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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET UNITÉ CANADIENNE. (1970)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Albert FAUCHER. HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET UNITÉ CANADIENNE. Préface de Pierre Harvey. Biobliographie par Jean Hamelin. Montréal: Les Éditions Fides, 1970, 296 pp. Ouvrage préparé sous la direction de Cameron Nish. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[ix]

Histoire économique
et unité canadienne


Préface

Dans l'historiographie canadienne-française, Albert Faucher constitue un cas original dont on regrette à l'heure actuelle qu'il n'ait pas eu plus tôt de très nombreux imitateurs : plusieurs auteurs canadiens-français se sont intéressés depuis longtemps à l'histoire économique du Canada et du Québec mais, seul de sa génération, Albert Faucher a disposé, pour aborder ce domaine complexe, à la fois de la formation économique et de la formation historique nécessaires.

Fort heureusement, la situation tend à se modifier, depuis quelques années. L'œuvre restera quand même encore longtemps une source importante pour tout ce qu'écrira la génération d'historiens économistes canadiens-français en voie de formation.

Pour un observateur trop pressé, il pourrait paraître paradoxal, étant donné sa situation, que la collectivité canadienne-française ne se soit pas intéressée plus tôt et plus largement à ce type de problèmes. Il y a longtemps, en effet, que l'on a constaté que la province de Québec, tout en étant intégrée dans l'économie nord-américaine, ne parvenait pas à refermer un écart de revenu à peu près constant qui la sépare toujours des régions les plus dynamiques du pays, que le Québec souffre de façon chronique d'un taux de chômage particulièrement élevé et que les Canadiens français participent peu aux niveaux de décision élevés dans les entreprises localisées sur le territoire qu'ils habitent.

[x]

À première vue, il semblerait que l'on aurait dû, à partir de telles constatations, s'interroger depuis longtemps sur les causes d'un tel phénomène. Ce qui aurait dû amener à étudier les conditions de croissance de l'économie canadienne, les sources et les utilisations de l'épargne, les attitudes, les styles de gestion, les contraintes diverses, la constitution et l'influence des idéologies, l'apparition, le développement et le déclin des entreprises autochtones, l'incidence de l'apport extérieur et combien de sujets qui n'ont été jusqu'ici qu'à peine effleurés. Ce qui aurait dû normalement susciter de très nombreuses vocations d'historiens économistes. Or, il n'en a pas été ainsi. Et pour plusieurs raisons.

D'abord, la série des idéologies qu'a élaborées la société canadienne-française pour s'expliquer à elle-même sa situation et la rendre supportable, devaient l'amener à sous-évaluer les dimensions économiques des problèmes au profit des aspects religieux ou politiques, par exemple. Les questions économiques étant au centre de ses frustrations, elle ne pouvait les affronter directement et n'y parvenait que par des détours qui permettaient de n'assigner à l'économique qu'un rôle mineur. En d'autres termes, les problèmes économiques étaient trop angoissants pour que la collectivité ait pu avoir la force de résister à la tentation de les rejeter dans les ténèbres extérieures. Elle a alors, même dans le domaine économique, eu tendance à susciter des analystes de la situation actuelle dans tous ses détails, ou plus simplement encore des prédicateurs occupés à pourfendre les pécheurs et à leur indiquer le droit chemin.

En second lieu, quand l'enseignement supérieur a commencé à s'intéresser sérieusement à l'économique au Québec français, les circonstances n'étaient plus favorables aux recherches à caractère historique. Si, en effet, on met à part le travail de pionnier effectué surtout par Mont-petit, Mainville et Angers, travail qui s'est manifesté en particulier par l'enseignement à l'École des hautes études commerciales et par des travaux largement publiés dans l'Actualité économique, l'intérêt des Canadiens français pour l'économique ne prend vraiment forme que dans les premières années de l'après-guerre, avec les mutations de la Faculté des Sciences sociales de Laval, la mise en place de la Faculté des Sciences sociales de l'Université de Montréal, et la création de la section d'économique à l'École des hautes études commerciales. Or, cet élargissement brusque de l'enseignement de l'économique a correspondu au déferlement de la pensée keynésienne en Amérique du Nord, phénomène qui, pendant un temps du moins, a eu tendance à dévaloriser la recherche en histoire économique.

Dans sa première phase d'épanouissement, la pensée keynésienne telle que reformulée surtout par Hansen et son groupe a rapidement tendu en effet à donner à l'analyse économique un caractère largement mécaniciste : toute la vie économique était perçue comme un ensemble intégré de poids, de contrepoids, de transmissions de forces, d'accélérations, [xi] etc. Les aspects psychologiques eux-mêmes, traduits en termes de propensions, ont été réduits au rôle de pièces dans cet ensemble mécanique par lequel on s'est représenté le fonctionnement de l'économique. Les modèles économiques bâtis au cours de ces années sous forme de machines, avec vases communicants, tuyauteries munies de valves et de manomètres, en disent long sur la vision des choses permises par la révolution keynésienne en ses débuts.

Tous n'ont pas su distinguer à l'époque, et beaucoup ne savent pas encore distinguer à l'heure actuelle, entre, d'une part, ce monde économique que permet de créer le modèle et, d'autre part, la réalité de la vie elle-même : il faut avoir un peu réfléchi sur le phénomène de la connaissance pour savoir tirer parti de ce que peuvent apporter de tels modèles sans se laisser aller à son insu à croire qu'ils décrivent la réalité. Par ailleurs, Keynes lui-même a bien montré que la vision classique des choses n'était pas incompatible avec son propre enseignement. Cette vision classique qui avait surtout l'inconvénient de ne raisonner que sur la situation limite. En un certain sens, la théorie classique ne décrivait qu'un cas parmi tous ceux que pouvait permettre d'évoquer la théorie plus générale de Keynes. La faveur acquise par la théorie keynésienne résulte alors moins d'une révolution scientifique que d'une « révolution de palais » : les économistes écoutés ont été ceux qui ont cessé de ne raisonner que sur la situation limite pour prendre en considération tout un éventail d'équilibres possibles.

La théorie classique, parce que théorie de la situation limite, laissait un large champ libre à l'histoire économique et aux autres disciplines similaires : le « toutes choses égales d'ailleurs », lui-même d'autant plus vaste et plus riche que la théorie était plus abstraite. Pour comprendre les déviations de la réalité par rapport aux enseignements de la théorie, l'histoire était nécessaire et largement pratiquée. Parce que, plus riche que la théorie classique et plus adaptable à une diversité de situations concrètes, la pensée keynésienne a paru rendre caduques les analyses à caractère historique, et ceci avec d'autant plus de force que la vision mécaniciste tendait à s'affirmer. Au Canada anglais, par exemple, le grand mouvement de recherche représenté surtout par Innis s'est, à un moment, presque arrêté, ou a du moins perdu beaucoup de sa vigueur. Ce n'est que depuis quelques années que ce courant de pensée a retrouvé son dynamisme d'avant-guerre.

Dans les universités francophones du Québec, le courant keynésien a été ou passionnément suivi ou tout aussi passionnément rejeté. Pas tellement sur le plan strictement analytique que par suite des conclusions politiques que l'on en a tirées dans le contexte des luttes fédérales-provinciales de l'époque [1]. Comme en témoignent les documents des comités [xii] dits « de reconstruction » qui ont siégé au cours des hostilités, et le livre blanc d'avril 1945 sur l'emploi et les revenus [2], le gouvernement canadien a été l'un de ceux qui, à travers le monde, ont reçu le message keynésien avec la plus grande ferveur. Les discussions suscitées par ces prises de positions pour ou contre la pensée keynésienne, et l'arrivée au Québec de la première génération d'économistes canadiens-français formés à l'école de Hansen, ont fortement centré l'attention sur les conditions mécaniques de la réalisation du plein emploi par l'intermédiaire d'un nombre restreint de politiques clairement identifiables dans l'immédiat et sans référence aux conditions héritées du passé.

Dans la mesure ensuite où la pensée post-keynésienne s'est intéressée aux problèmes de la croissance, ce fut aussi, dans la même optique mé-caniciste, les modèles de croissance étant directement issus des modèles statiques keynésiens. L'approche historique, là encore, paraissait superfétatoire ou n'avait en tout cas qu'un caractère, disons, « culturel ».

On commence à se rendre compte que malgré tout ce qu'a pu nous apporter la révolution keynésienne pour la compréhension des phénomènes macroéconomiques, l'analyse historique garde une importance primordiale. En particulier, l'aide aux pays en voie de développement aménagée dans une optique trop mécaniciste, et donc culturo-centrique, a entraîné une quantité suffisante de déboires pour qu'on en soit venu à se rendre compte qu'une collectivité, comme un individu, est un moment d'une histoire, et que le diagnostic ou la thérapeutique ne peuvent être adaptés si cette histoire n'est pas d'abord connue. D'où, pour une part, le renouveau des études historiques, à l'heure actuelle.

Enfin, les progrès extrêmement rapides des diverses sciences de l'homme au cours du dernier quart de siècle ont amené un cloisonnement progressif des divers domaines les uns par rapport aux autres, ce qui a rendu plus difficiles les recherches relevant des frontières, comme c'est le cas avec l'histoire économique. Là encore, on s'est rendu compte assez récemment du caractère stérilisant de tels cloisonnements, d'où la vogue, à l'heure actuelle, de ce que l'on appelle la recherche multidisciplinaire.

C'est à travers cette série de circonstances peu favorables qu'Albert Faucher a mené sa recherche. Ceci lui a été permis par la sagesse de la direction du Département d'économique de la Faculté des Sciences sociales de Laval, qui, malgré l'extrême importance qu'y prenait la pensée Keynes-Hansen, a gardé à son programme un certain enseignement de l'histoire économique. Ce qui a permis à Faucher, à la fois de participer au renouveau de la pensée économique qu'apportaient ses collègues, économistes de stricte observance, et de contester en partie ceux-ci, sur [xiii] la base de ses recherches historiques. Si, cependant, ces circonstances locales ont permis à Faucher de poursuivre sa recherche, elles n'ont pas été favorables à la création d'une école et Faucher, on doit le déplorer, a constitué une sorte d'anomalie. Ce qui, bien entendu, ne fait qu'accroître son mérite.

Naturellement, il ne faudrait pas déduire de ces remarques qu'aucune autre contribution à l'histoire économique ne nous est venue des auteurs canadiens-français au cours de cette période. Des géographes ou des sociologues ont fait quelques incursions dans ce domaine. Pour le constater, il suffit de parcourir les index de nos rares revues, les Recherches sociographiques, une publication de l'Université Laval, et L'Actualité économique, par exemple. On retrouve aussi certaines de ces contributions à l'histoire économique dans le Canadian Journal of Economics and Political Science, devenu Canadian Journal of Economics, et dans les rapports de certains colloques. Les historiens, quoique préoccupés d'abord d'histoire politique ou religieuse ont parfois abordé le domaine économique, le plus souvent, cependant, par le biais de la description statistique, ou par l'insertion de quelques considérations économiques générales dans leurs schèmes d'explications.

À lire ces ouvrages, articles ou communications, on se rend vite compte que si la préoccupation économique est présente et parfois même insistante, les auteurs ne disposent pas de la formation nécessaire à l'intégration de ce que peut apporter l'analyse économique à l'interprétation des phénomènes étudiés. L'originalité de l'apport de Faucher à notre historiographie vient alors du fait que jusqu'à ces dernières années il était à peu près seul à pouvoir procéder à cette intégration de l'analyse économique à la recherche historique.

La carrière de Faucher a été aussi marquée par le contexte politique qui prévalait dans l'immédiat après-guerre, contexte caractérisé, d'une part, par la turpitude duplessiste à l'intérieur et, d'autre part, par une tension constante entre le pouvoir fédéral et le pouvoir provincial. Les milieux universitaires ont été largement amenés à prendre parti dans ce système de tensions. Par suite d'une certaine tradition « britannique » des milieux bourgeois de Québec et de l'Université Laval d'abord, des querelles de certaines personnalités ensuite, comme ce fut le cas avec le Père Lévesque, de l'enseignement économique enfin, la pensée keynésienne semblant devoir permettre de trancher scientifiquement le débat en faveur d'une forte centralisation [3], la fraction la plus significative des professeurs de Laval, du moins dans les sciences de l'homme, s'est identifiée à un idéal pancanadien, les aspects provinciaux ou canadiens-français des problèmes apparaissant comme les résidus d'une société traditionnelle [xiv] en voie de disparition. Cette vision des choses a atteint son sommet chez les sociologues avec les fameuses discussions sur la valeur du modèle d'analyse permis par l'hypothèse de la « folk society ». A relire aujourd'hui les articles où se trouvent consignés ces débats, on est surpris par l'évidence du porte-à-faux sur lequel repose tout cet ensemble. Il n'en était pas ainsi il y a quinze ans, et l'engagement paraissait vital et pesait de tout son poids sur l'orientation des recherches.

Faucher, plongé dans l'effervescence qui prévalait alors à Laval, n'a pas échappé à l'influence du milieu. De façon assez inattendue, et contrairement à ce qui a été le cas pour plusieurs de ses collègues, les discussions de cette période ont probablement permis à Faucher d'élaborer ce qui restera parmi ses meilleures contributions à l'histoire économique, non pas tellement par ce qu'elles nous apprennent de faits nouveaux, mais par l'ampleur des perspectives ouvertes, la multiplicité des dimensions retenues et articulées les unes aux autres, l'efficacité du recours à la méthode comparative.

Comme il l'indique lui-même dans l'introduction à la première partie de ce recueil de textes, Faucher a été, en effet, fortement préoccupé tout au long de ses recherches par le problème des liens qui unissent l'économie régionale du Québec à l'ensemble canadien, nord-américain, et même nord-atlantique. Ce fut fort probablement là sa manière à lui de s'engager dans les polémiques qui déchiraient notre monde universitaire d'après-guerre. Alors que les sociologues discutaient de l'hypothèse de la « folk society », Faucher cherchait à comprendre l'évolution de la société économique du Québec et du Canada en faisant intervenir les contraintes de la géographie physique, les conditions de développement entraînées par les types de ressources exploitées, les investissements exigés par ces ressources, les structures d'entreprises les mieux adaptées, et qui ont pu survivre. Il est fort intéressant de relire en particulier, sous ce rapport, le texte intitulé : « Histoire économique et unité canadienne », texte datant pourtant de 1946, et qui reste plein d'enseignement à l'heure actuelle.

Naturellement, ce texte, comme d'ailleurs toute l'œuvre de Faucher, doit beaucoup à Lower, Brebner et Innis. C'est à partir de ces auteurs et à travers eux que Faucher s'est largement donné sa vision globale du développement de l'économie du Québec et du Canada. Prenant, plus ou moins explicitement cependant, une perspective différente, plus locale pourrait-on dire, il a été amené, plus que ne le faisaient ses maîtres, à recourir à la méthode comparative. Ce qui lui a permis de faire ressortir des contrastes que les autres avait tendance à estomper, étant donné leurs points de vue « impériaux ».

Depuis une dizaine d'années, une génération d'historiens canadiens-français se constitue qui se préoccupe d'économique comme on ne l'avait jamais fait avant elle. Elle est encore souvent mieux formée en histoire [xv] qu'en économique, l'intérêt des économistes pour l'histoire n'ayant pas, jusqu'ici, rejoint la passion que commence à manifester les historiens pour l'économique. Pour l'avancement de notre compréhension de nos propres problèmes, on doit espérer que la collaboration des deux disciplines se fera de plus en plus étroite. Faucher aura eu, entre autres mérites, celui de tracer les voies de cette collaboration. Cette tâche, il l'a entreprise à un âge où il aurait dû normalement se trouver encore sous la direction de la génération précédente. Cette génération n'ayant pas existé chez nous, il s'est trouvé, comme beaucoup d'intellectuels canadiens-français, propulsé au premier rang, par ses propres moyens, sûrement plus tôt qu'il ne l'aurait lui-même souhaité. Le défi a cependant été plus qu'honorablement relevé.

Pierre Harvey,

Directeur de l'Institut d'Économie appliquée
aux Hautes Études Commerciales

[xvi]



[1] On peut lire sur ce sujet certaines discussions soulevées, par exemple, par les travaux de la Commission Tremblay.

[2] Travail et Revenu (en ce qui a trait tout particulièrement à la première phase de la reconstruction), Ottawa, avril 1945.

[3] Voir entre autres, Maurice Lamontagne, Le Fédéralisme canadien : évolution et problèmes, Québec, Presses de l'Université Laval, 1954.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le jeudi 18 juillet 2019 6:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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