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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Nicole GAGNON “Le département de sociologie, 1943-1970.” In ouvrage sous la direction d’Albert Faucher, Cinquante ans de sciences socia-les à l’Université Laval. L’histoire de la Faculté des sciences sociales (1938-1988), pp 75-130. Sainte-Foy, Qc. : Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, 1988, 390 pp. [Le 5 octobre 2009, Monsieur Jean Gould, ami de Mme Nicole Gagnon, nous confirmait l’autorisation de l’auteure de diffuser ses travaux dans Les Classiques des sciences sociales.]

[75]

Cinquante ans de sciences sociales
à l’Université Laval.

L’histoire de la Faculté des sciences sociales (1938-1988)

Texte 4

Le Département de sociologie
1943-1970
.” *

Par Nicole GAGNON

Le Département de sociologie et de morale sociale, 1943-1951
Les répercussions de l'industrialisation
Le Département de sociologie, 1951-1961
Situation de la recherche
Le Département de sociologie et d'anthropologie, 1961-1969
Pensées des années soixante
Notice biographique


LA SOCIOLOGIE est entrée en force à l'École des sciences sociales, grâce à la venue de deux éminents professeurs étrangers, le dominicain français J.-Thomas Delos (1891-1974) et l'Américain Everett C. Hughes (1897-1983), qui lui ont apporté l'envergure et le prestige du savoir international.

Docteur en droit et spécialiste des relations internationales, le père Delos était titulaire du cours de sociologie générale à l'Université catholique de Lille, où le père Lévesque avait été son élève. C'est l'occupation allemande de 1940 qui permet à celui-ci de le récupérer. De janvier 1941 au [76] printemps 1944, il enseigne donc à Laval la sociologie générale et les relations internationales. En 1944, il publie à Montréal un ouvrage sur la Nation, destiné à remettre en place les intempérances du nationalisme.

L'ouvrage du père Delos est une longue critique de l'idée d'État-Nation qui, confondant le culturel avec le politique, aboutit au césaropapisme de la culture. La nation, écrit-il, est la conscience de soi d'un groupe ethnique, tandis que l'État est l'ordre de droit du corps social organisé. La nation forme un milieu culturel génétique, fondé sur les déterminismes et les particularismes historiques de l'ethnicité, alors que l'ordre étatique est fondé sur la nature humaine universelle. L'État est une société, c'est-à-dire une personne morale, libre sujet de droit, mais la nation n'est qu'une communauté de communautés, incapable d'arriver à la personnalité juridique sans prendre un autre nom qu'elle-même. Elle tire alors sa garantie, non du droit, mais de la fidélité des hommes à son idéal de vie historique. Il n'existe donc pas de droits de la nation, mais il y a des droits nationaux, à savoir culturels, parmi les droits de la personne. Il n'y a pas de droit à la particularité pour les groupes ethniques, mais un droit à la manière particulière d'être homme pour les individus.

Le père Delos est un grand professeur magistral, qui « typifie parfaitement l'universitaire classique » et qui a beaucoup d'ascendant sur ses étudiants. Dans son mémoire sur les Communautés canadiennes-françaises d'autrefois (1946), Claude Corrivault écrit qu'il s'est « largement inspiré de l'enseignement de ce savant sociologue et professeur » pour éclaircir la notion de communauté. De même, son jeune collègue Jean-Charles Falardeau lui dédie, « en épilogue à de nombreuses discussions sur le sujet », un article sur la stratification sociale, publié dans la Revue dominicaine de 1945. Et Léon Dion, qui ne l'a pas connu personnellement, se réfère encore à la Nation dans sa thèse de maîtrise sur les Concepts fondamentaux de la sociologie ( 1948), pour compléter Tönnies et Durkheim quant à l'opposition communauté/société. La sociologie du père Delos n'apparaît cependant pas comme un mode de connaissance novateur. D'inspiration juridique et axée sur l'institution, elle reste enracinée dans la philosophie du bien commun : la société est une personne morale qui se matérialise dans l'organisation ; la finalité et le bien commun sont la raison d'être des sociétés ; entre la sociologie, qui est science, et la morale, le bien commun joue le rôle d'agent de liaison. Dans sa thèse de maîtrise sur l'Institution juridique ( 1953), Fernand Dumont estimera alors, tout en reconnaissant à cette pensée le mérite de la cohérence et de la précision, qu'elle « ne se donnerait qu'abusivement pour une sociologie ». Car l'idée de finalité, écrit-il, doit rester extérieure à l'expérience scientifique ; surtout, cette [77] théorie de l'institution confond « l'ordre de la constatation des faits et celui de l'idéal ».

La pensée du père Delos ne correspond pas à l'exigence positiviste caractéristique de la sociologie québécoise en émergence : l'aptitude à percevoir les faits en dehors des idées reçues — « en deçà de la théologie et au delà des habitudes nationalistes » (Falardeau) — et les idées elles-mêmes comme des faits (Dumont). C'est sans doute pourquoi on a un peu oublié son héritage. D'abord, la formulation de la conception dualiste des sciences sociales, qui, distinguant l'aspect positif de l'aspect normatif, légitime justement le développement d'un savoir positif autonome vis-à-vis l'enseignement moral de la doctrine catholique. Aussi, une influence oblique sur la pensée de Fernand Dumont, dont le projet de thèse est né explicitement d'une confrontation entre « la théorie proprement sociologique de l'institution » — celle de l'École française de sociologie — et la conception juridique de Delos. Plus généralement, on peut relier à celui-ci la place centrale de l'opposition communauté/ société dans la tradition sociologique de Laval. Enfin et surtout, « il fut largement responsable [...] d'une ouverture aux problèmes mondiaux qui constitua une marque de commerce de la Faculté à ses débuts [1] » — et peut-être alors aussi du parti pris antinationaliste des années cinquante.

Outre son manque de positivisme, l'enseignement du père Delos est davantage orienté vers ce qui deviendra la science politique. L'influence d'Everett C. Hughes et de l'École de Chicago sur l'avenir de la réflexion sociologique à Laval est alors, sinon plus fondamentale, du moins plus frappante.

« S'il existe à l'Université de Chicago une école sociologique originale, cela n'est pas sans rapport avec le fait que ces observateurs n'ont pas à chercher bien loin un sujet d'étude [2]. » Dès la fondation de l'université (1892), le Département de sociologie avait été orienté vers ce qui allait devenir la marque de commerce de l'École : la recherche empirique, axée sur un objet bien spécifique, la ville même de Chicago. Celle-ci se développait à un rythme effarant ; en 1920, elle compterait quelque 25 pour 100 d'Américains d'origine contre plus de 70 pour 100 d'immigrants ou fils d'immigrants. On comprend alors que, dans cet environnement hautement [78] dynamique, symbole par excellence de la civilisation capitaliste et du meltingpot, on ait eu l'idée d'implanter très tôt cette discipline nouvelle qu'était la sociologie et que celle-ci y ait connu une effervescence tout à fait remarquable. Sur la base de l'observation in vivo de ce laboratoire extraordinaire qu'était la ville-champignon, et sous le leadership de William I. Thomas puis de Robert E. Park, l'École de Chicago a dominé toute la sociologie américaine jusqu'en 1935. On y a développé une sociologie urbaine et, plus généralement, une sociologie du changement, axée sur la psychosociologie et l'écologie humaine.

En 1923, Cari A. Dawson, diplômé de Chicago, ouvre un département de sociologie à McGill. Il y recrute, en 1927, Everett C. Hughes, issu lui aussi de Chicago et une des futures gloires de l'École. « Des innombrables observations toujours pertinentes » de son maître, Robert Park, Hughes a retenu l'idée que « les « laboratoires » humains les plus fascinants pour le chercheur social sont les pays ou les régions où cohabitent des groupes sociaux d'origine ethnique ou culturelle différente [3] ». C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Park a orienté ce disciple préféré vers McGill, où il pourrait poursuivre les études de minorités et de relations interethniques, un des principaux champs d'intérêt de la sociologie de Chicago. Hughes arrive donc à McGill avec l'intention d'étudier les « ethniques » de Montréal : les Canadiens français, avec lesquels il ne tardera pas, dira Hubert Guindon, à « tomber en amour ». S'inspirant des travaux d'un maître du département voisin à Chicago, l'anthropologue Robert Redfield, il conçoit un vaste plan de recherche pour l'étude des transformations sociales dans la société québécoise : « pratiquer des coupes en profondeur sur des localités dont chacune représenterait un degré croissant de complexité sociale [...] depuis un village « traditionnel « jusqu'à la métropole montréalaise [4] ». Horace Miner, un élève de Redfield, se charge du premier pôle, avec la monographie de Saint-Denis-de-Kamouraska, amorcée en 1936. Et Hughes s'attaque de son côté, en 1937, au point milieu entre le village et la métropole, représenté par la petite ville industrielle de Drummondville. L'année suivante, recruté par la « maison-mère », il retourne à Chicago.

Dès 1939 paraît l'ouvrage de Miner. Jean-Charles Falardeau, alors étudiant à la toute nouvelle École des sciences sociales de Laval, en entend [79] parler par des camarades de McGill : il « avale d'un trait » l'ouvrage et se retrouve conquis par le regard ethnographique. Apprenant la venue de Hughes à Montréal, à l'été 1939, pour retravailler sa monographie, Falardeau cherche à le rencontrer et « cette rencontre fut décisive » : il irait étudier avec Hughes, une fois sa licence terminée. De Chicago, où il arrive à l'automne 1941, il incite le père Lévesque à faire venir son mentor à Laval, où celui-ci sera professeur invité à l'automne 1942, ainsi qu'au début du trimestre d'automne 1943. Hughes enseigne les méthodes de recherche et la sociologie des relations ethniques.

Quels qu'aient pu être le prestige de Chicago et les qualités intellectuelles d'Everett C. Hughes, le trop bref séjour de celui-ci à Laval aurait été par soi insuffisant pour y infléchir l'orientation de la sociologie. C'est par Falardeau que passe cette influence.

Originaire de Québec, Jean-Charles Falardeau a été destiné par sa mère à devenir élève des jésuites. Il se retrouve donc, fin des années 1920, au Collège Sainte-Marie de Montréal, puis à Brébeuf, pour ses études classiques. Ses camarades sont Roger Duhamel, Robert Élie ;son aîné est Saint-Denys Garneau : il appartient presque à cette « communauté d'amis exigeants » qui fondent la Relève. Il a reçu la même formation, il partage les mêmes préoccupations culturelles et les mêmes intérêts littéraires. Comme eux, il se voudra l'avant-garde de cette jeunesse intellectuelle de la Crise, marquée par l'espoir et les « activités de renaissance [5] ».

C'est au Séminaire de Québec, toutefois, que Falardeau revient terminer ses années de philosophie ; après quoi, pressé par ses parents d'avoir à gagner sa vie, il s'inscrit en droit. Il n'a pas pour autant renoncé à sa vocation d'intellectuel : il poursuit parallèlement des études de philosophie, il rédige des chroniques culturelles pour l’Hebdo-Laval, il fonde avec un groupe d'amis (Jean-Charles Bonenfant, Jean-Louis Gagnon, Luc Lacour-cière...) un cercle littéraire où s'entretient la flamme de la haute culture. À l'ouverture de l'École des sciences sociales, il pressent qu'il y pourra trouver les « nourritures terrestres » où puiser réponses aux grandes interrogations nées de la Crise. Il s'y inscrit dès 1938 et bientôt il renonce à ses études de droit.

Les jeunes intellectuels de la Relève ont rompu avec l'engagement nationaliste de leurs aînés, au nom d'une exigence spirituelle supérieure et d'une doctrine « à caractère délibérément plus universel ». Ils sont partis [80] en quête de l'homme intérieur, l'homme de la théologie et de l'expression littéraire. À une même exigence de transcendance et d'universalisme culturel, Jean-Charles Falardeau trouvera réponse dans la quête de l'homme social, dans la révolution scientifique plutôt que spirituelle. Aux idéologies nationalistes enracinées dans une vision mythique du passé, il voudra opposer une nouvelle définition de la société, fondée sur l'observation positive de la réalité contemporaine. C'est cette faculté de regarder autrement et de voir autre chose qui l'a fasciné chez Everett C. Hughes. Ce que lui apporte la sociologie, c'est un nouveau mode de connaissance pour exercer la fonction d'intellectuel.

Le Département de sociologie et de morale sociale,
1943-1951


À la transformation de l'École des sciences sociales en Faculté autonome ( 1943), un Département de sociologie et de morale sociale est mis sur pied, dont le père Lévesque garde la direction. Des quatre étudiants partis parfaire leur formation à l'étranger et qui sont revenus comme professeurs au début de cette année-là, deux sont destinés à la sociologie : Jean-Charles Falardeau et Maurice Tremblay, lequel a étudié à Harvard. Le premier est responsable des méthodes de recherche, de la sociologie urbaine, de la sociologie rurale et de la sociologie des institutions, dont il sera officiellement titulaire en 1949. Le second, qui deviendra titulaire de philosophie sociale, enseigne aussi l'histoire de la pensée et la théorie politique. Le père Delos est encore en poste ; recruté l'année suivante par l'Ambassade de France au Vatican, il sera remplacé par le père Poulin, directeur de l'École de service social, comme titulaire du cours de sociologie générale en première année. Un autre dominicain, le père Gilles-Marie Bélanger, rejoint alors provisoirement les rangs du corps professoral de sociologie ; en plus de remplir la fonction de secrétaire de la Faculté, il est chargé d'un cours sur le milieu rural et titulaire d'un enseignement sur la doctrine sociale de l'Église.

Défini comme disciplinaire pour les deux tiers, le programme des étudiants de sociologie comprend en outre des cours de droit, d'économique, d'histoire, de géographie humaine, assumés par des professeurs des autres départements ou des chargés de cours d'une autre Faculté ou de l'extérieur. On fait aussi appel aux chargés de cours pour des enseignements complémentaires dans la partie disciplinaire, tels des cours d'anthropologie et de folklore donnés par Marius Barbeau et Luc Lacourcière. De même, Pierre Boucher, un diplômé de la première promotion qui fera carrière dans le [81] théâtre, enseigne la psychologie sociale, domaine où il s'est spécialisé dans le cadre de sa thèse de licence, une Introduction à une étude de la foule (1946). Quant aux cours de philosophie et de morale sociale, qui comptent pour près de 15 pour 100 du programme, ils sont communs à tous les étudiants de la Faculté et concentrés, comme ceux de statistiques, en première année.

Le nom officiel du Département est donc en porte à faux : la morale sociale n'est pas destinée spécifiquement aux étudiants de sociologie ni les cours donnés principalement par les professeurs de ce département. La désignation officielle n'est d'ailleurs pas utilisée dans les documents à usage interne, où il est question de Département de sociologie tout court. L'étiquette, basée sur l'enseignement du père Delos, est là d'abord pour donner une couleur d'orthodoxie à la Faculté. Plus fondamentalement, elle sert aussi à marquer la rupture avec l'acception courante du terme « sociologie », facilement considéré comme synonyme de « doctrine sociale catholique ». L’Annuaire de la Faculté précise alors : « En plus d'enseigner et de commenter les principes qui seuls permettent d'expliquer et d'ordonner la vie sociale, le département reconnaît qu'il y a non seulement place mais nécessité, au-dessous de la philosophie sociale qui lui sert de guide, pour une science positive de la société à laquelle nous réservons le nom de sociologie. » Cette conception « dualiste » des sciences sociales, qui distingue nettement entre aspect normatif (« doctrine sociale ») et science positive (« sociologie »), permet de moduler la définition de leurs rapports, selon les nécessités stratégiques de la conjoncture ou du public : « Alors que le père Lévesque affirme devant les autorités de l'Université le primat du normatif, il déclare la même année devant la Canadian Political Science Association qu'« en tant que sociologue, l'étudiant ne s'attache qu'à une chose : constater objectivement, sèchement les faits tels qu'ils sont, en faisant abstraction de ce que par ailleurs la philosophie a pu lui apprendre à penser » [6]. »

L'étiquette dit pourtant, en un sens, la vérité. Car les thèses d'étudiants à l'époque, tout en attestant une capacité à se mouvoir à l'aise dans le mode de pensée positif, ne font pas abstraction, lorsque le sujet s'y prête, de considérations morales ou de convictions religieuses orthodoxes. Celle de Léon Dion est exemplaire à cet égard. « Les remarques que nous ferons au cours de notre thèse, écrit-il en introduction, seront, en général, conformes aux exigences de la sociologie, science positive. » Ce qui ne l'empêche pas [82] d'adresser à Tönnies une critique, d'abord sociologique, puis morale, ou de noter en bas de page : « Cette idée douteuse [que la religion tend de plus en plus à s'assimiler à la science] est due au fait que Tönnies n'a jamais pu pénétrer intimement le sentiment religieux et qu'il n'a vu que la façade extérieure de la religion chrétienne. » (P. 20.) Et contre Durkheim : « Est-ce que l'observation de la réalité nous permet de justifier notre « petit frisson » contre le matérialisme à nous qui sommes de bons spiritualistes ? » (P. 65.) Aux trois auteurs qu'il critique, Dion reproche au bout du compte d'avoir négligé les rapports d'opposition pour ne s'arrêter qu'aux formes de solidarité — ce qui augure bien pour un futur politologue... — mais plus fondamentalement, d'avoir abordé les deux modes de socialité comme deux formes historiques successives, critique grosse de portée pour le « sociologue chrétien ». Celui-ci, conclut la thèse, « a maintenant la grande joie de constater que les conclusions de sa science peuvent servir à des fins surnaturelles. [...] Si [la notion de communauté] doit aux préoccupations religieuses d'avoir été introduite si tôt en sociologie et si elle contribue à conserver l'Unité de l'Église, cela ne l'empêche pas d'être un des deux grands concepts fondamentaux de la sociologie. Au contraire, c'est bien plutôt un argument contre ceux qui prétendent que les formations communautaires disparaissent graduellement. » (P. 100.)

Articulée en quatre départements d'enseignement, la nouvelle Faculté retrouve son unité de fait dans une structure de recherche commune, dont le père Poulin assume la direction, avec Jean-Charles Falardeau comme bras droit et principal maître d'œuvre des premiers grands projets. Au départ, la contribution du Service social au Département de recherches semble prédominer : une des premières réalisations de celui-ci est une étude sur le Logement à Québec (1944), par le père Poulin, Roger Marier (aussi de Service social) et Falardeau. C'est encore de Service social que provient l'initiative d'une enquête sur l'évolution, entre 1939 et 1944, des conditions de vie des familles de Québec, dont les données sont recueillies au printemps 1945, principalement par les étudiants de ce département. L'assistant-directeur n'en considère pas moins le Département de recherches « comme une sorte d'extension du Département de sociologie [7] ». C'est que, contrairement aux autres sciences sociales — et surtout le Service social, avec lequel elle s'apparente alors le plus — la sociologie n'apparaît pas d'emblée comme quelque chose de très pratique. « Le nœud du [83] problème est [qu'elle] n'est, de soi, orientée vers aucune occupation exclusive et bien déterminée », lit-on dans l’Annuaire de la Faculté. Dans la ligne de l'enseignement reçu à Chicago, Falardeau entend alors faire de la recherche la pratique propre de la sociologie. « La recherche, la recherche, toujours la recherche », tel fut donc le « triple mot d'ordre » de ces années des commencements.

Sachant que le père Lévesque comptait sur lui pour implanter à Laval l'enseignement de la sociologie positive, Falardeau était parti pour Chicago dans l'état d'esprit d'un chargé de mission. Déjà « alerté » par ses lectures de Miner et de Léon Gérin, ainsi que par ses contacts avec Hughes, il avait une conception très empiriste de sa discipline : l'avenir de la sociologie n'était pas du côté des théories de la communauté ou de la nation (Delos), mais bien plutôt dans l'observation de la réalité. Tout en s'imbibant des notions et perspectives développées à Chicago, il avait employé ses deux années d'étude à jeter les bases d'une sociographie du Canada français. Avec Robert Redfield, le théoricien de la folk society, il avait entrepris une étude comparée de l'institution paroissiale en France, sous l'Ancien Régime, et au Québec ; « avec Warner, une exploration des strates socio-économiques de l'univers québécois ; avec Wirth, une analyse de la morphologie de la ville de Québec ; avec Burgess, une esquisse d'étude à effectuer sur nos structures familiales ». Et, dès son retour, Everett Hughes lui confiait la tâche de réaliser le Programme de recherche sociale pour le Québec qu'il laissait en cadeau d'adieu à la jeune institution où il avait été professeur invité l'année précédente.

Le Programme de recherche... de Hughes est axé sur la famille et la paroisse, institutions « les plus importantes de l'histoire du peuple canadien-français ». S'il est vrai que le « motif central » de la recherche est donné par les problèmes sociaux urgents, il reste que les problèmes fondamentaux sont les mêmes pour toutes les sociétés ; il faut donc mettre l'accent sur les institutions caractéristiques d'une culture et analyser les problèmes « dans leur cadre propre », « comme parties d'un ensemble vivant », selon le postulat fonctionnaliste des anthropologues de « l'unité organique de la société » : « [...] toutes recherches sociales qui se désintéresseraient ou ne tiendraient pas suffisamment compte de ces relations fonctionnelles manqueraient inévitablement leur but ». Ces principes posés, Hughes pointe de façon précise les recherches à entreprendre. Pour la famille : étude de la composition des ménages, du cycle familial, des conditions dans lesquelles les enfants quittent le ménage, des usages familiaux en matière de propriété et d'héritage... Il faudra effectuer des monographies de paroisses pour l'étude des problèmes des milieux défavorisés : délinquance, loisirs, logement, [84] etc., de même que pour les questions de culture, telles que « le rôle de la musique dans la vie d'un peuple ». On pourra aussi étendre la perspective fonctionnaliste à l'étude du « métabolisme interne » des villes elles-mêmes, genre de recherches qui, aux États-Unis, « doivent être rangées parmi les plus utiles ». Hughes invitait ainsi Falardeau à faire de la ville de Québec un premier laboratoire de recherche et d'enseignement pour une sociologie québécoise encore à naître. Autant que possible, précisait-il dans un document pédagogique, il faut faire faire aux étudiants des travaux reliés à la paroisse ouvrière de Saint-Sauveur.

Tel l'illustre précurseur de la sociologie québécoise, Léon Gérin (1863-1951), Falardeau s'est mis au travail « comme un artisan fidèle et imaginatif [8] ». Le programme de recherche... « n'a pas été exécuté à la lettre, tel qu'il avait été conçu », écrira-t-il plus tard ; il fut toutefois une « source d'inspiration globale pour les premiers efforts [9] ». Il n'en est peut-être pas sorti un nouvel « habitant de Saint-Justin » (Gérin) ou un second « Cantonville » (Hughes), mais plusieurs thèses d'étudiants, des articles dispersés et des travaux inédits.

Pendant près de dix ans les étudiants de la Faculté des sciences sociales de Laval seront donc initiés aux techniques de recherches par la préparation de monographies portant sur la ville de Québec. Un à un les différents quartiers de Québec seront l'objet de monographies plus ou moins poussées où seront analysés les phénomènes de concentration et de ségrégation. Falardeau lui-même fera plusieurs essais sur la transformation globale de la ville de Québec, entre autres une excellente monographie de la transformation de la rue Saint-Louis et de la Grande-Allée, qui illustrait de façon presque parfaite les hypothèses de l'écologie urbaine de Chicago. De 1946 à 1952, Falardeau a accumulé plus d'articles et plus de textes non publiés portant sur la ville que tout autre sociologue québécois qui devait le suivre jusqu'à nos jours [10].

Vu qu'il rapporte ces faits dans le cadre d'un bilan sur la sociologie urbaine, Gérald Fortin passe sous silence les travaux sur la famille, d'importance comparable, et les « réflexions sur nos classes sociales », que [85] Falardeau poursuivra tout au long de sa carrière et dès 1942. Il laisse également de côté l'étude du milieu rural, de moindre ampleur mais qui n'a pas pour autant été négligée. Les étudiants qui sont initiés à l'art de faire de la recherche « avec ses pieds » sont envoyés dans les villages de la région de Québec aussi bien que dans les quartiers de la ville. Et, en 1949, paraît dans la Revue de l'Université Laval un article de méthode sur « L'analyse des communautés rurales », dont une version plus sommaire date de 1944. Falardeau y compare la méthode monographique de Gérin à celle de la nouvelle anthropologie fonctionnaliste américaine.

Fortin attribue à l'absence de revues scientifiques le fait que la production sociologique des années quarante soit restée inconnue, sauf des étudiants du temps. Il y a une raison plus profonde. Falardeau considérait la recherche comme « la condition essentielle de toute vie intellectuelle » ; il n'avait pas tant l'intention — tel que l'avait prophétisé à Gérin son maître français Demolins — d'« écrire un livre qui allait étonner ses compatriotes » que de diffuser une culture scientifique pour la formation d'une nouvelle intelligentsia. Comme il y insistera à plus d'une reprise, ce sont les étudiants qui furent sa « raison d'être ». La recherche empirique pratiquée au Département de sociologie des années quarante était ainsi d'abord et avant tout une pédagogie du regard sociologique : « Je me souviens que je fis de longues promenades dans le quartier Saint-Sauveur, notant mes observations sur l'architecture des maisons, l'organisation des rues, les conversations entendues dans les petits magasins, les personnes rencontrées, leurs vêtements, leurs allures extérieures. Je fis aussi à cette occasion mes premières entrevues, armé d'une grille que je trouvais bien fragile mais qui s'avérait efficace [11]. »

Guy Rocher, qui rapporte ces souvenirs, avoue avoir été étonné qu'on lui ait présenté « une discipline d'observation aussi détachée que possible de toute intention d'intervention sociale [12] ». De surcroît, les étudiants de l'époque étaient « sceptiques et même critiques » à l'endroit de cette pédagogie de la recherche au ras du sol, « croyant que la sociologie se trouvait beaucoup mieux dans les livres que dans l'observation empirique, [86] dans les statistiques que dans la monographie ». À ce moment-là, précise-t-il, nous n'avons sans doute pas « apprécié à sa juste valeur l'expérience de recherche que Jean-Charles Falardeau nous faisait vivre [13] ».

Que l'étudiant Rocher apprécie mal l'apprentissage du regard ethnographique, c'est peut-être attribuable au fait qu'il est venu à la sociologie pour y chercher réponse à des problèmes d'action ; pour d'autres, la recherche à Saint-Sauveur fait simplement partie des « choses bizarres et disparates » qui composent le menu des étudiants de sociologie : « lire un tableau statistique à défaut de pouvoir en constituer un ; [...] spéculer sur l'emboîtement des « biens communs » thomistes ; ou trouver naturel que Drummondville ou Saint-Denis-de-Kamouraska soient de beaux sujets d'observation sociologique [14] ».

Parmi les quelque vingt-sept finissants du Département de sociologie et de morale sociale, il faut retenir, pour la suite de l'histoire, outre le nom de Guy Rocher, ceux de Léon Dion, Gérard Bergeron, Marc-Adélard Tremblay et Claude Corrivault, qui y reviendront à titre de professeurs. Les autres iront dans la fonction publique à Ottawa, les agences de service social, le journalisme, le mouvement coopératif, l'urbanisme ou à Radio-Canada... ; Colette Beaudet (Carisse), une diplômée de 1947, sera professeur au Département de sociologie de Montréal.

Guy Rocher, natif de Berthier, arrive de Montréal. Après ses études classiques au Collège de l'Assomption (1935-1943), il opte tout naturellement pour le droit, car il vient d'une famille de juristes. Il laisse l'Université au bout d'un an pour devenir permanent de la Jeunesse étudiante catholique, dont il est le président national en 1946. La J.E.C. est à l'époque la grande école de formation pratique par où passent bon nombre des futurs chefs de la société, tels Camille Laurin, un proche camarade de Rocher, Marc Lalonde ou Claude Ryan. C'est là que les jeunes intellectuels découvrent la question ouvrière ou la réalité du social qui en mènera quelques-uns à la sociologie. « Je souffrais de ce que mon action sociale et celle du mouvement où j'étais engagé n'étaient fondées, à mes yeux, que sur une connaissance trop imparfaite de la société, [...] des mécanismes du changement social et de l'action historique [15]. » À Montréal, les sciences sociales n'existent encore que sous forme de cours du soir pour adultes. Rocher émigré donc à [87] Québec, pour s'inscrire à Laval en 1947. Et il opte pour la sociologie, à la fois « fasciné par les horizons intellectuels insoupçonnés » qu'elle lui ouvre et troublé par le mode de pensée positif qu'elle réclame. En bon élève, Rocher rédige, comme mémoire de baccalauréat, une monographie sur l'Évolution démographique et économique de Saint-Laurent, près de Montréal (1948), dont Falardeau n'a pu qu'être content. Au-delà de la minutie empirique et de la neutralité de l'observation, le positivisme sociologique se retrouve dans les grandes théories explicatives de Durkheim et surtout de Comte et de Spencer, dans lesquelles les étudiants de 1948-1950 sont immergés par deux forts cours de Léon Dion, un jeune chargé d'enseignement qui vient de terminer sa maîtrise. Sous sa direction, Rocher rédige une thèse portant sur la Sociologie de la religion de Herbert Spencer (1950) puis, renonçant à sa vocation d'homme d'action, il part étudier à Harvard, où règne Talcott Parsons, le nouveau maître de la sociologie américaine.

Contrairement à Rocher, Léon Dion est venu aux sciences sociales, en 1945, avec une vocation d'intellectuel déjà bien arrêtée, résolu même à y devenir professeur. Il est originaire du Bas-du-Fleuve (Saint-Arsène), fils d'un maître charpentier et d'une maîtresse d'école, et il a étudié au séminaire de Rimouski, qui a déjà fourni plusieurs recrues à l'École du père Lévesque. À la Faculté, il s'est trouvé un maître en la personne d'Egbert Munzer, un Juif allemand qui a une formation en économique et que le père Lévesque a déniché à Toronto, en 1946, pour assumer le cours de statistiques. En fait, Munzer enseigne surtout la philosophie politique, plus spécifiquement le marxisme et le communisme russe, tout en initiant son disciple à la tradition philosophique allemande. Sa maîtrise terminée, celui-ci est invité à différer ses études à l'étranger, pour remplacer son maître, qui a eu la fâcheuse idée de mourir prématurément à l'été 1948. Après deux ans de service, entrecoupés d'un séjour d'été à Harvard, Dion entreprend un périple européen, avec siège social à la London School of Economies et Karl Popper comme nouveau maître, tandis qu'un diplômé de 1947 qui rentre de Paris vient prendre la relève.

Inscrit à la Faculté en 1944, Gérard Bergeron avait opté pour les sciences sociales dès l'annonce de l'ouverture de l'École du père Lévesque, alors qu'il commençait à peine son cours classique au Collège de Lévis. Survient la guerre, qui marque l'irruption de la scène mondiale dans les horizons québécois : il se découvre une vocation de journaliste, expert en questions internationales. Le père Lévesque l'aura cependant bientôt repéré comme la recrue toute désignée pour combler le vide laissé par le départ du père Delos. Bergeron rédige une imposante thèse de maîtrise sur les Nations [88] Unies, comparées à l'ancienne Société des nations (1947), fait un séjour d'été à Columbia, passe un an à l'Institut des hautes études internationales de Genève et s'inscrit finalement à la Faculté de droit de Paris, où il met en chantier une thèse de doctorat sur le contrôle de l'énergie atomique. Comme presque tous ceux qui partent en « mission » d'étude à l'époque, il rentre à Laval en 1950 sans avoir terminé ce travail.

Marc-Adélard Tremblay reviendra au Département de sociologie en 1956, docteur en anthropologie de l'Université Cornell. Il est originaire des Éboulements et fils d'un journalier, débardeur au port de Montréal durant l'été. Grâce au soutien financier d'un oncle curé, il a étudié chez les jésuites et il est diplômé de l'Institut agronomique d'Oka. Autorisé à faire sa maîtrise en deux ans (1948-1950), il rédige sa thèse sur la ferme familiale des paroisses riveraines du comté de Kamouraska et il part ensuite pour Cornell, où il trouve plusieurs occasions de faire du terrain, notamment dans une perspective d'intervention.

Claude Corrivault, étudiant de la première promotion (1943-1946), est un Beauceron, fils de chef de gare, qui a fait ses études classiques à Bathurst. D'abord engagé aux archives du Musée de Québec, il est recruté en 1954 par l'École de commerce, où il enseigne la sociologie pendant une dizaine d'années. Il deviendra professeur régulier au Département de sociologie en 1963.

Tandis que Léon Dion poursuit sa deuxième année de service comme chargé d'enseignement (1949-1950), Jean-Charles Falardeau est à Bordeaux, invité de Jean Stoetzel, le titulaire de la chaire de sociologie de cette université, d'où est originaire la grande École française de Durkheim. C'est que, la sociologie française s'étant retrouvée quasi décimée après la guerre, Stoetzel songeait à redonner à Bordeaux la première place dans le domaine, en y faisant venir un professeur américain. Lors d'un voyage à New York en 1948, il s'était adressé à ce propos à la Fondation Rockefeller. Vu le problème de la langue, on l'avait alors référé à Falardeau, en lui payant même un billet de train pour Québec. Nonobstant la rareté de « langue d'œuvre » sociologique à Laval, celui-ci avait accepté l'invitation. (Il faut sans doute attribuer à cette absence le fait qu'on ne retrouve aucun finissant en sociologie l'année suivante.)

Avec le retour de Falardeau, tout auréolé de son prestige de professeur invité en Europe, et l'arrivée de Bergeron, qui rallume le flambeau des questions internationales, la sociologie à Laval commence à se sentir mûre pour pousser au-delà de ses racines dans l'environnement local. En 1951, le Département supprime la morale sociale de son étiquette officielle et Falardeau en devient le directeur. L'année suivante a lieu le célèbre [89] colloque sur « les répercussions de l'industrialisation dans la province de Québec », qui amorce le décollage des années 1950.


Les répercussions de l'industrialisation

À l'occasion de son centenaire, en 1952, l'Université Laval décide de la tenue de quatre symposiums, dont l'un est confié à la Faculté des sciences sociales, qui en remet la responsabilité à Jean-Charles Falardeau. Une question « s'est imposée » comme thème des débats, celle que formulait Hughes dans Rencontre de deux mondes : « Comment l'industrialisation pouvait-elle s'intégrer à l'organisation sociale spécifiquement rurale du Canada français ? [16] » La date du colloque est fixée aux 5 et 6 juin, de façon à le faire chevaucher le congrès annuel de la Société canadienne de sciences politiques et s'assurer ainsi une plus large participation ; c'est la raison pour laquelle les exposés de la première journée ont été faits en anglais. Les actes paraissent l'année suivante, sous le titre « plus modeste et plus réaliste » d'Essais sur le Québec contemporain.

En plus d'être bilingue « par nécessité et par principe », le colloque sur « les répercussions de l'industrialisation » regroupe des participants actifs (conférenciers et commentateurs) d'horizons fort divers, avec une prépondérance toutefois de la sociologie et, en second lieu, de l'économique : cinq professeurs de la Faculté, dont trois économistes (Albert Faucher, Maurice Lamontagne, Charles Lemelin) et deux sociologues (Jean-Charles Falardeau, Maurice Tremblay), plus un ancien étudiant, Arthur Tremblay (1942), directeur-adjoint de l'École de pédagogie et d'orientation de Laval ; deux professeurs de sociologie de McGill (Oswald Hall, Aileen Ross), plus Everett Hughes, alors directeur du Département de sociologie de Chicago ; de l'Université de Montréal : un professeur de droit (Jacques Perreault), un scientifique expert en éducation (Léon Lortie) et le doyen de la Faculté des sciences sociales, l'économiste-sociologue Esdras Minville ; un économiste et un démographe de la fonction publique à Ottawa (O.J. Firestone, Nathan Keyfitz) ; deux experts du mouvement syndical (Eugène Forsey et le jésuite Jacques Cousineau) ; l'historien américain du Canada français, Mason Wade ; enfin, un journaliste du Soleil (Lorenzo Paré). Les exposés, suivis d'un commentaire, portent sur le développement industriel, l'agriculture, les mouvements de population, les structures sociales, le droit du

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Symposium de 1952 : un comité consultatif, sous la présidence de Jean-Charles Falardeau (Maurice Lamontagne ; O.J. Firestone ; G.-H. Lévesque, O.P. ; Mason Wade ; Jean-Charles Falardeau ; Everett C. Hughes ; Albert Faucher ; B.S. Keirstead ; Nathan Keyfitz.)

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travail, l'histoire politique, le système scolaire, les idéologies. Et le tout se termine par les réflexions de Hughes et de Minville, auxquelles Falardeau ajoute des « Perspectives » d'ensemble dans l'ouvrage publié.

Les Essais... sont accueillis avec enthousiasme par P.E. Trudeau, saluant sur les ondes de Radio-Canada puis dans Cité libre la « première analyse scientifique du Québec contemporain ». Est-ce bien la valeur scientifique des travaux qui leur vaut cette louange, ou plutôt la tonalité dominante au colloque, qui est à la critique du nationalisme, « ce credo exagérément ethnocentrique, dogmatique et emmêlé de notions religieuses » (Falardeau) ? L'historien américain qui en appelle à une « dimension internationale » de la pensée politique au Canada français s'attire bien la réplique du journaliste — « ce qu'on appelle « nationalisme » chez une minorité entourée de dangers n'est que l'exercice normal de la conscience politique chez les citoyens de n'importe quel pays du monde » — et Minville prend soin de mettre en garde contre l'évolution sociale qui « tend à assimiler le Canada français au reste du pays et même du continent ». Ces deux sons de cloche restent toutefois noyés par les perspectives continentalistes ou pancanadiennes que les lavaliens, anglophones à l'appui, mettent dans les débats.

L'évolution industrielle du Québec, écrivent Albert Faucher et Maurice Lamontagne, constitue « un phénomène régional s'expliquant essentiellement par l'évolution économique de tout le continent ». Si on examine les facteurs de localisation des industries à différentes périodes, on comprend notamment pourquoi la vocation agricole du Québec à la fin du XIXe siècle n'a pas été l'effet de l'idéologie ruraliste : c'est qu'« il n'y avait rien d'autre à faire. [...] Le seul phénomène particulier au Québec, c'était un problème démographique. Les seules solutions possibles étaient l'expansion agricole et l'émigration. » Avec la nouvelle phase d'industrialisation basée sur les richesses naturelles, « il ne fait pas de doute que les perspectives d'avenir sont excellentes [...] à la condition, évidemment, que les tendances économiques ne soient pas altérées par des facteurs politiques ou autres ». Dans un paragraphe de conclusion qui sera supprimé lors de la reproduction du texte dans l'édition de Rioux/Martin, les auteurs ajoutent qu'il y aurait peut-être cependant certains changements à faire pour empêcher que le « ressentiment nationaliste », qu'exprimait déjà la voix de Maria Chapdelaine, « ne se transforme en combat contre le capitalisme » ; « l'écho de Péribonka est un défi à l'esprit scientifique ».

« Nous sommes une enclave culturelle », renchérit Falardeau en conclusion ; « la phase difficile de notre mariage de raison avec le Canada est en voie de prendre fin ». Quant à Maurice Tremblay, il s'en prend directement aux contradictions du nationalisme économique :

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[...] du fait que cette revalorisation de l'ambition économique s'accomplissait sous l'égide nationaliste, elle introduisait dans notre pensée sociale un impossible idéal d'enrichissement collectif en vase clos. Il était, et il est encore utopique de prétendre appliquer telle quelle, une philosophie traditionnellement ethnocentrique à un ordre économique qui s'exerce dorénavant à l'échelle continentale. À moins d'adopter le socialisme (ce qui serait, à notre avis, la seule attitude nationaliste complètement logique), il nous semble que c'est affoler inutilement notre pensée sociale que d'y incorporer d'un seul coup d'irréalisables rêves d'indépendance économique « nationale ».

Passé ce commun rejet de l'ethnocentrisme et ce commun accord pour poser le nationalisme en adversaire de la lucidité, les diagnostics divergent ou se contredisent. Là où Maurice Tremblay explique par l’ethos « la fin de non-recevoir qu'opposent aux carrières économiques le régime des classes sociales et le collège classique des Canadiens français », Hughes fait appel à la culture familiale pour rendre compte de la « division ethnique du travail » : les carrières scientifiques, caractéristiques de la grande industrie contemporaine, n'attirent pas le jeune Canadien français, qui « ne peut, sans risque pour son identité ethnique, aller aussi loin hors de son milieu que le Canadien anglais ». Et les économistes Faucher et Lamontagne, en renvoyant aux sociologues la question de l'infériorité des Canadiens français, leur suggèrent de chercher encore ici « une explication plus concrète et plus simple » dans la réalité économique, plutôt que dans les facteurs culturels ou dans les insuffisances du système d'éducation.

« De toutes ces mélodies discordantes, quelle symphonie tirer ? » se demande le chef d'orchestre. Dans sa propre communication sur « The changing social structures », Falardeau proposait une large fresque, basée sur les travaux disponibles et retraçant en termes concrets et évocateurs la transformation d'un Québec traditionnel en une société industrialisée et urbanisée. Selon un modèle sociologique à trois paliers, l'exposé part d'une typologie des villes, construite sur le critère du rôle qu'y joue l'industrie, s'attarde ensuite sur l'organisation sociale, pour déboucher sur un diagnostic concernant la culture. « C'est au sein de ces agglomérations en pleine expansion que la société canadienne-française s'est graduellement transformée » : changement dans la structure des occupations, perte de solidarité et montée de l'égalitarisme dans la famille ouvrière, bureaucratisation de la paroisse urbaine, décloisonnement des deux cultures dans les associations volontaires, émergence de nouveaux critères de stratification sociale, en conflit avec l'ancienne hiérarchie clérico-rurale. Le mode de vie des Canadiens français, conclut Falardeau, s'est donc modifié : partagés entre des normes conflictuelles, ils « sont en train d'improviser péniblement [93] une culture urbaine ». « Transplantés dans des milieux sans consistance », les migrants ruraux restent accrochés aux valeurs du passé ; les aspirations des ouvriers et des classes moyennes sont freinées par le désir de sécurité et de stabilité, en même temps que « les mythes et les normes de l'évangile social selon Hollywood entrent de plus en plus dans nos mœurs » ; « paralysés par des pressions sociales », les intellectuels n'osent pas « s'exprimer librement sur les véritables problèmes ».

Dans ses « Perspectives » de fin de volume, Falardeau tente maintenant de répondre plus directement à la question du colloque, tout en intégrant à son diagnostic les apports des différentes communications. Il remet d'abord en question « deux fausses idées claires », qui filtrent dans les essais : que l'industrialisation ait été un phénomène soudain et qu'elle se soit effectuée malgré nous. Notre société, dit-il, a consenti à l'inévitable : le voisinage avec les Etats-Unis « devait tôt ou tard faire de notre territoire à la fois un milieu d'expansion pour la technologie américaine et un marché pour sa production ». Ceci dit, le nationalisme vient embrouiller les choses. Le clergé nous a offert une image idéalisée de nous-mêmes, « transfigurée par la nostalgie d'un âge d'or du Canada français rural et paroissial [...] tandis que se constituait à son insu un prolétariat urbain » ; les chefs nationalistes ont « élaboré l'image d'un Canada français aigri et révolté contre « les autres » », en faisant des « Anglais » le bouc émissaire de la dépression des années trente. Depuis la guerre cependant, grâce notamment à la lucidité des jeunes chefs ou aumôniers syndicaux, « les réactions de notre milieu sont de plus en plus des réactions de classes », ce qui « atténue dorénavant les différences ethniques et religieuses entre les Canadiens français et le reste du pays ». Pour accéder à la fraternité des hommes prospères, les Canadiens français devront adopter l'anglais « comme langue pratique » ; et ils ne pourront entrer en concurrence avec les capitalistes américains et canadiens qu'en renonçant à la vision artisanale de l'économie, véhiculée par le credo nationaliste.

Mais là n'est pas le problème, car la civilisation industrielle et la culture canadienne-française ne sont pas de soi antinomiques. Le véritable problème de notre société n'est pas celui de l'industrialisation mais celui de l'américanisation, que la rhétorique nationaliste a dissimulé sous le ressentiment ethnique. « Pas plus que le Canada tout entier, nous ne pouvons échapper à la pénétration multiforme de notre milieu par les institutions et les modes de vie et de pensée de la civilisation américaine. [...] C'est contre certaines formes de cette civilisation urbaine et américaine fondamentalement antinomique avec sa philosophie de la vie et sa philosophie tout court que le Canada français oppose opiniâtrement l'affirmation de son identité [94] religieuse et culturelle. [...] Or les observateurs de ce drame ne parviennent pas à être optimistes. » Le défi est alors de se mettre au présent, en gardant, comme dit Minville, « l'esprit dont procédaient les institutions, les modes de vie » du passé. À ce défi, « chaque individu peut trouver facilement ses propres réponses. Mais que fera la collectivité ? »

La question nationale, dit en somme implicitement Falardeau en reprenant l'enseignement du père Delos, n'est pas une question d'économie ni de pouvoir : c'est une question de culture. C'était là retrouver le postulat premier de la tradition nationaliste, reformulé pour la situation de prospérité d'après-guerre et pour l'entrée dans la modernité.

Les Essais sur le Québec contemporain n'en sont pas moins « une des pièces d'artillerie » dans « l'arsenal utilisé entre 1950 et 1960 [...] pour combattre le nationalisme canadien-français sous toutes ses formes [17] ». Précisons tout de même que cet antinationalisme renoue en réalité avec le nationalisme canadien de Bourassa, fondé sur le postulat du Pacte de 1867, et dont la formule s'énonce comme suit : le Canada doit être à la fois français et anglais s'il n'est pas pour devenir américain. Un tel parti pris, en 1950, peut se comprendre comme phénomène de génération : le nationalisme des aînés, tout comme la doctrine sociale de l'Église, sont « devenus vides de sens ». Ce n'est pas tant la substance du message qui est rejetée mais, plus exactement, « la façon abstraite, routinière, purement verbale » dont ce message est formulé. Il incombe alors aux nouveaux intellectuels, formés à la lecture positive de la réalité, de « redéfinir la culture canadienne-française, de rénover les valeurs qui en sont la clé de voûte, de créer les institutions dans lesquelles elle doit s'incarner ».

Dans la tentative de redéfinition de l'identité collective, les intellectuels des sciences sociales se posent en alliés des militants sociaux de toute catégorie qui, « dans une visée rajeunie et réaliste », cherchent à faire accéder la classe ouvrière à l'existence « nationale ». Et ils se retrouvent en compétition avec les jeunes historiens de Montréal, héritiers de la tradition nationaliste. À ceux-ci comme aux économistes des Hautes Etudes commerciales, les sciences sociales de Laval opposent le principe de réalité : le Canada est un fait politique, tout comme l'Amérique est un fait économique. Le Canada français n'est alors rien de plus qu'un fait culturel, dont la signification historique ne s'épuise pas dans la doctrine [95] des nationalités qui prétend l'affirmer [18]. C'est pourtant au nom d'une même exigence de lucidité que les historiens de Montréal s'attachent à mettre en évidence le blocage, dû à la conquête, dans le développement d'une société québécoise « normale » ; pas plus que ceux de Laval, d'ailleurs, ils ne croient à l'État français d'Amérique qu'ils auraient souhaité. Leur pessimisme alors les condamne aux yeux des premiers, qui préfèrent croire à l'avenir de cette société. Et cet avenir, selon Falardeau, serait du côté d'une alliance entre le nationalisme canadien des « Anglais » et une forme atténuée de nationalisme québécois, dans une résistance conjointe à l'envahissement américain.

L'antinationalisme des nouveaux intellectuels de Laval peut aussi se comprendre comme phénomène d'alliance stratégique. Les sciences sociales ont besoin, pour se développer, d'un milieu plus vaste que celui de la petite Faculté près de la rue des Remparts. Formés en milieu anglophone, les jeunes professeurs de Laval y ont établi des contacts précieux qu'ils tiennent à conserver. D'où la nécessité de montrer patte blanche, en se dissociant complètement de l'« ethnocentrisme revanchard ». Leur expérience de relations interethniques est d'ailleurs parfaitement gratifiante, car la raison scientifique transcende facilement les particularismes culturels. Comme ils sont en outre trop peu nombreux pour songer à mettre sur pied leurs propres institutions savantes, leur intégration au milieu anglophone éclairé s'effectue sans problème. D'où l'optimisme avec lequel ils envisagent la question de « la dualité canadienne », confirmés par la lecture qu'en fait l'Américain Mason Wade. Ils sont alors bien résolus à « consacrer davantage leur énergie à une collaboration créatrice avec leurs compatriotes anglophones plutôt que de la gaspiller dans une résistance qui n'est plus nécessaire pour assurer la survivance culturelle [19] ». Falardeau n'en demeure pas moins conscient que cette bonne entente repose sur une interprétation de la Constitution qui « étonne encore le Canadien de langue anglaise » : le pacte de 1867. Alors, il prévient :« Que les publicistes et les juristes canadiens-anglais la trouvent acceptable ou non, [cette interprétation] persistera comme l'un des.éléments les plus tenaces de la définition que le Canadien français donne de son Canada [20]. » Condition de possibilité de la [96] « dualité canadienne », le postulat du pacte se mue, en conclusion du texte, en fait accompli : « l'équilibre de la vie canadienne, s'il demeure subtil, est maintenant consolidé [...] La définition que le Canada donne maintenant de lui-même proclame ce jumelage de deux grands groupes dominants. » Naïveté à courte vue ou prophétisme à long terme ? Peut-être plutôt stratégie subtile de prévision créatrice, vu que, dix ans plus tôt, Falardeau s'avouait incapable de prédire « l'impact qu'aurait le démon de midi sur le mariage de raison canadien [21] ».

Par delà le conflit de générations et la diplomatie académique, l'antina-tionalisme des années cinquante traduit une conviction et un parti pris dont les racines sont au moins triples. La sensibilité ouvriériste, d'abord, qui a été aiguisée par la grève d'Asbestos. L'idée catholique aussi, à laquelle Falardeau affecte d'alerter les étudiants dans son mot de bienvenue de la rentrée scolaire : « Être catholique, ne l'oublions pas, signifie être citoyen du monde. » La raison positive, enfin, et son exigence de réalité, dont ne tiennent pas compte les mots d'ordre nationalistes, qui empêchent « de vivre dans le présent », ou de l'affronter « avec une complète lucidité [22] » ; ou alors, lorsqu'ils misent sur l'émergence d'une bourgeoisie canadienne-française, qui sont contradictoires. « Il n'y a qu'un rêve qui puisse contenir tout entier les aspirations de la nation, le rêve de l'État [23]. » Or, dans la conjoncture des années cinquante, l'État français d'Amérique n'est même pas un possible ; il ne peut être pensé que sous mode utopique. Par ailleurs, « les attaques virulentes d'antiduplessisme aigu [24] » ne nuisent pas pour étayer les convictions antinationalistes de l'époque. Il reste que, si on pouvait en 1976 y diagnostiquer une confusion du regard sociologique (Jean Blain), il est moins évident, dix ans plus tard, que l'optimisme canadien des uns comme le pessimisme québécois des autres ait été pur manque de lucidité.

L'antinationalisme des sciences sociales s'est exprimé dans Cité libre, vers la fin des années cinquante, ainsi que dans le monument de Mason Wade à la Dualité canadienne, paru en 1960 mais dont la rédaction est un peu antérieure. Quant au colloque de 1952, il n'est qu'accessoirement une [97] machine de guerre contre les entêtements nationalistes chez les intellectuels montréalais ; d'abord et surtout, il s'agissait de poser les jalons d'une sociographie du Canada français. Si les historiens de Montréal y brillent par leur absence, c'est qu'ils n'ont pas encore commencé à se manifester vraiment ; en 1952, on ne connaît que les premières monographies de Frégault sur la Nouvelle-France, dont la pertinence est bien lointaine pour la question de l'industrialisation. Esdras Minville, en revanche, a été invité à présider la séance de clôture ; et s'il en profite pour discourir plus long que ce qu'on attendait, Falardeau n'en prend pas moins soin d'intégrer quelque chose de ses propos à ses « Perspectives » de conclusion.

Quelques-uns des essais seront reproduits ultérieurement dans des recueils, largement utilisés dans l'enseignement universitaire et qui restent des références de base. Les études de Faucher/Lamontagne, sur l'histoire de l'industrialisation, de Keyfitz, sur les changements démographiques, et de Falardeau, sur l'évolution des structures sociales, figurent dans le French Canadian Society, offert aux anglophones en 1964 par Marcel Rioux et Yves Martin et publié en version française en 1971. On trouve à nouveau le texte classique de Faucher/Lamontagne ainsi que celui de Maurice Tremblay sur les « orientations de la pensée sociale » dans le petit recueil de René Durocher et Paul-André Linteau sur le « Retard » du Québec et l'infériorité économique des Canadiens français, publié également en 1971. D'autres de ces études auraient mérité de rester en circulation, telle celle de Léon Lortie et son commentaire par Arthur Tremblay, où les grands thèmes de la réforme scolaire des années soixante s'énoncent déjà explicitement.

Les Essais sur le Québec contemporain marquent aussi l'émancipation de la sociologie québécoise vis-à-vis la tutelle américaine. Axé sur la famille et la paroisse, le Programme de recherche de Hughes était visiblement inspiré par une fascination d'ethnologue pour la culture traditionnelle des Canadiens français ; dans son analyse des structures sociales, Falardeau porte davantage le regard vers les classes sociales et la culture littéraire. Il a en outre coiffé l'ouvrage d'un « avant-propos », où on peut déceler les points de repère d'un nouveau programme de recherche, dont les perspectives diffèrent passablement de celles de 1943. Ce n'est plus tant Saint-Sauveur qu'il importe d'étudier ; c'est « l'univers social [...] qui constitue à lui seul presque la moitié de la province » : l'agglomération de Montréal. Les études à entreprendre concernent la langue populaire, le folklore urbain, le mouvement syndical, et des questions aussi modernes que l'influence des « ethniques » sur la vie québécoise, les multinationales et le transfert de technologie.

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Le Canada français de Falardeau est donc beaucoup plus résolument moderne que celui de l'École de Chicago. En outre, la problématique de la « dualité canadienne » et de la « rencontre de deux mondes » perd du terrain. Si le texte sur les structures sociales prétend aborder la société québécoise « comme partie de l'ensemble canadien et comme partie du continent américain », en « avant-propos », il est plutôt question d'étudier le Canada français — c'est-à-dire « le Québec en tant qu'habitat principal, historique, de la société canadienne-française » — « dans sa totalité et dans chacune de ses composantes ». Ce langage reflète l'influence du fonctionnalisme, dont Falardeau s'était réclamé dans un article de 1950. La sociologie de celui-ci n'est pourtant pas fondée sur une perception systémique du social, non plus que sur le postulat de la causalité du culturel ; ce qu'elle retient du fonctionnalisme, c'est l'idée de totalité, au sens de perspective concrète (le phénomène social total) aussi bien que de perspective d'ensemble. Sous couvert de fonctionnalisme, la sociologie québécoise des années cinquante cherche à dépasser le concept formel de société (Delos) pour penser le Québec comme société globale, d'un point de vue universaliste qui en fasse « une contribution utile à la compréhension de problèmes qui se posent à l'échelle mondiale ».

Le Département de sociologie, 1951-1961

L'année du centenaire de l'université est pour la sociologie une année faste. Après le coup d'envoi du colloque au printemps, c'est le père Delos qui revient comme professeur invité au trimestre d'automne, tandis que Maurice Tremblay s'absente pour un voyage d'étude. Ce sont aussi Rocher et Dion qui rentrent au bercail, porteurs qui de la science américaine, qui de la haute culture européenne. (Porteurs aussi d'une conception libérale du métier d'universitaire, qui les amène à « couper le cordon ombilical », en refusant, au nom de la responsabilité individuelle et non communautaire de l'intellectuel, de signer un mémoire à la défense du père Lévesque, préparé par leurs collègues.) Le premier est chargé du cours d'introduction en première année, donné jusque là par le père Poulin, du cours de psychologie sociale (qu'enseigne encore Pierre Boucher) et de la sociologie des occupations. Les cours du second portent sur l'histoire socio-politique et sur les grandes idéologies politiques (communisme, démocratie). Parmi leurs onze étudiants, dont cinq dans les deux dernières années, ils ont trois futurs collègues : Fernand Dumont, en quatrième, Gérald Fortin et Yves Martin, en troisième. Le minuscule Département de sociologie regroupe donc cette année-là, en plus de Falardeau, six jeunes intellectuels qui seront des figures majeures de leur génération. Sauf [99] Rocher, qui vient d'une « bonne famille », ils sont d'origine moyenne ou même modeste (Dumont) : semi-notables de village (Dion, Bergeron, Fortin) ou couches intermédiaires urbaines (Falardeau, Martin). Au cours classique, par contre, ils étaient tous de l'élite scolaire ; c'est ce qu'on appellera le « grand cru » des années cinquante [25].

Fernand Dumont s'est inscrit à la Faculté en 1949, avec des intérêts de philosophe et une vocation pour l'enseignement. Il est fils d'un ouvrier de la Dominion Textile, à Montmorency, et il a rattrapé le cours classique à mi-course, après être passé par l'école des frères au secondaire public. Au Petit séminaire de Québec, il a milité dans la J.E.C. et s'est occupé de journalisme étudiant. Il publie déjà en 1952 un recueil de poèmes et termine sa thèse dès cet été-là. En quatrième année, il peut donc consacrer son temps à la rédaction d'une « histoire du syndicalisme dans l'industrie de l'amiante », destinée à l'ouvrage collectif sur la grève d'Asbestos auquel travaillent quelques professeurs de la Faculté, notamment Falardeau, co-instigateur du projet. L'ouvrage est publié sous la direction de Pierre E. Trudeau, dont la longue introduction est incontestablement la plus redoutable pièce d'artillerie antinationaliste des années cinquante. L'étude de Dumont, par contre, est de la plus belle facture empirique, ramassant en deux phrases de conclusion une question de méthode : « Avant d'expliquer un événement social quelconque, il faut d'abord chercher comment les acteurs de l'événement se le sont expliqué. » Choisi comme recrue dès sa deuxième année, Dumont est envoyé à Paris en 1953 ; il s'inscrit à la Sorbonne comme élève de Gurvitch, tout en investissant surtout dans la psychologie et dans la philosophie des sciences. Il rentre en 1955, avec un projet de thèse sur la conscience historique à travers l'historiographie du Canada français. Natif de Lachine, Yves Martin est le fils d'un agent d'assurances qui déménage sa famille dans diverses villes du Québec. Après ses études classiques à Sherbrooke, où il s'est occupé de journalisme étudiant, il tâte du grand séminaire puis de la J.E.C. avant de s'orienter vers les sciences sociales, où il vient s'inscrire en 1950. Lui et Dumont deviennent des inséparables, porteurs de grandes ambitions scientifiques. Mettant en pratique l'enseignement de Durkheim, ils décident de se « diviser le travail » : Dumont prendra en charge la physiologie sociale (la culture) tandis que Martin assumera la morphologie, à savoir les structures démographiques et spatiales. En 1954, Martin part à son tour pour Paris.

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Plutôt que de s'inscrire comme étudiant, il est stagiaire à l'Institut national d'études démographiques, où on lui confie notamment une recherche sur le « Niveau de vie des familles suivant le nombre d'enfants », publiée dans Population en 1956. Il rentrera au département cette année-là.

Gérald Fortin vient d'une famille de bûcherons, coureurs des bois, artisans-scieurs, avec une grand-mère marchand général et un père instituteur, aux confins du Bas-du-Fleuve (Saint-Luc-de-Matane). Il déménage à Québec en 1936, quand son père, militant de l'Union nationale, devient fonctionnaire puis, après l'intermède libéral, secrétaire personnel d'Onésime Gagnon, le député de Matane et ministre des Finances — ainsi que chargé de cours aux sciences sociales. Durant ses études au Petit séminaire de Québec (1942-1949), Fortin milite dans la J.E.C., dont il est deux ans le président diocésain, et il s'occupe de journalisme étudiant, avec Fernand Dumont, son camarade de classe. Alors que son père et ses aptitudes pour les mathématiques l'orientent vers le génie, l'esprit du temps lui suggère une vocation de « laïc ouvrier » ; il entre finalement chez les Trappistes, qu'il quitte au bout de trois mois. L'année suivante, il rejoint les sciences sociales, avec l'intention de s'inscrire en relations industrielles. Le père Lévesque le dirige plutôt vers la sociologie, dans l'idée de lui confier le champ de la sociologie du travail. À l'été 1953, Fortin est assistant pour une recherche sur la désorganisation sociale en Nouvelle-Ecosse, dirigée par Emile Gosselin de la Faculté, et Marc-Adélard Tremblay, alors étudiant de doctorat à Cornell. Cette expérience le conduit lui aussi à Cornell, où il termine son doctorat en deux ans (1954-1956). Sa thèse est une analyse de contenu de VAction nationale, sujet qu'il a choisi pour la raison toute pragmatique qu'il est pressé et qu'il a la documentation sur place, mais aussi pour en finir avec la « question nationale ». C'est le contraire qui se produit : « Je suis devenu nationaliste en essayant de ne pas l'être ! » D'abord engagé comme chercheur, Fortin s'intègre au département en 1957, en offrant à titre gracieux un cours de statistiques appliquées à la sociologie. L'année suivante, il occupe le poste de Martin, parti en stage au Bureau fédéral de la statistique ; on lui obtient un poste régulier en 1959.

Tandis que Dumont, Tremblay, Martin et Fortin fourbissent leur science à l'étranger, le Département de sociologie est pratiquement supprimé, avec la réforme des programmes de 1954. Ce remaniement vise à solutionner deux problèmes : le manque de cohérence des études générales de première année ; le manque d'adaptation du programme de sociologie pour les étudiants dont les intérêts vont au politique et les horizons de carrière, à la fonction publique. Conformément au rapport de la Commission des [101] études d'avril 1954, il est donc résolu de porter à deux ans les études de baccalauréat, en leur donnant comme finalité la formation scientifique ; et de consacrer deux années seulement d'études spécialisées à la formation professionnelle. Et on met sur pied un Département de sciences politiques et administratives, qui hérite de Maurice Tremblay, Gérard Bergeron et Léon Dion, ne laissant que Falardeau et Rocher pour la sociologie.

La minceur du corps professoral de sociologie n'est pas vraiment ce qui cause problème, vu qu'on peut compter sur une prochaine relève, notamment Fernand Dumont, vis-à-vis qui le père Lévesque s'est engagé et qu'une subvention de la Carnegie Foundation permettra effectivement d'embaucher l'année suivante. Mais la sociologie cadre mal avec les visées professionnelles des autres départements, n'ayant d'autre expertise à faire valoir que celle de la recherche. On décide alors de prendre au sérieux l'idée qu'elle est la « base » des autres sciences sociales pour en faire, à l'instar de la philosophie sociale, un enseignement général préalable à la spécialisation. Et on confie aux deux professeurs de sociologie la responsabilité du nouveau Département de formation sociale générale (baccalauréat). Quant au Département de sociologie, il subsistera selon une formule « souple », qui anticipe sur l'organisation départements/modules. Outre la responsabilité des études du baccalauréat, les professeurs de sociologie assumeront en effet trois fonctions : offrir des cours de service, selon les besoins des trois autres départements ; encadrer les travaux d'étudiants au Centre de recherches ; assumer la direction individuelle des étudiants qui, ayant « manifesté une aptitude réelle pour la recherche, [consentiraient] à s'y adonner de façon régulière et intensive durant les deux années conduisant à la maîtrise ».

La formule souple proposée par Falardeau n'a sans doute pas rencontré d'opposition de la part de Rocher, revenu des États-Unis avec l'idée d'implanter à Laval un Harvard en modèle réduit. Car Talcott Parsons avait justement fait éclater son propre département pour y substituer un programme pluridisciplinaire de social relations. Fernand Dumont, par contre, ne s'avérera que médiocrement intéressé par l'idée de se spécialiser en sociologie politique, conformément aux besoins du nouveau département mis sur pied. Encouragé par trois nouvelles inscriptions (Gérard Lapointe, l'abbé Roland Doyon, le père Justo Sacco), Falardeau entreprend donc en 1955 de remettre en question la décision de l'année précédente. Le problème est confié à un comité ad hoc, composé des trois professeurs du département, du père Poulin et de Léon Dion, sociologues de formation, et de trois autres professeurs de la Faculté : Charles Lemelin, Emile Gosselin et Marc Thibault. En mars 1956, le comité remet son rapport au Conseil de [102] la Faculté. On y fait d'abord valoir qu'il existe une demande pour une formation spécialisée en sociologie :

La plus épineuse question [...] est d'ordre pratique : les étudiants de notre milieu continueront-ils d'être intéressés [...] à la sociologie comme moyen de carrière professionnelle ? c'est-à-dire, en dernière analyse, y a-t-il suffisamment de débouchés professionnels pour continuer d'attirer des gradués universitaires en sociologie ?

Notre réponse à cette question cruciale est affirmative. Tout indique que les débouchés actuellement existants s'élargiront. [...] on peut prévoir que l'administration publique provinciale se débloquera un jour et fera davantage appel aux gradués universitaires experts en recherche.

Le rapport propose aussi un nouveau programme, qui réaffirme le primat de la recherche en même temps qu'il met davantage l'accent sur la théorie. La formation des étudiants fera en outre appel à l'initiative personnelle (cours de lecture dirigée) et surtout à l'encadrement individuel intensif. Et on conclut par une demande de deux nouveaux postes pour la prochaine année académique.

Le programme de 1956 comporte 690 heures de cours obligatoires, dont 180 pour la théorie générale (Comte, Spencer, Durkheim, Simmel, Weber, Parsons) de même que pour les méthodes et les statistiques ; 150 autres heures de théorie portent sur la psychologie (Dumont) ; 60 heures sont prévues pour la sociographie du Québec ; 120 porteront sur les idéologies contemporaines (cours de Léon Dion sur le marxisme et la démocratie, obligatoires aussi pour les étudiants de science politique). Cinq cours facultatifs complètent le programme : psychologie sociale (Rocher), relations ethniques (Falardeau), religions (Falardeau/Dumont), comportements politiques (Dumont) et occupations (Rocher).

Le rapport ayant été approuvé, on peut recruter Marc-Adélard Tremblay et Yves Martin, ce qui porte le nombre de professeurs à cinq, pour six étudiants à l'automne 1956. Même en tenant compte de ceux de baccalauréat, auxquels Falardeau et Rocher donnent chacun un cours de théorie et Tremblay un cours de méthode, ce ratio permet facilement l'encadrement individuel et le suivi collectif des dossiers. Les réunions de département, inaugurées par Falardeau en 1952, tournent effectivement en bonne part autour de chaque cas d'étudiant, dont on soupèse l'assiduité, suppute les chances d'avenir et qu'on convoque au besoin chez monsieur le directeur pour lui démontrer « le sérieux de sa situation ».

Le pari de 1956 semble gagné deux ans plus tard, quand l'inscription étudiante, stabilisée autour de trois par année depuis 1952, donne les [103] premiers signes de croissance : un transfuge de science politique porte à cinq le nombre de finissants tandis que sept recrues s'inscrivent en troisième année. Entre-temps, la force de frappe professorale a connu une réduction : en 1957, Guy Rocher s'absente pour terminer sa thèse de doctorat à Harvard — « Une interprétation sociologique des relations Église/ État en Nouvelle-France, au XVIIe siècle » ; cette année, c'est Martin qui est à Ottawa, remplacé toutefois par Fortin et par Jacques Henripin comme chargé du cours de démographie. À l'automne 1959, le département est au complet avec maintenant six professeurs ; mais la Faculté a décidé cette année-là de revenir à l'ancienne formule d'une année de formation générale pour trois d'études spécialisées. De sorte que, avec une inscription record de neuf en troisième année et douze en deuxième, c'est vingt-huit étudiants qu'il faut encadrer, comparativement à douze l'année précédente et sept deux ans plus tôt. C'est dire que la direction individuelle restera assez théorique et que les cours, en attendant une nouvelle refonte du programme, seront en partie communs aux trois années.

Le programme de 1956 n'a d'ailleurs pas été suivi exactement. Tremblay enseigne l'anthropologie culturelle plutôt que la sociographie du Québec ; le grand cours de théorie a été scindé en « histoire de la pensée sociologique » et « théorie systématique », assumés tous deux par Dumont ; de même pour le cours sur la religion, qui se dédouble en « sociologie de la paroisse » (Falardeau) et « sociologie des religions » (Dumont) ; les cours facultatifs sont devenus obligatoires, etc.

L'engagement de Fortin et un malheur survenu au printemps 1960 vont obliger à de nouvelles modifications. Sollicité par le directeur du Département de sociologie de Montréal, qui se cherche un successeur, Rocher décide de retourner dans son milieu d'origine. Le département de Laval perd ainsi, non seulement un pédagogue de grande classe, mais aussi un futur auteur à diffusion mondiale, lorsque paraîtra en trois tomes (1968, 1969), sous le titre d'Introduction à la sociologie générale, le cours de théorie bâti à Québec et mis au point à Montréal. Durant l'année académique 1960-1961, Rocher assume toutefois ses deux principales charges d'enseignement à Laval.

Outre Dumont, Martin et Fortin, deux autres des quelque trente-huit finissants (dont trente-deux diplômés) du premier Département de sociologie y seront recrutés ultérieurement : Marc-André Lessard (1956), en 1965, et Yvan Labelle (1959), en 1969. On en retrouvera encore une dizaine ailleurs dans l'enseignement universitaire — au total, pas loin de la moitié des diplômés : Gilles Beausoleil (1953) en relations industrielles, Robert Sévigny (1956) en sociologie à Montréal, Hubert de Ronseray (1958) en Haïti, [104] Gabriel Gagnon (1959) en anthropologie puis en sociologie à Montréal, Pierre W. Bélanger (1960) en sciences de l'éducation, Marc Laplante (1960) en urbanisme à Montréal, Marcel Rafie (1960) en sociologie à l'UQAM, Rémi Savard (1960) en anthropologie à Montréal, Lucien Laforest (1961) à la Faculté de médecine de Sherbrooke, Christiane Tremblay-Querido (1961) en sociologie à Montréal. Plusieurs rejoindront la fonction publique à Ottawa puis à Québec. Quelques-uns deviendront des noms connus sur la place publique : le journaliste Louis Martin (1959), le président d'Hydro-Québec Guy Coulombe (1961)...

Situation de la recherche

Grâce pour une part au stimulant financier de la fondation Carnegie, la recherche sociologique s'émancipe de la pédagogie et prend une forte ampleur à compter de 1955. Une part de la subvention obtenue par le Centre de recherches de la Faculté est confiée à Guy Rocher, pour mettre au travail Yves de Jocas sur une première étude de mobilité sociale. Les résultats sont publiés dans The Canadien Journal of Economics and Political Science, en février 1957 ; ils mettent en évidence l'écart grandissant entre la forte mobilité ascendante chez les Canadiens anglais et la relative stagnation occupationnelle des Canadiens français. Basée sur un échantillon des actes de naissance et de mariage du Service de démographie du Québec pour 1954, la recherche sera répliquée par Jacques Dofny et Muriel Garon-Audy, du Département de sociologie de Montréal, sur les données de 1964 ; à dix ans de distance, la tendance décelée par Rocher ne semble plus se confirmer.

À l'École de pédagogie et d'orientation, Arthur Tremblay amorce un vaste programme de recherche sur le système scolaire, subventionné aussi par la Carnegie (115 000$) : quelques étudiants de sociologie (Robert Sévigny, Gabriel Gagnon, Rémi Savard, Pierre Bélanger) y trouveront matière à thèse de maîtrise, maître et milieu d'apprentissage à la recherche, ou orientation de carrière ; plusieurs autres, un emploi d'été. Aux sciences sociales, par contre, les gros projets proviennent de commandites extérieures.

L'influence des études de sociologie religieuse et des grandes missions pastorales de l'Église de France a pénétré au Québec : en 1956, Mgr Émilien Frenette, évêque de Saint-Jérôme, croit bon de faire appel aux services du Centre de recherches de la Faculté pour connaître la réalité sociale de son diocèse, érigé cinq ans plus tôt. C'est Fernand Dumont, en collaboration avec Yves Martin, qui assume la commandite. Marc-André [105] Lessard et Robert Sévigny, les deux finissants de cette année-là, sont engagés comme assistants ; ils y trouvent leur orientation de carrière, l'un vers les études urbaines et régionales, l'autre, vers la psychosociologie religieuse et générale. « Nous avons fouillé le terrain en tous sens, dépouillant les fichiers de personnel dans les usines, visitant les curés, évaluant la production agricole, tâchant de déceler des chiffres de salaire et de revenus par des méthodes policières qui nous enchantaient [26]... » Outre le rapport remis à l'évêque, il en sortira une « étude sociologique de la région de Saint-Jérôme », publiée en 1963 (F. DUMONT et Y. Martin, l'Analyse des structures sociales régionales, aux Presses de l'Université Laval). Par delà la description minutieuse, selon les paliers démographique, économique et social, des dix zones homogènes constitutives du territoire régional, on y trouve d'importantes considérations de méthode : primat de la perspective génétique sur l'analyse structuro-fonctionnelle, dialectique de la « saisie du paysage concret » et de l'analyse des facteurs objectifs, nécessité d'une sociologie clinique et d'une reformulation des modèles sociologiques généraux pour répondre à une visée spécifiquement régionale... « Une monographie dont Le Play aurait été content », conclut plus tard Dumont, et qui servira de modèle d'enquête sociographique pour le Centre de recherche en sociologie religieuse, ouvert en 1959 à la Faculté de théologie, par l'abbé Roland Doyon. Mais la recherche sur Saint-Jérôme est surtout un travail pionnier en sociologie du développement, indirectement à la source de l'expérience du B.A.E.Q. et dont s'inspireront encore certains chercheurs du GRIDEQ à Rimouski, au tournant des années quatre-vingt. Sur le versant de la culture, Dumont en a en outre tiré une analyse de la « Structure d'une idéologie religieuse », dont sort tout le courant d'études sur les idéologies, qui connaîtront un essor considérable au département dans les années soixante.

En 1956 également, un regroupement d'entrepreneurs forestiers commandite au Centre de recherches une étude sur l'instabilité occupationnelle de leur main-d'œuvre, dont prend charge Emile Gosselin et à laquelle collabore Marc-Adélard Tremblay. Gérald Fortin est engagé comme chercheur principal. Mais lorsque l'œil perspicace du sociologue découvre la cause du problème dans les pratiques de la compagnie plutôt que dans la psychologie du bûcheron, les fonds sont coupés et le rapport préliminaire est mis sur la tablette. Grâce à la Carnegie, Fortin peut néanmoins poursuivre ses recherches sur la mobilité occupationnelle en milieu rural, [106] dans le cadre d'une monographie de village. Les résultats de ces travaux seront publiés sous forme d'articles, dans Recherches sociographiques.

Ce sont ensuite les élites économiques du Bas Saint-Laurent qui s'organisent pour prendre en charge le développement de leur région. Le « premier geste » de Conseil d'orientation économique, créé en 1957, « a été de faire appel aux services des chercheurs », pour la réalisation d'une vaste enquête, confiée en majeure partie à la Faculté, sous la direction d'Yves Dubé, d'économique ; Yves Martin assume de son côté le volet démographique. Il prendra encore la responsabilité d'une étude écologique des « zones sociales » à Québec, dans le cadre d'une enquête sur le logement commanditée par les édiles québecquois en 1959 et dirigée par James Hodgson, d'économique ; Gabriel Gagnon, l'assistant de Martin, présentera une partie de l'étude comme thèse de maîtrise en 1960.

Lié à la Faculté depuis le début, le Mouvement Desjardins éprouve lui aussi le besoin de lumières sociologiques pour la réorientation de son action. Au congrès de la Fédération de Québec des unions régionales des caisses populaires, en septembre 1957, Yves Martin expose une problématique pour une recherche sur les budgets familiaux, dont M.-A. Tremblay et Gérald Fortin prendront ensuite charge. Un « octroi substantiel » permet de retenir les services d'un peloton d'étudiants interviewers à l'été 1959, d'un assistant à plein temps (Marc Laplante) et d'une équipe technique pour une couple d'années, ainsi que de mettre sur pied... le premier centre de traitement de l'information de l'Université, pour la réalisation d'une vaste enquête par questionnaire à l'échelle du Québec, qui se terminera en 1962. L'enquête Tremblay-Fortin, publiée en 1964 (les Comportements économiques de la famille salariée du Québec, aux Presses de l'Université Laval) est une première, qui n'aura d'ailleurs pas d'équivalent par la suite. L'excellence méthodologique du travail permet aux auteurs de prétendre à la très grande sûreté de leurs résultats, dont le plus important peut-être est que les comportements économiques des familles ne sont déterminés ni par l'appartenance de classe, ni par l'habitat rural ou urbain, mais par le niveau de revenu — conclusion imprévue et de haute portée pour l'interprétation de la société globale.

Toute cette effervescence de recherche ne fait pas que procurer un emploi temporaire aux finissants et du travail d'été pour les étudiants ; on songe aussi à la diffusion des travaux. « Ce serait manquer gravement à nos responsabilités intellectuelles que de laisser « dormir » les résultats de ces recherches au fond de nos tiroirs. » Un projet de revue facultaire, qui prendrait la relève, sous forme modernisée, des défunts Cahiers de la Faculté, traîne en longueur depuis une couple d'années. Le principal [107] obstacle, semble-t-il, provient de l'esprit internationaliste, qui invite à préférer les réseaux de diffusion extérieurs aux publications locales ; à quoi s'ajoute la difficulté de trouver une cohérence pluridisciplinaire pour l'entreprise. Avec l'approbation du Conseil de la Faculté, le Département de sociologie décide alors, à l'automne 1959, de faire cavalier seul. Consacrée aux travaux de recherche sur le Canada français, la revue sera néanmoins pluridisciplinaire dans son contenu, car la sociologie n'a-t-elle pas, « de par son destin et de par sa nature, une inéluctable fonction de polarisation et d'intégration » (Falardeau, allocution de lancement, 17 mai 1960) ? Dans l'esprit des fondateurs, cette formule n'est toutefois qu'une étape : « Nous pensons qu'il sera possible, dans quelques années, de publier une revue intégralement sociologique. Mais notre présent projet nous paraît correspondre à une phase nécessaire dans l'avancement de la sociologie au Canada français. » Après hésitation entre « cahiers » et « archives » de sociographie, on baptise la revue Recherches sociographiques et on opte pour la périodicité trimestrielle. Falardeau et Dumont seront les directeurs, Martin, le maître d'œuvre. Les trois autres professeurs du département, étayés de Léon Dion, Albert Faucher, Arthur Tremblay et l'abbé Roland Doyon, formeront le comité de rédaction.

La fondation de Recherches sociographiques semble marquer un virage localiste dans les orientations de la sociologie à Laval. Avant de s'adresser à la communauté scientifique internationale, ne faudra-t-il pas songer à alimenter la revue d'ici ? Et ne va-t-on pas se replier sur la monographie, comme aux beaux jours des années 1940, plutôt que d'accéder à la haute théorie de portée universelle ? Dans l'idée de Fernand Dumont, il s'agit bien plutôt de construire un milieu scientifique autour d'une institution, d'où il soit possible d'accéder à une authentique universalité. « L'intention de rejoindre la pensée la plus universelle devait être accompagnée, comme d'une condition d'authenticité, de la connaissance progressive du milieu social d'où le théoricien émerge. » (Projet soumis au comité de rédaction, 28 octobre 1959.) Côté pratique, Martin prend soin de donner à la revue une portée internationale, en montant un réseau d'échanges avec les grandes revues mondiales de sciences sociales. Dès l'été 1960, il a conclu affaire avec cinquante périodiques, dont la moitié (vingt-quatre) sont européens (seize français). Onze échanges vont aux États-Unis, trois en Amérique latine et un en Afrique du Sud, pour six périodiques canadiens et cinq québécois.

Le premier numéro paraît en mai 1960. Il est miméographié sur grand format (8 1/2 x 11), avec un tirage de 750 exemplaires. Outre le liminaire programmatique signé des deux directeurs, il comprend quatre articles de [108] recherche, une chronique sur les « situations de la recherche » et une rubrique de « comptes rendus ». La formule sera identique pendant les deux premières années, à quelques nuances près : une « revue des revues » s'ajoute aux numéros 2, 4 de 1960 et 2 de 1961, des « notes de recherche » remplacent à une couple de reprises la chronique sur la recherche en cours. En outre, les numéros 3 et 4 de 1961 sont regroupés en un cahier double de « matériaux pour une sociologie politique du Canada français », où les six articles de recherche sont complétés par un texte de présentation (Dumont) et un « inventaire des sources », préparé en collaboration sous la direction de Jean-Charles Bonenfant, de la Bibliothèque de la Législature. Des trente articles publiés en 1960 et 1961, près de la moitié (quatorze) sont signés par des professeurs du département, dont cinq en collaboration avec un autre professeur de la Faculté (ou un de Montréal) ; Fortin en a rédigé cinq, dont trois en collaboration. Quatre textes ont été fournis par les deux professeurs de la Faculté qui sont au comité de rédaction et trois, par des professeurs de la Faculté des lettres. Sept sont des thèses d'étudiants de sociologie ou de science politique. Un article provient du Département d'histoire à Ottawa et le dernier est extrait d'une thèse de doctorat américaine. Les professeurs du département ont en outre rédigé vingt-quatre des trente-cinq comptes rendus.

La recherche avait à ce point proliféré à la fin des années cinquante qu'on prévoyait pourvoir facilement la revue pour les huit numéros des deux premières années. Moyennant un peu de sollicitation. Falardeau active son réseau extérieur, mais l'historien Frégault donne priorité à la Revue d'histoire de l'Amérique française ; tel collègue de Montréal remet un texte qu'on préfère « ne pas publier immédiatement », pour manque de cohérence. Le numéro double de 1961, paru avec un fort retard, à dû être complété par une enquête ad hoc de Falardeau et par l'inventaire des sources. Il devient bientôt clair qu'on a péché par optimisme. À compter de 1962, la périodicité sera ramenée à trois numéros par année, en même temps que le format est réduit à 7 sur 10 et qu'on passe à la composition d'imprimerie. En octobre 1961, on décide en outre de la tenue, en avril, d'un grand colloque sur « l'état présent des recherches sur le Canada français ». En plus de regrouper, stimuler, orienter les efforts, les communications occuperont le numéro 1-2 de 1962, prévenant ainsi la disette de matière à publier.

Le colloque Situation de la recherche sur le Canada français reprend, à dix ans de distance, l'intention des Essais sur le Québec contemporain d'un tour d'horizon pluridisciplinaire des connaissances acquises, en vue d'« indiquer les recherches importantes qu'il reste à entreprendre ». La [109] formule se veut différente mais les objectifs sont en réalité formulés presque dans les mêmes termes. « Il ne s'agira pas, pour les auteurs des communications, de proposer leur interprétation de tel ou tel aspect de notre milieu. Ils auront plutôt à esquisser un diagnostic de l'état des travaux en tel ou tel chantier de la recherche et à indiquer, à partir de ce bilan, les tâches prochaines qui s'offrent aux chercheurs. » (Programme du colloque.) Les collaborateurs s'acquittent de la commandite de façon variable, parfois même « plutôt en zigzags » (Marcel Rioux), les uns s'en tenant à un inventaire, d'autres court-circuitant le bilan au profit de leur vision personnelle. Dans l'ensemble, toutefois, le contenu des exposés répond au mot d'ordre des organisateurs : « travail fait, travail à faire ».

La différence la plus visible par rapport au symposium de 1952 c'est que les dix-sept conférenciers et dix-sept commentateurs (sauf un Acadien) sont tous des scientifiques de Laval et de l'Université de Montréal. Les organisateurs avaient émis le vœu pieux d'une représentation égale des deux institutions ; en fait, Montréal ne fournit que six conférenciers et cinq commentateurs. Les exposés sont regroupés sous trois rubriques : les aspects historiques et les aspects écologiques, où les travaux « semblent plus abondants », les aspects sociologiques et anthropologiques, où la recherche est « encore un peu en friche » — impression que viendront sans doute corriger les Montréalais Benoît Mailhot ou Gilles Lefebvre, pour la psychologie sociale et la linguistique, entre autres. Quant aux tâches à entreprendre, les participants ont beaucoup insisté — l'atmosphère révolution tranquille aidant — sur l'organisation des infrastructures : archives, documentation, centres, planification, équipes, interdisciplinarité, formation de chercheurs... On a fait appel aux approches d'ensemble et aux méthodes universelles, ou dénoncé l'hypertrophie des préoccupations ethnocentriques. Mais plusieurs thèmes ou domaines de recherche précis ont aussi été pointés comme prioritaires. Par exemple : « je déplore beaucoup l'absence de bonnes études sur les Indiens de la Nouvelle-France » (André Vachon) ; « nous attendons avec impatience cette étude décisive sur les destins successifs de la bourgeoisie canadienne-française » (Fernand Ouellet) ; « tout le domaine de la génétique de population est en friche » (Jacques Henripin) ; « il est évident qu'il nous manque une sociologie des classes sociales du Canada français » (Guy Rocher).

Les professeurs du département assument chacun une communication. Au terme d'un inventaire minutieux et érudit des études religieuses, Falardeau propose des commentaires où les considérations de méthode se fondent sur un diagnostic de la culture canadienne-française : la psychologie du Canadien français étant « sous plus d'un rapport, théologique », il faut [110] aborder le phénomène religieux à partir des attitudes globales plutôt que par des sondages de pratique ; d'autre part, « les recherches à venir vaudront ce que vaudront notre perspective historique et notre information sur le passé ». L'inventaire de M.-A. Tremblay à propos de la culture acadienne débouche sur une nomenclature des lacunes qui mettent en évidence la « tâche vraiment colossale » d'une connaissance de l'Acadie. Yves Martin conclut son bilan des études urbaines par quelques suggestions précises de recherches à entreprendre pour connaître la société « d'aujourd'hui » et pour contribuer à la « tâche urgente » de l'aménagement urbain : le rôle des villes dans la dynamique du peuplement, la hiérarchie fonctionnelle des villes et leur contribution à l'aménagement du territoire, les modes de vie dans les banlieues nouvelles.

La communication de Gérald Fortin sur le milieu rural est plus ambitieuse, dans la mesure où elle propose une interprétation personnelle, basée sur les études classiques de Gérin, Miner, Blanchard, mais surtout sur les propres recherches de l'auteur. Côté bilan : « le milieu rural québécois est un monde inexploré où tout reste à découvrir ». Fortin ne s'en croit pas moins fondé à mettre la hache dans le modèle, largement pris pour acquis, de la société traditionnelle : le monde rural d'autrefois était hétérogène et caractérisé par de forts courants migratoires. Quant au milieu rural actuel, il est en majorité non agricole et pénétré par la mentalité urbaine. Côté travail à faire, les études les plus urgentes concernent d'abord « l'origine, l'intensité et la destination des grands courants migratoires qui ont agité la population rurale » ; par ailleurs, la structure du marché du travail dans le monde rural actuel.

Dumont s'est chargé du dernier exposé, sur « l'étude de la société globale ». La partie inventaire illustre par quelques cas types trois façons d'aborder le problème : la critique des idéologies, la connaissance historique, le modèle société traditionnelle/société urbaine. Une réflexion sur le concept de société globale invite à prendre distance vis-à-vis ces modes de pensée. Récusant la conception fonctionnaliste et l'idée de phénomène social total, qui présupposent l'unité de la société, Dumont pose que la société globale n'a d'existence que virtuelle et que le sociologue ne peut alors en aborder l'étude qu'à travers « des mécanismes particuliers et concrets qui travaillent à son intégration ». Quatre de ces mécanismes semblent caractéristiques de la société québécoise : les idéologies — auxquelles s'assimile l'historiographie — le système d'éducation scolaire, le pouvoir (à savoir l'État et les élites) et les classes sociales. On a ici, en condensé, un nouveau programme de développement pour la sociologie [111] québécoise des années soixante, en même temps qu'une nouvelle problématique pour l'étude des idéologies. Car Dumont invite les sociologues à renoncer à la contestation des idéologies, pour entreprendre plutôt de les analyser, à titre de « mécanismes par lesquels la société canadienne-française a tâché de se donner une représentation de ce qu'elle est ».

Le Département de sociologie et d'anthropologie,
1961-1969


La recherche sur Saint-Jérôme, l'atmosphère de révolution tranquille, le contexte des indépendances africaines, la dominante de la pensée sociologique française, les intérêts personnels d'Yves Martin... orientent la sociologie, au tournant des années soixante, vers la question du développement. Un Groupe d'étude du développement économique et social, dont font partie Dumont et Martin, est mis sur pied à la Faculté, et deux assistants, l'un de sociologie et l'autre d'économique, sont engagés à l'été 1960 pour monter une documentation. Sans pour autant négliger les problèmes du Canada français, le groupe compte aborder la situation des pays en voie de développement, en portant « une attention particulière aux pays de l'Amérique latine et de l'Afrique du Nord ». À la rentrée, les apprentis sociologues de troisième année se voient offrir une option « recherche » ou « action ». Il ne s'agirait pour l'instant que de choisir entre un séminaire de Tremblay sur la monographie et un de Martin, sur le développement. Peut-être s'en est-on mal expliqué, ou les étudiants soupçonnent-ils une tentative de hiérarchisation entre la noble fonction de recherche et les basses tâches de l'application... quoi qu'il en soit, l'action n'attirant qu'un candidat sur douze, l'option doit être mise de côté. L'année suivante, c'est un choix tout différent qui sera offert — cette fois, avec preneurs — aux étudiants de troisième année : la sociologie ou l'anthropologie.

Dès l'annonce du départ de Rocher, au printemps 1960, le département a tenté de le remplacer par l'anthropologue Marcel Rioux, alors professeur à l'Université Carleton. Falardeau tâte prudemment le terrain auprès des hautes instances de Laval par une simple demande d'engagement comme professeur invité. Le projet est effectivement bloqué, Rioux étant tenu persona non grata, pour cause d'agnosticisme public — ce qui contrevient au caractère officiellement catholique de l'université. C'est le Département de sociologie de Montréal qui en hérite l'année suivante, moyennant le nihil obstat du cardinal. Cet échec n'empêche pas le département de Laval, sous la gouverne d'un nouveau directeur, d'investir dans l'anthropologie.

[112]

Désireux de consacrer son temps à un champ d'intérêt spécialisé, la sociologie de la littérature, Falardeau décide, en décembre 1960, de remettre les rênes du département à Fernand Dumont, le plus ancien de l'équipe mais qui n'a que trente-trois ans. La fonction de directeur, à l'époque, est encore une fonction de leadership intellectuel, bien plus que de gestion et de routine administrative. Dans la ligne de pensée durkheimienne, Dumont entreprend alors aussitôt d'élargir la sociologie vers une anthropologie générale, en y intégrant l'ethnologie ou anthropologie culturelle. Le projet est mis au point par les professeurs en mars 1961 et, sur approbation du Conseil de l'université, le département reprend une raison sociale complexe : Département de sociologie et d'anthropologie. L'intention n'est pas tant de faire cohabiter deux disciplines distinctes que d'ouvrir et de généraliser ce qui est conçu comme une seule et même science : la « science sociale » de Le Play et de Gérin, l'anthroposociologie de style Durkheim ; le programme d'études sera alors unique en deuxième année et largement commun en troisième et quatrième. Un nouveau cours de Dumont aura pour fonction d'expliciter la cohérence sous-jacente aux deux orientations proposées ; nonobstant les récentes remises en question de l'idée de folk society, il porte sur le modèle « société traditionnelle (anthropologie)/ société technologique (sociologie) » et sur ses fondements épistémologiques.

En suite des attaques portées, fin des années cinquante, par le doyen des sciences sociales de Montréal contre la sociologie de l'École de Chicago et de sa succursale lavalienne, certains intellectuels ou social scientists avaient cru devoir opposer la nouvelle sociologie de Montréal à une « école » de Québec — ce qui était peut-être, après tout, une façon d'entériner le jugement d'Everett Hughes, à l'effet que la Faculté de Laval était « le centre le plus actif en sciences sociales de l'Amérique du Nord ». Fernand Dumont n'en profite pas moins d'un compte rendu dans le deuxième numéro de Recherches sociographiques pour demander « qu'on nous laisse la paix avec cette « école de Québec » » : « Au cas où M. Lortie l'ignorerait, il règne au sein de la Faculté des Sciences sociales de Québec de grandes divergences idéologiques — que tous les professeurs tâchent de conserver comme un bien précieux ; d'autre part, les professeurs parlent peu, dans leurs cours, du nationalisme, de Gérin ou de M. Garigue — mais surtout, comme il se doit, de démographie, de stratification sociale, de la culture des Sioux ou de Durkheim. »

Effectivement, les étudiants d'alors n'entendaient guère parler de Gérin que dans le corridor et, même dans le cadre d'un cours comme la sociologie des relations ethniques, ils étaient plus facilement portés à traiter des [113] rapports structuraux entre art caduveo et organisation sociale bororo que des grands problèmes de la dualité canadienne. On corrige maintenant cette pédagogie peut-être un peu déracinée par l'introduction de quelques cours axés sur le milieu, qui sont l'équivalent des aires culturelles proposées aux anthropologues. À travers d'incessants remaniements et ajustements pragmatiques tout au long des années soixante, le programme de sociologie restera en gros articulé en quatre blocs, dont les trois premiers regroupent des cours obligatoires : théorie, méthode, Canada français, en plus des cours de sociologies spéciales, dont plusieurs sont optionnels.

La rentrée de 1961 a lieu sur le campus de Sainte-Foy, dans les locaux provisoires du pavillon des sciences appliquées, où la Faculté vient d'emménager. Dès cette année-là, les cinq étudiants qui optent pour l'anthropologie se voient offrir un programme étoffé. Avec un seul anthropologue de formation dans l'équipe, il a fallu faire appel à des collègues de la Faculté des lettres pour des cours de linguistique et de folklore, et prévoir l'invitation de plusieurs professeurs étrangers. Pour l'ethnologie de l'Afrique noire et de l'Amérique latine — les deux aires culturelles retenues en plus du Canada français — on a tenté de faire venir deux éminents savants français, Georges Balandier et Roger Bastide, qui transmettent l'invitation à Paul Mercier et à Maria Isaura de Quieroz — ce qui reste excellent. Le premier est en poste à compter de 1962 et aura le statut de professeur invité permanent ; celle-ci enseignera au département à l'automne 1964. Entretemps, l'anthropologie s'est doublée d'un autre professeur régulier : Albert Doutreloux, un africaniste belge mis en disponibilité par l'indépendance du Congo, qui arrive en novembre 1963.

Outre le besoin de compétences pour l'anthropologie, il faut voir à renflouer la sociologie générale, car le départ de Rocher n'a pas encore été comblé. Pour la psychologie sociale, on a songé à un autre professeur français, Jean Maisonneuve. Mais en ce début des années soixante, il n'y en a plus que pour l'anthropologie ; soucieux d'économiser les possibilités d'invitation de professeurs étrangers, on se rabat plutôt sur des chargés de cours de Montréal. Pour le grand cours d'introduction à la théorie en deuxième année, le besoin est urgent. À l'automne 1961, le département décide de faire à nouveau pression sur les supérieurs du père Jean-Paul Montminy, alors étudiant en quatrième année mais déjà docteur en théologie. Les dominicains ont vraisemblablement consenti à céder celui-ci dans l'idée d'assurer la continuité de leur présence à la Faculté ; il est donc engagé à l'été 1962.

Côté développement : Napoléon LeBlanc, directeur du Centre d'éducation populaire, a été affecté à la sociologie, mais pour être aussitôt nommé [114] doyen de la Faculté ; il n'aura qu'un pied dans le département. En 1961, il est déjà question d'ouvrir un Institut et Martin songe à son ancien assistant, Gabriel Gagnon, qui termine un doctorat avec Balandier, sur le développement coopératif au Sénégal ; devant l'offre au conditionnel qui lui parvient de Laval, Gagnon opte pour une proposition concurrente du Département d'anthropologie de Montréal. On récupère alors Claude Corrivault, professeur à la Faculté de commerce, qui est membre du groupe d'étude sur le développement et déjà chargé d'un cours au département. Le projet d'Institut prend cependant un méchant coup de plomb dans l'aile en 1964, quand Martin, que sollicite depuis 1961 Arthur Tremblay, maintenant sous-ministre de la Jeunesse, se décide à faire la plongée technocratique pour entreprendre une carrière de grand commis de l'État au nouveau ministère de l'Éducation. Il gardera toutefois pendant encore deux ans un pied au département et la responsabilité de la revue. C'est Marc-André Lessard, alors au Centre de recherche en sociologie religieuse, qui le remplace en 1965 pour la sociologie urbaine et régionale et, pour la démographie, André Lux, aussi spécialiste de la sociologie économique.

La question du développement a cependant un autre chef de file au département, en la personne de Gérald Fortin, qui a délaissé ses recherches sur les mathématiques sociales pour se retrouver éminence grise — « conseiller technique » — de la grande expérience de planification régionale dans l'Est du Québec (B. A.E.Q.), dont prend la direction Guy Coulombe, l'ancien assistant de sociologie pour le Groupe d'étude sur le développement. Le projet d'Institut ne sera donc pas mis de côté. En septembre 1964, sa création est considérée urgente et on en fait officiellement part au doyen. Le projet se transforme toutefois au cours de l'automne pour faire place à l'idée d'un Institut supérieur des sciences humaines, dont le développement formerait une première section. L’I.S.S.H. est mis sur pied en 1967, avec Fernand Dumont comme directeur. L'intention est de fournir un « milieu de travail » ou un « carrefour de réflexion » pour la recherche interdisciplinaire. L'Institut est ainsi un regroupement transfacultaire de professeurs seniors, qui ont le statut de directeurs de recherche et qui s'associent d'autres collègues. Il comprend deux sections : « sciences de la culture et épistémologie »,« développement économique et social ». Bien que définie par la recherche, cette nouvelle structure remplit aussi une fonction d'enseignement, en offrant des séminaires et travaux de recherche aux étudiants de maîtrise et de doctorat, qui pourront y faire une partie de leur scolarité moyennant approbation de leur département de rattachement. L'interdisciplinarité s'avère cependant difficile à mettre en pratique. [115] Quelques-uns des huit directeurs de recherche de la première section organisent des séminaires multiprofessoraux, mais qui ne sont pas toujours bidisciplinaires ; les autres ne font qu'inscrire à l'Institut un séminaire personnel — que suivent peut-être des étudiants d'autres départements. Quant à la section développement, elle offre la première année un séminaire d'Albert Faucher en histoire économique, des carrefours plus ou moins informels l'année suivante, et n'arrive pas à démarrer vraiment. De surcroît, Fortin quitte à son tour le département en 1969, pour prendre, après une année sabbatique au Mexique, la direction du Centre de recherche urbaine et régionale de 1T.N.R.S., nouvellement créé à Québec. Avec l'engagement de Doutreloux et de Lux, un autre Belge anciennement du Congo, le département a recruté deux premiers professeurs qui ne sont pas ses propres produits. En 1966, on engage encore l'Américaine Nancy Schmitz, diplômée de la Faculté des lettres de Laval en ethnologie du Canada français. Les professeurs n'ont pas pour autant renoncé à leur politique privilégiée de recrutement de produits locaux perfectionnés à l'étranger — le plus souvent moyennant une bourse de la Faculté, qui tient lieu d'engagement anticipé. En mai 1964, on a l'œil sur trois éventuelles recrues, disponibles vraisemblablement dans deux ans et qui semblent répondre à deux critères décisifs : la capacité de faire équipe avec le corps professoral en place, l'aptitude pédagogique. Le premier choix va à Renaud Santerre, un diplômé d'anthropologie de l'année précédente, avec formation initiale de linguiste, qui prépare un doctorat français sur l'Afrique ; il se laissera désirer, et en mettant ses conditions, jusqu'en 1968. Paul Bélanger, un diplômé de 1962 et assistant de Fortin depuis deux ans, est destiné à la coopération et au développement ainsi qu'à la psychologie sociale — domaine vers lequel on songe alors à ouvrir une troisième orientation ; il rentre de Paris, tel que prévu, en 1966, mais spécialisé en syndicalisme et mouvements sociaux. Pour les méthodes statistiques, on songe à Jean Pronovost, un diplômé de l'année, qui fera plutôt carrière comme haut fonctionnaire au ministère de l'Éducation ; à défaut, et pour combler la lacune chronique en psychologie sociale, on fera finalement appel, en 1967, à Nicole Gagnon, une diplômée de 1962 et ancienne assistante de Fortin, alors aux études à Paris. Au début de 1966, on décide encore de tâter le terrain auprès de trois nouveaux poulains, assistants de recherche au département ou finissants : Pierre Beaucage, pour l'ethnologie de l'Amérique latine ; Claude Beauchamp, qui fera des études doctorales à Paris dans le domaine de la coopération ; Pierre Saint-Arnaud, qu'on engage d'abord comme assistant.

[116]

Les plans d'embauché de la mi-soixante vont s'avérer insuffisants, alors que Fortin succède à Dumont comme directeur, en janvier 1966, tandis que celui-ci est professeur invité à la Sorbonne. Car la courbe d'inscription étudiante se met à prendre une pente apeurante. Après fluctuation en 1961, ce qui donne quatre finissants en 1964, pour quatorze l'année précédente, l'inscription a recommencé à croître. Désormais logé dans les nouveaux locaux du pavillon De Koninck, le département comptait, à l'automne 1964, 54 étudiants, dont 24 en deuxième année ; à l'hiver, les effectifs grimpaient de 75 pour 100, avec 40 recrues de première année ; cet hiver-ci, ils affichent un accroissement net de trente-quatre, soit une cinquantaine de nouvelles inscriptions, si on décompte les dix-sept finissants de 1965. Cette gratifiante popularité se transforme bientôt en quasi-catastrophe. Avec la suppression du trimestre de propédeutique, en 1966, les étudiants s'inscrivent directement dans les départements. À l'automne 1967, on en dénombre quelque 320, soit 261 dans les trois années de baccalauréat, 44 en maîtrise et une quinzaine au doctorat. Avec douze professeurs pour encadrer cette masse, le département « pourra fièrement changer son nom en celui d'École primaire de sociologie et d'anthropologie », plaisantait le directeur dans un S.O.S. adressé en juin au doyen.

Le raz-de-marée atteint à l'automne 1968 un premier sommet de quelque 430, érodé les années suivantes par des prérequis en mathématiques au cégep et par l'amputation de l'anthropologie — mais qui sera outrepassé en 1976, par suite de la suppression des prérequis. C'est maintenant Jean-Paul Montminy qui assume la gestion de ce département de masse. Falardeau est en Europe, professeur invité à l'Université de Caen. Trois nouveaux professeurs ont été engagés : Alf Schwarz, un autre ancien du Congo belge mais d'origine allemande, Renaud Santerre et Alfred Dumais, inscrit au département pour un doctorat ; un quatrième poste attend impatiemment le retour de Beaucage, qui rentre finalement pour le trimestre d'hiver. On pourra aussi compter sur trois professeurs invités, trois ou quatre chargés de cours, en plus d'une trentaine de répétiteurs ou assistants, recrutés chez les étudiants de maîtrise. Quatre postes sont encore ouverts en 1969 : celui prévu pour Beauchamp, un pour l'anthropologie, qui va à Paul Charest, et deux en développement, attribués à Yvan Labelle et Francine Dansereau, assistants à l'Institut supérieur des sciences humaines ; celle-ci démissionnera toutefois dès la fin de l'année. Par ailleurs, Fortin est en congé sabbatique, Falardeau est toujours à Caen et Doutreloux, à qui l'Université de Louvain vient d'offrir un poste, ne donne qu'un enseignement condensé en début de trimestre, avant de quitter définitivement le département.

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Les ondes de choc de la révolte étudiante mondiale atteignent l'Université Laval à l'automne 1968, au moment où les effectifs de sociologie sont à un maximum. L'insécurité grégaire due à une subite densité écologique fournit un terreau propice aux mouvements de revendications ; les étudiants s'agitent, des cours sont contestés, le trouble atteint les plus jeunes rangs du corps professoral. L'agitation reprend de plus belle à l'automne 1969, tandis que professeurs, assistants et étudiants travaillent à mettre sur pied des structures de participation. Nonobstant une répartition très inégale entre les deux options (quatre fois plus d'étudiants et deux fois plus de professeurs en sociologie), les anthropologues réclament une représentation paritaire. Au conflit étudiant vient se greffer un contentieux chez les professeurs quant à l'attribution des postes, qui est sous-tendu par des rivalités personnelles. Plus fondamentalement, les nouveaux venus en anthropologie partagent mal la conception généralisante à l'origine du département, qui ralliait Tremblay et Doutreloux ; plutôt que des programmes d'études différenciés, assumés par une seule et même équipe de professeurs, ils conçoivent les deux options comme deux corps disciplinaires distincts, fédérés dans une unité administrative. Feignant d'ignorer un ratio étudiants/professeurs qui leur est hautement favorable ( 12 contre 20, pour les effectifs bruts ; 17 contre 34, pour les effectifs pondérés par le niveau d'études), les anthropologues mettent de l'avant d'ambitieux projets de développement disciplinaire, et Santerre soutient que les deux sections doivent être « considérées exactement sur le même pied ». Un projet d'attribution des postes d'assistants, en décembre, fait éclater le conflit. Le climat est alors si pourri que les professeurs de sociologie demandent le divorce et le rattachement de l'anthropologie à l'autorité directe du doyen, en attendant qu'un nouveau statut lui soit reconnu. Sociologie et anthropologie font « chambre à part » à compter de janvier et un comité facultaire est mis sur pied le 3 février pour étudier la situation. Encadrés par Santerre et Bélanger — lequel a d'emblée rejoint le clan de la contestation, à titre d'expert en mouvements sociaux et de partisan du mai 68 — les étudiants et assistants d'anthropologie entreprennent d'accélérer les choses le 11 mars, par une opération d'occupation de locaux, dont la première cible est l'Institut supérieur des sciences humaines, symbole du « pouvoir » de la haute culture savante. En mai, le comité remet son rapport, qui recommande la création d'un Département d'anthropologie, tout en mettant en garde contre les prétentions à de nouvelles ressources, ce département étant destiné à être moins gros que les autres. En dépit des politiques de l'Université, qui sont alors à la centralisation, le Département de sociologie et d'anthropologie redevient ainsi officiellement Département de sociologie tout court à l'automne 1970.

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Pensées des années soixante

À compter de l'automne 1959, le Québec est « désormais » officiellement une société moderne qui proclame la nécessité des changements. Quoi qu'on ait pu en penser, la sociologie de Laval n'a pris qu'une part bien modeste à l'entreprise de modernisation étatique de cette époque. Guy Rocher, membre de la Commission Parent, représente maintenant Montréal ; il n'aurait d'ailleurs pas tant fait fonction de leader d'idées, à la commission, que de « best-liked-man ». Quoi qu'il en soit, le Rapport Parent est davantage le produit de l'esprit du temps que l'œuvre de la raison sociologique. Yves Martin est bien devenu un des grands commis de l'État modernisateur, mais en renonçant au métier d'universitaire. Quant à ceux qui restent : Falardeau occupe, de 1961 à 1963, la présidence d'un Conseil des arts du Québec, qui, à défaut de se retrouver sur la même longueur d'ondes que les hauts fonctionnaires du ministère des Affaires culturelles, n'aura que peu d'impact et disparaîtra sans bruit [27]. Dumont n'assumera le mandat de définiteur de société qu'en 1968, et pour le compte de l'Église (Commission d'enquête sur le rôle des laïcs dans l'Église). Fortin résistera à la tentation du pouvoir, préférant le rôle de « rêveur de société ». Le département n'a vraiment été mêlé au processus de modernisation qu'au niveau régional, dans le cadre de la grande expérience de planification dans l'Est du Québec (B.A.E.Q.), dont les principaux responsables sont déjeunes produits de la sociologie de Laval et où la majorité des étudiants de l'époque ont eu l'occasion de faire leurs classes. Les professeurs considéraient toutefois que « le département n'a pas intérêt à prendre une responsabilité directe dans l'entreprise » — ce qui ne les a pas empêchés de faire leur incursion sur le terrain des opérations, ou de puiser dans l'expérience d'importants éléments de réflexion.

La conjoncture des années soixante, en revanche, a d'inévitables répercussions sur la pensée sociologique. Une phase de forte expansion économique, combinée à de spectaculaires victoires politico-technocratiques contre Ottawa, suscite un climat d'euphorie collective : « Québec sait faire. » La sociologie cesse alors de se cantonner dans l'ascèse positiviste, qui tentait d'opposer aux « fausses idées claires » la description objective de la réalité, pour endosser le volontarisme collectif et aborder la connaissance des possibles. Falardeau cherche les repères de la société possible dans [119] l'imaginaire romanesque ; Dumont interroge les idéologies pour comprendre « à quoi rêvent les collectivités » ; Fortin élabore lui-même une audacieuse utopie de « société démocratique de développement », qui déborde sur la gauche toutes les tendances technocratiques du temps.

1. Méditer sur le progrès

Le Département de sociologie de Montréal, qui tirait de l'arrière dans les années cinquante et qui avait même failli lui aussi être supprimé en 1959, amorce son décollage en 1960, avec l'acquisition de Guy Rocher et, l'année suivante, de Marcel Rioux et de Jacques Dofny, un autre immigrant belge. Aussitôt en place, Rioux et Dofny transforment la section de sociologie de l'ACFAS, ouverte par Falardeau en 1956, en Association canadienne des anthropologues, psychologues sociaux et sociologues de langue française, qui tient un colloque sur « le développement social » à l'automne 1962. Fernand Dumont y présente une ambitieuse communication.

Dumont aborde la question du développement sous l'angle d'une épistémologie de la science économique, domaine où il travaille depuis plusieurs années, dans le cadre d'un cours de sociologie économique. Pour le sociologue, « penser la dynamique sociale totale de notre société [...] ce sera ajouter de nouvelles dimensions à ce cadre assuré de variables économiques ». Au-delà de cette construction théorique, cependant, « la réflexion sur l'évolution se mue en méditation sur le progrès » et débouche ainsi inévitablement sur le problème des valeurs. Intervient alors un tout autre mode d'approche de la dynamique sociale : l'analyse des « idéalogies » — néologisme que Dumont laissera ensuite tomber — « seule source possible de lecture des fins [...], qui expriment à la fois l'émergence des valeurs au sein de l'évolution et l'irréductibilité des valeurs à l'évolution ». Ce texte de 1962 opère ainsi une jonction entre deux ordres de questions, auxquelles Dumont consacrera à chacune un livre : les Idéologies, publié aux PUF en 1974 ; la Dialectique de l'objet économique, paru chez Anthropos en 1970, mais présenté comme thèse de troisième cycle à la Sorbonne en 1966. Après quoi Dumont délaissera la question du développement économique pour s'attaquer à celle du développement culturel, d'abord avec le Lieu de l'homme (H.M.H., 1968), un ouvrage philosophico-théorique sur « la culture comme distance et mémoire ».

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2. L'imaginaire social

L'association de sociologie fondée à Montréal végétera plus ou moins jusqu'à sa relance au milieu des années soixante-dix ; ses colloques n'empiéteront guère sur ceux de Recherches sociographiques, dont le premier, en avril 1962, devait inaugurer des assises biennales en février. Pour 1964 et 1966, la revue retient comme thèmes : la société traditionnelle et l'urbanisation, saisie dans ses aspects historiques et écologiques. On peut difficilement traiter de la première question sans de nouvelles recherches : les collaborateurs pressentis laissent alors entendre qu'ils ne sont pas en mesure d'y apporter une contribution originale à si brève échéance. Plutôt que de reporter le colloque à 1965, et risquer ainsi de voir s'effriter le projet d'assises biennales, on se rabat sur un autre thème, proposé par Falardeau : « littérature et société canadienne-française » — ce qui touche déjà à l'idée de développement culturel.

Vu le thème retenu, les participants au second colloque de la revue sont principalement des critiques littéraires, dont trois de Laval. Les écrivains Hubert Aquin et Claude Jasmin ont aussi été invités à commenter les exposés de Michel Van Schendel, Gilles Marcotte et Jean Filiatrault, sur l'amour, la religion et la révolte dans la littéraire romanesque. Sauf Jean-Charles Bonenfant, alors chargé de cours, aucun professeur de la Faculté n'y participe. Du département, seuls Falardeau et Dumont présentent une communication, la première commentée par Marcel Rioux et la seconde, par Jeanne Lapointe, de la Faculté des lettres — et ancienne étudiante de l'École du père Lévesque. Les cinq autres professeurs signent toutefois, dans l'ordre alphabétique, le texte d'une enquête collective (dont le maître d'œuvre est vraisemblablement Martin) sur « le statut de l'écrivain et la diffusion de la littérature », basée sur des données quantitatives et sur des entrevues auprès d'écrivains et d'éditeurs. Retenons-en que « 1955 [...] marque un point tournant dans toute la production du livre » ou que, « depuis 1957-1958, on assiste à un « renouveau » » ; que les éditeurs sont assez sévères devant le déferlement de jeunes auteurs, qui écrivent mal, s'engluent dans le défoulement sexuel et soumettent des textes insuffisamment travaillés ; « que l'avenir de la littérature, ici, est lié à une transformation radicale de la société ».

« Le romancier [...] pousse jusqu'à leur limite des destinées dont il a trouvé des indices dans son expérience [...], il décrit comme vraisemblable ce qu'il a pressenti comme possible. » L'univers romanesque apparaît alors comme la société « transposée [...] recomposée [...] transcendée » : la société possible. Falardeau base sur ces prémisses une analyse des « milieux [121] sociaux dans le roman canadien-français contemporain », effectuée sur un corpus de vingt-huit romans, publiés de 1938 à 1962. Il y repère notamment un clivage entre la famille bourgeoise, « où le personnage important est le père », et la famille ouvrière, dominée par la mère ; la faible importance du milieu de collège contrastant avec la présence surprenante de l'hôpital ; la persistance du personnage de l'écrivain, qui « incarne l'ambition la plus résolue d'émancipation sociale ». « Cette société, conclut-il, est de plus d'une façon insulaire. » Le décalage de classes et de générations qui y apparaît, par contre, « ne révèle-il pas aussi des cassures définitives dans notre continuité historique et des tentatives existentielles d'une nouvelle prise de possession d'un univers depuis longtemps désenchanté ? » Le texte sera reproduit dans Notre société et son roman, publié chez H. M. H. en 1967.

Le « beau texte » de Dumont, souligne le commentateur, « tout illuminé du dedans par un certain lyrisme de l'abstraction », expose trois perspectives de méthode constitutives d'une sociologie de la littérature : étude des œuvres singulières en tant qu'idéologies ; genèse de la fonction littéraire ; « éclairage de la démarche sociologique par les œuvres ». Le premier point fait écho aux travaux sur les idéologies, auxquels Dumont est en phase de donner une place marquante au département. Le second particularise le modèle global société traditionnelle/société technologique, mis à la base de l'enseignement au département et qui forme l'armature du Lieu de l'homme. Le troisième converge vers la problématique de Falardeau sur la littérature comme société possible, comme « indispensable dénonciatrice de déterminismes ». Ce texte sera lui aussi repris dans un recueil d'articles : Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l'homme, publié également chez H.M.H., en 1971.

3. La nation contre les classes

À son arrivée au Département de sociologie de Montréal, Marcel Rioux a encore eu l'idée de profiter du 5e congrès mondial de sociologie, qui doit se tenir à Washington en septembre 1962, pour organiser une rencontre de l'Association internationale des sociologues de langue française, fondée par Georges Gurvitch. Il fait part du projet aux collègues de Laval, qui se montrent intéressés, à condition qu'une partie des événements aient lieu à Québec. L'initiative de Rioux n'aboutit que deux ans plus tard. Vu que le département de Laval occupe encore le haut du pavé, et considérant que le président Gurvitch tient son directeur en estime toute particulière, c'est au Lac Beauport qu'a lieu le 5e congrès de l'A.I.S.L.F., du 29 septembre au 4 octobre 1964, soit quelques mois seulement après le colloque sur la [122] littérature. Yves Martin, qui travaille alors avec Marcel Rioux à la publication de leur recueil sur la French Canadian Society, en est le grand organisateur.

Le colloque du Lac Beauport porte sur les classes sociales. Les actes sont publiés dans les Cahiers internationaux de sociologie (XXXVIII et XXXIX), la revue de Gurvitch, mais les communications québécoises sont reproduites dans le numéro 1, 1965, de Recherches sociographiques. On y trouve des textes de Falardeau, Rioux, Dumont et Fortin (plus une étude de Dofny sur les aspirations à la mobilité sociale des ouvriers de la métallurgie, qui ne fait pas partie des actes du colloque) ; retenu vraisemblablement par les travaux de la Commission Parent, Rocher n'y est pas.

Rioux avait déjà publié, en 1962, un article conjoint avec Dofny sur « les classes sociales au Canada français », resté classique pour avoir donné le jour au concept de « classe ethnique », « mais sans que sa naissance soit l'occasion d'unanimes réjouissances [28] ». Il revient ici sur les rapports entre conscience ethnique et conscience de classe. Réaffirmant la thèse que la première conditionne la seconde, il veut surtout pointer le phénomène nouveau du passage de la conscience ethnique à la conscience nationale : du Canada français comme culture, au Québec comme société industrielle et comme État. Toujours sensible à « ce qui est en train de naître », Rioux se trouve ainsi à donner ses lettres de créance scientifique au néo-nationalisme qui commence alors à émerger de l'idéologie modernisatrice de 1960. La question nationale n'en suscite pas moins une empoignade lorsqu'un précurseur du Général, l'anthropologue Jacques Berque, vient offrir aux Québécois l'analogie avec la décolonisation nord-africaine, ce qui lui vaut une rebuffade suisse pour ingérence dans les affaires internes des « Canadiens ».

Tout en prenant acte de l'émergence du néo-nationalisme ou du Québec comme « État de la société canadienne-française », les trois sociologues de Laval s'en tiennent au thème des classes sociales, qu'ils abordent dans une perspective historique. Dans sa communication au colloque « situation de la recherche », Dumont avait proposé quatre grandes voies d'approche à l'étude de la société globale, dont les idéologies et les classes sociales. Il synthétise ici ces deux avenues — dont la seconde recoupe en fait chacune des trois autres — dans une étude sur « les représentations idéologiques des classes au Canada français », qui débouche sur la question de la bourgeoisie. « Nous assistons présentement à l'émergence d'un néo-nationalisme [123] [où] le thème de la quasi-identification de la nation et de la classe prolétarienne redevient à la mode. » La redéfinition de la société globale dépend toutefois du statut qu'on y donnera à la bourgeoisie : ralliement au nationalisme de la grande bourgeoisie d'origine canadienne-française ou « développement social qui économise la constitution d'une bourgeoisie nationale pour s'appuyer sur des élites déjà existantes dans notre milieu mais à qui fait défaut encore une idéologie coordonnatrice ». Falardeau débouche sur un diagnostic fort voisin, au terme de son étude historique sur « l'origine et l'ascension des hommes d'affaires dans la société canadienne-française ». On ne peut appliquer le terme de bourgeoisie à cette « catégorie socialement visible », car « son rôle historique sur le plan de l'idéologie et du leadership a été à peu près nul ». Par contre, l'ascension récente des hommes d'affaires « au sommet de notre structure oligarchique les rapproche intimement du pouvoir politique ». Reste à savoir quelle correspondance s'établira entre leur idéologie et celle « d'autres catégories dominantes qui participent déjà à la définition d'une société en train de découvrir son vrai visage ». Quant à Fortin, il fait valoir comment le « phénomène crucial » de la consommation empêche la formation d'une conscience de classe en milieu rural comme en milieu ouvrier : « le producteur aussi bien que le citoyen sont encore à prendre conscience d'eux-mêmes » ; « l'idée d'autogestion est, à toutes fins pratiques, inexistante ».

4. L'ère des technocrates

Le colloque de Recherches sociographiques, en 1966, porte sur une autre des quatre grandes voies de recherche sur la société globale : le pouvoir (système politique, élites, autorité...). Le projet a été préparé par Dumont et Fortin, et l'organisation est assumée par Montminy, qui a remplacé Martin au poste de rédacteur. Tous les professeurs du département, sauf un, sont encore mis à contribution pour une communication ou un commentaire, alors que la sociologie de Montréal n'est représentée que par Jacques Brazeau et Jacques Dofny, qui assument respectivement un exposé sur « les nouvelles classes moyennes » et un commentaire. La contribution des professeurs de la Faculté (de science politique, surtout) prédomine aussi sur celle des universitaires montréalais. Par ailleurs, on a attribué la responsabilité de deux communications et d'un commentaire au docteur Camille Laurin (alors à l'Institut Albert-Prévost) et à Claude Ryan ainsi qu'à Jean-Marc Léger, journalistes au Devoir.

La nouvelle classe dirigeante — cadres, techniciens ou technocrates — dont la présence avait tout juste été signalée au colloque du Lac Beauport, occupe maintenant le devant de la scène, dans un Québec devenu carrément [124] moderne. « Notre société est dominée par deux constellations de planificateurs et de technocrates qui s'opposent, au moins partiellement, par leurs objectifs et par leurs idéologies. L'une est issue de l'université. L'autre est issue de la grande entreprise industrielle ou financière. L'une et l'autre cherchent à contrôler l’État. » (Falardeau.) « La caractéristique essentielle du pouvoir d'aujourd'hui réside dans un déplacement : du pouvoir sur les personnes au pouvoir sur la connaissance et sur les valeurs. » (Dumont.) « Le pouvoir ne se justifie plus par le recours à une valeur ou à une force externe à lui-même mais plutôt par sa rationalité interne en fonction des objectifs à atteindre [...] il faut une compétence. » (Fortin.)

De l'expérience du B.A.E.Q., qui a vu s'affronter élites locales, techniciens de la planification et animateurs populaires, Fortin a tiré l'idée d'une « société démocratique de développement », dont il expose ici, sous un mode qui se veut positif, une première ébauche. (La version développée, prévue pour servir d'introduction au rapport de la Commission Castonguay, mais finalement reléguée en annexe, sera publiée en 1970, sous le titre : la Société de demain : ses impératifs, son organisation.) Le projet de société de Fortin part d'une observation : « une affirmation croissante, dans tous les domaines, d'une volonté de participation aux décisions » : embryons de gouvernements régionaux, conseils consultatifs auprès des ministères, conscientisation des citoyens par l'animation sociale... Le problème qui se pose alors aux technocrates est de savoir allier leur valeur fondamentale d'efficacité/rationalité avec la valeur démocratique de la participation. Sauront-ils attendre l'unanimité de la population dont ils ont besoin pour travailler efficacement ? ou choisiront-ils de s'en passer devant l'urgence des besoins immédiats ? Le problème de la société postindustrielle revient donc à allier les revendications populaires aux exigences techniques, ce qui serait le nouveau rôle du sociologue et ce qui exige une nouvelle sociologie.

Tout comme pour le concept de « classe ethnique », la naissance du projet de société démocratique de développement ne sera pas « l'occasion d'unanimes réjouissances ». La nouvelle génération de sociologues issus de Laval fera bientôt valoir que la participation, loin d'être une nouvelle forme de démocratie, en est plutôt le contraire, et que, loin de s'opposer à la « société technocratique de bien-être », ce modèle n'est qu'une version sophistiquée de la société-machine, apte à s'adapter automatiquement à son environnement [29]. (Ces critiques valent certainement pour la participation, [125] telle qu'elle s'est réalisée dans les faits, mais pas nécessairement pour l'utopie sociale de Fortin, à laquelle on pourrait plutôt reprocher d'être doublement hégélienne : en partant du postulat que c'est par la participation à l'État que les hommes sont libres ; en supposant que la démocratie puisse dépasser la technocratie tout en l'englobant.) Pour l'instant, le commentateur Jacques Dofny fait état de trois objections : l'idée d'une société postindustrielle, tout aussi homogène que la société traditionnelle mais définie par les valeurs de la science et de la raison, saute par-dessus le présent ; il est abusif d'accorder aux techniciens une vision exacte de l'avenir ; les élites actuelles ne se nourrissent pas d'une philosophie de l'égalité ou de l'unanimité mais du principe de compétition et de libéralisme. À quoi font écho quelques commentateurs de Laval. La rationalité n'est pas une valeur susceptible de créer une nouvelle cohérence culturelle : à défaut de mécanismes de définition de valeurs communes, le Québec modernisé, sécularisé, « risque d'être une société stationnaire, où tout le monde a raison mais où il n'y a pas de politique commune, ou encore, une société totalitaire, où le pouvoir se charge d'imposer à tous les valeurs collectives » (Corrivault). Sous-jacente à l'idée d'un nouveau rôle pour le sociologue, c'est la tentation technocratique qui pointe l'oreille : la seule façon de répondre aux besoins de notre temps est de faire notre métier d'hommes de science (Doutreloux).

5. Une ville à inventer

Dès le printemps 1966, les professeurs du département décident des thèmes des trois prochains colloques de la revue. Pour le premier, on regroupe les questions de la société traditionnelle et de l'urbanisation, prévues antérieurement pour 1964 et 1966 ; en 1970, les débats porteront sur le développement et, en 1972, sur les idéologies et les mouvements sociaux.

Organisé par Lessard et Montminy, le colloque de 1968 ne porte finalement que sur l'urbanisation, renvoyant ainsi aux calendes grecques la question de la société traditionnelle — thème sans doute un peu hors d'ordre en cette conjoncture de modernité. Certaines des communications prévues au programme n'ont pu être données ou reproduites dans les actes, et les exposés, cette fois, ne sont pas commentés. De sorte que la publication ne regroupe que neuf communications (contre douze en 1966), en plus des brèves réflexions d'une table ronde, d'un « essai de synthèse » et d'une volumineuse « bibliographie des villes du Québec », établie par Lessard. La contribution des professeurs du département est en outre plus [126] limitée : deux communications seulement, outre la participation de Fortin et de Dumont à la table ronde et l'exposé de conclusion, confié cette fois à André Lux — le seul à n'avoir pas pris une part active au colloque de 1966.

C'est Fortin qui assume l'exposé d'ouverture, sur « le Québec : une ville à inventer » : combinaison d'observations positives et de vision utopique, qui synthétise plusieurs aspects de sa pensée. Il part du postulat que la pensée scientifique se rapproche de la pratique politico-sociale, que le déterminisme « cède le pas au volontarisme sociétal » et que la tâche de la sociologie est désormais prospective. « Je voudrais que ce colloque [...] recherche les innovations sociales encore mal définies qui contiennent déjà l'embryon des institutions futures possibles. » Quant à l'urbanisation, Fortin fait d'abord valoir qu'elle n'a pas été historiquement le produit de l'industrialisation ; la ville postindustrielle n'a alors pas davantage « à faire du centre un lieu de concentration des activités de production et de consommation de masse [mais plutôt] un lieu de création intellectuelle et un lieu de fête ». Il revient en outre sur l'idée que la distinction rural/ urbain ne veut plus rien dire, le Québec étant devenu « une immense ville à concentration variable », faite d'agglomérations et de villes-régions à faible concentration, où les jeunes ruraux sont de mentalité souvent plus moderne que les citadins. Il fait finalement appel à son modèle de participation et à l'idée de gouvernement régional pour parachever la transformation du Québec en société moderne, en allant jusqu'au bout du processus d'urbanisation. « Il est d'ailleurs trop tard pour choisir autre chose. Nous sommes condamnés à être créateurs. »

La vision prospective de Fortin ne rallie pas d'emblée les esprits. Pour le géographe, « l'œkoumène québécois se compose de deux types d'espaces fondamentalement différents » : la plaine de Montréal et le reste de la province (Louis Trottier). L'économiste fait valoir que la concentration est une variable majeure : elle accroît le pouvoir de choix, « ce qui explique son attrait pour les agents économiques » (Marcel Daneau). Fernand Dumont, de son côté, s'inscrit en faux contre le rêve d'un Québec de part en part urbain — « nos contemporains ont besoin qu'existent quelque part une vraie campagne et d'authentiques paysans » — tout en réclamant un déplacement de la recherche « vers l'analyse minutieuse de la culture urbaine ». Et dans son exposé de synthèse, Lux met en évidence la nécessité de distinguer entre les phénomènes qui relèvent de l'opposition rural/ urbain, de l'opposition traditionnel/moderne ou du clivage de classes sociales — pour conclure qu'il serait « plus réaliste [...] de concevoir le milieu urbain moins comme le diffuseur d'une culture autonome que [127] comme le « révélateur » de problèmes qui tissent le devenir global d'une société historique en quête d'une destinée encore incertaine ».

6. La crise du développement

Le colloque sur l'urbanisation sera le dernier de la série, les deux directeurs de Recherches sociographiques ayant décidé d'en rester là. Ils donnent pour raison que la recherche est désormais suffisamment développée pour que la revue puisse s'approvisionner sans se mettre en grandes dépenses d'organisation. Effectivement, celle-ci vivra sur son erre d'aller dans les années soixante-dix, alors que les professeurs du département n'y publient que très peu, surtout dans la première partie de la décennie : seulement sept des quatre-vingt-dix-neuf articles ou notes parus entre 1970 et 1975, la part du département s'élevant à 20 pour 100 avec treize textes d'étudiants — à 35 pour 100, si on inclut les anciens étudiants. (Il ne serait pas exact d'en déduire que les deux tiers des textes proviennent directement de l'extérieur, car ces chiffres incluent quelques numéros thématiques rassemblés par un professeur ou un ancien du département, dont Marc-Adélard Tremblay en 1970.)

La question du développement, qui devait faire l'objet du colloque de 1970, aboutira ainsi à Montréal, lorsque paraîtra, en 1973, un gros recueil de textes présentés par Gabriel Gagnon et Luc Martin (frère de l'autre), sur Québec 1960-1980. La crise du développement. Le projet de « société démocratique de développement » de Gérald Fortin y est reproduit en larges extraits ; les deux auteurs y voient « une première ébauche », qu'ils prétendent « compléter en la précisant ». Le département de sociologie de Montréal se place ainsi à la pointe de la réflexion en matière de développement social. Car il a connu durant les années soixante une croissance « encore plus sensationnelle » que celui de Laval et il n'a plus rien d'un parent pauvre.

Au printemps 1968, Jacques Dofny, alors directeur du département de Montréal, propose à Falardeau et Dumont de transformer Recherches sociographiques en revue disciplinaire et d'en faire une publication conjointe des deux départements. Bien que l'idée soit parfaitement conforme à leur projet initial, ceux-ci refusent, incitant plutôt les collègues de Montréal à fonder une revue théorique, s'ils en voient le besoin — la revue de Laval demeurant alors pluridisciplinaire et axée sur la société québécoise. Comme mécanisme de concertation, on convient que les responsables de chaque revue feront statutairement partie du comité de rédaction de l'autre ; ces comités de rédaction n'existeront toutefois jamais que sur papier, de sorte [128] que les deux revues fonctionneront de façon complètement indépendante. Sociologie et sociétés paraîtra deux fois l'an, à compter de 1969, et s'orientera rapidement vers la formule des numéros thématiques, qui permet une plus grande diffusion. Faisant largement appel à la collaboration de sociologues étrangers, elle se différenciera de Recherches sociographiques non pas tant par un contenu plus théorique qu'à titre de carrefour international plutôt qu'interdisciplinaire.

La décision de renoncer aux colloques de Recherches sociographiques n'est sans doute pas étrangère à l'apparition d'une revue concurrente ; mais elle semble surtout refléter une perte de feu sacré imputable à tout un ensemble de facteurs conjoncturels. Quoi qu'il en soit, cette décision entérine ou provoque le déclin du leadership intellectuel de la sociologie à Laval. Moins du fait que la réflexion pour une part théorique en provenance de Montréal apparaisse désormais comme le discours sociologique légitime : parce que la sociologie perd ainsi sa fonction de convergence et de synthèse auprès des autres sciences humaines. Dans les années soixante, « Recherches sociographiques était le modèle pour les jeunes historiens en formation », à qui elle offrait « cette merveilleuse ouverture sur les sciences humaines », en raison de cette volonté de la sociologie « d'insérer l'étude du Québec contemporain dans une dimension historique [30] ».

7. La conscience historique

Des quatre grandes voies de recherche que distinguait Fernand Dumont en 1962, celle du système d'éducation scolaire n'a jamais été abordée que de façon incidente au Département de sociologie de Laval, qui a pourtant fourni sa grosse part d'expertise au ministère de l'Éducation — à commencer par Yves Martin. C'est que ce domaine était depuis longtemps couvert à P École de pédagogie et d'orientation, par Arthur Tremblay, relayé ensuite par Pierre-W. Bélanger à la Faculté des sciences de l'éducation, ainsi que par Guy Rocher au département de Montréal. Dumont y a néanmoins fait une incursion au début de la décennie, en dirigeant notamment quelques thèses de maîtrise sur les idéologies scolaires ; mais ce sera pour déboucher sur cette autre voie d'approche à la société globale : les idéologies et l'historiographie.

[129]

Comme le souligne l'historien Paul-André Linteau, la dimension historique a été, dès les débuts, une des caractéristiques majeures de la pensée sociologique à Laval. Elle est constamment présente chez Falardeau, soutenant en 1962 que « les recherches à venir vaudront ce que vaudra notre perspective historique et notre information sur le passé » ; on la trouve dans les divers colloques de Recherches sociographiques ; elle caractérise la pensée de Fernand Dumont, centrée sur l'idée de « conscience historique ». Celui-ci profite alors de la fondation de l'Institut supérieur des sciences humaines, en 1967, pour faire alliance avec les historiens, en la personne de Jean Hamelin, maître à penser au Département d'histoire. Ils mettent sur pied un séminaire conjoint sur les « idéologies au Canada français », qui regroupe des étudiants des deux départements et auquel collabore Jean-Paul Montminy, ainsi que Fernand Harvey, un assistant qui a la double formation d'historien et de sociologue. Le séminaire durera quatre ans, couvrant successivement les périodes 1850-1900, 1900-1930, 1930-1940, 1940-1960. Les travaux seront publiés en six tomes, parus aux Presses de l'Université Laval entre 1971 et 1982. En 1971, le séminaire sur les idéologies sera relayé par un projet de plus grande envergure sur « les mutations du Québec contemporain » ; on peut y voir les grands axes d'un nouveau programme de développement pour la sociologie des années soixante-dix, où sont privilégiées les « questions de culture [31] ».

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Le Département de sociologie de Laval a été affecté comme bien d'autres par les troubles étudiants de la fin soixante et par le marasme collectif d'octobre 1970. Avec la sécession de l'anthropologie et le départ de son deuxième chef de file en sociologie du développement, il est encore plus mal en point pour affronter, au début de la décennie, la concurrence d'une nouvelle revue à Montréal et d'un nouveau département à l'UQAM, où les intellectuels marxistes font une entrée en scène bruyante et remarquée. Deux professeurs auront encore quitté, fin des années soixante-dix : Paul Bélanger, passé à l'UQAM, et Yvan Labelle, retourné au Brésil ; d'excellentes recrues se seront aussi désistées. L'Institut supérieur des sciences humaines [130] agonise au tournant des années quatre-vingt, faute d'un leader prestigieux en mesure de faire contrepoids aux politiques institutionnelles de l'université, avec lesquelles ce type de structure cadre mal. Car Fernand Dumont, président-fondateur de l'Institut québécois de recherche sur la culture depuis 1979, n'a plus au département qu'une présence restreinte. Jean-Charles Falardeau prend sa retraite en 1982...

Période de déclin et fin du leadership sociologique de Laval ? ou plutôt conjoncture de vaches maigres ? Quinze autres professeurs, sans compter ceux qui sont déjà repartis, auront rejoint l'équipe en 1988, parmi lesquels de nouveaux maîtres à penser. Après la grève des professeurs de Laval, à l'automne 1976, on verra la relève reformuler les questions, investir dans de nouvelles recherches, rédiger livres et articles, élargir les réseaux d'échange scientifique, réinsuffler un dynamisme à la revue...

Le Département de sociologie n'arrête donc pas de vivre en 1970 et de faire une histoire qu'il vaudrait la peine de raconter, quand ces années seront suffisamment refroidies. Il restera aussi à évaluer l'impact d'une réflexion dont l'influence a largement débordé les frontières du milieu académique, et à dégager les traits caractéristiques d'une tradition de pensée originale.

Nicole Gagnon.


NOTICES BIOGRAPHIQUES

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Nicole GAGNON

Elle est née à Mont-Joli le 27 juillet 1938. En 1957, elle termine son baccalauréat au Collège des Ursulines de Québec et obtient successivement, en 1961 et 1962, une maîtrise es arts en philosophie et une maîtrise en sociologie à l'Université Laval. Au cours de son séjour à Paris, de 1964 à 1967, elle a suivi des cours en sémiologie à l'École pratique des hautes études et fait un diplôme d'études supérieures en psychologie sociale à la Sorbonne. Elle enseigne au département de sociologie de l'Université Laval depuis 1967 et est professeur titulaire depuis 1982. Elle occupe, en outre, le poste de rédacteur de Recherches sociographiques depuis 1969. Elle a été membre du Bureau de direction de l'Association internationale des sociologues de langue française de 1982 à 1985 et cofondateur d'un groupe international d'étude sur l'approche biographique en sociologie. Elle est actuellement chercheur associé et membre du comité des publications de l'Institut québécois de recherche sur la culture. Elle a publié plusieurs articles sur les méthodes, notamment en France, en Belgique et aux États-Unis, et elle est coauteur, avec Jean Hamelin, de l'Homme historien (1979), ainsi que de Histoire du catholicisme québécois. Le XXe siècle, I. 1898-1940, qui lui a valu un prix du gouverneur général pour 1984.



* Les informations dont la source n'est pas autrement indiquée proviennent principalement d'une boîte d'archives léguée au Département de sociologie par Jean-Charles Falardeau, et qui contient des procès-verbaux de réunions de département, des programmes de cours, des listes et dossiers d'étudiants, des mémoires, un peu de correspondance et quelques notes manuscrites ; cette documentation couvre la période 1943 à 1968. D'autres documents ont été consultés aux Archives de l'Université. Plusieurs informations proviennent de Recherches sociographiques, sans que ce soit toujours indiqué. Je me suis aussi servie ponctuellement de quelques entrevues inédites ou ad hoc auprès de certains des acteurs concernés, ou de mes souvenirs personnels. Merci à Jean Gould, qui a collaboré au travail de documentation, et aux collègues du département pour leurs remarques sur le manuscrit.

[1] Georges-Henri LÉVESQUE, Souvenances, I, entretiens avec Simon Jutras, Montréal, La Presse, 1983, p. 313.

[2] Maurice Halbwachs, « Chicago, expérience ethnique », Annales d'histoire économique et sociale, IV, 1932 ; repr. dans Y. Grafmeyer et I. Joseph (édit.), l'École de Chicago, Paris, Aubier Montaigne, 1984, p. 287.

[3] Everett C. Hughes, « Regards sur le Québec », dans Jean-Charles Falardeau (édit.), Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses universitaires Laval, 1953, p. 217.

[4] Jean-Charles Falardeau, « Présentation », dans Horace Miner, Saint-Denis : un village québécois, Montréal, H.M.H., 1985, p. 4.

[5] Jean-Charles Falardeau, « La génération de la Relève », Recherches sociographiques, VI, 2, 1965, p. 123.

[6] Marcel Fournier, « L'institutionnalisation des sciences sociales au Québec », Sociologie et sociétés, V, 1, 1973, p. 43.

[7] Jean-Charles Falardeau, « Antécédents, débuts et croissance de la sociologie au Québec », Recherches sociographiques, XV, 2-3, 1974, p. 147. (La Sociologie au Québec.)

[8] Jean-Charles Falardeau, « Léon Gérin : His Life and Work », dans Laurier Lapierre (édit.), Four O'Clock Lectures, Montréal, McGill University Press, 1966, p. 68.

[9] Jean-Charles Falardeau, « Antécédents, débuts et croissance de la sociologie au Québec », loc. cit., p. 148.

[10] Gérald Fortin, « La sociologie urbaine au Québec : un bilan », Sociologie et sociétés, IV, 1, 1972, p. 8.

[11] Guy Rocher, « Témoignages », dans F. Dumont et Y. Martin, Imaginaire social et représentations collectives. Mélanges offerts à Jean-Charles Falardeau, Québec, Presses de l'Université Laval, 1982, p. 39. (Recherches sociographiques, XXXIII, 1-2, 1982.)

[12] Guy Rocher, « Itinéraire sociologique », Recherches sociographiques, XV, 2-3, 1974, p. 243. (La Sociologie au Québec.)

[13] Guy Rocher, « Témoignage », loc. cit.

[14] Gérard Bergeron, « Itinéraire sociologique », Recherches sociographiques, XV, 2-3, 1974, p. 234.

[15] Guy Rocher, « Itinéraire sociologique », loc. cit.

[16] Hubert Guindon, « Réexamen de l'évolution sociale du Québec », dans Marcel Rioux et Yves Martin (édit.), la Société canadienne-française, Montréal, H.M.H., 1971, p. 164.

[17] Jean Blain, « Économie et société en Nouvelle-France [...] la voie des sociologues », Revue d'histoire de l'Amérique française, XXX, 3, 1976, pp. 331-332.

[18] Albert Faucher, « La dualité canadienne et l'économique : tendances divergentes et tendances convergentes », dans Mason Wade (édit.), Canadian Dualism/ La dualité canadienne, Toronto et Québec, University of Toronto Press/ Presses universitaires Laval, i960, p. 230.

[19] Mason Wade, « Conclusions », dans Canadian Dualism, op. cit., p. 147.

[20] Jean-Charles Falardeau, « Les Canadiens français et leur idéologie », dans Mason Wade, op. cit., p. 25.

[21] Jean-Charles Falardeau, « Mariage de raison : A perspective on French-English relations in Canada », Food for Thought, X, 10, 1949.

[22] Jean-Charles Falardeau, « Les Canadiens français et leur idéologie », op. cit.,, p. 32.

[23] Léon Dion, « Le nationalisme pessimiste. Sa source, sa signification, sa validité », Cité libre, 18, novembre 1957 ; cité par Jean Blain, loc. cit., p. 337.

[24] Jean Blain, loc. cit., p. 324.

[25] Jean-Jacques Simard, « Le chemin de croix : nation et sciences sociales au Québec », dans G. Rocher et al., Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1984, p. 521.

[26] Fernand Dumont, « Itinéraire sociologique », Recherches sociographiques, XV, 2-3, 1974, pp. 257s.

[27] Guy Frégault, Chronique des années perdues, Ottawa, Leméac, 1976, 251 p.

[28] Jacques Brazeau, « Les nouvelles classes moyennes », Recherches sociographiques, VII, 1-2, 1966, p. 152. {Le Pouvoir dans la société canadienne-française.)

[29] Jacques Godbout, la Participation contre la démocratie, Montréal, Saint-Martin, 1983, 187 p. ; Jean-Jacques SlMARD, la Longue Marche des technocrates, Montréal, Albert Saint-Martin, 1979, 198 p.

[30] Paul-André LlNTEAU, « Débat », Recherches sociographiques, XXV, 1-2, 1984, p. 139. (Situation de la recherche sur le « Canada français », 1962-1984.)

[31] Voir Nicole Gagnon, « Les sociologues de Laval et les questions de culture », dans G. Rocher et al, Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec, op. cit., pp. 221-231.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2019 11:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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