations de salaires, sous l’égide de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre, avait été établi pendant la Deuxième Guerre mondiale par le Premier ministre MacKenzie King, qui avait limité à 2,8 % leur augmentation entre 1941 et 1945, alors que les prix augmentaient de 18 %.

[8] Énoncé économique et financier. Protéger l’avenir du Canada, 27 novembre 2008, p. 56.

[9] Dans les faits, ce recul a été de 2,5 %.

[10] Le Plan d’action économique du Canada. Le Budget de 2009, 27 janvier 2009, p. 12.

[11] Idem, p. 9.

[12] Dans le budget de 2012, le gouvernement a présenté le bilan révisé suivant : 63,8 milliards sur 3 ans, dont 60,3 en 2009-2010 et 2010-2011, et 3,5 en 2011-2012; 45,4 milliards de mesures de stimulation fédérales et 18,4 de mesures de stimulation des provinces et territoires. Voir : Emploi, croissance et prospérité à long terme. Le plan d’action économique de 2012, 29 mars 2012, p. 329.

[13] Le Plan d’action économique du Canada. Le Budget de 2009, 27 janvier 2009, p. 265-271.

[14] « Bâtir un paradis pour le capital » serait un titre qui traduirait mieux le contenu du projet mis de l’avant dans ce document.

[15] Idem.

[16] Idem, p. 10.

[17] Cet octroi de crédits transite par la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL) qui, grâce à un prêt reçu du gouvernement, achète aux banques des hypothèques qu’elles souhaitent vendre pour recomposer leur liquidité et consentir de nouveaux prêts.

[18] Programme de sauvetage d’actifs en péril, ou toxiques, ou contaminés.

[19] Cette loi, édictée par l’article 393 du chapitre 2 des Lois du Canada (2009), est entrée  en vigueur le 12 mars 2009.

[20] Antonio Spilimbergo, Steve Symansky, Olivier Blanchard, Carlo Cottarelli, « Fiscal Policy for the Crisis », IMF Staff Position Note, 29 décembre 2008, p. 5.

[21] FMI, Fiscal Monitor, septembre 2011, p. 64.

[22] Le Budget de 2010. Tracer la voie de la croissance et de l’emploi, 4 mars 2010, p. 13.

[23] La prochaine phase du plan d’action économique du Canada. Des impôts bas pour stimuler la croissance et l’emploi, 22 mars 2011, p. 192.

[24] Emplois, croissance et prospérité à long terme. Le Plan d’action économique de 2012, 29 mars 2012, p. 237-256.

[25] Les dépenses non ministérielles que sont les transferts aux personnes et aux autres administrations représentent la majeure partie (les deux tiers en 2011-2012) des dépenses de programmes et le gouvernement s’était engagé à ne pas les réduire.

[26] Idem, p. 241-243.

[27] Idem, p. 37-38, 241-243, 259, 333, 335.

[28] Idem, p. 16

[29] Ministère des Finances du Canada, Mise à jour des projections économiques et budgétaires, le 13 novembre 2012, Tableau 3.4, p. 53.

[30] L’expression « mal hollandais » est la traduction de l’expression « Dutch disease », employée pour la première fois par la revue The Economist dans son édition du 26 novembre 1977 (p. 82-83) pour identifier ce phénomène.

[31] Études économiques de l’OCDE. Canada, juin 2012, p. 12.

[32] Idem, p. 13

[33] Idem., p. 12-14

[34] Étude réalisée par Nathan Lemphers et Don Woynillowicz, mai 2012.

[35] Idem, p. 18-19.

[36] Idem, p. 47-48.

[37] Bureau du vérificateur général du Canada. Printemps 2012. Rapport du Commissaire à l’environnement et au développement durable, Chapitre 2. Honorer les engagements 2020 du Canada en matière de changements climatiques.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 20 juin 2013 15:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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