RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Andrée Fortin, “Les événements artistiques en région, au coeur de la postmodernité.” In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tra-dition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 459-472. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]
[459]

Entre tradition et universalisme.
Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

troisième partie
A. LES ÉVÉNEMENTS CULTURELS EN RÉGION
31

Les événements artistiques en région,
au coeur de la postmodernité
.”

Par Andrée FORTIN
Département de sociologie. Université Laval

La modernité culturelle a été caractérisée par la succession des avant-gardes dans les métropoles artistiques, et ce qu'on a appelé la tradition du nouveau (Rosenberg, 1962). Dans cette perspective, tout ce qui n'est pas métropole est région, nécessairement en retard d'une révolution, voire lieu du régionalisme. C'est ainsi que Borduas ou Pellan, pour ne nommer que deux des plus illustres peintres québécois, quittent le Québec pour Paris dans les années 1950.

Si Montréal est provinciale en regard de l'activité artistique parisienne ou new yorkaise, que dire des régions du Québec ? On pense immédiatement à un art figuratif, voire naïf, représentant la région dans un style « régional » par exemple celui des soeurs Bolduc de Charlevoix, ou encore celui de Villeneuve qui couvrit de fresques sa maison de Chicoutimi. C'est un art populaire au sens de pratiqué par des autodidactes et non destiné - ou non destiné premièrement - au marché, quoique certains artistes « reconnus » peuvent y être associés, par exemple Clarence Gagnon (Gendreau, 1983). Les patenteux (De Grosbois et al, 1978) y sont assimilés et en général la culture et l'art populaires, avec tout ce que ces termes comportent de péjoratif. Les artistes qui entendent s'inscrire dans l'art contemporain convergent vers les métropoles, en effet, en région non seulement ils ne trouvent pas de milieu artistique, mais pas non plus d'amateurs ; les galeries d'art en région offrent cet art régional-régionaliste, car lui seul - ou presque - y trouve preneur (Fournier et Couture, 1983).

[460]

Or au Québec, depuis quelques années, un peu partout en région, fleurissent des manifestations artistiques, dont les plus connues sont certainement le Festival de musique actuelle de Victoriaville (depuis 1983) et le Festival international du cinéma de Rouyn (depuis 1982). Ces événements se tiennent parfois dans le même esprit que les festivals populaires (Chicoine et al, 1982) : ainsi Tractions (1991) en Haute-Beauce, ou Agrotexte à Saint- Ubalde (Portneuf, 1982). S'y enchevêtrent la logique culturelle et artistique d'avant-garde, celle de la fête régionale et de la promotion touristique et économique, mélange a priori aussi inusité que la rencontre d'un fer à repasser et d'un parapluie sur une table de dissection. C'est ce que je souhaite éclairer ici.

À l'opposition entre l'art régional-régionaliste et l'avant-garde, une autre logique se superpose. Celle de la volonté des artistes de vivre et produire en région, à mettre en parallèle avec celle qui animait les Opérations-Dignité, en 1970 dans les paroisses marginales du Bas-du-Fleuve, alors que la population s'est opposée à la fermeture de ces paroisses et a entrepris un programme de sylviculture (Gagnon, 1981 et 1985). Si les galeries ne peuvent faire vivre des artistes « contemporains » en région, d'autres institutions le permettent : l'Université du Québec et les nombreux cégeps qui offrent des cours en art ou en histoire de l'art ; la recherche artistique y est encouragée, des expositions, ateliers, colloques, etc. s'y tiennent ; parfois cela débouche sur la création d'un regroupement d'artistes (Langage + à Alma par exemple) ou d'un centre d'artistes comme la Galerie d'art de Matane. Mentionnons aussi les Conseils régionaux de la culture. Selon plusieurs, la dynamique culturelle pourrait être la clé d'un renouveau du développement régional : c'est d'abord dans la culture que s'affirme l'identité, comme expression d'un passé, d'une histoire mais aussi d'un projet (Bassand, 1990 ; Rossel et al, 1990 ; Conseil des affaires sociales, 1992). En effet, pour en saisir toutes les dimensions, il faut situer cette effervescence culturelle régionale sur fond de crise de développement (Klein et Gagnon, 1989 ; Conseil des affaires sociales, 1989 ; Côté, 1991 ; Gagnon et Klein, 1992).

Mais l'infrastructure institutionnelle, l'affirmation régionale ou la volonté de relance économique, de promouvoir une nouvelle forme de tourisme culturel ne suffisent pas à expliquer pourquoi l'art produit en région ne se définit plus comme régionaliste, et a des prétentions « d'actualité » (le terme « avant-garde » étant actuellement dévalué) et d'internationalisme. Pour comprendre, il faut examiner de plus près les identités locales, régionales et internationales à l'époque actuelle. Mon hypothèse est que les événements artistiques régionaux mettent en œuvre et réconcilient des identités et des solidarités tant locales et régionales que transnationales, la tradition et la postmodernité, et même l'art populaire et l'art actuel ou « expérimental » (Fortin 1992a, 1992b). Reprenons.

[461]

L’ART EN RÉGION :
UNE INDUSTRIE CULTURELLE ?


Depuis 1980, année du Symposium international de sculpture de Chicoutimi, le premier événement que l'on peut clairement associer à la fois à l'art actuel et à une dynamique régionale, j'ai relevé dans l'ensemble des régions du Québec une dizaine de biennales et événements annuels en art actuel et plus de vingt événements ponctuels, répondant aux deux caractéristiques suivantes : 1) prétentions nationales ou internationales et/ou 2) présentés hors des murs de la galerie ou du musée ; bref des activités se prolongeant hors de la région ou hors du monde de l'art. À noter : même si certaines régions figurent plus souvent dans cette liste, comme le Saguenay-Lac-Saint-Jean où l'UQAC et le cégep d'Alma offrent des cours en arts visuels, l'ensemble du territoire québécois est couvert, et le nombre de ces événements s'accroît annuellement. (Ce total ne tient évidemment pas compte des activités régulières des musées ou galeries en région.)

Les artistes ne peuvent vivre en vase clos dans les régions, leur nombre ne créant pas la masse critique permettant la mise en place d'un tel milieu ; Denys Tremblay, qui fut l'organisateur du Symposium intematiqnal de sculpture environnementale de Chicoutimi en 1980, offre à cet égard un témoignage intéressant [1] (Tremblay, 1981). Les lieux de l'art y sont aussi moins « marqués » que ne le sont les centres d'artistes « métropolitains ».

Dans le cadre des événements culturels régionaux, les promoteurs vont en quelque sorte chercher le public chez lui, plutôt que de l'inviter chez eux... dans une certaine mesure, cela permet un plus grand impact des visiteurs de l'extérieur sur la communauté.

La prolifération des événements artistiques locaux doit être mise en parallèle avec le grand nombre de festivals populaires au Québec et le théâtre d'été. Ce sont, dans tous les cas, des façons de promouvoir une autre industrie vitale pour les régions (et pour le Québec en général), l'industrie touristique. Plus de 260 festivals populaires se tiennent annuellement au Québec, surtout pendant les saisons estivale et automnale, et sont affiliés à la Société des fêtes et festivals du Québec (Société des fêtes et festivals du Québec, 1993). Plusieurs de ces festivals sont à caractère culturel comme le Carrefour mondial de l'accordéon de Montmagny ou la Semaine mondiale de la marionnette de Jonquière.

L'événement artistique n'est en effet pas réductible à sa dimension artistique. C'est aussi une industrie culturelle, mais pas au sens où on l'entend généralement de diffusion de masse d'objets culturels comme le livre ou le disque. C'est une industrie en ce que cela crée de l'emploi et active le tourisme. En région, dans un contexte de crise économique, toute industrie [462] est importante, même la plus « excentrique » comme l'industrie culturelle proposant des produits d'art actuel, et toute création d'emploi compte (Conseil des Affaires sociales, 1989, 1990, 1992). En 1992, le président de la Société des fêtes et festivals du Québec évalue leur chiffre d'affaires global à 50 millions de dollars, dont 10 millions en droits d'entrée (Le Soleil, 28 mai 1992, p. C-3). Cette Société, anciennement l'Association des festivals populaires du Québec, publiait d'ailleurs en 1979 des Cahiers de formation à l'intention des organisateurs de festivals, dont un consacré à l'administration de la fête concernant les aspects juridiques, comptables, budgétaires et administratifs. Récemment, elle a mis à la disposition de ses membres un logiciel d'aide à la gestion d'événements [2].

