RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L'INVENTION DU 21e SIÈCLE (oct. 2007)
Première partie. Chapitre 1.


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Robert Fossaert, sociologue économiste, L'INVENTION DU 21e SIÈCLE. (2007). Paris: livre inédit, 12 octobre 2007. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 16 octobre 2003, de diffuser cette oeuvre sur ce site]

Première partie – Le "milliard d'hommes" 

Chapitre 1 

Les inconnues des "milliards d'hommes"

(février 2007) 

 

Une multitude de chocs majeurs
Les abîmes du savoir social 

 

Quand Jules Romains publia, en 1938, son Verdun, [1] il fit grand usage du "million d'hommes", cette matière que les États-majors avaient coagulée au long des divers fronts de la guerre de 1914-18. Des années de "guerre d'usure" en arrachèrent des "copeaux" humains par milliers, avant que les pilonnages de Verdun hissent les dégâts jusqu'à la dizaine de milliers de tués par mois, si ce n'est par semaine – et parfois par journée… 

En ce temps-là, le "milliard d'hommes" échappait à l'entendement des humains, car le monde en son entier en comptait à peine deux, y compris la très vaste Asie, presque ignorée du "vrai" monde qui était européen (et devenait américain). Un demi-siècle plus tard, l'explosion démographique préoccupait les gouvernants aux populations déjà riches. Le monde se remplissait un peu partout, il apprenait à compter par "milliards d'hommes", les deux milliards et demi de 1950 faisaient place aux six milliards de la fin du siècle. Le gros demi-milliard qui s'est ajouté à ce total entre 2000 et 2007 sera vraisemblablement suivi de trois nouveaux milliards d'ici le milieu du 21e siècle. Cette année-ci, il mourra environ 60 millions d'humains, mais il en naîtra 135 millions, soit un gain net de 75 millions : une grosse France pour une seule année. Mais sur la lancée actuelle l'écart annuel entre les naissances et les décès va continuer de se réduire, jusqu'à s'annuler ou davantage encore. Les démographes dont l'art s'est affiné tout au long du 20e siècle s'attendent maintenant à ce que la population mondiale atteigne un plafond de neuf à dix milliards d'ici quelques décennies, sans doute peu après 2050, après un quadruplement en un siècle. 

Faisant usage des meilleures estimations prévisionnelles, l'Inventaire du 21e siècle qui est disponible sur le présent site, a consacré un dossier [2] à ces dernières décennies de l'explosion démographique et à la répartition de leurs résultats entre les diverses régions du système mondial. J'invite le lecteur à s'y reporter, car ces données forment la toile de fond des réflexions qui vont suivre. En effet, les "milliards d'hommes" déjà dénombrés ou prochainement attendus forment des chaines d'interdépendance d'une longueur et d'un volume tels que d'immenses problèmes parfois insoupçonnés vont se poser dans toutes les sociétés. Les peuples et les gouvernements tarderont et peineront à s'y ouvrir l'esprit. On peut se représenter ce qu'est un État – comme la Chine ou l'Inde – dépassant le "milliard d'hommes" à son échelle propre, mais il faut un réel effort pour s'imaginer ce que deviendra la pauvre et parfois famélique Afrique qui, elle aussi, dépassera bientôt le "milliard d'hommes", sans disposer d'une expérience étatique aisément adaptable à cette échelle. La réflexion doit redoubler pour qui considère la densité de peuplement des diverses régions mondiales. Sans trop de surprise, l'Asie bat presque partout les records, sauf dans sa partie occidentale, c'est-à-dire dans le tumultueux Proche et Moyen-Orient où elle ne dépasse que d'un gros tiers la densité européenne. La surprise devient manifeste lorsque l'on constate que l'Afrique est d'une densité comparable à celle de l'Europe et de 10 % supérieure à celle de l’Amérique latine – où l'Europe a déversé tant des siens et a transplanté tant d'Africains. Mais c'est à propos de l'Amérique du Nord que l'étonnement atteint son maximum, car cette région sept à huit fois moins dense que les diverses Asies et presque moitié moins chargée que l'Afrique, est de loin la moins dense. Son rang change peu quand on défalque le grand nord canadien et les immenses Montagnes Rocheuses (ainsi que les zones semi-désertiques des autres régions du monde), si bien qu'il faut presque ranger cette riche Amérique du nord aux côtés de l'Australie, parmi les États "où il y a beaucoup de place" et qui sont "assez riches" pour accueillir sans trop d'efforts financiers de multiples nouveaux "millions d'hommes". La surprise redouble lorsqu'on cherche où se trouvent les quartiers urbains à très forte densité qui soient organisés et administrés de façon "vivable" : pour le moment quelques villes hollandaises partagent cet honneur avec Singapour, mais non avec Hong-Kong ni avec le Bronx new-yorkais, zones où la densité du peuplement est du même ordre, car la riche Amérique et la Chine encore pauvre y maîtrisent mal le devenir urbain. Sans compter l'épouvantable spectacle qu'offre presque partout la longue litanie des mégalopoles. Au reste, le problème n'est pas à juger principalement à l'échelle des bidonvilles ou des quartiers urbains un peu plus avenants, car à ce stade, on atteint presque le terminus d'une longue liste de malheurs dont la sur-urbanisation est l'un des aboutissements. En effet, le cœur du problème concerne l'aptitude des divers types de société à faire en sorte que le contrôle des naissances, l'éducation des enfants, la socialisation des jeunes adultes ; le fonctionnement des principaux autres rouages sociaux et l'évolution des mentalités dont les "milliards d'hommes" de tous âges sont porteurs, deviennent compatibles avec un ordre social qui ne se dégrade pas, et qui, même, continue de progresser cahin-caha vers un certain supplément de bien-être pour la majeure partie de la population mondiale. [3] Bref, il faudrait analyser toutes les sociétés en tous leurs aspects économiques, politiques et culturels, pour se représenter clairement ce à quoi notre monde doit s'attendre du fait de l'inversion démographique annoncée. Je vais effleurer cette tâche immense, en passant en revue, une vaste liste de problèmes qui se rapportent tous au devenir démographique de la planète. Les principales omissions de ce parcours, nullement exhaustif, concerneront les problèmes de la guerre auxquels j'ai déjà consacré trois investigations dont les résultats sont disponibles sur le présent site. [4] 

 

Une multitude de chocs majeurs 

 

Une question sera longuement débattue au cours des prochaines années : celle du ou des "milliards d'hommes" qui viendraient s'ajouter aux 9 à 10 milliards annoncés par les démographes. Le fait est que l'on compte aujourd'hui 35 pays, presque tous situés en Afrique sub-saharienne où les femmes donnent encore naissance à 5 enfants, en moyenne. En se prolongeant, une telle procréation entraînera encore une forte natalité quand ces filles aujourd'hui plus nombreuses que leurs mères seront devenues nubiles, même si toutes appliquent un plus strict contrôle des naissances. De tels exemples se répéteront sans doute pendant quelque temps. Mais ceci ne dément pas l'hypothèse retenue par les démographes, car ils ont en vue une réduction mondiale moyenne des naissances, laquelle continue de s'accélérer. Des baisses massives de la fécondité s'enregistrent dans des pays tels que l'Iran, l'Algérie ou la Turquie où on ne les attendait pas de sitôt. Le Maghreb et une partie du Proche et Moyen-Orient rejoint ainsi les vastes régions d'Amérique latine et d'Asie orientale où la stabilisation démographique est en bonne voie, tandis que les pays d'Europe et d'Amérique du nord où une décrue de la population se dessine parfois, sauf à être masquée par une forte immigration. Ainsi les débats se centreront de plus en plus sur le poids relatif, dans la population mondiale, de certaines régions "retardataires" (africaines notamment). Ces régions souffriront plus longtemps des surcharges liées à leur population exubérante, feront éventuellement peser des menaces plus graves sur leur voisinage et des demandes plus vives sur les ONG et les agences internationales qui leur porteront secours. Bref, le surcroît de difficultés pourra être durable, mais il sera localisé. À l'échelle mondiale, le retournement sera acquis, l'explosion démographique fera place dans un nombre croissant de pays à une stabilisation, voire à une régression démographique, comme il en est déjà maints exemples, du Japon à l'Allemagne. 

Peut-être le choc principal tiendra-t-il à l'inégale expansion des classes d'âges différents. Les graphiques qui illustrent les divers types de population se présentent toujours comme des empilements de tranches d'âge, les dernières nées tout en bas et, de proche en proche, les plus âgées jusqu'au sommet. Quand la population se stabilise, les tranches d'âge tendent à devenir égales et, donc, leur graphique devient rectangulaire, mais si le déficit des naissances perdure, les classes les plus jeunes sont moins nombreuses que celles de leurs parents et grands-parents, si bien que le graphique prend peu à peu la forme d'un triangle inversé, c'est-à-dire porté par sa pointe. Tel est le mouvement que l'on peut observer au Japon et qui est déjà bien amorcé en Allemagne ou en Italie, etc. 

En 2000, les plus de 60 ans comptaient pour 10 % de la population mondiale, mais leur pourcentage aura plus que doublé en 2050. Dans ce total, l'Inde suivra presque la moyenne mondiale, tandis que le Japon, premier champion du contrôle démographique, qui comptait déjà 23 % de plus de 60 ans en 2000, dépassera les 42 % en 2050. Le mouvement se généralisera peu à peu, la population vieillira en chaque pays, mais avec d'énormes décalages d'une région à l'autre. Ainsi, par exemple extrême, l'Europe qui compte aujourd'hui 16 % de "vieux" (plus de 65 ans) ne sera rejointe par l'Afrique – qui compte, aujourd'hui 3 % de tels "vieux" – que durant le 22e siècle. En attendant, l'Afrique déborde de "jeunes", c'est-à-dire de moins de 15 ans : d'est en ouest, ils forment presque la majorité de la population (42 à 46 %), tandis qu'au nord et au sud de ce continent leur part est déjà voisine du tiers. Que de massacres sont à craindre, dus aux tourments de ce monde ultra-juvénile, sous-scolarisé et exposé au désœuvrement ! Que d'enfants-soldats seront levés dans cette masse entraînable vers toutes sortes d'aventures. L'un des périls majeurs du 21e siècle est là, j'y reviendrai. 

Le danger devient plus manifeste encore si l'on regarde les principaux agrégats humains, c'est-à-dire les villes, bidonvilles et autres mégalopoles où les hommes sont souvent entassés. En effet, nous vivons actuellement une période où la moitié de la population mondiale devient urbaine, après quoi le déclin relatif des populations rurales va se poursuivre, et sans doute s'accélérer. Le changement est déjà très sensible. Les villes qui assemblaient 29 % de la population mondiale en 1950 et 37 % en 1975, atteignaient les 47 % en 2000 ; elles dépasseront les 60 % avant 2030. À cette dernière date, l'Europe et les Amériques en leur entier dépasseront les 80 % d'urbains, tandis que l'Asie et l'Afrique auront atteint les 54-55 %, non sans des inégalités régionales encore persistantes. Stadtluft macht frei [5] disait-on des communes d'Europe occidentale qui s'émancipèrent des seigneuries rurales aux 10e-12e siècles et amorcèrent ainsi une chaîne de transformations politiques dont les républiques bourgeoises* [6] sont aujourd'hui la lointaine conséquence. Mais rien ne garantit que le difficile affaiblissement des seigneuries latifondiaires du Brésil et d'autres "républiques" latino-américaines, comme des émirats et sultanats asiatiques et des chefferies africaines faiblement agrégées conduira un peu partout à une semblable évolution. [7] L'avenir politique des masses urbaines densément juvéniles devra s'inventer. 

L'une de ses inventions s'affiche déjà sous la forme d'un exil aventureux et parfois héroïque vers des eldorados lointains. Le temps n'est plus aux grandes migrations de hordes, chassées par des coalitions rivales ou par des empires en formation qui déclenchèrent ce que les médiévistes français appellent "les grandes invasions" alors que leurs collègues allemands, mieux inspirés, désignent ces mêmes poussées comme des Völkerwanderungen, des errances de peuples à la recherche de nouveaux sites. Il se pourrait néanmoins qu'on découvre des mouvements de même nature, à regarder de plus près les dernières coulées de peuples qui sont parties des régions soudanaises et sont parfois venues mourir, au 19e siècle, devant les mitrailleuses d'une armée britannique affermissant son Afrique du sud ou qui résultent, aujourd'hui encore, des turbulences guerrières de toute l'écharpe africaine qui s'étale du Soudan aux Grands Lacs et à la République du Congo (ex-Zaïre) pour atteindre le Liberia ou la Guinée. Toujours est-il que la mise en place des peuples dans un réseau étatique assez stable est loin d'être achevée en Afrique, si bien que – jointe à l'énormité des générations juvéniles – elle laisse présager de rudes tempêtes sur la majeure partie de ce continent ; Les Amériques ont connu d'autres variantes de ces brassages de peuples dans les vastes plaines peu densément peuplées et non contrôlées par les empires qui ont cristallisé jusqu'au 15e siècle, à l'abri des montagnes du Mexique et des Andes. Leur peuplement s'est profondément modifié, par l'apport des colonies espagnoles, anglaises et autres et surtout par les brassages que ces colons d'abord peu nombreux ont organisé pour peupler d'esclaves africains les plantations des Caraïbes et du sud, puis pour susciter la grande ruée migratoire des 19e et 20e siècle qui a déversé des millions de familles venues de toute l'Europe, ruée qui s'enrichit de nouveaux flux d'origine asiatique. Encore faut-il prendre en compte les migrations de voisinage qui drainent beaucoup de Latino-américains vers la frontière mexicaine ou les îles caraïbes, portes d'entrée malcommodes vers les États-Unis. De même les archipels atlantiques de l'Espagne et diverses îles méditerranéennes sont assaillis par des apports croissants d'Africains venus d'un peu partout et cherchant à entrer en Europe, tandis que d'autres flux venant d'Asie s'efforcent de transiter par les Balkans ou la Turquie, etc. À vrai dire, les migrations clandestines qui remplacent désormais les transferts esclavagistes et coloniaux de jadis dessinent des itinéraires complexes et changeants selon les obstacles rencontrés et les espérances très inégales offertes par les pays pris pour cibles. Leur géographie est sensible, en outre, aux commodités éventuelles des transports internationaux, qu'ils soient routiers ou ferroviaires, mais aussi maritimes et aériens. D'autant que l'activité marchande des passeurs de clandestins est inventive, sinon scrupuleuse : ses méthodes relèvent souvent plus du banditisme que de la fraude. 

D'une intervention de Michel-Louis Lévy à l'Université de tous les savoirs que dirige le philosophe Yves Michaux [8], j'extrais quelques remarques judicieuses : "Le fonctionnement migratoire de la planète est aujourd'hui organisé en vastes systèmes autour des pôles de la mondialisation (Amérique du nord, Europe occidentale, Japon) et de certains États du Moyen-Orient, détenteurs de la rente pétrolière, avec des sous-systèmes de drainage des flux à l'échelle régionale, autour des nouvelles puissances économiques en Asie du sud-est ou vers la République d'Afrique du sud… (Ces) migrations sont aujourd'hui majoritairement motivées par la recherche du travail et l'attrait d'activités moins pesantes et plus rémunératrices." À quoi Lévy n'oublie pas d'ajouter que "les migrants sont aussi sollicités… (par) les mondes des universités et de la formation, des affaires, de l'informatique, de la médecine, du sport, … (etc.). Pour n'oublier aucune des turbulences massives qui agitent les populations, il évoque également l'exode rural, [9] les "retours au pays" des retraités ou les mouvements pendulaires entre le domicile et le lieu de travail. 

Pendant de longues décennies, la politique de l'immigration restera des plus délicates. L'accueil et le rejet illimités sont également intenables. La Suède et le Canada qui tiennent quasiment portes ouvertes sont protégés par un froid dissuasif pour beaucoup, à quoi le Canada ajoute un accès souvent commode vers les États-Unis. Ces derniers qui sont la cible la plus visée sont équipés d'une législation permissive-répressive gérée par une armée de garde-côtes, une police de l'immigration et une administration locale qui oscille entre la férocité et la complaisance, au gré d'intérêts variables. Sur terre, ils gendarment leur longue frontière avec le Mexique où ils allongent et rehaussent de temps à autre les "murs" de barbelés ou de gadgets électroniques qui complètent les barrages naturels, il est vrai peu efficaces. Au total, l'accueil légal et l'entrée clandestine donnent chaque année à ce pays un renfort substantiel, abondé de temps à autre par des régularisations d'étrangers en situation irrégulière si bien qu'au total, il demeure le plus gros utilisateurs d'immigrés, en quoi ils prolongent l'histoire de leur peuplement aux 19e et 20e siècles. L'Union Européenne qui devient, elle aussi, une destination très prisée serait dans une situation analogue à celle des États-Unis, si elle était suffisamment unie. En fait, il lui faut tenir compte d'héritages coloniaux que les ex-métropoles gèrent différemment, de turbulences que ses agrandissements saccadés ont plusieurs fois renouvelées [10] et de refus tels celui de l'Angleterre retranchée dans son île. [11] En 1990, un traité signé à Schengen avait certes prévu d'unifier l'espace européen pour ce qui est de la libre circulation des travailleurs et de la gestion des candidats à l'immigration. Visa unique, contrôle par le pays de première arrivée, normes bien établies pour les passages ultérieurs vers d'autres pays de l'Union : tout cela était précisé. Huit ans plus tard, un traité d'Amsterdam complétait celui de Schengen en transférant des États nationaux aux institutions communautaires le soin de réglementer l'immigration. Mais les États, nouveaux venus dans l'Union, les réticences non résorbées des autres États et surtout l'absence d'une administration et d'une police européennes font qu'une réglementation qui se voulait commune s'applique mal. 

De ce fait, l'Europe pratique plus que les États-Unis la recherche de freins à l'immigration. Après les hausses de prix pétroliers de 1973-75, elle avait tenté, notamment en Allemagne et en France, d'offrir une "aide au retour" aux immigrés, mais les candidats ont été rares et les fraudeurs ont réduit leur effectif réel. Le bâti d'écluses par accord avec des États d'approche, tel le Maroc ou la Libye, a provoqué maints incidents, parfois mortels et a finalement créé de nouveaux détours : ainsi les barques qui traversaient le détroit de Gibraltar ont été remplacées par des pirogues naviguant vers les Canaries avec des risques aggravés. Et ainsi de suite : les Africains venus du Nigeria ou du Ghana qui tentent de s'installer en Turquie où ils rejoignent des Pakistanais et des Asiatiques venus de plus loin encore subissent un sort comparable, tout comme les Afghans qui se replient vers les républiques d'Asie centrale ou les confins indiens. Etc. 

Avec des cibles qui varient peu à peu, mais où la Chine et l'Inde ne figureront pas de sitôt, des marées humaines affluent "vers un avenir meilleur", y atteignent finalement, non sans perdre beaucoup des leurs en chemin, puis en refluent parfois, chassés par la répression ou la nostalgie de leurs origines et finissent, néanmoins, par déposer de nouvelles couches d'arrivants dans les communautés de même provenance, déjà installées dans les pays cibles où s'étoffent, de la sorte, des chapelets diasporiques dont certains fournissent, une ou deux générations plus tard, de nouveaux contingents d'assimilés ou d'intégrés aux peuples établis de longue date dans les pays "d'accueil". Ainsi se poursuit le mouvement brownien des migrants dans un système mondial en effervescence démographique. Il se poursuivra longtemps encore, à la recherche d'un travail, d'une vie meilleurs, d'une société plus pacifique, mais beaucoup moins souvent à la recherche d'une terre nourricière. 

En effet, la famine et la sous-alimentation qui provoquent, certes, des mouvements de population parfois massifs, ne sont néanmoins pas une cause majeure d'émigration lointaine et durable, car les familles et les communautés qui en souffrent, fuient un péril saisonnier ou temporaire, mais gardent une "faim de terre" à satisfaire dans leur région d'origine. L'émigration vers les Europes et les Amériques ne vise pas à de telles satisfactions. L'Afrique subsaharienne est la région du monde où la sous-alimentation se prolonge le plus, car les progrès de la production agricole y sont partiellement effacés par l'énorme surcroît de population. C'est aussi la région où les aléas climatiques provoquent d'occasionnelles famines, rapportées par les télévisions du monde entier. L'émotion populaire incite alors à raviver les programmes onusiens ou nationaux d'aide alimentaire, mais n'encourage guère les actions d'effet plus lent, mais de portée plus durable qui stimuleraient le contrôle des naissances. Cette myopie de l'assistance internationale, jointe aux ravages de guerres tenaces en cette Afrique [12] aboutit à la persistance de famines et d'une sous-alimentation qui ne peuvent être imputées à une insuffisance intrinsèque des capacités productives mondiales et régionales. Le monde en voie de "surpeuplement" ne périra pas faute de production agricole, comme on le craignait encore au milieu du 20e siècle. Mais des millions d'hommes périssent et périront faute d'un ordre public stabilisant les populations rurales et favorisant leur productivité. Bref, la famine, c'est le prix du non-État. [13] 

En effet, les travaux de la FAO [14] ont régulièrement mesuré le recul des effectifs sous-alimentés dans toutes les régions "sous-développées" du monde, en veillant à en apprécier la proportion, laquelle rapporte les disponibilités alimentaires à l'effectif des populations. Leur conclusion, régulièrement renouvelée est qu’"au niveau mondial, on dispose du potentiel de production nécessaire pour satisfaire la demande", affirmation que la FAO projette, sans hésitation jusqu'à l'horizon 2015 / 2030. Les craintes principales se transportent vers la qualité et la quantité des régimes alimentaires. Les troubles sanitaires dus aux excès affecteront bientôt plus d'individus que les insuffisances non encore résorbées par suite d'incapacités étatiques. La même sérénité se dessine pour ce qui est des stocks mondiaux, lesquels semblent de nature à éviter les carêmes et autres ramadans, sacralisés depuis des millénaires par des églises. La seule production qui devient défaillante est d'ordre piscicole, car la haute mer est labourée par des navires-usines qui raclent jusqu'aux bas fonds, tandis qu'en toutes régions l'artisanat des pêcheurs locaux se laisse mal discipliner, si bien que les captures annuelles excèdent le croît naturel et mettent en péril la survie de nombreuses espèces. Le développement d'une aquaculture en sites protégés tarde à pallier cette déficience. En sa majeure partie, l'espace marin n'est soumis à aucun pouvoir autre que celui de traités internationaux, mal obéis par maints États et très mal gardiennés par leurs "polices". Le grand large n'est pas seulement une métaphore applicable aux firmes capitalistes qui s'ébrouent en activités ultralibérales, c'est aussi le site matériel bien défini d'activités où la propriété des moyens de production n'a pas, en face d'elle, de pouvoirs politiques aptes à la contenir. 

Dans certaines régions du monde, notamment en Afrique, en Asie du sud-est, la déforestation prend des proportions qui sont jugées dangereuses soit pour des raisons écologiques (espèces ravagées, climats affectés), soit pour des raisons proprement culturelles et politiques (habitat ruiné de certaines microsociétés forestières, expansion d'une agriculture industrielle aux dépens de petites paysanneries, etc.). Cas par cas, la cause est débattue sans que des conclusions bien généralisables puissent être tirées. Les exemples d'exploitation méthodique et pérenne des richesses forestières donnés par la Suède et le Canada ne semblent pas avoir fait l'objet de transpositions nombreuses et pertinentes en d'autres régions, pour d'autres espèces utilisées à des fins plus diverses. Mais, en revanche, les exemples de surexploitation sauvage et mercantile abondent d'autant plus qu'ils concernent des pays pauvres, mal organisés, vulnérables à toutes les corruptions. Il est donc probable qu'en cette matière, comme dans la plupart des cas précédents, le problème tient à l'inexistence ou à la tiédeur du pouvoir politique et à sa fréquente inaptitude à harnacher les firmes géantes. 

Avant de quitter les ressources naturelles, une réflexion générale doit être soulignée. Pour qui observe la part des régions dans le commerce mondial de ces ressources, force est de noter que l'Amérique du nord, le Japon et surtout l'Europe s'y taillent la part du lion. C'est dire que les protections et les subventions dont jouissent les productions agricoles et agro-industrielles des pays concernés faussent le commerce mondial sans que les conférences de l'OMC aient pu y porter remède jusqu'ici. Elles ont aussi pour effet d'infléchir ou d'abîmer, voire de tarir diverses productions d'autres continents, au détriment des paysanneries locales et des balances commerciales des États concernés. L'affaire déborde d'ailleurs des productions alimentaires, comme le montre l'exemple du coton où les subventions nord-américaines écrasent les chances de maints pays dont, pourtant, le climat est particulièrement favorable à cette riche plante. 

Une autre ressource naturelle, tout à fait vitale est à considérer enfin : c'est l'eau qui sert à tout, la vie des humains, comme la marche de leurs industries et l'irrigation des agricultures comme le fonctionnement des villes et le confort des habitats (du moins quand ils sont bien équipés). Si les taux de consommation par tête, aujourd'hui observés en Amérique du nord et en Europe se généralisaient à toute la population mondiale, l'industrie d'adduction et de purification des eaux devrait devenir l'une des toutes premières branches d'activité à l'échelle planétaire. En fait, elle le deviendra à mesure que la Chine et l'Inde rejoindront les standards occidentaux et seront suivis par un nombre croissant de pays "sous-développés". Encore faudra-t-il savoir dégager en temps utile de judicieuses priorités en faveur d'une hygiène qui résorbe les risques sanitaires, plus que pour l'usage dispendieux de cette ressource, par exemple dans des applications hautement consommatrices sous certaines latitudes : les terrains de golf de Californie gaspillent la ressource autant que les irrigations mal conçues de terres tropicales arides. À quoi s'ajoutera probablement un tout autre problème qui résultera du réchauffement climatique que la "communauté internationale" n'a pas su enrayer jusqu'ici, guidée qu'elle était par l'égoïsme des puissances les plus riches. Un progressif relèvement du "niveau de la mer" rendra inondables de longs rivages côtiers, souvent très peuplés, notamment au Japon, en Chine, en Inde, comme dans les péninsules et les îles asiatiques et du Pacifique, et les rivieras de la Méditerranée et de la Mer Noire, sans compter les basses eaux de la Mer du Nord et de la Baltique et la majeure partie des rivages côtiers et insulaires des Caraïbes et des basses côtes de Nouvelle Angleterre ou du Brésil. Ce tour du monde des inondations n'est pas encore une certitude, mais il présente déjà une haute probabilité, laquelle sera actualisée par les habituels typhons ravageurs du Bengale et leurs cousins ouragans, si féroces dans le Golfe du Mexique, tandis qu'en maints endroits, des villes submergeables, moins exposées que la Nouvelle-Orléans risquent de connaître le sort de cette dernière. Tout l'art des Hollandais bâtisseurs de hautes digues ne suffira pas à maîtriser cette calamité mondiale, si sa probabilité se convertit en certitude, d'autant que maintes terres intérieures, exposées aux fontes de glaciers et aux dérèglements des crues fluviales souffriraient également. Je n'évoque pas cette perspective pour sur-dramatiser les périls menaçant des "milliards d'hommes". Même si elles adviennent avec une "faible intensité", les calamités climatiques doivent être envisagées en sachant bien que la population est particulièrement dense en bordure des fleuves et des mers. Au total, il se pourrait que la grande industrie des eaux ne soit pas au siècle prochain, celle des approvisionnements et des épurations, mais bien celle des protections. 

Toutes les activités économiques vont être profondément affectées par l'arrivée, en quelques décennies, de trois ou quatre "milliards d'hommes" supplémentaires, puis par une stagnation démographique suivie par un lent recul de la population mondiale qui pourrait être de l'ordre d'un ou deux "milliards d'hommes" durant les siècles suivants. Mais cette dernière poussée de l'explosion démographique, suivie par une inversion plus ou moins durable ne frappera pas les sociétés actuelles de façon homogène. Les chocs et contre-chocs produiront des impacts locaux parfois très contrastés. C'est pourquoi, il importe d'observer de façon ouverte, mais critique, les politiques démographiques déjà connues – telles celles de l'immigration. 

Lorsque Poutine envisage de créer des sortes d'allocations familiales et d'autres aides aux familles en vue d'accroître le nombre de leurs enfants, pour enrayer le déclin démographique que subit une Russie démoralisée par les secousses de l'après-stalinisme, il renouvelle une politique initiée par la France après les massacres guerriers de 1914-18. Ce faisant, il commet une erreur grave, car la Russie est certes un espace apte à porter un supplément de population, mais la poursuite de son rétablissement économique gagnerait à se doubler d'un rétablissement politico-culturel qui l'ouvrirait à une large immigration de populations d'Asie centrale et du Caucase, partiellement russifiées au temps de l'URSS. On pourrait, à cet égard, prolonger le parallèle avec la France d'après 1918 qui eut été bien inspirée d'appliquer alors, de bonne foi et à grande échelle, un "Algérie, c'est la France", au lieu de s'épuiser quelques décennies plus tard à imposer ce même projet, mais à contre temps du devenir mondial. Or le système mondial actuel est riche de situations non point identiques à celles que je viens d'évoquer, mais où le flux ou le reflux démographiques s'inscriront dans des conjonctures politiques régionales parfois lourdes de tensions belligènes et d'autres fois riches d'opportunités bénéfiques à tous égards. Bref, une saine gestion des péripéties démographiques à venir exigera des gouvernements beaucoup d'audacieuse inventivité et un prudent freinage des excitations nationalistes. 

Sous un tout autre angle, on observe depuis quelques décennies l'importance croissante des envois de fonds effectués par les émigrés à destination de leurs familles restées au pays. Ce mouvement, préfiguré par de rares "oncles d'Amérique" dont le décès arrosait des héritiers européens est devenu un flux continu, par exemple des États-Unis vers plusieurs pays d'Amérique latine ou encore de la France vers ses ex-colonies, en particulier du Maghreb. Plus récemment, tandis que perduraient les flux en provenance des États-Unis et d'Europe occidentale ou centrale [15], l'Europe orientale et l'Asie centrale sont à leur tour devenues d'importants producteurs d'émigrés et, donc, des récepteurs de fonds transmis par ces derniers aux familles. À l'échelle mondiale, le phénomène est d'une ampleur telle que la Banque Mondiale consacre de réels efforts à l'évaluation des sommes ainsi transférées, car leur ampleur rejoint ou dépasse celle des capitaux affectés aux mêmes destinations par les donneurs "d'aide internationale". Malgré leurs efforts, les banques commerciales captent mal ces flux qui transitent souvent par des filières amicales ou parentales, voire frauduleuses, et qui ne se concrétisent pas à leur terminus par des crédits bancaires d'investissement, car les familles destinataires en consomment une bonne part et n'en investissent qu'une petite fraction en habitats modernisés pour la retraite des émigrés, et en petits commerces. C'est seulement à partir du moment où le microcrédit familial ou de voisinage, dûment stimulé par de très modestes banques spécialisées se répand (à partir de l'exemple indien) tandis que de très modestes coopératives se chargent de bâtir des habitations, équipées d'eau courante et du minimum d'électricité que fournissent des pompes alimentées par des cellules voltaïques qu'une chance de développement s'étend aux communautés dépourvues d'émigrés les "approvisionnant". J'insiste sur ces très fragmentaires exemples, car il est évident que les prochains "milliards d'hommes" comprendront une large fraction de miséreux dans des régions encore peu entraînantes, si bien qu'une confiance aveugle dans les capacités d'action et de développement mises en œuvre par les firmes multinationales, les entreprises d'initiative locale et les investissements même les mieux orientés des agences étatiques ne suffiront pas, avant longtemps, à rendre tous les "milliards d'hommes" bénéficiaires d'un progrès, fût-il très inégal. 

Chocs multiples ? La puissance relative des économies nationales se modifie à vive allure, tant par l'effet du décollage des vastes États asiatiques que par l'expansion ultra-rapide des firmes multinationales qui, sans perdre leurs racines nationales étendent partout leurs prolongements. Employées ou non, les capacités militaires des États changent si vite que leur hiérarchie en sera bouleversée. Dans ce contexte turbulent, la croissance démographique, de plus en plus inégale, demeure galopante en Afrique et au Proche-Orient, comme en Inde et en Asie du sud-est, alors que des freinages, puis des reculs de population se dessinent dans un nombre croissant de pays, à commencer par l'Europe et les Amériques qui rejoignent la trajectoire esquissée par le Japon, dès le milieu du 20e siècle. Dynamisme et anémie démographiques s'entremêlent en combinaisons variées, cependant qu'un peu partout l'âge moyen des populations s'allonge, tandis que les proportions respectives des plus jeunes et des plus âgés diaprent diversement ces variantes et que les lignées familiales, diversement tordues, s'entre croisent en figures plus complexes et moins serrées. Souvent même, les repères générationnels imposés par l'histoire globale des sociétés l'emportent sur les liens familiaux. [16] En outre, une émigration déjà énorme se traduit par la formation dans tous les pays de communautés d’étrangers diversement répartis et organisés. Ce monde marbré de minorités, de diasporas et même de touristes peine à comprendre ce qui lui advient, car ses langages usuels, forgés dans le cercle étroit d'entreprises, dans le superficiel des voyages ou dans le brouhaha des medias ne porte pas une culture commune, enrichissable par des savoirs de plus en plus élaborés et irriguée par des appareils étatiques et idéologiques eux-mêmes éclairés par ces savoirs. Là est le problème majeur du 21e siècle : le monde des sociétés change de plus en plus vite, mais la connaissance qu'il a de lui-même prend un retard croissant. 

 

Les abîmes du savoir social 

 

Le système mondial capitaliste s'est transformé au début du 20e siècle, quand les empires européens se sont vainement entrechoqués. Il a subi une deuxième mue au milieu de ce siècle, quand le duel entre les États-Unis et l'URSS s'est bloqué en un match nul où les ex-puissances européennes et leurs colonies ont souvent fait de la figuration. À la fin du siècle, le match nul s'est dénoué, comme au sumo, par l'effondrement de l'un des lutteurs, si bien qu'un nouvel avatar du monde capitaliste prend forme, sous un gardiennage américain qui peine à endiguer des mutations économiques, politiques et culturelles partout sensibles. À s'en tenir aux actions des États, aux reviviscences des religions et surtout aux effervescences de l'économie et de la finance, on voit se dessiner des tendances contradictoires, des transformations complexes, des novations et des effondrements dont il est difficile de supputer la résultante à l'échelle du 21e siècle. L'empilement de nouveaux "milliards d'hommes" qui va se prolonger pendant encore un demi-siècle, alimente de diverses façons ces mouvements profonds des structures sociales, sans qu'on puisse le comparer à cette lave qui fermente au noyau de notre planète et produit d'occasionnelles éruptions volcaniques. Comparaison n'est pas raison, les interactions de "milliards d'hommes" ne ressortissent à aucune géologie, mais relèvent de sciences sociales qui les hiérarchisent d'ailleurs fort mal. 

Les réflexions précédentes pourraient être enrichies d'aperçus multiples, tant la gamme des interactions semble inépuisable. Ainsi, après avoir observé à très grands traits les migrations qui sillonnent le système mondial, j'aurais pu évaluer le poids des hommes vivant loin de leur terre natale et supputer sa probable amplification pour constater qu'en France – par exemple – 24 % des enfants d'aujourd'hui ont au moins un grand parent qui naquit loin de ce pays, proportion qui va croître tout au long du siècle et en bien d'autres pays que la France. Ou bien, faisant droit à une phobie parfois excitée à des fins politiques déraisonnables, j'aurais pu comparer les graphiques démographiques des pays européens (qui prennent la forme rectangulaire des populations quasi-stationnaires) avec les graphiques des 25 pays établis du Proche et Moyen-Orient aux rivages atlantiques de la Mauritanie [17] dont la silhouette est un triangle isocèle couronné d'une mince flèche, comme autant de Monts Saint-Michel, ce qui correspond à une surcharge de classes juvéniles. Ou encore, j'aurais pu noter que dans des pays aussi calmes que la Suède ou la Hollande, la présence, ici, de deux secrétaires d'État "issus de l'immigration" et, là, d'une ministre "noire", perturbe l'ordre public, si l'on en croit une minorité des citoyens de ces contrées fermement démocratiques. Mais il est inutile de s'appesantir sur de telles considérations qui jugent de la "démographie politique" du "milliard d'hommes" par des aspects, certes révélateurs, mais néanmoins marginaux. 

Mieux vaut concentrer l'attention sur ce qui transforme la vie quotidienne d'à peu près toute la population mondiale. Certes, ce mouvement n'a pas commencé partout en même temps et progresse de façon inégale. Il gagne à peine les peuples encore écrasés de misère et d'exubérance démographique. Mais les novations déjà accomplies en de multiples domaines, dans un nombre sans cesse croissant de pays et les aspirations qui pointent partout ailleurs soumettent la culture commune*, [18] en toutes régions, à des novations et à des torsions dont la relative variété régionale ne peut cacher la fréquence partout répandue, à un décalage générationnel près : jamais la quotidienneté ne s'est aussi vite modifiée, jamais les habitudes ancestrales n'ont été soumises à d'aussi rudes épreuves, jamais la sagesse des nations (ou des anciens ) n'a subi autant de démentis. 

Pour que le lecteur en juge convenablement, je l'invite à se souvenir de ce qu'était le monde "normal" aux yeux de ses grands-parents et arrière-grands parents, y compris les écarts à la norme qui, sans être ouvertement approuvés, étaient néanmoins connus et tenus pour des exceptions regrettables ou tolérables. En prenant un tel repère, il est facile de percevoir que le monde d'aujourd'hui et de demain est en plein bouleversement pour tous les individus. Je vais négliger maints domaines évidents, tels l'alimentation, l'habillement, l'habitat, l'équipement domestique et multi-médiatique, l'automobile et l'avion, les loisirs et les voyages, etc. pour centrer le regard sur ce qui concerne les lignages de la parenté et de l'alliance, autrement dit sur cette partie des chaînes d'interdépendance entre humains à laquelle Lévy Strauss accorde une importance primordiale. 

Le mariage ordinaire fait place à toute une gamme de familles monoparentales, homoparentales, "pacsées" ou "classiques" dont la formalisation (coutumière, civique, religieuse ou autre) n'est plus de règle. Sa durée moyenne est souvent inférieure aux durées de vie normales de couples dont la longévité biologique s'allonge considérablement. De ce fait, les enfants sont pris dans un entrelacs de lignages où la parenté des frères ou sœurs (ou "demis") mêle plus de deux lignes et où les liens de l'alliance, les cousinages de tous degrés, peuvent foisonner en diverses directions. Tandis que les juristes de l'état-civil, de la propriété et de l'héritage s'emploient à démêler ces écheveaux – dont la complexité redouble d'une génération à la suivante, dans des sociétés où quatre, voire cinq générations biologiques pourront survivre "ensemble" – les magistrats et les législateurs sont obligés de dire le droit au regard de situations imprévues. La complexité n'est pas moindre quand on quitte le "nid familial" ou ce qui en tient lieu pour accompagner les enfants dans les premières étapes de leur vie sociale, à commencer par l'école, le village ou le quartier, avant d'aborder les moments ultérieurs de leur socialisation où la parentèle, les loisirs, l'argent, le sexe, les voyages, la poursuite des études, l'accès au travail, etc. sont eux aussi saisis par un tourbillon de nouveautés mêlées à des traditions qui perdurent vaille que vaille. Je ne listerai pas les têtes des chapitres à consacrer à chacun de ces points, pas plus que je n'explorerai les à-côtés des axes principaux, qu'il s'agisse de l'avortement, de l'eugénisme, des modes d'exercice des soins, sans compter les troubles liés – en certaines civilisations – aux mariages forcés plus ou moins juvéniles, aux polygamies, aux infanticides – des filles notamment – aux assassinats "familiaux" pour échapper aux normes de la dot et de son remboursement, aux mutilations sexuelles, etc. Je délaisserai de même les particularités du divorce, du statut des femmes divorcées ou répudiées, du sort des conjoints évincés, etc. 

Certes, il faut laver mes remarques de ce qu'elles ont de trop "occidental" (par leur objet ou par le regard jeté vers d'autres civilisations), pour faire place aux multiples variantes qui, du Japon à l'Inde, à la Chine et au reste de l'Asie viendront en enrichir le répertoire, comme l'Amérique latine oblige déjà à pondérer les usages "américains" tandis que les Afriques quelque peu européanisées par leurs colonisateurs imposent à ceux-ci maints effets en retour. Il serait déraisonnable de préjuger du stock de révolutions culturelles qui viendront interférer avec les mutations économiques et politiques déjà amorcées de par le monde, mais il n'est pas douteux que maints chocs seront rudes, surtout quand des contre-chocs viendront en compliquer les effets. Soit l'exemple de la France heureuse des années 1945-1975 qui convertit presque tous ses paysans en actifs de l'industrie et des villes et qui, trente ans plus tard, assiste aux effets ravageurs de délocalisations industrielles "imprévues" par presque tous ses spécialistes des "sciences sociales". Ainsi, la France sans paysans [19] devient une "France sans ouvriers" (au sens usinier et "ouvriériste" du terme). Mais ne peut-on entrevoir, dès aujourd'hui "Une Chine sans paysans", quelque part vers la fin du 21e siècle ou le début du suivant ? Et se soucie-t-on des autres chocs auxquels sera exposée cette Chine qui, déjà, est labourée par une révolution sans précédent de sa géographie économique ? Or, il n'y a aucune raison de s'en tenir à la Chine, fût-elle en passe de devenir la principale puissance du monde, car c'est l'ensemble du système mondial, enflé de plus de 4 "milliards d'hommes" au cours du 20e siècle et promis à 3 ou 4 milliards supplémentaires qui est le cadre de vie de nos populations, françaises et autres, déjà promises à une durée de vie qui fera du siècle une mesure banale. 

Vastes autant qu'urgentes, de telles questions devraient nous amener à enrichir considérablement nos moyens d'investigation du réel social. Il faudrait, en premier lieu, faire droit à une distinction essentielle pour éviter que trop de bons esprits se perdent en recherches sur le n'importe quoi. Distinction qui invite à séparer aussi nettement que possible la nature, l'homme et la société comme domaines à explorer. 

Aucun de ces domaines n'est maîtrisable par une science sûre, comme si un savoir absolu ne pouvait jamais le saisir en son entier, chacun s'ouvre sur un abîme d'ignorance dont chaque gain de savoir révèle l'immensité. Ainsi du réel naturel auquel l'humanité a prêté les propriétés magiques et mythiques dont nos religions, nos philosophies et toutes nos autres sagesses portent trace. De savoir-faire rustiques et autres en réflexions empiriques peu à peu vérifiées, la soupe physico-chimique qu'est la nature assemblée en galaxies où notre planète est logée est devenue concevable comme siège d'une évolution où du minéral, du végétal et de l'animal prolifèrent diversement. Il ne se passe plus d'année que ce que je dis là, dans un langage aussi vieux que moi, ne soit enrichi de concepts nouveaux. Bref, il existe des sciences de la nature, idéologies foisonnantes et finement raffinées, qui néanmoins ne feront jamais taire toutes les idéologies invérifiables d'âge antérieur. Qui plus est, les fronts de recherche les plus avancés se déploient aux frontières d'un inconnu sur lequel elles projettent des lueurs incertaines, comme si "l'origine du monde", le "temps" du "big bang" et l’"espace" (élastique ou non) étaient choses quasi connues. Derechef, je parle un langage vieillissant, alors que des idiomes mathématico-physiques dûment informatisés disent de façon beaucoup plus subtile des choses beaucoup plus justes, sinon toutes vérifiables. Et ainsi de suite ad vitam aeternam, la vie étant elle-même une notion que l'on doit re-conceptualiser de temps à autre. 

Il y a de même un réel humain dont on oublie trop aisément qu'il est d'abord et à jamais un élément du réel naturel, un pur amas de molécules assemblées en organes, eux-mêmes groupés en organismes individuels. Ce réel n'est pas fait d'hommes, mais d'une espèce animale que l'évolution naturelle a singularisée, après qu'elle eût naturellement atteint un degré de complexité supérieur à celui des autres primates. On fait grand cas, non sans raisons, des particularités dont cette espèce a tiré parti : un corps diversement employé et un cerveau complexifié des millénaires durant, un appareillage sensoriel engagé dans une infinie dialectique avec ce cerveau, un ensemble de gestes et de grognements peu à peu affinés beaucoup mieux qu'en d'autres espèces animales. On connaît la suite, du travail et du langage à l'écriture, etc. Mais on la connaît encore mal, car les hordes ou groupes de l'espèce animale-humaine ont sans doute tâtonné, des millénaires durant, pour apprendre à former des liens plus solides ou plus extensibles que ceux des troupeaux d'autres espèces. Encore quelques millénaires et loin de tout "miracle" chaldéen, perse, grec, chinois ou d'autre farine, des bâtisses, des barques, des armes-outils, des greniers, etc. ont donné un sous-bassement durable à des sociétés plus complexe. Avec Queneau, je dirais volontiers :

 

…alors le singe devint homme,
lequel un peu plus tard décomposa l'atome…

 

mais les sciences de l'homme doivent se garder de telles plaisanteries, tant le chemin qui a conduit des bandes de l'espèce animale-humaine jusqu'aux sociétés de plus en plus complexes, assemblées en systèmes mondiaux devenant planétaires est coupé de déserts d'ignorances et de montagnes d'incertitudes. Cependant l'abîme propre aux sciences de l'homme n'est pas là. Il tient aux vertus propres du cerveau humain, résumées par le terme vague de "conscience" qui fait que cet "animal" pensant et parlant semble avoir toujours eu réponse à tout. D'aussi loin qu'on en ait trace, des légendes et des fables lui ont permis d’"expliquer" toute chose. Toujours est-il que cette savante ignorance – éventuellement productive de savoirs – se prolongera indéfiniment. Alors que les sciences de la nature (humaine) commencent à dessiner une topographie des circonvolutions cérébrales de leurs connexions neuronale et de leurs chevelures synaptiques, d'autres savoirs poursuivent avec des bonheurs divers leurs investigations psychologiques et en tirent des prolongements pratiques d'ordre pédagogique, psychiatrique, etc… Divers aspects de l'activité sociale, considérés à des échelles telles que les individus singuliers soient pleinement visibles offrent également un terrain de recherches que des "sciences humaines" de plus en plus variées labourent assidument et font parfois fructifier. Mais il arrive aussi qu'en "humanisant" de la sorte les recherches sur des phénomènes où les humains sont impliqués en quantités telles que chacun d'eux devient invisible, lesdites sciences en viennent à perdre de vue la spécificité sociale de phénomènes tels que le langage, la sexualité, l'apprentissage. Plus exactement la dualité intrinsèque des pratiques d'hominisation-socialisation empêche d'en bien spécialiser l'abord, comme si, par exemple, la psychanalyse – éclairante et efficace dans le colloque singulier d'un individu et de son analyste – pouvait extrapoler ses démarches à l'échelle des politiques nationales ou des conflits internationaux. Disant cela, j'ai en vue les tentatives de rabattre l'étude à visée scientifique des choses sociales, vers des interprétations fondées sur les caractéristiques supposées de la "nature humaine", sur les contraintes réelles ou imaginaires de la "vie humaine" et sur toutes les autres considérations faisant de "l'homme" le prototype du "milliard d'hommes" – ou même du million ou du millier d'hommes. 

Car il existe un autre domaine du réel qui, tout en étant totalement plongé dans le réel animal-humain, en déborde néanmoins vers d'autres niveaux d'organisation matérielle qui sont le propre de la société. Il faut une société pour vaincre la pesanteur en découvrant et en appliquant les lois naturelles jusqu'à exploiter des situations d'apesanteur. Il faut une société pour asseoir dans la durée les entrechocs productifs d'humains en grand nombre dans toute la diversité foisonnante de leurs pratiques. Le réel social est fait, comme le dit fort bien Norbert Elias de toutes les chaînes d'interdépendance entre les hommes, des entrelacs infiniment complexes que nouent ces chaînes. J'ajoute, mais sans m'écarter d'Elias me semble-t-il, que ce réel social est fait des objets "non naturels" et "inhumains" qui se forment de la sorte, en débordant de l'évolution physique des objets du réel naturel et en dépassant la conscience des humains qui se trouvent assemblés, entrelacés, interdépendants dans des chaînes de relations sociales formant la matière sociale proprement dite. Sauf erreur grossière de ma part, il me semble qu'en considérant cette matière que constitue le "milliard d'hommes" on peut utilement transposer la célèbre remarque de Marx : "l'anatomie de l'homme donne la clé de l'anatomie du singe". Autrement dit, le plus développé aide à comprendre ce qui l'a précédé, le plus vaste des agrégats humains – une Chine ou une Inde à un "milliard d'hommes" – aide à comprendre ce que sont ou furent les agrégats de plus en plus modestes, jusqu'à descendre au voisinage des Robinson et Vendredi qui firent rêver les intellectuels du 18e siècle européen, férus de philosophie sociale, mais en s'arrêtant nettement avant ce stade où l'homme individuel occupe presque tout le terrain, fût-ce sous les espèces d'un héros romanesque. 

Laissant aux spécialistes des amas plus proches de Robinson que du "milliard d'hommes", le soin de tracer – s'il en est une – la limite qui séparerait les sociétés rendues pleinement objectives par leur taille (et la complexité corrélative) des pré- ou proto-sociétés dont la taille trop exigüe inhiberait une telle objectivation, je me contente de souligner que toutes les sociétés incluses dans les systèmes mondiaux capitalistes du 17e siècle à nos jours, et la plupart des sociétés dont l'histoire porte trace avant cette période ont été des objets relevant pleinement du réel social. J'en viens donc à une seconde distinction qu'il faut appliquer, me semble-t-il à l'accueil fouillis des sciences sociales – et des recherches plus ou moins savantes qui n'ont pas encore clairement assis leur scientificité. En effet, il importe de discerner les sciences qui peuvent embrasser toute la matière sociale, de celles qui ne peuvent en saisir qu'un aspect particulier, aussi important soit-il. 

Tout le social se situe quelque part et en un certain temps, donc l'histoire et la géographie ont vocation à le saisir en son entier, sous leur angle propre. Encore faut-il que le géographe sache localiser la société dans la plénitude de ses attributs, ce dont il n'est pas de véritable exemple à ma connaissance, nonobstant les promesses d'une géopolitique qui sait aussi se faire géo-économie, mais tarde à s'emparer de tout ce qui ferait d'elle une pleine géo-culture (ou géo-idéologie, puisqu'à mes yeux, l'idéologie au sens où Marx, Gramsci et d’autres en ont esquissé le concept correspond en tous points et à tous égards à ce que les définitions les plus extensives de la culture s'efforcent d'envelopper). L'histoire me paraît mieux lotie à cet égard, si je considère l'exemple éminent fourni par les fresques de Braudel, par quoi j'entends non la seule Méditerranée, mais la totalité de ses écrits, y compris Le modèle italien où l'auteur embrasse quasiment toute la culture de la Renaissance européenne. Au côté de la géographie et de l'histoire, la sociologie pourrait devenir le troisième fleuron de la science apte à envelopper la totalité sociale, si elle remplissait une condition sur laquelle je vais revenir. Mais je souhaite, auparavant m'intéresser aux sciences sociales, assez évoluées, qui ne peuvent, malgré leurs prétentions occasionnelles, se saisir de tout le social en toutes ses dimensions propres : je vise ici les sciences économiques, politiques et, plus ou moins culturelles (= idéologiques). 

En effet, je tiens que les objets sociaux dont peut se saisir la science économique ne constituent pas un "morceau" ou un "niveau" de la société qui serait réellement séparable d'autres morceaux ou niveaux, mais qu'elle tend seulement à analyser la totalité sociale sous un angle particulier : celui de la production et de la distribution des subsistances nécessaires pour toute la population et pour toutes ses institutions, quelles qu'elles soient. Rien ne doit lui échapper, car les églises, les stades ou les casernes ont, comme toute autre institution, besoin d'être irrigués par l'économie, mais celle-ci ne peut connaître du social en tous ses aspects. En leur plénitude, la religion, le sport ou l'armée – pour reprendre les exemples précédents – échappent aux théories économiques quelles qu'en soient les contours et les détours. La même totalité sociale peut être saisie en son entier sous l'angle du politique, car elle relève d'un ordre social, infiniment détaillable à mesure que la société s'étend et se complique, mais néanmoins partout opérant, hormis Robinson sur son île. Le fait que "les sciences politiques" n'ont pas encore été orientées et regroupées par une science qui se veut totalisante comme "la science économique", même si diverses théorisations essaient de saisir le ou les principes communs à toute organisation sociale [20], n'empêche que celle-ci est devenue saisissable sous l'angle de l'État qui a finalement émergé du semis des chefferies à courte portée, qui n'a pas fini de s'installer (ou de se consolider) partout et qui est érodé depuis quelques décennies par des tentatives d'organisation plus enveloppantes encore, mais dont aucune n'a mûri pleinement, ni au titre des assemblées d'États comme l'ONU, ni à l'échelle des grappes d'entreprises assemblées par les groupes internationaux de firmes (FMN). Le troisième et dernier angle d'attaque de la totalité sociale est idéologique ou culturel. Il permet d'observer toutes les activités et toutes les institutions dans et par lesquelles les hommes se représentent le monde où ils vivent. Comme les hommes ne peuvent pas ne pas penser, ils se représentent nécessairement le monde où ils vivent et la vie qu'ils y mènent. Des appareils idéologiques spécialisés travaillent à l'organisation et à la diffusion de représentations raffinées à des fins particulières ; Mais ces églises, ces écoles, ces théâtres, etc. répugnent à fondre leurs dires (et les pratiques qui les accompagnent) dans une conception totalisante, si bien que les "sciences de l'idéologique ou du culturel" sont généralement obnubilées par l'ineffable singularité de leurs dires spécialisés. Les plus hardies tentent d’assembler des totalités qu'elles dénomment cultures, mais au prix de partages arbitraires auxquels n'échappent que les anthropologies attentives à toute la vie de microsociétés où de rares chamans ou sorciers tiennent lieu d'appareils culturels en voie de spécialisation. Néanmoins, toute société, à toute échelle est productrice et porteuse d'une culture commune, sédimentée des siècles durant et travaillée quotidiennement par chaque humain, du sein de laquelle émergent des appareils spécialisés qui entretiennent leurs domaines respectifs, mais ne peuvent empêcher leur contamination par la culture commune dans laquelle ils essaient le plus souvent de déverser leurs propres dires et pratiques. 

Donc, trois éclairages particuliers, – l'économique, le politique et le culturel (ou idéologique) – qui projettent leurs lumières propres sur l'ensemble social et permettent de l'éclairer pleinement. C'est, du moins, ce que tentent de faire les sciences sociales totalisantes – comme l'histoire ou la géographie – quand elles pratiquent ce triple balayage, mais il leur reste, certes, bien des progrès à accomplir pour exploiter pleinement leurs potentialités. La sociologie pourra venir à leur secours, si elle réussit à faire mûrir certaines de ses promesses. En effet, il y a chez Marx, Weber, Gramsci, Elias et quelques autres des pistes et des promesses qui, dûment exploitées, tendent à élargir considérablement la connaissance du réel social. Marx qui s'approprie Ricardo et le meilleur des historiens allemands de son temps, Weber qui range discrètement Marx aux côtés de Tönnies pour discerner les trois types fondamentaux de liaison des groupes sociaux les plus enveloppants, [21] Gramsci qui étend l'analyse inspirée de Marx à l'ensemble des activités idéologiques (de l'Église italienne omniprésente, du parti fasciste naissant et du parti communiste déjà corrompu par le stalinisme), Elias qui soude l'évolution politique et idéologique d'une société, à l'enseigne de la "civilisation des mœurs" et d'autres tels Keynes qui feint d'ignorer Marx mais s'en inspire pleinement pour hisser l'analyse de la micro-économie marchande à la macro-économie consciente du rôle économique de l'État à qui je pourrais encore ajouter le Raymond Aron de Paix et guerre entre les nations et beaucoup d'autres : tel est le bref et très incomplet palmarès des spécialistes de diverses sciences sociales qui – nonobstant leurs inclinations politiques variées – ont joué un rôle souvent fondateur d'une sociologie véritable. C'est-à-dire d'une science sociale pleinement enveloppante, qui sache utiliser les produits des sciences plus étroites ou plus spécialisées, pour conduire vers une représentation du réel social apte à embrasser jusqu'au système mondial, à traiter du "milliard d'hommes" comme de l'objet central du monde présent. 

Certes, l'énorme fatras de disciplines, rarement disciplinées, qui sont des sociologies du n'importe quoi, si ce n'est des psychosociologies de l'à-peu-près, ou des débordements de recherches économiques ou politiques, inconscientes des limitations propres à leurs éclairages particuliers, empêche beaucoup de chercheurs d'apercevoir les énormes potentialités de la lignée "sociologisante" que je viens d'évoquer et donc de réfléchir aux prolongements à donner à cette lignée, voire aux novations à lui adjoindre. Par exemple en incitant la démographie, à enrichir la conception de son objet en passant de la population là-présente à la population-qui-bouge, c'est-à-dire en s'interrogeant sur le peuplement (sans se limiter aux seules migrations qui l'intéressent déjà), puis en poussant ses investigations du peuplement vers le ou les peuple(s) qui se façonne(nt) de la sorte : elle prendrait ainsi une plus large visée historique et culturelle qui serait des plus utiles. 

Mais à l'époque où la société mondiale est soumise à l'irruption ultra-rapide de quelques "milliards d'hommes" supplémentaires et où elle est travaillée par la gestation d'un nouveau système international dans lequel la prééminence omnipotente des États-Unis ne pourra pas se maintenir, je pense qu'il conviendrait que les gouvernants (plus éveillés que la moyenne), les institutions scientifiques, universitaires ou non (un tant soit peu créatives), et les centres de réflexion épars dans les partis, les syndicats, les associations, les sociétés de pensée et les rares medias aptes à regarder l'avenir débroussaillent leurs priorités pour les toutes prochaines années, en se formant une idée claire (quoique forcément approximative) de ce qui adviendra au cours des toutes prochaines décennies, en partant d'un horizon mondial et en descendant le moins possible vers l'horizon étroit (parochial) de leurs visées quotidiennes. Quelques "milliards d'hommes" valent bien un peu de réflexion. 

Quels souhaits devraient naître de leurs réflexions ? Quelles actions devraient-ils aider à impulser ? Pour m'en tenir ici aux orientations les plus générales, sans en dégager toutes les implications politiques, je dirai :

– que les risques majeurs sont à analyser par priorité pour en différer la concrétisation jusqu'à ce qu'ils s'effacent ou pour en organiser la correction et la compensation ;
 
– que la plupart des sociétés auront à opérer d'énormes reconversions, à prévoir et à hiérarchiser, faute de pouvoir les prévenir, afin d'en préparer de longue date les remèdes progressifs ;
 
– qu'avec un dosage de doigté et de fermeté qui sera difficile à concevoir et plus difficile encore à gérer, il faudra heurter de plein front la culture commune de maints pays ;
 
– et qu'enfin ces orientations ne pourront être explorées correctement sans une mobilisation bien finalisée des sciences sociales les plus prometteuses.

 

Je vais reprendre ces quatre séries de questions, en les effleurant à peine, car leur élaboration ne peut être attendue d'un essayiste isolé qui n'est ni prophète, ni omniscient. 

Première série : les risques majeurs. Le principal est celui des convulsions guerrières qui pourraient scander l'inéluctable transformation du système mondial : j'ai avancé une hypothèse générale dans Les grandes guerres du 21e siècle [22] que j'ai quelque peu détaillée pour les deux zones les plus périlleuses à court et moyen terme, en cherchant Comment bloquer la politique suicidaire d'Israël et Comment solder un siècle de guerres inabouties en Asie du Nord-Est. 

Deuxième série : tout aussi graves, mais plus diffus seront sans doute les risques afférents aux reconversions qui raréfieront le travail paysan, déplaceront plusieurs fois peut être la géographie mondiale de l'industrie et ne créeront pas partout et en temps utile de nouvelles activités gagne-pain. La circulation mondiale des ressources naturelles et des capitaux investissables ne s'adaptera à ces énormes mouvements qu'au prix de réformes dont la plus essentielle me paraît être de Domestiquer le capital financier. [23] 

Troisième série : les bouleversements mondiaux déjà enregistrés depuis deux ou trois décennies ont provoqué plusieurs chocs culturels majeurs et des bouleversements plus profonds encore sont à attendre pour les toutes prochaines décennies ; partout les cultures communes sont secouées, souvent les idéologies nationales sont exacerbées, la reviviscence de ce qu'il y a de plus archaïque et de plus conservateur dans la plupart des religions est la fréquente conséquence de ces séismes idéologiques ; faute d'avoir su poser, en ce domaine, un diagnostic plus précis, je n'ai pu jusqu'ici, esquisser aucun essai en la matière ; raison de plus pour y travailler en prêtant plus d'attention aux "milliards d'hommes" d'aujourd'hui qu'aux "sagesses millénaires". 

Quatrième et dernière série : il n'est pas douteux qu'au cours des 22e ou 23e siècles les futures péripéties du 21e siècle étant devenues des "phénomènes historiques" bien refroidis, feront l'objet d'œuvres nombreuses et parfois pertinentes ; on saura, alors, ce qu'on aurait dû et pu faire pour éviter telle ou telle énorme catastrophe ; mais l'art de la prévision et de la prévention est beaucoup plus délicat, si bien qu'il faut souhaiter qu'une part suffisante des autorités évoquées plus haut sachent faire en sorte que : 

– les principaux appareils d'État de tous le grands pays du monde actuel soient attentivement examinés et classés, en leurs apparences comme en leurs actions cachées, afin que leurs menaces actuelles ou potentielles soient bien reconnues et constamment divulguées : ceci vaut notamment pour les armées en toutes leurs branches ;
 
– les grands appareils idéologiques d'activité internationale, coordonnée ou non, et notamment ceux qui fonctionnent comme appareils d'État (voire comme formes gouvernementales) soient observés de même, tout comme les groupes financiers et autres firmes multinationales (FMN) ; que cette attention s'exerce notamment sur ceux de ces appareils et de ces firmes qui pilotent une activité médiatique internationale ;
 
– les organisations politiques ou politico-idéologiques (qu'elles aient la forme de partis, de syndicats, d'associations, d'agences de presse, etc.) soient soumises à une vigilance dépourvue de monomanie sécuritaire et d'autres phobies, afin d'adjoindre au travail policier qui peut seul en maîtriser les dangers "terroristes" [24] une calme connaissance de leur efficace réelle ;
 
– les critères, verbaux et incertains, qui servent à caractériser les États "démocratiques", "dictatoriaux", le "nation building" et les mille autres termes pseudo-savants soient remplacés par des calibrages objectifs, dûment vérifiés et publiés ;
 
– les gouvernements des États bien organisés (qualité à préciser comme pour le cas précédent), mais de taille petite ou moyenne soient invités à former entre eux des "coopératives" à vocations diverses, dont la plus importante devrait être la capacité à participer à des délibérations internationales pluriannuelles préparant les traités destinés à canaliser et à rythmer les grandes transformations économico-politiques mondiales (géographie industrielle, équilibrage des échanges, gestion des monnaies, etc.) pour les rendre prévisibles et gérables dans les pays les plus concernés ;

– les États mal appareillés, faibles ou quasiment fictifs soient publiquement diagnostiqués afin que les aides et contraintes à leur appliquer (et les puissances chargées de gérer contradictoirement celles-ci) fassent l'objet de programmes internationaux dûment vérifiés.

 

Il est temps, en ce début de 21e siècle, que les sciences sociales s'emploient par priorité à l'étude des "milliards d'hommes" d'aujourd’hui. Qu'elles façonnent à cette fin autant d'inventaires et de théories qu'il sera besoin (fût-ce en refaçonnant des recherches prometteuses, mais gâtées par une confusion du réel social avec le réel humain). Qu'elles se libèrent des traditions et des routines des disciplines qui se disent "sociales" ou "humaines" en ne mordant guère sur le "milliard d'hommes" (ou ses fractions point minuscules). 

Bref, il est temps que les sciences sociales deviennent "milliardaires" et "indisciplinées" pour devenir véritablement sociales et plus assurément scientifiques. 

* * * 



[1] Seizième volume de son roman-fleuve sur Les Hommes de Bonne Volonté (1932-46).

[2] Voir le dossier n° 1 du tome 2, Les transformations prévisibles durant le 21e siècle.

[3] On ne comprendrait rien à la novation du système mondial capitaliste qui s'opère présentement si l'on oubliait que, nonobstant les inégalités qui continuent de se creuser, le niveau de vie moyen de la population mondiale – qui a nettement augmenté au cours du 20e siècle – augmentera plus encore au cours du 21e siècle. L'Inventaire précité justifie cette affirmation (dossier n° 3 du tome 2) sur la portée politique de laquelle, je reviendrai dans une note ultérieure.

[4] Deux essais sont consacrés aux zones les plus menacées (Comment éviter le suicide d'Israël ? et Comment solder un siècle de guerres inabouties dans le nord-est asiatique), cependant qu'une recherche plus enveloppante a porté sur Les grandes guerres du 21e siècle et a mis en lumière la responsabilité centrale des États-Unis, puissance prépondérante du système mondial actuel qui n'aura pas trop du 21e siècle tout entier pour apprendre à partager pacifiquement la prééminence avec quelques autres puissances dont l'ascension se poursuivra inéluctablement.

[5] L'air de la ville rend libre.

[6] Rappel : un astérisque marque les concepts qui sont analysés dans La Société.

[7] Sans compter les immenses empires de tradition chinoise, anglo-hindoue ou postsoviétique qui incluent une large partie de l'Asie.

[8] Intervention sur Les populations du monde : de l'explosion à la gestion présentée en décembre 2006.

[9] Lequel est aussi très intense au sein des pays – comme la Chine ou l'Inde – qui prennent leur essor industriel.

[10] Non sans pressions américaines, l'Europe Unie a sauté de 6 membres en 1954 à 27 aujourd'hui, ce qui n'a pas peu compliqué son organisation et inhibé ses velléités d'affranchissement vis-à-vis de l'OTAN américain ; Voir L'Europe ou les Europes sur le présent site.

[11] Le tunnel sous la Manche a été converti de ce fait en un "mur" au pied duquel des clandestins piétinent.

[12] La capture de l'aide alimentaire et son détournement vers un trafic marchand est une "arme" fréquemment utilisée dans l'écharpe africaine déjà évoquée.

[13] J'ai développé ce point de vue dans l'Inventaire du 21e siècle, à propos de l’Afrique (tome 1, chapitre 4).

[14] Food and Alimentation Organization, cette FAO est une agence spécialisée de l'ONU.

[15] Ces derniers ont irrigué à la fois les pays méditerranéens d'Europe avant qu'ils entrent dans le Marché Commun (devenu Union Européenne) et les pays balkaniques qui ont récemment commencé d'y entrer.

[16] L. Chauvel a raison de noter que "les hasards de l'année de naissance marquent le destin des générations", tant leur vie est scandée par les péripéties et les rythmes de la vie sociale. Voir Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, PUF, 1998

[17] Pays que la phobie précitée rangerait sous la rubrique "musulmans", bien qu'ils soient très divers, y compris du point de vue de leurs pratiques religieuses.

[18] C'est-à-dire le discours social commun*, concept élaboré au tome 6 de La Société.

[19] Remarquable ouvrage de Gervais, Servolin et Weil publié en 1966.

[20] Ces temps-ci, la mode est à la gouvernance, mot vague qui habille l'antiétatisme néolibéral d'un voile masquant pudiquement les différences entre les agences nourries par l'impôt, des entreprises en quête de profit, etc.

[21] À savoir, la Gemeinschaft (communauté) et la Gesellschaft (société) à quoi Weber adjoint un Kampf (lutte) qui est, en réalité le Klassenkampf (lutte des classes).

[22] Cet essai et les deux suivants sont disponibles sur le présent site.

[23] Essai, également sur le présent site.

[24] Ou autrement qualifiés, mais dûment dénoncés par l'ONU ou d'autres instances internationales respectables et non par quelque État isolé.


Retour au texte de l'auteur: Robert Fossaert, économiste Dernière mise à jour de cette page le lundi 15 octobre 2007 19:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref