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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Gérald FORTIN, “La participation ouvrière : dans la coopération ou par le conflit.” Un texte publié dans COOPÉRATION ET COMPÉTITION. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1965. Montréal : Université de Montréal, les 5 et 6 novembre 1965, 104 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Coopération et compétition.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1965.
Deuxième partie

a) Gérald Fortin, département de Sociologie et d'Anthropologie, Université naval, "La participation ouvrière : dans la coopération ou par le conflit", 27 pp.

b) Commentaires de Jacques Dofny, département de Sociologie, Université de Montréal, 7 pp.
A

La participation ouvrière :
dans la coopération
ou par le conflit
.”

Par Gérald FORTIN


L'histoire du travail depuis le début de la révolution industrielle a été marquée par la recherche d'un idéal constamment renouvelé, celui de la démocratie ouvrière. Cet idéal a été proposé par les travailleurs ou leurs idéologues, mais il a été encouragé aussi par la sociologie industrielle dès ses débuts. Désirée et proposée par les premiers socialistes français ou par Marx, la démocratie ouvrière est  un moyen de rétablir le contrôle que le travailleur exerçait sur son travail et que l'industrialisation et la technique lui ont fait perdre. C'est au nom de la justice que le travailleur désire ou réclame la démocratie. Proposée et encouragée par la sociologie industrielle naissante, en particulier Elton Mayo, elle a pour but d'intéresser l'ouvrier à son travail et pour autant d'augmenter sa productivité. L'efficacité et non plus la justice vient justifier la démocratie ouvrière.

Cette finalité différente accordée à la démocratie ouvrière correspond essentiellement à la position de dominant ou de dominé de ce- lui qui la réclame. En ce sens, la démocratie ouvrière n'est qu'un cas d'espèce d'un phénomène plus large de démocratie dans notre société contemporaine. Pour le dominé, la démocratie apparaît comme un moyen de réduire le pouvoir des dominants, sinon le moyen de lui enlever complètement ce pouvoir ; pour le dominant, la démocratie peut apparaître comme un moyen de rendre encore plus efficace sa domination. Cette hypothèse, d'ailleurs, prend plus de signification à mesure que nous entrons dans un monde technicisé et que pour prendre véritablement des décisions il faut un bagage de plus en plus considérable de connaissances et d'informations. Pour le technicien, détenteur effectif de pouvoirs dans la société moderne, la démocratie ou la participation (comme on a tendance à l'appeler maintenant) peut devenir une forme plus habile de manipulation qui n'en consolide que mieux le pouvoir réel qu'il a sur les décisions. Les exemples de ce fait sont trop nombreux pour les rappeler tous. Rappelons seulement qu'ils s'étendent de la démocratie syndicale à la participation des corps intermédiaires à la planification.

L'exercice de la démocratie ouvrière n'est pas seulement embrouillée par ce fait d'une double finalité, sur laquelle nous aurons à revenir. Les formules qui ont été proposées pour sa réalisation sont elles-mêmes très diverses sinon contradictoires. Du partage des profits et de l'actionnariat ouvrier à la gestion complète par les ouvriers, de la coopérative de production à la communauté de travail, de la cogestion au comité ouvrier, de la négociation collective à la limitation des droits du patronnât, du freinage de la production aux équipes de travail sociométriques, autant de formules concrètes qui, non seulement ont été proposées, mais ont été appliquées avec un succès relatif. Certaines de ces formules s'appuient sur le conflit, soit temporaire, soit permanent, certaines présupposent une coopération entre les agents, soit immédiate, soit future. Certaines formules étendent la démocratie à tous les aspects de la vie de l'usine, d'autres la restreignent à quelques fonctions bien précises. Avant d'essayer de démêler cet écheveau presqu’inextricable, essayons de considérer rapidement quelques conclusions empiriques déjà accumulées par la sociologie du travail.

Un premier fait qu'il faut noter ressort davantage du sens commun que de la sociologie elle-même. Le terme de démocratie ouvrière tend dans le langage courant et même scientifique à être remplacé par le terme de participation. La signification de cette substitution de ter-  mes devient considérable lorsque participation remplace gestion ouvrière ou même contrôle ouvrier. Le terme de participation implique que l'on renonce au contrôle exclusif par le groupe ouvrier et que l'on aspire  plutôt à partager le pouvoir avec d'autres groupes. Plutôt que de vouloir prendre seul les décisions, on veut être capable d'influencer une décision prise de façon collective par plusieurs groupes. C'est là une atténuation considérable par rapport au projet du prolétariat du XIXe siècle. Il convient donc d'examiner soigneusement à quoi est dû ce changement dans la conception même de la démocratie ouvrière.

C'est d'abord au niveau de la conscience de la classe ouvrière qu'il faut examiner le problème. Sur ce point, le petit livre d'Andrieux et Lignon nous rappelle des faits assez troublants que nos propres recherches encore inédites confirment pour le milieu canadien-français. Pour la majorité des travailleurs, on constate l'absence presque complète de conscience de classe. Les projets de type collectif ont presque complètement disparus au profit de projets de promotion ou de libération individuelle. Même les militants sont de plus en plus pessimistes par rapport au projet socialiste et considère comme illusoire la prise de pouvoir par la classe ouvrière. Ce pessimisme au niveau du vécu viendrait d'une conscience croissante que la caractéristique principale de l'ouvrier n'est pas son infériorité économique ou son infériorité au niveau des modes de vie, mais bien une infériorité au niveau même du contrôle sur le travail. L'ouvrier, c'est en définitive celui qui devra exécuter des ordres qui lui sont donnés par un technicien ou un ingénieur. Peu importe alors si l'ingénieur est au service d'un capitaliste, de l'état ou même de la classe ouvrière elle-même, c'est lui qui définira le travail et l'ouvrier n'aura qu'à suivre sa définition. Pour "l'ouvrier d'aujourd'hui", la propriété des moyens de production ne règle absolument pas l'aliénation. Celle-ci réside dans le fait d'être comme tel ouvrier, c'est-à-dire exécutant, et la seule façon de régler cette aliénation, c'est de cesser d'être ouvrier. Au niveau du vécu, il reste donc seulement à sublimer sa condition dans la consommation ou chercher à quitter la condition d'ouvrier, soit en devenant technicien ou ingénieur, soit en devenant petit commerçant à son compte. La seule action collective possible cherchera à atténuer les effets du système en essayant d’améliorer les salaires et les conditions de travail.

Mais est-ce là une définition pessimiste de la situation, parce que les définisseurs sont dans une situation où effectivement ils n'ont pas le contrôle ou la gestion de l'entreprise ? Que se passe-t-il effectivement quand un groupe ouvrier a le pouvoir légal de gérer lui-même l’entreprise. Les analyses sociologiques d'une telle situation sont particulièrement rares. Il faudra nous contenter des travaux de Kolaja en Pologne, de Mester sur les communautés de travail françaises et sur une commune yougoslave. Dans les trois cas, un premier fait ressort, c'est qu'il faut parler de co-gestion plutôt que de gestion ouvrière véritable. Les ouvriers doivent partager leur contrôle de l'entreprise avec des technocrates, ingénieurs ou comptable. Ces technocrates, peu importe d'ailleurs qu'on puisse ou non les destituer ; si l'on peut les destituer, ils sont remplacés par d'autres individus qui représentent les mêmes intérêts. En effet, dans la gestion de l'entreprise le technocrate doit tâcher de sauvegarder les exigences techniques et économiques de la production. Pour lui, ce qui importe, c'est l'efficacité. Le représentant ouvrier de son côté, doit rechercher l'intérêt du groupe ouvrier comme tel. Mais la co-gestion qui est en fait une forme de participation à base de coopération pose des problèmes très graves au représentant ouvrier. Le technocrate en effet appuie ordinairement ses prises de position sur des arguments de type scientifique ou rationnel, et accepte rarement de changer d'avis si on ne lui apporte que des raisonnements affectifs ou idéologiques. Le représentant ouvrier est ainsi amené à raisonner de plus en plus comme un technicien et à comprendre de façon rationnelle les exigences techniques de la production. Il en vient ainsi à penser de moins en moins comme un ouvrier, mais comme un technicien. Il en vient aussi, sinon à négliger les intérêts des ouvriers, du moins à accepter des compromis qui ne sont pas toujours à l'avantage de ces derniers. Cette tendance est d'autant plus marquée que le représentant ouvrier est membre du parti et adhère idéologiquement au plan préparé par l'état. Pour l'ouvrier moyen, la participation dans la coopération a abouti plus ou moins à un échec. Il n'échappe pas en fait à sa situation d'exécutant. La seule différence c'est que les ordres qu'il doit exécuter sont définis par ses propres représentants qui ressemblent de plus en plus aux ingénieurs et qu'il sent s'éloigner de lui de plus en plus. La situation est d'autant plus grave pour lui qu'il a perdu, à toutes fins pratiques, son droit de revendications. Aussi n'est-il pas étonnant, comme le signale Kolaja de voir ces ouvriers songer à réinstaurer une forme de syndicalisme qui pourrait négocier avec le conseil ouvrier qui dirige l'usine. L'on remarque d'ailleurs cette même tendance dans le système coopératif moderne. Ainsi les pêcheurs de la Gaspésie songent-ils à se syndicaliser pour négocier avec le bureau de direction des Pêcheurs Unis. Le même phénomène se remarque à un degré moindre dans les coopératives agricoles du Québec. À la participation dans la coopération on a tendance à substituer la participation par le conflit. On peut d'ailleurs se demander si ce n'est pas là l'aboutissement logique de la deuxième phase, de la vie des associations de forme coopérative, dont parle Desroche.

Le problème serait-il moins grave si la co-gestion laissait subsister le syndicat comme agent de revendications ? Avec Montuclard nous pouvons examiner le cas du comité d'entreprise français afin de trouver certains éléments de réponse. Bien que limité aux décisions qui se rapportent aux problèmes dit sociaux, le comité d'entreprise appartient au type de participation dans la coopération. Le syndicat est à la fois un agent de coopération par rapport aux problèmes traités par le comité et un agent de conflit par rapport aux problèmes non-couverts par le comité d'entreprises. Ainsi selon le type de problème, le syndicat doit discuter de façon rationnelle ou négocier par la force. Selon les cas, il faut donc employer des stratégies tout à fait différentes. Mais est-il possible que ces stratégies ne finissent pas par s'influencer l'une l'autre ? Les informations supplémentaires de même que la problématique plus scientifique qui caractérise la situation de coopération finissent par atténuer les stratégies de conflit. Comme le signale Montuclard le chef syndical est obligé de redéfinir son action en termes de nouvelles formes de rationalité qui ne correspondent plus à celles de l'ouvrier en atelier. Le chef syndical qui privilégie le conflit se sent les mains plus ou moins liées par le système partiel de coopération. Celui qui privilégie la coopération est forcé de justifier constamment ses compromis et ses prises de position vis-à-vis les syndiqués qui ont l'impression d'être trahis. Le comité d'entreprise, si on l'accepte jusqu'au bout, suppose la disparition de la participation par conflit et l'instauration de la coopération comme forme de participation, mais il s'agit alors d'une coopération qui est à base de discussion rationnelle et qui pour faire disparaître l'aliénation du travailleur, supposerait que chaque syndiqué acquière une nouvelle forme de rationalité. Nous aurons à nous demander plus bas s'il s'agit là d'une hypothèse réaliste.

Si la participation dans la coopération totale ou mitigée exige la réintroduction du conflit, la participation conflictuelle est-elle une formule viable ? L'examen du syndicalisme de contrôle nord-américain qui rejette à priori l'idée de gestion ou de co-gestion pourra permettre d’en juger. Paradoxalement, un examen un peu serré nous révèle que le syndicalisme de contrôle, alors même qu'il rejette l'idée de coopération formelle, s’appuie de moins en moins sur le conflit et de plus en plus sur une coopération de type informel. Après s'être surtout occupé des conditions de salaire et des conditions matérielles de travail, le syndicalisme de contrôle en est venu à chercher à diminuer les prérogatives ou les droits dit de la gérance. En voulant garantir la sécurité d'emploi de ces membres, le syndicat a réussi à obtenir un droit de regard sur la promotion, sur les renvois et sur l'embauchage. Clauses d'atelier fermé, comme clauses de séniorité, sont autant de clauses de co-gestion effective sinon formelle. À combien de syndiqués un chef syndical doit-il dire dans un an que la clause de séniorité ne s'applique pas dans leur cas parce qu'ils n'ont pas les qualifications nécessaires pour remplir les nouvelles fonctions auxquelles ils aspirent ? C'est là d'ailleurs une forme de coopération que les directeurs d'entreprise sont loin de négliger lorsqu'ils souhaitent avoir affaire à un syndicat fort. En fait, plus le syndicat réussit à gruger les droits de la gérance, plus la coopération s'impose. Prenons comme autre exemple, les clauses qui prévoient que le syndicat participera à l'évaluation des tâches et des normes de production. Il s'agit là d'une opération technique assez complexe et le syndicat doit faire subir un entrainement spécialisé soit à quelques-uns de ses permanents soit à quelques-uns de ses militants. Le militant ainsi initié acquiert une façon de penser beaucoup plus proche de celle du technicien de la compagnie que de l'ouvrier qui doit être évalué. Tout en étant de bonne foi il en vient à des compromis qui risquent souvent de frustrer l'ouvrier lui-même. De plus en plus l'analyse sociologique des relations de travail nord-américaines révèlent une situation ou le conflit se passe entre deux groupes de technocrates plutôt qu'entre la gérance et les ouvriers eux-mêmes. Ce conflit lui-même prend de plus l'aspect d'une coopération informelle à long terme que d'un véritable conflit irréductible. À long terme le rationnel l'emporte sur la force et l’ouvrier a de plus en plus le sentiment d'être sous la tutelle à la fois de son syndicat et de l'entreprise.

Sommes-nous en fait dans un cercle vicieux ? La gestion ouvrière devient en fait, une co-gestion, c'est-à-dire une participation dans la coopération ; elle s'avère ainsi inefficace pour mettre fin à l'aliénation du travailleur et renvoie à une participation par conflit. La participation par conflit par son succès même devient une participation par coopération informelle et l'aliénation redevient entière. Faut-il se résoudre comme les ouvriers d'Andrieux et Lignon à une passivité désabusée où la seule participation effective du travailleur deviendrait le freinage de production et la résistance passive sublimée dans la consommation ? Dans ce cas, le seul projet valable serait la fuite du monde ouvrier ou la recherche de ces postes stratégiques dont parle Sayles ou Michel Crozier. Avant de permettre à la sociologie descriptive de mettre un point final sur un si long et si beau rêve, il nous faut quand même considérer certains travaux de Touraine et de Malet qui constatent l'apparition d'une nouvelle classe ouvrière. Cette nouvelle classe ouvrière qui s'organise dans une forme de syndicalisme où la technocratie ouvrière a peu de chances de prendre le pouvoir exige des formes de co-gestion qui semblent avoir des chances de réussite véritable. On voit même cette nouvelle classe ouvrière réclamer le partage des profits, c'est-à-dire la première revendication des socialistes français de 1820. S'appuyant sur le conflit, c'est toutefois la coopération la plus étendue sinon la gestion véritablement ouvrière que cette nouvelle classe réclame et qu'elle semble en droit de pouvoir réaliser effectivement. Serions-nous enfin sortis du cercle vicieux ?

Pour aller plus loin, il nous faudra demander à la sociologie d'être non seulement descriptive mais explicative des phénomènes. Un premier élément qu'il nous faut examiner, c'est celui de l'entreprise comme organisation. La sociologie industrielle a été lente à dégager toutes les dimensions importantes de l'entreprise. Dans une première définition, Elton Mayo et l'école de Harvard ont surtout mis l'accent sur le système spontané ou naturel ou sur ce qui a été appelé par la suite la structure informelle. Plus que la définition formelle des rôles et des statuts, pour Mayo, ce qui caractérise l'usine comme entreprise, comme organisation, c'est le jeu spontané des motivations des agents et les interrelations naturelles qui existent entre ces agents. Il n'est donc pas étonnant que pour Mayo la sociométrie apparaisse comme la solution par excellence pour établir dans l'usine la coopération spontanée qui devrait y exister. En fait, pour lui, la définition formelle des statuts et des rôles apparaissaient comme une entrave au bon fonctionnement de l'entreprise comme système social. L'application stricte de la sociométrie, ou à son défaut un entrainement aux relations humaines harmonisées, devait permettre de corriger les déviations apportées par le système formel ou par un mauvais fonctionnement du spontané. On pourrait interpréter cette définition en disant qu'elle correspond à un jeu où la règle du jeu serait justement qu'il n'y ait pas de règle de jeu.

Dès 1936, Barnard devait proposer une autre définition de l'entreprise comme organisation qui elle mettait l'accent sur la règle ou l'organisation formelle. Pour Barnard, l'entreprise est une organisation qui doit atteindre un but c'est-à-dire une production donnée. Afin d'atteindre cet objectif, il est essentiel que dans l'organisation il y ait une structure d'autorité qui puisse à la fois planifier l'opération, coordonner les efforts de chacun des agents et instituer un système de communications adéquat entre ces mêmes agents. De plus l'autorité devait être acceptée par les subordonnés pour être vraiment efficace, et pour autant devait correspondre à la définition spontanée des agents. C'est la structure formelle et non la structure naturelle qui seule permettait d'atteindre le minimum de coopération nécessaire entre les agents afin que le but soit atteint. Comme Barnard lui-même n'était pas sociologue et que l'école d'Harvard jouissait d'un prestige très grand, ce n'est que plus tard que l'école, qu'on pourrait appeler du système formel réussit à s'imposer. Il fallut à toutes fins pratiques, attendre la fin de la deuxième grande guerre et la redécouverte par la sociologie américaine, des typologies de Weber. Les études sur la bureaucratie, et en particulier celle de Gouldner sur la bureaucratie industrielle, devaient faire accorder à Barnard toute l'importance qu'il avait et relancer l'idée que le système formel faisait partie intégrante de l'entreprise comme organisation.

Très récemment, vers I960, Gouldner lui-même proposait une première synthèse entre ces deux définitions antithétiques. Pour lui, le système social de l'entreprise était la résultante de deux forces : les intérêts et les buts particuliers poursuivis par les agents d'une part, et d'autre part, les exigences de planification et de coordination venant de la production elle-même. La structure informelle tendait à se rapprocher des intérêts des agents, alors que la structure formelle tendait à se rapprocher des exigences de la production. C'est de l'interaction de ces deux systèmes de force que résultait l'organisation réelle de l'entreprise. Encore plus récemment, Touraine et Montuclard proposaient des schémas à peu près semblables à celui de Gouldner.

Ce schéma toutefois à notre avis, reste incomplet du fait qu'il néglige deux autres éléments qui sans avoir l'importance des deux premiers définissent en fait la situation en partie. Le premier de ces éléments c'est le rôle du syndicat et en particulier de la négociation collective comme agent de définition de la structure formelle de l'entreprise. Du moment qu'il y a participation syndicale, que ce soit sous forme de coopération ou sous forme de conflit, la structure formelle n'est plus définie strictement selon les exigences de la production. Des éléments venant des motivations et des intérêts des travailleurs entrent aussi dans cette définition formelle. Par ailleurs, les agents de la direction, bien qu'ils aient comme fonction principale de contrôler et de mettre de l'avant les exigences de la production, n'en demeurent pas moins des agents libres, qui, pour autant, peuvent avoir des motivations et des intérêts particuliers. Ces intérêts particuliers des agents de direction peuvent être inclus spontanément dans la définition formelle, mais ils peuvent donner aussi lieu à une structure informelle différente de celle des travailleurs.

Par ailleurs, ces deux derniers éléments ne constituent pas des agents monolithiques. Il faudrait distinguer les cadres ouvriers du syndicat lui-même. Ces cadres ouvriers, permanents aux officiers syndicaux, représentants ouvriers, peuvent avoir des intérêts particuliers différents de ceux des travailleurs syndiqués, flous l'avons déjà remarqué dans les études citées plus haut.

Il faut aussi distinguer au niveau de la direction deux agents qui peuvent coïncider mais qui peuvent s'éloigner considérablement l'un de l'autre : le propriétaire et le technocrate. Le propriétaire privé ou étatique, singulier ou collégial, fixe la finalité ultime de la production, alors que le technocrate gérant et ingénieur, détermine plutôt les modalité de la production et en régit les moyens.

L'objectif de production qu’on pourrait considérer comme l'axe ou le secteur principal de l'entreprise est donc défini et réalisé par cinq agents principaux qui par ailleurs poursuivent des objectifs particuliers divergents entre eux et divergents par rapport à l'objectif de production.

La définition sociale réelle, constituée par une structure formelle et par des relations spontanées, est donc le résultat de l'intégration de ces différents agents, de la synthèse de leurs stratégies et de leurs alliances. Normalement, une coalition ouvriers - syndicat - cadres ouvriers, devrait s'opposer à la coalition, propriétaire - technocrate de la direction. Mais un changement dans la règle du jeu peut permettre aux agents des rôles différents et venir ainsi bouleverser les stratégies.

Cette règle du jeu, une sociologie trop exclusivement descriptive peut laisser croire qu'elle est immuable. Une sociologie plus historique comme celle de Warner ou plus comparative, comme celle de Gouldner et de Touraine montre clairement que le niveau de technologie de l'entreprise constitue un contexte global qui a pour effet de changer du tout au tout les règles régissant les interactions possibles entre les 5 agents. La technologie par ailleurs n'est pas le seul facteur qui puisse influencer ces règles du jeu. Michel Crozier, par exemple, laisse soupçonner que les valeurs culturelles d'une société peuvent aussi influencer ces règles. Ainsi en serait-il de l'attitude collective vis-à-vis le conflit face-à-face et vis-à-vis l'utilité d'un arbitrage. De même, le contexte politique ou idéologique peut-il influencer non seulement les règles, mais le jeu lui-même en supprimant un des partenaires, le syndicat, par exemple.

Afin de ne pas trop complexifier cette analyse qui n'est que préliminaire, nous allons nous contenter ici d'examiner comment le niveau technologique vient changer les règles du jeu et influencer pour entant la participation ou la démocratie ouvrière. Nous emploierons à cette fin la typologie proposée par Touraine, typologie qui distingue entre l'usine de type artisanal, l'usine de production à chaine et l'usine automatisée. Nous serons toutefois plus exigeant que Touraine en ce qui concerne les caractéristiques de la troisième phase. Pour nous, l'usine automatisée sera exclusivement celle où tout travail qui fait appel simplement aux réflexes est disparu. Dans cette usine, non seulement l’opérateur aura-t-il été remplacé par un servomoteur, mais le surveillant lui-même aura été remplacé par une calculatrice électronique. Les seuls travailleurs de cette usine automatisée seraient donc les programmateurs et les techniciens réparateurs. Toutes les formes mitigées entre la chaine traditionnelle et l'automation véritable utilisent à tort la notion d'automation. On continue, en effet, à y utiliser des hommes pour des fonctions qui pourraient être remplies par des machines déjà connues mais dont le coût est encore trop élevé.

Un premier fait qui frappe un observateur qui utilise cette typologie des technologies, c'est que l'idée de gestion ou de co-gestion ou l'idée de participation par la coopération est apparue dans un contexte où l'usine artisanale prédominait, ou encore a été suggérée par des penseurs qui privilégiaient le travail ou l'usine de type artisanal. Une seule exception intéressante, la nouvelle classe ouvrière, exception que nous essaierons d'analyser plus bas. Est-ce à dire que le contexte artisanal fixe des règles du jeu qui favoriseraient les interactions de type coopératif, plutôt qu'une action de type conflictuel. C'est là une hypothèse sur laquelle il est bon de s'arrêter quelques instants.

Ce qui caractérise la situation artisanale, c'est peut-être avant tout le fait que le travailleur conserve un contrôle presque complet sur son travail même. Les ordres qu'il reçoit de la direction sont surtout au niveau de la quantité et de la qualité de ce qu'il doit faire plutôt que sur les façons et les méthodes de le faire. En d'autres mots, Il ne souffre pas encore de l'aliénation profonde que manifestaient les travailleurs interviewés par Andrieux et Lignon. Ils ne sont pas de simples exécutants, ils sont véritablement des producteurs. Cette caractéristique nous force à réviser une hypothèse que nous avions acceptée trop facilement en déterminant les acteurs principaux qui déterminent le système réel de l'usine. Nous avions, en effet, pris pour acquis, que les exigences de la production étaient définies exclusivement par la direction, technocrate et propriétaire. Dans la situation artisanale, il apparait plutôt que le facteur production est défini au moins en partie, et au moins de façon informelle, par le travailleur lui-même. Par ailleurs, il ne s'agit pas d'une définition qui serait strictement passive comme dans le cas du freinage de production, mais d’une définition vraiment active en ce sens que la production elle-même serait impossible si le travailleur ne participait pas effectivement à la définition et à la réalisation de la production. Parce qu'en fait le travailleur définit une bonne part du secteur production ; le rôle de l’agent technocrate est réduit d’autant. Le technocrate se confond ainsi presqu'entièrement avec le propriétaire. Plus que la production elle-même, le gérant sert à promouvoir les intérêts du propriétaire. Ce dernier devient ainsi le seul agent de direction important.

La frustration profonde du travailleur vient donc du fait qu'il constate que la définition formelle de l'entreprise se fait presqu'exclusivement en fonction des intérêts de l'agent-propriétaire et très peu en fonction du facteur des intérêts des travailleurs, ou même du facteur production lui-même. En introduisant le facteur syndicat et direction syndicale qui, ici, coïncident, le travailleur veut forcer le propriétaire à introduire ces intérêts dans la définition formelle de la structure. Il peut même vouloir aller plus loin et vouloir participer officiellement à la définition du facteur production. Il peut même voir la possibilité d'être le seul agent à définir la production et ainsi éliminer le propriétaire qui en somme ne fournit que le capital et non la création réelle. Ceci serait d'autant facilité par la faiblesse de l'agent technocrate.

Il faudrait bien voir ici que ce n'est pas le travail lui-même qui crée, dans cette hypothèse, la plus value, mais bien les connaissances et la créativité du travailleur. Dans ce contexte, la règle du jeu tend h l'élimination d'un facteur superflu du fait que le travailleur a à la fois la formation et l'information pour définir le facteur production et pour tenir compte de ses propres intérêts. Il ne reste alors qu'à définir la tactique ; l'autogestion ouvrière, autogestion communautaire, autogestion coopérative, co-gestion, etc. Le travailleur est aussi prêt à coopérer qu'à gérer.

La situation de la phase B va être tout-à-fait différente, La tâche s'est partialisée et le travailleur a perdu pratiquement tout contrôle sur l'exécution elle-même du travail. Sa machine est réglée et réparée par des spécialistes qu'il doit appeler à son secours dès que la machine se brise ou qu'une tâche nouvelle lui est demandée. La seule façon dont il peut contrôler encore son travail devient strictement passive. Il peut freiner la production ou l'arrêter totalement par la grève. Ceux qui contrôlent effectivement le facteur production, ne sont d'ailleurs pas les représentants de la direction avec lesquels il est en contact quotidien ; les contremaîtres et les régleurs. Ces derniers, eux-mêmes, doivent exécuter presqu'aveuglément les directives de la haute direction composée d'ouvriers très spécialisé, ou d'ingénieurs capables de programmer l'ensemble complexe que forme la chaine. Dans ce contexte, la définition du facteur production appartient donc exclusivement à la direction qui elle-même a changé de nature par rapport au contexte artisanal. Dans le contexte artisanal, la direction était surtout le propriétaire, alors que dans le contexte de la phase B, la direction, c'est d'abord et avant tout, le groupe des programmateurs. En fait, le prolétariat devient un facteur d'importance tout à fait minime dans la situation, facteur qui est encore plus à la merci du programmateur que le travailleur lui-même. L’importance du prolétariat tend d'ailleurs à diminuer en autant que les programmateurs acceptent de tenir compte des facteurs humains, c'est-à-dire des intérêts particuliers des travailleurs dans leur recherche de l'efficacité.

La contribution de la sociologie américaine a donc tendance, en fait, à diminuer encore plus le rôle du prolétariat. En fait, en autant qu'il s'avère expérimentalement vrai que la consultation ou la participation de type coopératif tend à augmenter la motivation individuelle et pour autant la production, le programmateur efficace est prêt non seulement à l'accepter, mais à la suggérer. Tant mieux si cela coïncide avec les vues socialistes du propriétaire étatique et tant pis si cela semble s'opposer aux vues à court terme du propriétaire capitaliste.

Cette participation de type coopératif que le programmateur éclairé désire ou accepte, il ne peut pas l'offrir ou l'étendre à l'ensemble de la masse des travailleurs qui, effectivement, ne possèdent ni les connaissances, ni la formation nécessaires pour définir le facteur production.  C'est à une élite qu'il se chargera lui-même de former et d’informer que cette participation sera offerte,  cadres syndicaux ou représentant ouvrier qu'il devient de plus en plus difficile de remplacer par voix élective à mesure qu'ils sont mieux formés.  L'agent cadre ouvrier a donc tendance ainsi à s'éloigner de la masse ouvrière pour se rapprocher de plus en plus de l'agent technocrate.  Ce rapprochement, il faut bien le noter, n'est pas nécessairement un rapprochement au niveau des intérêts, mais plutôt au niveau de la possibilité de définir le facteur production.  Les cadres ouvriers deviennent donc dans la même position que l'ensemble des travailleurs de la phase artisanale.  Ils peuvent, en tant qu'individus, réellement participer par la coopération. Mais leur situation est ambiguë par rapport à celle du travailleur artisanal.  S'il peut participer en tant qu'individu, il ne peut pas participer librement en tant que représentant des intérêts ouvriers. La seule participation, en effet, du travailleur serait au niveau de ses intérêts particuliers.  Ces intérêts particuliers sont non seulement en conflit avec les intérêts du prolétariat en régime capitaliste, mais surtout sont en conflit avec les exigences même de la production.  La défense de ces intérêts ouvriers exige donc le conflit. Le cadre ouvrier est donc dans une position de contradiction interne. Son intérêt personnel le pousse à coopérer ; son intérêt en tant que représentant le pousse à rechercher le conflit. La seule issue possible serait que le cadre ouvrier réussisse non seulement à informer la masse ouvrière, mais à la former de façon à la rendre capable de vraiment participer à la définition du facteur production. C'est là une tâche ardue, sinon impossible, et à laquelle il doit même se résoudre à renoncer s'il a assez bien compris les exigences mêmes de la production de phase B. Un travailleur trop bien formé est un très mauvais operateur de machine répétitive. Il lui reste donc deux possibilités d'action, l) utiliser des formes bâtardes d'éducation ou de propagande pour faire accepter ce qui semble, par rapports aux intérêts ouvriers, dos compromis inacceptables, ou 2) obtenir de façon régulière des améliorations sensibles dans les conditions de travail ou de salaire afin de contenter les revendications des travailleurs. Ainsi, les cadres ouvriers de l'autogestion ou du syndicalisme de contrôle auraient tendance à se rapprocher de plus en plus. Dans les deux cas, la participation dans la coopération constituerait une chasse gardée. Une différence demeurerait toutefois. Dans la situation d'autogestion ou de cogestion formelle, les possibilités de conflit étant éliminés à toutes fins pratiques, les cadres doivent recourir surtout à l'information et à l'idéologie pour soutenir leurs positions ; les travailleurs en sont réduits alors à souhaiter qu'une nouvelle forme de syndicalisme leur redonne leur seule arme efficace qu'est le conflit. Dans le contexte de la participation informelle par le syndicalisme de contrôle, les cadres ouvriers gardent comme atout le conflit périodique et réussissent ainsi à satisfaire les intérêts particuliers des travailleurs. Ces derniers peuvent alors se contenter de considérer leur syndicat comme une police d'assurance.

On  pourrait se demander si la stratégie du conflit est nécessairement la seule que peut élaborer le travailleur dans la phase B.  Pourquoi ne pas accepter comme valable le contrôle collectif que représente la participation par délégation ? C'est sans doute que  le travail et l’éducation de l'ouvrier ne peut prendre conscience de ce contrôle collectif qu'en de très rares occasions et justement seulement dans les occasions où il peut manifester la seule puissance qui lui reste, c'est-à-dire l'arrêt du travail. En fait, à moins de supposer une idéologie extrêmement forte partagée par tous les travailleurs, ce n'est que dans le conflit que le travailleur de la phase B peut vraiment avoir conscience d'un contrôle collectif. On peut même se demander si une telle idéologie ne serait pas simplement un nouvel opium destiné à endormir la frustration de l'ouvrier exécutant, comme le fait déjà la sublimation dans la consommation.

Alors que la coopération apparaissait comme une stratégie valable dans la phase artisanale, le conflit et la recherche des intérêts particuliers et spécialement de la consommation, apparaissent comme la stratégie caractéristique de la phase B. Qu'en est-il dans la phase C ? À condition de définir l'automation de façon stricte, comme nous l'avons indiqué plus haut, la phase C nous ramène presqu'intégralement à la situation artisanale. Les seuls travailleurs de cette phase C sont en effet les programmateurs eux-mêmes ou des techniciens dont le travail ne peut pas être programmé et qui pour autant ont un contrôle presqu'absolu sur leur travail. La stratégie de ces nouveaux travailleurs, qui sont à la fois travailleurs et technocrates, et c'est ici que se situe la nouvelle classe ouvrière de Mallet, sera donc semblable, en plus parfait, à celle des artisans. En régime capitaliste, étant les seuls à définir en fait le facteur production, ils tendront à éliminer ce qui reste de l'agent prolétariat. Du partage des profits, ils passeront à la co-gestion pour enfin réclamer la gestion totale. En régime étatique, ils exigeront qu'on leur reconnaisse formellement le pouvoir qu'ils détiennent déjà. C'est donc avec l'automation que le vieux rêve de la participation ou de la démocratie ouvrière pourra être enfin pleinement réalisé.

Mais pourra-t-on encore nommer ouvriers ces programmateurs et ces techniciens autonomes ? La démocratie ouvrière n'est-elle possible qu'à condition de faire disparaitre comme telle la classe ouvrière ? Personnellement, nous serions prêts à accepter hypothèse non seulement comme hypothèse de travail, mais comme hypothèse d'action. Dans la période de transition que nous vivons actuellement, il faudrait alors chercher à hâter, par le conflit, la réalisation de l'automation véritable. Il faudrait en même temps, exiger une formation véritable de l'ouvrier, afin que libéré d'une situation où la participation n'est pas possible, il puisse participer dans une nouvelle situation qu'il nous reste à créer. Est-il besoin de noter pour finir, que cette dernière stratégie suppose de la part des ouvriers une action qui se situe davantage au niveau de la société globale qu'au niveau de l'entreprise même. La classe ouvrière peut alors non seulement revendiquer un changement de prolétariat qui changerait la finalité de la production mais elle doit surtout revendiquer que leur société accélère et contrôle son évolution vers une structure vraiment moderne.

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B

Commentaire.”

Par Jacques DOFNY

I. Il me paraît d'abord nécessaire de préciser certains concepts avant de discuter certaines propositions que  le texte contient,  en particulier sur la dialectique du dominant et du dominé,  sur le rôle de  la classe ouvrière et  la disparition future dans une automatisation généralisée

Démocratie ouvrière est une notion qui caractérise un régime politique et non une  institution économique particulière, l'entreprise.

Il est clair que par opposition à  la démocratie capitaliste que nous connaissons, les régimes yougoslaves, polonais ou soviétiques peuvent être appelés démocraties ouvrières au sens où ce ne  sont plus des intérêts d'une classe capitaliste qui font marcher les rouages d'un système parlementaire, mais un parti d'origine et d'idéologie ouvrière, même si la réalité du pouvoir n'est pas directement dans les mains de la classe ouvrière mais dans celle d'une  technocratie issue néanmoins de cette classe.

Mais je crois que tel n'est pas  le sujet de  cette communication qui   traite non d'un régime politique mais de  la gestion des entreprises.

2° Au sujet de  la forme de gestion des entreprises :

les notions de gestion,  participation,  cogestion,  comités d'entreprise et autogestion réfèrent à des modèles historiques institutionnalisés ou à des analyses sociologiques.

a) gestion est  le concept employé  le plus fréquemment dans  le système capitaliste. Il désigne  l'action du propriétaire ou de son représentant.

b) participation est un concept psycho-sociologique qui désigne beaucoup d'actions ou de situations, soit que l'on veuille caractériser l'intérêt que le membre d'un groupe ou qu'un groupe porte a un problème, à une action. Ou encore, on désigne par là une implication (mais non une responsabilité) dans certaines décisions plus ou moins importantes. Par rapport aux problèmes de gestion, la participation est généralement fonction du niveau hiérarchique que l'on occupe. Elle porte en général dans l'entreprise sur des décisions de type technique ou administratif mais rarement sur des décisions financières, économiques ou de politique générale.

C'est dans ce sens que la notion de participation est utilisée par les sociologues américains, quand elle l'est.

c) cogestion est un système pratiqué dans l'industrie lourde allemande depuis la fin de la guerre. Il donne dans les conseils de direction des entreprises un poste réservé à un délégué élu par les ouvriers. A ce poste sont réservés les problèmes qui relèvent de la direction du personnel. L'expérience a montré que cette part "sociale" attribuée aux syndicats avait été rapidement absorbée ou mise sous tutelle par les directeurs techniques et financiers au point que dans de nombreux cas, les syndicats n'ont pas demandé le renouvellement de ces postes. [1]

d) les comités d'entreprise ont été institués en France à la libération. Ils attribuent aux représentants élus des ouvriers des responsabilités dans un domaine social restreint (ce qui a peu d'importance) et un droit d'information à toute décision dans l'entreprise (ce qui en a beaucoup) même si dans les faits, cette information n'a jamais été que fragmentaire et camouflée. Les syndicats français n'ont jamais abandonné cette Institution, ils réclament actuellement l'extension de leurs pouvoirs.

e) l’autogestion est l'institution yougoslave qui attribue le droit à la propriété des entreprises au peuple yougoslave, mais ni à l'État, ni aux travailleurs des entreprises. En ce sens, le propriété est abolie et nous ne sommes pas devant un système de coopérative. En revanche, la gestion est attribuée de plein droit à un conseil formé par l'ensemble du personnel. On peut difficilement construire un système de démocratie plus directe dont il est impossible d'imaginer qu'elle puisse fonctionner autrement que per un système de délégation de pouvoir à un exécutif, sous contrôle du conseil des travailleurs. Ce système est loin d'être parfait, il est une expérience qui se déroule depuis une dizaine d'années dans des conditions exceptionnellement difficiles, qui n'auraient pu être mises en place sans le choc de la guerre, la résistance, la trahison de la bourgeoisie et la prise du pouvoir par un parti ouvrier.

Ce qui est assuré c'est que ces modèles historiques ne peuvent être confondus et ne peuvent pas être ramenés à un commun dénominateur, sauf en terme d'analyse psychologique en utilisant le concept de participation. C'est un problème que celui de la participation des individus, c'en est un autre que celui des mouvements sociaux créateurs de l'histoire.

II. La dialectique du dominant et du dominé ne peut pas se ramener seulement à la théorie des jeux. On peut certes analyser dans une coupe empirique les positions de différents acteurs sociaux et on constatera comme l'ont fait beaucoup de sociologues ces jeux complexes d'alliances ou de conflit. On cerne les choses de plus près en soulignant comme l'a fait Y. Delamotte que plus on s'oppose, plus on manifeste une certaine participation.

Mais la dialectique du dominant et du dominé se réfère plus à des catégories historiques qui peuvent même se trouver en contradiction apparente avec la dialectique des rapports sociaux immédiats. La participation de l'ouvrier à l'entreprise ne l'empêche pas de faire partie d'une classe qui historiquement est la négation de celle des propriétaires directeurs ou de leurs représentants.

Mais même au plan de l'analyse en terme de stratégie, il me parait impossible méthodologiquement de placer sur un même pied les différents groupes de l'entreprise comme s'il s'agissait de groupes hétérogènes. Dans ce schéma, on peut imaginer des alliances entre patrons officiers de syndicats versus ouvriers et techniciens, ou patrons- cadres ouvriers versus syndicats etc... De nouveau, ces groupes ont une dimension historique. Il y a des liens de filiation entre eux. Les cadres ouvriers et les ouvriers ont produit des syndicats. Il n'y a aucun lien de filiation ou de parenté entre les syndicats et les conseils d'administration. Nous savons tous quelles distorsions la bureaucratisation administrative provoque tant au sein des entreprises qu'au sein des syndicats, mais en terme d'analyse sociologique, c'est-à-dire celle qui traite des phénomènes macro-sociaux, il me paraît très difficile de sortir ces acteurs sociaux de leurs dimensions sociologique et historique.

Pour les mêmes raisons, il est difficile d'admettre qu'au plan de la démocratie capitaliste, les dominés tirent parti du jeu parlementaire avec autant de force que les dominants. Ce système a été conçu et est manipulé par une même classe, celle des dominants. Ce n'est que très partiellement que certaines forces progressistes minoritaires parviennent à tirer un certain parti, quelques bénéfices très marginaux en faveur de la classe ouvrière.

Pour les mêmes raisons encore, il me semble qu'on ne peut en aucune façon rapprocher les projets des socialistes du XIXe siècle avec les recherches entreprises par la Compagnie Hawthorne en vue d'accroître la productivité des travailleurs.

III - En ce qui concerne le rôle de la classe ouvrière, il faudrait ici aussi bien préciser ce qu'on entend par là.

Précisons pour commencer que Marx quant à lui utilise principalement le concept de classe prolétarienne, celle qui est définie comme négation de la bourgeoisie capitaliste. Il entend très explicitement per là tous ceux qui ne sont pas des capitalistes ou les représentants directs de ceux-ci. Si nous considérons les autres auteurs classiques, nous verrons qu'ils sont tous très proches de cette définition.

Ceci étant dit, il est évident qu'au XIXe siècle, la classe qui n'est pas propriétaire est surtout composée des travailleurs manuels.

Mais le prolétariat, par la division du travail, n'a cessé de se ramifier en catégories de plus en plus nombreuses. Je pense qu'en prenant le concept de prolétaire et au sens étymologique et au sens qu'il possède chez les classiques, il est bien clair que l'employé de bureau, le technicien sont eux-mêmes dans une situation de non propriété, de non contrôle sur les moyens de production. L'analyse du comportement des catégories supérieures est à peine commencée. Tant que les ingénieurs étaient peu nombreux, ils exerçaient par délégation directe des pouvoirs de commandement. Le nombre des ingénieurs sans pouvoir de commandement augmente chaque jour dans la grande entreprise. Eux aussi se trouvent de plus en plus placés dans une situation d'aliénation. Il en est de même des employés de commerce et du personnel de la fonction publique. Au reste, leurs orientations se concrétisent chaque jour davantage dans la création de syndicats qui, ici particulièrement, coopèrent très étroitement avec les centrales ouvrières. Il me semble que c'est la première preuve clairement administrée de leur prolétarisation.

Partant de là, il me parait difficilement admissible, comme un fait acquis, que l'ingénieur qui serait élu par un conseil ouvrier à la tête d'une entreprise se trouve placé dans une même situation d'exploitant des travailleurs que le patron ou le manager capitaliste. Il faut admettre que si on peut décrire fonctionnellement des rôles techniques et administratifs identiques quel que soit le régime institutionnel de l'entreprise, on n'en peut comprendre le sens et la signification que si l'on les replace dans la structure sociale et dans la société globale où ils s'inscrivent.

Le risque ici serait de chercher des utopies réalisées, comme si elles ne devaient plus poser de problèmes. Ce serait verser dans un idéalisme dont la critique empirique est aisée. Il y a simplement un autre type de société avec d'autres problèmes.

IV. Enfin le problème de l'automation. Il me parait intéressant à titre exploratoire d'imaginer ce que serait une société où l'automation serait le type technique généralisé. Il est vraisemblable que ceci nous reporte vers l'an 2,000 dans les sociétés industrielles les plus avancées.

Nous sommes placés au contraire et pour longtemps encore devant des sociétés présentant une combinaison très complexe de systèmes mécanisés, mis en chaîne, semi-automatisés ou automatisés.

C est cette situation qui constitue l'objet de nos analyses. Je ne crois pas que nous puissions rejeter la recherche d'une démocratie industrielle, combinant ses méthodes, ses modèles selon les conjonctures techniques, économiques, sociales et politiques. La démocratie politique n'a pas attendu d'être parfaite pour être instaurée. Pourquoi la démocratie économique devrait-elle attendre l'ère lointaine de l'automation généralisée pour être instaurée. Qu'elle s'établisse progressivement ou brutalement, qu'elle procède par essais et erreurs, qu'elle entraine de nouveaux problèmes et qu'elle ne résolve pas tous les anciens, qu'elle commande plus de sacrifices que d'avantages, ne doit pas faire reculer les recherches, la création de modèles expérimentaux, l’analyse des potentialités qui est à peine abordée par la recherche sociologique.

C'est une même démarche intellectuelle et scientifique qui conduit des premières esquisses d'avions de Léonard de Vinci aux avions supersoniques. C'est un même mode de création sociale qui partant des utopistes de l'industrialisation naissante aboutit aux institutions de la démocratie économique, et il reste douteux que toutes les sociologies descriptives rassemblées puissent y mettre un point final.

J. Dofny

Université de Montréal
Département de Sociologie



[1] Depuis que cette communication a été faite, les syndicats allemands semblent vouloir reprendre cette revendication.



Retour au texte de l'auteur: Gérald Fortin, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 avril 2021 9:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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