En ce qui concerne les manifestations artistiques régionales, elles génèrent également de nombreuses activités économiques, de la promotion du produit culturel en tant que tel (ventes de catalogues, d'objets souvenir, etc.) à l'augmentation du chiffre d'affaires des commerces de détail, des restaurants, des hôtels, des transports et des revenus gouvernementaux (émission de permis, taxes de vente, TPS, taxe sur les spectacles, etc.) ; cela oblige le recours à des services professionnels et souvent permet de créer des emplois ; enfin il faut mentionner l'achat ou la location d'équipement. Évidemment, étant donné la nature du produit, les activités socioculturelles ne sont pas moins nombreuses ni moins essentielles que celles relevant de l'économie (Durand (1987) propose pour sa part une grille de lecture des événements d'art en trois dimensions et 28 points) [3]. Mentionnons du point de vue strictement artistique, l'organisation de diverses rencontres (spectacles, conférences) et la mise en présence de la population de la région avec la culture « actuelle » ; mais ces événements ne seraient possibles sans une concertation municipale ou régionale des édiles municipaux, des artistes, des hommes d'affaires, etc. Qu'il s'agisse d'un festival populaire ou d'un événement artistique, ce ne sont pas que des industries culturelles, mais aussi des moments de rencontre communautaire. Leur organisation est rendue possible grâce à une dynamique panrégionale, tant économique que culturelle, autrement dit grâce à la mise en œuvre d'un partenariat. Ce dernier n'est pas réductible aux intérêts réciproques des partenaires impliqués, car il vise ni plus ni moins que le développement régional. Ultimement cela conduit-il au développement du sentiment d'appartenance régionale ? à l'affirmation d'une identité régionale ? Chose certaine cela suppose une solidarité régionale. Sur quels intérêts, sur quelles identités se construit cette solidarité ? Voilà une première question à la base de ma démarche.

[463]

IDENTITÉS RÉGIONALES
ET TRANSNATIONALES


Depuis une vingtaine d'années, ce que revendiquent les mouvements sociaux, c'est la reconnaissance des différences, des identités (Melucci, 1989 ; Maheu, 1991). La base sur laquelle on revendique l'affirmation de son identité est souvent celle du sexe, de l'âge ou du territoire (Melucci, 1983), mais les bases d'identification sont multiples. Ces particularismes s'épanouissent à la faveur des moyens de reproduction et de diffusion des idées et de la culture, efficaces et peu coûteux : traitement de texte et photocopie, enregistrements audio et vidéo. Autrement dit, existe désormais la possibilité de produire du texte, des images et du son, de les reproduire puis de les diffuser sans passer par les appareils lourds des maisons d'édition, des compagnies de disque, etc. Cela facilite la prise de parole, l'augmentation vertigineuse des revues et périodiques et l'éclatement tous azimuts des thèmes qu'ils privilégient en témoignent éloquemment (Fortin, 1990). Que chacun s'affirme et proclame sa différence, est-ce à dire qu'il n'y a plus de « lieu commun » ; les identités différentes se rejoignent-elles ? Voilà une seconde interrogation sous-jacente à ma démarche.

Deux types de particularismes retiennent ici mon attention : les locaux ou régionaux d'une part et ceux liés au monde artistique et culturel d'autre part, qui semblent à première vue caractérisés par des dynamiques opposées, respectivement centripète et centrifuge. Ces deux particularismes seraient selon plusieurs auteurs (Giddens, 1991) éminemment caractéristiques du monde actuel. En ce qui concerne le premier type, depuis quelques années on assiste à un renouveau nationaliste, en particulier en Europe. Et si le Québec s'affirme globalement comme société distincte en Amérique du Nord, il n'en est pas moins traversé depuis 25 ans par des mouvements d'affirmation régionale (Gagnon 1981 et 1985 ; Klein et Gagnon 1989, par exemple ; on pourrait ici citer l'ensemble des travaux du Groupe de recherches interdisciplinaires en développement de l'Est du Québec, ou GRIDEQ, de Rimouski, et du Groupe de recherche et d'intervention régionale, ou GRIR, de Chicoutimi). Les mouvements d'affirmation régionale ont souvent été accompagnés d'une prise de parole populaire. Par exemple, dans la foulée des Opérations-Dignité, sont parus des ouvrages comme Si Saint-Jean-de-Cherbourg m'était conté qui ne contient qu'une mention d'imprimeur (pas d'éditeur) ou Défaire la défaite (Drapeau et Gagnon, 1982, aux Éditions S.A.I.R.E.Q. (Société d'aménagement intégré des ressources de l'Est du Québec), organisme qui comme son nom l'indique est davantage associé au développement économique qu'à l'édition.

L'écueil de ce premier type d'affirmation identitaire est le repli régional. Mais vivre en région est moins que jamais synonyme de n'en être jamais sorti et de ne pas savoir ce qui se passe ailleurs (le fut-ce déjà ? voir [464] la synthèse de Gérard Bouchard, 1986, sur la dynamique communautaire au XIXe siècle et au début du XXe).

Le second type de particularismes qui s'affirment actuellement est lié non plus à l'espace, mais à une activité spécifique. Ceux qui partagent un intérêt commun, les adeptes de la BD féministe, de la musique sérielle ou de la philathélie peuvent désormais entretenir un réseau d'échanges épistolaires, téléphoniques, électroniques (fax, bitnet), etc., sans passer par un centre coordonnateur. Dans le monde culturel, ce phénomène n'est pas nouveau (Bourdieu, 1971) ; chaque nouvelle tendance artistique doit générer sa critique et gérer la diffusion de sa production, irrecevable par les institutions qui par définition ne s'intéressent qu'aux valeurs sûres. Si donc les réseaux et les regroupements d'artistes ont toujours existé dans la modernité, on remarque, depuis quelques années, un changement qualitatif (Fortin, 1985). Autrefois les regroupements existaient pour défendre un groupe ou une forme d'art, désormais on cherche à les susciter, on valorise le lien en soi. L'autogestion de leur production par les artistes facilite de plus la création de réseaux. Quand ils entendent parler de quelqu'un ou d'un groupe, ils lui envoient du « matériel » en lui demandant de faire de même. Ceci dit, certaines formes d'art sont plus propices à la création de réseaux, y sont presque prédestinées, comme le mail art ou le copy art. Et comme chaque élément d'un réseau peut être aussi bien émetteur que récepteur, de Matane, de Matagami ou de Maastricht on peut diffuser de l'information à tous ceux avec qui on partage des intérêts, et en recevoir d'eux. C'est ainsi que s'organise un monde parallèle en art, proposant à la fois de nouvelles formes, éventuellement de nouveaux contenus, de nouvelles institutions comme ANNPAC-RACA (Association of National Non Profit Artist Centers/Regroupement autonome des centres d'artistes), dont un grand nombre de membres sont établis hors métropole, ou TACAR (Table autonome des centres d'artistes régionaux).

Le revers de cette médaille, c'est le cloisonnement des intérêts. Mais la prolifération des créneaux artistiques et leur inscription régionale ne sont pas des épiphénomènes, ils se situent au coeur même de la postmodernité artistique.

BRÈVES CONSIDÉRATIONS
SUR L'ART POSTMODERNE


Je n'entreprendrai pas ici de définir théoriquement, a priori, ce qu'est le postmoderne en art et ses liens avec la postmodernité philosophique, mais plutôt de le décrire à partir de trois caractéristiques essentielles.

[465]

La première est l'éclectisme stylistique, par opposition à l'histoire cumulative de l'art, à la tradition du nouveau (Rosenberg, 1962). L’histoire de l'art est terminée (Fischer, 1981) au sens où coexistent tous les styles ; le postmodernisme a été caractérisé par ses emprunts à tous les styles précédents, dans une démarche artistique personnelle. Cela va de pair avec l'importance accrue de la signature. L'art est ce qui porte la griffe d'un artiste (Bourdieu et Delsaut, 1975) ; à la limite comme dans la performance, l'artiste devient lui-même matière artistique. La fin de l'histoire de l'art va de pair avec un renouveau de l'histoire des artistes (au Québec : Bernier et Perrault, 1985 ; Fournier, 1986 ; Lacroix, 1990, par exemple).

La seconde caractéristique du postmoderne, plus ou moins dans le prolongement de la première, est « l'hybridation » des genres. Peinture et sculpture sont de plus en plus associées sous la rubrique « arts visuels » où avec la photo elles s'intègrent en des « installations » éphémères. Danse, musique, théâtre, sculpture engendrent des performances (Richard et Robertson, 1991). C'est l'époque de la fusion des arts, pour reprendre le nom d'un groupe d'artistes montréalais de la fin des années 1960. Ce phénomène a trouvé de nombreux apologistes, en particulier dans les revues d'art (Inter ou Parachute), mais encore peu d'analystes, au Québec toujours.

Enfin, troisième caractéristique, la plus intéressante pour mon propos, et qui découle des deux précédentes : la fin des métropoles. Car, qu'était la métropole, sinon le lieu de l'avant-garde ? Désormais, pour paraphraser Feyerabend, « anything goes »... anywhere. Certaines formes d'art comme le copy art ou le mail art, mais aussi l'installation et la performance incarnent par excellence cette caractéristique : facilement transportables, et à comparativement peu de frais, elles se font volontiers « nomades » comme l'affirment leurs défenseurs et, à ce titre, jouent un rôle important dans la création de réseaux internationaux. Cette dissolution des métropoles, ainsi que les réseaux tissés à partir du Québec, ont été décrits par Guy Durand (1983, 1987,1989,1992).

Pour résumer, l'art moderne s'inscrivait dans une histoire longue et dans un espace précis, celui de la métropole artistique (Fortin, 1992a). Actuellement le temps rétrécit et l'espace éclate ; l'art occupe tout l'espace disponible, dont celui des régions.

ÉMERGENCE DE NOUVELLES SOLIDARITÉS
ET IDENTITÉS


À l'époque où les régions se vident, vieillissent, sont aux prises avec de graves problèmes de développement, s'y observe un renouveau artistique. [466] S'agit-il d'un nouveau mode d'occupation du territoire régional ; d'un outil de développement économique - et social - dans un contexte de crise économique (Hamel et Klein, 1991 ; Gagnon et Klein, 1992) ?

Les événements d'art en région misent sur les deux types de particularismes décrits plus haut tout en s'inscrivant dans la logique postmoderne de dissolution des avant-gardes et des métropoles. Ils se tiennent à la faveur de liens entre leurs promoteurs (artistes) avec le milieu extraartistique, en particulier le monde économique et touristique ; Durand (1992), met de plus en évidence leur complicité avec les mouvements sociaux (écologie, pacifisme et féminisme en particulier). À quel point les solidarités mises en œuvre pour leur organisation sont-elles l'expression d'identités régionales et artistiques ? Comment des identités centrées sur l'espace rencontrent-elles celles, déterritorialisées, du monde de l'art ? Quel est l'ancrage local des identités transnationales ?

STRATÉGIE DE RECHERCHE

Que les événements d'art actuel en région soient la manifestation de transformations de l'art et de la région et de son identité, voilà l'hypothèse que je souhaite tester, à l'aide d'une double stratégie de recherche concernant d'une part les événements d'art en tant que tels et d'autre part les acteurs sociaux impliqués à divers titres.

Tout d'abord une série d'observations lors de ces événements et l'analyse de divers documents produits à ces occasions ou lors des années antérieures, permettront de cerner dans quelle mesure ces événements - ainsi que les œuvres qui y sont produites ou présentées - s'inscrivent 1) dans l'art actuel ; 2) dans la région. De plus, deux séries d'entrevues seront menées. Seront interrogés des organisateurs, des intervenants locaux, des artistes participants (lesquels ne sont pas nécessairement de la région), autrement dit ceux qui se sont mobilisés dans ce partenariat économico-culturel, afin de retracer la genèse et l'histoire de l'événement, les solidarités (comme objectivation des identités sous-jacentes) mises en œuvres pour leur réalisation. Une seconde série d'entrevues auprès de la population locale, et du public viendra compléter ces informations, et portera plus spécifiquement sur la représentation de cet événement, sa signification dans la dynamique communautaire régionale, pour l'affirmation d'une identité régionale. Certaines de ces entrevues, en particulier avec les artistes participants et le public pourront se dérouler pendant les événements, mais il sera plus facile de rencontrer les organisateurs et autres intervenants locaux avant ou après l'événement.

[467]

Certains événements feront l'objet d'investigation détaillée. À des fins comparatives - à titre de groupe témoin - seront examinés des fêtes ou festivals centrés sur une activité culturelle ne se rattachant pas à l'art actuel (comme le Carrefour mondial de l'accordéon de Montmagny ou la Semaine mondiale de marionnettes de Jonquière) et un événement d'art actuel dans la ville de Québec. Dans la constitution définitive de l'échantillon, compte sera tenu de la taille de l'événement, de sa durée, de son éloignement géographique de Québec et de Montréal, de sa pérennité ou de sa ponctualité.

*   *   *

Il serait exagéré de dire que les événements artistiques en région constituent un phénomène social total. Cependant ils permettent d'interroger le social de plusieurs façons. Premièrement, ils doivent réconcilier des dynamiques caractéristiques de l'époque actuelle, et que souvent on a tendance à opposer, l'une centrée sur des appartenances territoriales et communautaires et l'autre sur des réseaux déterritorialisés. De plus, ils se situent au coeur de la postmodernité artistique. Enfin ils s'inscrivent dans une dynamique régionale, et une redéfinition des relations entre le centre et la périphérie. Leur exploration nous entraîne dans les débats théoriques de la sociologie de la postmodernité, de la sociologie de l'art et du développement régional. De plus, elle contribuera à cerner la spécificité culturelle québécoise et son insertion dans les réseaux internationaux.

Les événements artistiques en région, phénomène éminemment postmoderne, ouvrant l'art sur la communauté et la communauté régionale sur l'art actuel, sont possiblement le lieu de transformations tant de l'art que de la région, un exemple de « pratique émancipatoire » au sens de Marcel Rioux.

[468]

[469]

BIBLIOGRAPHIE

Bassand, M. (dir.). Identité et développement régional, Berne, Peter Lang, 1991.

Bassand, M., Culture et régions d'Europe, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1990.

Bélanger, Y. et P. Hamel (dir.), Québec 2000. Quel développement ?, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 1992.

Bernier, L. et I. Perrault, L'artiste et l'œuvre à faire, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1985.

Bouchard, G., « La dynamique communautaire et l'évolution des sociétés rurales québécoises aux XIXe et XXe siècles. Construction d'un modèle ». Revue d'histoire de l'Amérique française, 1986, vol. 40, n° 1, pp. 51-71.

Bourdieu, P. et Y. Delsaut, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie ». Actes de la recherche en sciences sociales, janvier 1975, n° 1, pp. 7-36.

Bourdieu, P., « Le marché des biens symboliques », L'année sociologique, 1971, pp. 49-126.

Chicoine, M., L. De Grosbois, E. Foy et F. Poirier, Lâchés tousses. Les fêtes populaires au Québec, en Acadie et en Louisiane, Montréal, VLB, 1982.

Conseil des Affaires sociales. Un Québec solidaire, Boucherville et Québec, Gaétan Morin et Gouvernement du Québec, 1992.

Conseil des Affaires sociales. Agir ensemble, Boucherville et Québec, Gaétan Morin et Gouvernement du Québec, 1990.

Conseil des Affaires sociales. Deux Québec dans un. Rapport sur le développement social et démographique, Boucherville et Québec, Gaétan Morin et Gouvernement du Québec, 1989.

Côté, Charles, Désintégration des régions, Chicoutimi, JCL, 1991.

Couture, F., N. Gauthier et Y. Robillard, Le marché de l'art et l'artiste au Québec, Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1984.

De Grosbois, L., R. Lamothe et L. Nantel, Les Patenteux du Québec, avec une préface de Marcel Rioux, Montréal, Parti Pris, 1978.

Dinard, D. (dir.). Que la fête commence, Montréal, Société des festivals populaires du Québec, 1982.

Durand, G., « Aventure et mésaventures des sculptures environnementales au Québec, 1951-1991 », Recherches sociographiques, 1992, vol. XXXIII, n° 2, p. 205-237.

Durand, G., « Des traces passionnées au tracé inversé : Baie-Saint-Paul, été 91 », Noir d'encre, hiver 1991, vol. 1, n° 3, pp. 4-7.

Durand, G., « Pas d'histoire d'art, mais des histoires d'été ». Inter, automne 1989, n° 45.

Durand, G., « Du fleuve à la rue ». Inter, automne 1987, n° 37, pp. 31-53.

Durand, G., « L'art tendanciel », Dérives, 1986, n° 51, p. 59-68.

[470]

Durand, G., « Les réseaux d'art, une alternative au centralisme ». Intervention, été 1983, n° 19, pp. 9-13.

Duvignaud, }., Fêtes et civilisations, Genève, Weber, 1973.

Fischer, H., L'histoire de l'art est terminée, Paris, Balland, 1981.

Fortin, A., Les regroupements d'artistes, stratégies mixtes, collectives et fluides, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1985, p. 123-136. (Coll. « Questions de culture », n° 8.)

Fortin, A., « Présentation. Images, art et culture du Québec actuel ». Recherches sociographiques, 1992a, vol. XXXIII, n° 2, pp. 169-178.

Fortin, A., « Braconnages », dans Jacques Hamel et Louis Maheu (dir.). Hommage à Marcel Rioux. Sociologie critique, création artistique et société contemporaine, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1992b, p. 95-120.

Fortin, A., « Les intellectuels à travers leurs revues ». Recherches sociographiques, 1990, vol. XXXI, n° 2, pp. 169-200.

Fournier, M., Les générations d'artistes, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986.

Fournier, M. et F. Couture, « Art et régionalismes(s) au Québec », Protée, printemps 1983, pp. 24-34.

Gagnon, A.-G., Développement régional, État et groupes populaires, Hull, Asticou, 1985.

Gagnon, A.-G. (dir.). Les Opérations-Dignité, Montréal et Rimouski, Léméac et GR1DEQ, 1981.

Gagnon, C. et J.-L. Klein (dir.). Les partenaires du développement face au défi du local, Chicoutimi, GRIR, 1992.

Gendreau, A., « L'énonciation dans la peinture à Charlevoix : le cas de Clarence Gagnon », Études littéraires, 1983, vol. 16, n° 1, pp. 79-98.

Giddens, A., Modernity and Self Identity. Self and Society in the Late Modern Age, Stanford, California, Stanford University Press, 1991.

Gurttler, K. K. et M. Sarfati-Arnaud, La fête en question, Montréal, Université de Montréal et Société des festivals populaires du Québec, 1979.

Hamel, P. et J.-L. Klein (dir.), « Partenariat et territoire », numéro spécial des Cahiers de géographie du Québec, 1991, vol. 35, n° 95.

Klein, J.-L. et C. Gagnon, Le local apprivoisé, Hull, Asticou, 1989.

Lacroix, J.-G., La condition d’artiste : une injustice, Montréal, VLB, 1990.

Maheu, L., « Les nouveaux mouvements sociaux entre les voies de l'identité et les enjeux de la politique », dans Louis Maheu et Arnaud Sales (dir.), La recomposition du politique, Paris et Montréal, L'Harmattan et Presses de l'Université de Montréal, 1991.

Mahon, M., Une maison pas comme les autres, Chicoutimi, JCL, 1984.

Melucci, A., « Mouvements sociaux, mouvements postpolitiques ». Revue internationale d'action communautaire, 1983, n° 10/50, pp. 13-30.

Melucci, A., Nomads ofthe Présent. Social Movements and Individual Needs in Contemporary Society, Philadelphia, Temple University Press, 1989.

Michaud, J., « Les événements culturels majeurs en région : plus que des retombées économiques. Une relation intense et fructueuse entre l'entreprise, le travailleur [471] culturel et le citoyen », Feuillaison, journal interne du ministère de la Culture, 1993, vol. 1, n° 1, pp. 5-8.

Ouellet, J., « Les villes de spectacle au Québec », Chiffres à l'appui, mars 1991, vol. VI, n° 2.

Regroupement des centres d'artistes autogérés du Québec, Répertoire des centres d'artistes autogérés du Québec, 2e édition, Montréal, 1992.

Richard, A.-M. et C. Robertson, Performance au/in Canada, 1970-1990, Québec et Toronto, Inter et Coach House Press, 1991.

Rioux, M., « Fête populaire et développement de la culture populaire au Québec : une approche critique ». Loisir et société, 1981, vol. IV, n° 1, pp. 55-82.

Rosenberg, H., La tradition du nouveau, Paris, Minuit, 1962.

Rossel, P., F. Hainard et M. Bassand, Cultures et réseaux en périphérie, Lausanne, réalité sociales, 1990.

Société des fêtes et festivals du Québec, Bottin des festivals, événements et attractions, Montréal, Société des fêtes et festivals du Québec, 1993.

Tourangeau, R., Fêtes et spectacles du Québec. Région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Nuit Blanche, 1993.

Tremblay, D., « Un art régional : avant tout un art d'attitudes », dans Richard Martel (dir.). Actes du Colloque Art/Société, Québec, Éditions Intervention, 1981, pp. 98-115.

Wunenberger, La fête, le jeu et le sacré, Paris, Éditions universitaires Jean-Pierre Delarge, 1977.

[472]



[1] « Le facteur le plus percutant d'après moi, c'est la promiscuité des artistes et initiés avec le public en général et les institutions diverses. Cette omniprésence des non-initiés pousse inévitablement les préoccupations des intervenants culturels vers des réalités concrètes [...] Je précise que la relation pédagogique que vous entretenez est fort importante car les gens veulent apprendre en autant que le discours que vous utiliserez sera clair, conséquent et crédible. Il suffit de se promener le soir dans les quartiers de Chicoutimi pour se rendre compte que les gens sont consommateurs d'art, même si l'on peut dire que ce qui se trouve sur les murs ne correspond pas toujours aux critères d'avant-garde.

Cette omniprésence perpétuelle (que ce soit à la maison, au travail, aux lieux de loisirs) donnera un caractère représentatif à votre option artistique et votre engagement, vous forcera par la nature même des choses à une sorte de consensus avec tous les autres artistes de la communauté souvent fort différents, et les institutions régionales avec lesquelles vous ne partagez pas nécessairement les même buts. Votre sentiment d'appartenance au groupe d'artistes régionaux aura tendance à supplanter votre appartenance idéologique. » (p. 100)

« La rareté des infrastructures artistiques et l'interrelation avec les autres seront une incitation à vous impliquer dans le développement culturel régional en débordant souvent les cadres traditionnels de la pratique artistique. » (p. 101)

[2] Eventus, logiciel d'aide à la gestion d'événements, conçu par Logiciels action inc., permet de : « gérer des banques de données (bénévoles, V.I.P., commanditaires, journalistes, etc.) ; faire la planification des tâches par activité et par comité ; budgétiser ; gérer les communications écrites avec les partenaires de l'événement ; gérer les communications offertes aux bénévoles et autres partenaires ; archiver toutes les données relatives à l'organisation d'un événement avec possibilité de les récupérer et de les modifier pour l'édition suivante. » (Société des fêtes et festivals du Québec, 1993, p. 10)

[3] A- L'organisation (1- Institutions ; 2- Regroupements d'artistes ; 3- Subventions d'État ; 4- Commanditaires privés ; 5- Concours ; 6-Jury). B- Production (7- Existence d'une thématique ; 8- Exposition d'oeuvres ; 9- Création directe ; 10- Performance multimédia ; 11- Danse expérimentale ; 12- Théâtre expérimental ; 13- Musique expérimentale ; 14- Installation ; 15- Sculpture ; 16- Ateliers ; 17- Peinture ; 18- Hologramme ; 19- Art par ordinateur ; 20- Vidéo d'art et cinéma). C- Diffusion (21- Affiche ; 22- Conférence ; 23- Colloque ; 24- Catalogue ; 25- Vidéo-documentaire ; 26- Couverture journalistique ; 27- Couverture par des périodiques culturels ; 28- Compte-rendu radio et télévision).


Retour au texte de l'auteure: Mme Andrée Fortin, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 11:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref