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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hubert Van Gijseghem et Louisiane Gauthier, “De la psychothérapie de l'enfant incestué: les dangers d'un viol psychique.” in revue Santé mentale au Québec, vol. 17, no 1, 1992, pp. 19-30. [Le 30 janvier 2014, l'auteur, Hubert Van Gijseghem, nous accordait son autorisation formelle de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, en accès ouvert et gratuit à tous, toutes ses publications.]

[19]

Hubert Van Gijseghem *
et Louisiane Gauthier **

Respectivement psychologue, professeur titulaire,
École de psycho-éducation, Université de Montréal
et psychologue, Centre des services sociaux du Montréal métropolitain

De la psychothérapie
de l'enfant incestué :
les dangers d'un viol psychique
.”

In revue Santé mentale au Québec, 1992, XVII, 1, 19-30.

La réification du trauma de l'inceste
Le sentiment de culpabilité
L'incitation au « parler »
Le refoulement du désir incestueux et la répression de l'inceste agi
Le droit au secret
Le respect des besoins réels de l'enfant versus la dictature de l'aveu
Conclusion
Références
Abstract


Il semble exister aujourd'hui un consensus selon lequel l'enfant incestué ou abusé sexuellement doit être dirigé en psychothérapie afin de l'aider à mettre en mots le trauma et ainsi l'exorciser voire l'exciser. Les présents auteurs dénoncent la généralisation de cette pratique. Ils soulignent que, pour beaucoup d'enfants, la réparation passe davantage par la « répression » (au sens psychanalytique du terme). L'intervenant, après avoir recueilli un dévoilement, aurait donc intérêt à mettre en place des conditions thérapeutiques grâce auxquelles l'enfant peut retourner l'événement au secret et passer à « autre chose ».

Le sentiment d'horreur de l'intervenant devant l'inceste est tel que, dès qu'il y a une présomption d'inceste, l'enfant peut être dirigé en traitement. Cette référence précipitée fait souvent fi de la question de savoir si l'enfant a réellement été abusé et si, le cas échéant, il a besoin de traitement. Nombre d'intervenants bien intentionnés font penser au boy-scout qui, de force, amène la vieille dame de l'autre côté d'une rue achalandée sans égard au besoin de la dite dame. L'enfant incestué (ou abusé dans un contexte autre que la famille) est ainsi intégré dans des groupes d'« enfants abusés », ou dirigé vers des centres spécialisés « de traitement d'abus », comme si le fait d'être victime d'inceste constituait un symptôme spécifique ou un diagnostic en soi. Ces jeunes enfants — quelquefois déjà « victimisés » par l'inceste, quelquefois victimisés par l'incitation à une fausse allégation — seront maintenant de nouveau agressés, cette fois-ci par le devoir implicite, mais le plus souvent [20] explicite, de parier de la chose. Nombre d'intervenants, mus par un désir sincère de réparer, dorment dans un véritable acharnement thérapeutique, en partant d'idées préconçues dont les fondements sont fort aléatoires et non prouvés empiriquement.

Nous discuterons ici de trois de ces idées : premièrement, celle voulant que l'inceste soit un symptôme à traiter en soi ; deuxièmement, l'idée voulant que l'enfant doive exprimer de la colère envers son abuseur et se décharger de toute trace de culpabilité, elle-même considérée comme une tare insoutenable ; et, finalement, l'idée selon laquelle la verbalisation de l'inceste ou de l'abus soit le seul moyen d'en éliminer les stigmates. Ce dernier « principe » d'ailleurs nous semble le plus lourd de conséquences pour les enfants victimes d'abus sexuels et d'inceste. Pour bien saisir ces conséquences, nous appuyons l'hypothèse selon laquelle l'accomplissement de l'inceste empêche l'établissement intra-psychique du tabou de l'inceste, arrêtant ainsi l'enfant dans son développement psychique et le posant face à la mort psychologique. Dans ces conditions, l'invitation réitérée et systématique à parler de l'inceste peut mettre la survie psychique de l'enfant encore plus en danger et le pousser à développer des stratégies de survie qu'on prendra pour les effets négatifs de l'inceste alors que ce seront les effets négatifs du traitement.

La réification du trauma de l'inceste

Premièrement, l'inceste et l'abus sexuel sont souvent considérés comme un diagnostic ou une entité nosologique en soi qu'il faut absolument traiter en tant que tel. L'enfant que l'on intègre de gré ou de force dans un groupe de thérapie reçoit le sceau d'enfant abusé. Ce sceau, éventuellement, marquera son identité de façon indélébile. L'enfant pourra dorénavant le mettre à contribution de multiples façons pathologiques : pour se dévaloriser (le damaged good), pour se glorifier (l'exhibitionnisme narcissisant, comme on le voit si souvent dans certains forums où l'on « exhibe » les fières victimes), ou pour s'immuniser (bouclier protégeant contre toute frustration, contrariété ou exigence normale de l'éducation). Pour cet enfant, être reconnu, être quelqu'un, c'est être abusé ou l'avoir été.

Cette pratique de faire de l'inceste le « symptôme à traiter » résulte à notre avis en une dangereuse réification du trauma. L'abus sexuel devient le fétiche aussi bien de l'intervenant que de la victime. Les enfants sont groupés ensemble sous le dénominateur commun d'abusés sexuels et sont invités à parler de leurs abus, faits et émotions, séance après séance, soi-disant pour exorciser le trauma. Le fait du groupement [21] lui-même sur la seule base des abus est déjà une programmation en soi. Certains enfants y trouvent narcissiquement leur compte et les autres v sont pernicieusement pénétrés dans leur intimité psychique, tout comme ils l'ont connu dans l'expérience abusive. L'écueil d'un traitement ainsi centré sur une réalité extérieure, dont les contours sont préétablis, est d'occulter la réalité intra-psychique de l'enfant et les besoins particuliers qui en découlent.

Le sentiment de culpabilité

La deuxième idée préconçue qui nous intéresse ici est celle voulant que, pour guérir, l'enfant doive reconnaître et exprimer la colère qu'il est supposé éprouver envers son abuseur. Cette colère est nourrie ou créée par le thérapeute dans le but d'aider l'enfant à désavouer son abuseur et à se décharger de toute culpabilité envers ce qui lui est arrivé. Cet acharnement des intervenants à vouloir déculpabiliser les victimes, symptomatique de ces sentiments d'horreur et de révolte dont nous avons parlé plus haut, peut déposséder l'enfant, en « l'innocentant », de tout sentiment propre d'identité. En effet, en matière de sentiment humain, le psychothérapeute n'a pas à juger si une personne a raison ou tort d'éprouver tel ou tel type de sentiment ; sa tâche est plutôt d'aider cette personne à lui donner un sens.

Devant l'inceste, l'intervenant admet d'office que la colère est un sentiment sain alors que la culpabilité est vue comme un sentiment malsain. Pourtant, la culpabilité ressentie par l'enfant et l'entière responsabilité de l'adulte abuseur ne sont pas opposées ; l'une n'annule pas l'autre. La culpabilité de l'enfant, lorsqu'elle existe, n'est pas une question de droit, ni même de choix, elle est un état de fait, un écho intérieur qu'on ne peut demander à l'enfant d'assourdir sans l'amener à se nier. Même qu'en se sentant partie prenante de l'inceste, donc coupable, l'enfant maintient une partie de son intégrité, conserve le sentiment d'avoir eu une influence sur son destin alors que l'absence totale de toute culpabilité équivaut à avoir été complètement dupé, ce qui peut mener à un sentiment d'annihilation et de morcellement, c'est-à-dire à une perte du sentiment d'être. À ce sujet, des cliniciens ont observé que des enfants qui restent avec un sentiment de culpabilité sont moins perturbés que des enfants à qui on a réussi à faire perdre toute culpabilité (Lamb, 1986).

On a observé que l'enfant abusé, en traitement individuel ou de groupe, devient souvent de plus en plus perturbé. Pour expliquer cette aggravation, les intervenants en appellent à l'émergence progressive de la colère, occultée jusque-là. Il est possible que cette aggravation soit [22] aussi iatrogène, c'est-à-dire provoquée par le traitement. Selon certains auteurs, le thérapeute fait de l'abus un événement catastrophique alors qu'il ne l'était pas nécessairement auparavant : « L'enfant est forcé d'accepter et d'internaliser des projections confuses de l'intervenant en regard de ce que celui-ci croit être la scène intrapsychique de l'enfant » (Wakefield et Underwager, 1988, 361).

L'incitation au « parler »

La troisième idée préconçue est celle voulant que pour guérir, l'enfant doive à tout prix et à répétition parler de ce trauma, c'est-à-dire le mettre en mots, le raconter, le détailler, l'élaborer pour, finalement, le mentaliser et s'en guérir. Cela peut certes être souhaitable dans certains cas mais il est loin d'être sûr que cela soit thérapeutique pour la majorité d'entre eux. Une étude rétrospective récente suggère que l'enfant incestué ou abusé qui a gardé le secret serait moins perturbé à l'adolescence que l'enfant qui l'a dévoilé (Van Gijseghem et Gauthier, 1991). Une autre étude portant sur les problèmes que connaissent des femmes adultes abusées pendant leur enfance, n'a pas trouvé de différences significatives entre celles qui avaient dévoilé et celles qui s'étaient tues (Draijer, 1988). Le bon sens nous dit que les résultats de ces études peuvent refléter la vérité là ou l'abus était un incident unique ou isolé, mais la chose est moins intelligible dans les cas d'abus continus s'étendant sur des années. En plus faut-il distinguer le dévoilement comme tel des réactions individuelles et institutionnelles que ce dévoilement entraîne. Il semble que ces réactions puissent devenir, pour l'enfant, ce que nombre d'auteurs appellent une « victimisation secondaire », éventuellement pire que la première (Berliner et al., 1985 ; Sas, 1987 ; Terr, 1986). C'est là qu'il devient crucial de savoir à qui, à combien de personnes et comment dévoiler pour minimiser cette victimisation secondaire, mais aussi pour efficacement assurer l'arrêt d'agir. Certes, dans les cas d'abus sévères et continus, seul le dévoilement peut amener l'arrêt d'agir nécessaire à la réparation ultérieure. À défaut de dévoilement, l'inaction et le silence de l'adulte deviendraient complicité. On ne peut alors faire l'économie d'une intervention d'autorité et seule l'analyse rigoureuse de chacun des cas permet d'établir quelle autorité sera suffisante, l'autorité sociale du directeur de la Protection de la jeunesse, l'autorité judiciaire du Tribunal de la jeunesse, ou l'autorité pénale de la justice criminelle. Toutes les interventions étant porteuses de risques psychiques pour l'enfant, il est de mise de les jauger en fonction de la solution la moins nocive pour lui.

Les résultats des recherches voulant que le silence, davantage que le dévoilement mette l'enfant à l'abri des conséquences fâcheuses, [23] restent néanmoins troublants. Ils nous poussent à introduire une hypothèse susceptible d'expliquer ce phénomène et qui, de ce fait, peut avoir un impact important sur les décisions que l'intervenant aura à prendre quant à l'utilité d'un traitement et, s'il y a lieu, quant à sa forme.

Le refoulement du désir incestueux
et la répression de l'inceste agi

La famille où règne le respect du tabou de l'inceste est celle dont les membres sont aptes à maintenir la distance intergénératiormelle. Non pas que le désir de transgresser cette distance n'existe pas. Au contraire, qui dit tabou dit désir. Celui-ci existe tant chez l'adulte que chez l'enfant. Toutefois, l'adulte aura à refouler ce désir et il pourra sans doute le faire s'il a réussi à le refouler jadis, comme enfant. Devant son désir réactivé par celui de son enfant, l'interdiction (en somme, l'interdit œdipien) viendra garantir l'étanchéité de son propre refoulement. Or, l'enfant pourra à son tour refouler ce désir à condition qu'il expérimente l'interdit de la transgression et donc la solidité de ce même refoulement chez son parent. Dès que le refoulement, mécanisme inconscient, aura fait son œuvre, le désir se trouvera d'autres exutoires et l'individu sera à l'abri de l'agir. Ce refoulement fondamental dorme accès à la distance intergénératiormelle et, par là, à l'individuation et à l'identité.

Qu'arrive-t-il quand il y a eu inceste ? L'interdit a été transgressé, la distance entre les générations a été bousillée, le refoulement des désirs incestueux est rendu caduc. Sur le plan métapsychologique, on ne peut penser réparation ou « guérison » qu'à condition qu'il y ait une certaine réversibilité de ces situations. L'interdit ainsi que la distance entre les générations doivent être réinstallés et des conditions menant au refoulement devront être créées. Voilà déjà tout un programme. Attardons-nous pour l'instant à ce dernier point, soit la facilitation du refoulement. Comment peut-on espérer réaliser cette tâche si l'enfant est invité à parler et à reparler des gestes qui n'auraient jamais dû avoir lieu ? On pourrait répondre que l'enfant doit d'abord « mettre en mots » et ainsi mentaliser ce qui n'était pas « nommé », avant de prétendre au refoulement. En matière d'inceste agi, on confond peut-être refoulement et oubli. Les gestes posés ne seront jamais oubliés bien que « le trauma de l'inceste soit de l'ordre du souvenir impossible » (Bigras, 1987, 8). Toutefois, l'oubli étant irréalisable sur le plan de l'économie psychique (les choses ont été) une nouvelle forme de refoulement devient d'autant plus impérative.

Un mot sur le refoulement normal s'impose ici. En voici une définition :

[24]

« Le refoulement est l'opération par laquelle le sujet cherche à repousser ou à maintenir dans l'inconscient des représentations (pensées, images, souvenirs) liées à une pulsion. Le refoulement se produit dans les cas où la satisfaction d'une pulsion, — susceptible de procurer par elle-même du plaisir — risquerait de provoquer du déplaisir à l'égard d'autres exigences... Il peut être considéré comme un processus psychique universel en tant qu'il serait à l'origine de la constitution de l'inconscient comme domaine séparé du reste du psychisme » (Laplanche et Pontalis, 1967, 392).

Aulagnier dira que dans le refoulement normal, il s'agit « d'exclure de l'espace du Je certaines représentations pulsionnelles dont la réalisation est incompatible avec des exigences culturelles qu'on ne peut transgresser » (Aulagnier, 1984, 250). Si toutefois la transgression a eu lieu, un refoulement « normal » deviendra à jamais impossible. La formule « il est interdit de désirer l'interdit », expression du refoulement normal, devient, en effet inopérante, puisqu'on n'en est pas resté au désir. Le réalisme de la « chose sexuelle » a catapulté l'enfant dans le champ de l'agir et dans l'univers de la perception visuelle ou tactile occupant ainsi l'espace réservé à l'imagination. Le corps adulte sexué comme objet de la réalité doit se soustraire au désir inconscient de l'enfant. « Ce dont le sujet est désirant, c'est d'un désir et non pas d'un objet », dira encore Aulagnier (1984, 254). Lorsque l'objet parental s'offre le plaisir sexuel de son enfant, il y a captation non seulement de celui-ci dans sa corporéité mais capture de la fonction désirante chez cet enfant et, de ce fait, il y a entrave à l'accès au symbolique.

Comment réparer là où il y a eu transgression? L'expérience nous montre qu'il est difficile de généraliser. Certains enfants semblent activement rechercher l'aveu. Il faut croire qu'il s'agit là, pour eux, d'un élan autorégulateur. Cet aveu mérite donc d'être recueilli. Mais, et ici nous insistons, cet aveu ne peut se faire que dans l'intimité d'une relation d'un à un. C'est cette intimité qui est susceptible de permettre à l'enfant, une fois l'aveu fait et reçu, de retourner la chose innomnable maintenant nommée, dans les limbes du secret. Mais, les choses ayant été, on ne peut plus espérer fonder une réparation sur le refoulement dans l'inconscient d'un désir qui a perdu son statut. On doit pourtant redonner à l'enfant une position de sujet et réintroduire chez lui une fonction désirante pour le sortir de l'inféodation. On doit tenter de ramener le trauma aux confins du préconscient, de façon à s'approcher du refoulement. On peut le faire en misant sur le mécanisme psychique de-la répression, c'est-à-dire sur :

« cette opération psychique qui tend à faire disparaître de la conscience un contenu déplaisant ou inopportun : idée, affect, etc.. (...) La répression [25] s'oppose surtout du point de vue topique au refoulement. Dans celui-ci, l'instance refoulante (le moi), l'opération et son résultat sont inconscients. La répression serait au contraire un mécanisme conscient ; il s'agirait d'une exclusion hors du champ de conscience actuel et non du passage d'un système (préconscient-conscient) à un autre (inconscient). Du point de vue dynamique, les motivations morales jouent dans la répression un rôle prédominant » (Laplanche et Pontalis, 1987, 419).

La répression consiste donc en la possibilité d'« abriter », consciemment cette fois-ci, le trauma et les émois qu'il a suscités. Les motivations morales dont fait état la définition citée et qui doivent venir faciliter la répression, trouvent leur représentant dans les instances sociales et judiciaires. C'est au nom de la restauration de l'interdit que l'autorité sociale ou judiciaire prend tout son sens comme conscience tutélaire, comme barrière externe palliant la défaillance intérieure de la non-distance entre les générations. Le rappel ferme et officiel de la nécessité de la distance peut être considéré comme la pierre angulaire du traitement favorisant la répression. Encore faut-il que ce rétablissement des frontières n'ait pas demandé au préalable une mise à nu réductrice et humiliante des acteurs de la scène incestueuse. Une telle mise à nu porte un coup fatal à l'estime de soi et est souvent une caractéristique malheureuse mais quasi-inévitable des enquêtes sociales et judiciaires. Cette dépossession abusive démasquant toute forme d'intimité et sabrant dans ce qui reste de narcissisme, décourage l'effort sinon l'espoir de trouver à l'intérieur de soi de nouvelles voies pour accéder de nouveau et, surtout, accéder autrement à un rétablissement des frontières. Si interdire et assurer le maintien de cet interdit sont essentiels, permettre à la victime, après le dévoilement, de se taire, est aussi essentiel. Le retour au secret pourra servir à la répression et jouer un rôle potentiellement salvateur.

Le droit au secret

On pourrait objecter que favoriser le secret c'est aller en sens contraire de tout objectif thérapeutique qui, lui, est bel et bien de « de-secret-er, ou si on veut « sécréter hors de soi ». La psychothérapie est en effet utilisée la plupart du temps pour prévenir qu'un matériel psychique ne devienne « corps étranger », ou ne s'enkyste. Par la mise en mots ou par la mentalisation, la thérapie est ainsi susceptible de faire échec à la somatisation ou à l’acting out, les deux exutoires tributaires de l'enkystement. On ne peut qu'être d'accord avec ces principes thérapeutiques en général. Et pourtant, dans le cas de l'inceste, le droit au secret nous semble un droit sacré, justement parce que le refoulement normal n'est plus possible. Il faut distinguer ici le secret sexuel lié aux [26] mystères des origines du silence imposé par l'adulte à l'enfant, silence sur un trop su, c'est-à-dire la jouissance furtive du corps réel de l'adulte. Bigras et Balasc (19S7) prétendent que le secret de ces femmes (incestuées), c'est qu'elles n'en ont pas. Blévis ajoute : « Il y a du silence mais nul espace de secret. Au contraire, la sexualité s'étale à faire obstacle à la présence du secret. Pas de secret, pas de privé, pas de sexualité » (1987, 31). Le secret, d'ailleurs, n'est pas une plaie. Fedida (1976) disait déjà que le secret et le fait de le garder constituent une protection contre la menace fantasmatique de destruction ou de dissociation. Le secret n'est-il pas le premier organisateur de la conscience, le silencieux témoin d'une existence autonome, sa preuve irréfutable jalousement gardée? Avoir un secret, c'est se différencier, c'est s'autoriser à posséder quelque chose de personnel, c'est déjà exister de façon autonome par rapport à autrui (Van Gijseghem, 1985a). Aulagnier fait du droit au secret la condition pour pouvoir penser : « Se préserver le droit et la possibilité de créer des pensées, et plus simplement de penser, exige que l'on s'arroge celui de choisir les pensées que l'on communique et celles que l'on garde secrètes : c'est là une condition vitale pour le fonctionnement du Je » (1984, 217). Le secret ne se dit qu'au « parfait étranger » qui tire sa perfection du fait qu'il disparaît aussitôt et à jamais, sauvegardant ainsi le secret comme secret, et donc comme part inviolable de l'être.

Mais pourquoi le secret est-il souhaitable là où le trauma est inceste, et non souhaitable là où le trauma est, par exemple, morsure de chien ? C'est là qu'on ne peut faire l'économie d'un regard sur l'enjeu de l'inceste. Dans un texte sur les conséquences de l'inceste, l'un de nous (Van Gijseghem, 1985b) tentait de saisir la puissance du tabou entraînant l'inceste en référant au lien existant entre celui-ci et la pulsion de mort. Il semble y avoir effectivement dans l'inceste quelque chose de l'ordre de la mort puisqu'il y a abolition de la différenciation d'avec les géniteurs, il y a retour au lieu corporel de ses origines. En d'autres termes, il y a négation de la temporalité, du moment inaugural de l'enfant, de son identité comme être séparé et complet. On est bel et bien ici dans le registre de la mort, comme si l'être-enfant n'était pas advenu. L'aveu de l'inceste est en quelque sorte l'aveu de la mort : « Je n'ai pas existé ou j'ai été tué par mon géniteur » ne peut qu'être un aveu auto-an-nihilant, peu importe les sentiments que l'enfant éprouve envers ce géniteur. Si on compare à l'aveu « J'ai été mordu par le chien », on se rend bien compte qu'on est dans des registres totalement différents, encore une fois peu importe les sentiments que l'enfant entretient dorénavant envers le chien, fût-ce la pire phobie.

Dès lors, on peut comprendre que si un enfant doit répéter l'aveu, aux policiers, aux avocats, aux juges, aux travailleurs sociaux, aux [27] thérapeutes, aux pairs co-abusés, etc. (et cela d'une façon quasi-institutionnalisée par l'adulte bienveillant et bien-pensant), il s'approche du danger mortel, chaque fois un peu plus. L'enfant, éventuellement, se défendra contre la mort en réifiant l'inceste lui-même, en se drapant d'une nouvelle identité restitutionnelle : « Je suis l'enfant incestué, je suis l'enfant tué ». Comme mesure restitutionnelle, en effet, il devra y prendre plaisir et narcissiser la chose. C'est là que l'intervenant risque de méprendre une mesure défensive de dernier recours pour un besoin sui generis. L'enfant développe une compulsion à parler parce qu'on l'oblige à parler tandis que l'intervenant croit qu'il faut obliger l'enfant à parler parce qu'il décèle (post facto) une compulsion à parler. Pourtant nous sommes en présence d'une répétition vide, d'un exercice de mémoire plaqué dans un discours compulsif asséché et mortifère.

Le respect des besoins réels de l'enfant
versus la dictature de l'aveu

Après le dévoilement, l'intervenant a intérêt d'abord et avant tout à écouter le besoin de l'enfant. Le danger existe en effet que l'intervenant croit a priori connaître cet enfant, non pas comme individu, mais comme spécimen d'une catégorie : « les enfants incestués ». Cet enfant anonyme mais marqué de l'étiquette « incestué » sera alors soumis à ce que Foucault (1976) appelait la « dictature de l'aveu ». Il n'a pas le choix : il faut qu'il parle ! Il est sans doute vrai, dans certains cas, qu'une thérapie individuelle respectueuse soit indiquée. Respectueuse dans le sens qu'on « laisse tranquille », c'est-à-dire qu'en aucun temps le thérapeute ne doit donner des indications ouvertes ou indirectes, ni s'attendre à ce que l'enfant parle « de la chose ». Respectueuse veut dire que le thérapeute, dans son attention fatalement sélective, s'abstienne d'interpréter tout matériel psychique dans le sens de l'abus. Nous avons vu ceci se produire à répétition puisque le thérapeute, dûment victime de l'effet Rosenthal, verra en tout matériel fantasmatique la trace de l'inceste et se sent donc obligé de débusquer cette trace. Pour nous, une démarche thérapeutique respectueuse veut dire que le thérapeute écoute cet enfant sans idée préconçue du matériel psychique qui émergera. Idéalement, le thérapeute ne devrait pas avoir d'information sur la vie de l’enfant autre que ce que cet enfant lui dit dans la cure. Si cet enfant ressent le besoin de l'aveu, il le fera. Cet aveu, le thérapeute le recueillera comme tout autre aveu, c'est-à-dire en se faisant contenant étanche. Quelle tristesse que de voir défiler devant les tribunaux les présumés thérapeutes, appelés comme témoins pour « valider la réalité d'un abus » et qui relatent en grands détails les aveux que l'enfant croyait confinés à une relation de un à un, dans laquelle il croyait pouvoir avouer son secret tout en le réenterrant aussitôt, sauvegardant ainsi son intégrité. (Le [28] secret tenu et contenu par le thérapeute n'est-il pas le meilleur témoignage de réalisation d'une intimité possible ?)

Et qu'en est-il du « contenant étanche » dans le contexte de ces inquiétantes « thérapies de groupe pour enfants incestués » que des centres spécialisés organisent à grands coups de publicité ? On n'est plus en thérapie ici, on est dans la coercition où tout être doit exposer sa nudité à tout autre. Obligatoirement d'ailleurs, si ce n'est pas par le « thème » proposé, ça le sera au moins par la pression du groupe. Dans ce groupe, il y a toujours déjà des enfants qui ont réifié le trauma, qui l'exposent narcissiquement et, avec la naïve complicité du thérapeute, exercent ainsi la dictature du « parler ».

Que peut-on espérer d'autre que ce que tant d'auteurs appellent très justement « une victimisation secondaire ».

Conclusion

Tout comme l'appendicite requiert l'ablation de l'appendice, le consensus social actuel veut que l'enfant incestué, pour « guérir », doive exorciser sinon exciser le trauma en en parlant à tout prix. Peu d'intervenants mettent en doute cette affirmation. Nos propres observations nous portent à dénoncer cette pratique, puisqu'elle nous semble appliquée d'une façon trop généralisée, sans égard aux réels besoins d'un enfant donné. L'inceste, à travers les civilisations et à l'échelle de l'humanité, est sous le coup d'un refoulement fondamental. Son interdit rappelle la nécessité de la différenciation entre les générations et de la mise à distance psychologique des origines. Les corps familiers doivent devenir, psychiquement parlant, « corps étrangers ». Si transgression il y a eu, tout doit être mis en œuvre pour favoriser l'opération de la répression, pour retourner l'événement au secret afin de le confiner dans le souvenir en zone interdite dans laquelle il peut redevenir « interdit de désirer l'interdit ». Un moratoire, une forme de latence pourrait permettre à des tierces considérations, l'école, l'activité culturelle, l'amitié, de meubler ou de suppléer au vide laissé par l'effervescence pulsionnelle pour que l'enfant passe à « autre chose ». C'est ainsi que l'enfant peut éventuellement retrouver sa capacité désirante, donc créatrice.

Il est de notre avis que, pour nombre d'enfants, la « réparation » passe par la couverture (action de couvrir) plutôt que par l'exposition de la blessure.

RÉFÉRENCES

Aulagnier, P., 1984, L'apprenti-historien et le maître-sorcier. Presses Universitaires de France, Paris.

[29]

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Bigras, J., Balasc, C, 1987, De quelques préliminaires à l'endroit de ce qui se joue dans l'inceste père-fille, Séminaire présenté à la Société psychanalytique de Montréal, octobre.

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Child Incest Psychotherapy :
The Dangers of Destabilization

ABSTRACT

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There seems to be a consensus today by which a child, who is a victim of incest or sexually abused, must be directed to therapy in order that he or she provides a factual acnount of the traumatism and, by the same token, exorcises it. The authors déplore the widespread use of this [30] destabilizing method. They emphasize that, for many children, recovery is achieved more successfully through « repression » (in the psychanalytical sense of the term). After having obtained disclosure from the child, the authors argue that it is preferable for the intervenor to create the appropriate therapeutic conditions allowing the child to positively bury the event and move on with his or her life.


* Psychologue ; Professeur titulaire à l'École de psycho-éducation, Université de Montréal.

** Psychologue, Centre des services sociaux du Montréal métropolitain.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 19 février 2015 8:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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