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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Duverger, La structure des partis.” In Sociologie politique. Tome 2, pp. 140-150. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris : Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique. [Autorisation accordée par M. Pierre Birnbaum de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 28 septembre 2010.]

[140]

Sociologie politique.
Tome 2.

“La structure des partis.”

Maurice DUVERGER

Partis de cadres et partis de masses

La distinction des partis de cadres et des partis de masses ne repose pas sur leur dimension, sur le nombre de leurs membres : il ne s’agit pas d’une différence de taille, mais de structure. Considérons le Parti socialiste français : le recrutement des adhérents présente pour lui un caractère fondamental, au double point de vue politique et financier. Il cherche d’abord à faire l’éducation politique de la classe ouvrière, à dégager parmi elle une élite capable de prendre en main le gouvernement et l’administration du pays : les adhérents sont donc la matière même du parti, la substance de son action. Sans adhérents, le parti ressemblerait à un professeur sans élèves. Au point de vue financier, le parti repose essentiellement sur les cotisations versées par ses membres : le premier devoir de la section est d’en assurer le recouvrement régulier. Ainsi le parti réunit les fonds nécessaires à son œuvre d’éducation politique et à son activité quotidienne ; ainsi peut-il également financer les élections : le point de vue financier rejoint ici le point de vue politique. Ce dernier aspect du problème est fondamental : toute campagne électorale représente une grosse dépense. La technique du parti de masses a pour effet de substituer au financement capitaliste des élections un financement [141] démocratique. Au lieu de s’adresser à quelques gros donateurs privés, industriels, banquiers, ou grands commerçants, pour couvrir les frais de la campagne — ce qui met le candidat (et l’élu) dans la dépendance de ces derniers — les partis massifs répartissent la charge sur un nombre aussi élevé que possible d’adhérents, qui contribuent chacun pour une somme modeste. On peut comparer l’invention du parti massif à celle des Bons de la défense nationale, en 1914 : autrefois, les Bons du Trésor étaient de grosses coupures, placées auprès de quelques grandes banques qui prêtaient à l’État ; en 1914, l’idée géniale fut de multiplier les petites coupures et de les placer dans un public aussi nombreux que possible. De même, les partis de masses se caractérisent par l’appel au public : au public payant, qui permet à la campagne électorale d’échapper aux servitudes capitalistes ; au public écoutant et agissant, qui reçoit une éducation politique et apprend le moyen d’intervenir dans la vie de l’État.

Le parti de cadres répond à une notion différente. Il s’agit de réunir des notables, pour préparer des élections, les conduire et garder le contact avec les candidats. Des notables influents, d’abord, dont le nom, le prestige ou le rayonnement serviront de caution au candidat et lui gagneront des voix ; des notables techniciens, ensuite, qui connaissent l’art de manier les électeurs et d’organiser une campagne ; des notables financiers, enfin, qui apportent le nerf de la guerre. Ici, la qualité importe avant tout ampleur du prestige, habileté de la technique, importance de la fortune. Ce que les partis de masses obtiennent par le nombre, les partis de cadres l’obtiennent par le choix. L’adhésion n’y prend plus du tout le même sens : elle est un acte tout à fait personnel, basé sur les aptitudes ou la situation particulière d’un homme, déterminé strictement par des qualités individuelles. Elle est un acte réservé à quelques-uns ; elle repose sur un choix strict et fermé. Si l’on entend par adhérent celui qui signe un engagement vis-à-vis du parti et acquitte ensuite régulièrement sa cotisation, les partis [142] de cadres ne font pas d’adhérents. Certains feignent d’en recruter à l’image des partis de masses, par contagion : mais cela n’est pas sérieux. Si le problème du nombre d’adhérents du Parti radical-socialiste français ne comporte pas de réponse précise, c’est que la question elle-même n’a pas de sens. On ne peut pas recenser les adhérents du Parti radical, parce que le Parti radical ne cherche pas d’adhérents, à proprement parler : il s’agit d’un parti de cadres. Les partis américains et la majorité des partis modérés et conservateurs européens entrent dans la même catégorie.

Claire dans son principe, la distinction n’est pas toujours facile dans son application. On vient de noter que les partis de cadres s’ouvrent parfois aux adhérents ordinaires, à l’imitation des partis de masses. À dire vrai, cette pratique est assez générale : il y a peu de partis de cadres à l’état pur. Les autres n’en sont guère éloignés en pratique, mais leur forme apparente risque de tromper l’observateur. Il ne faut pas se borner aux règles officielles posées dans les statuts, ni aux déclarations des dirigeants. L’absence d’un système d’enregistrement des adhérents ou d’une perception régulière des cotisations est un assez bon critère : aucune adhésion véritable n’est concevable sans eux, comme on le verra. L’imprécision des chiffres avancés est également une présomption intéressante : en 1950, en Turquie (avant les élections), le Parti démocrate déclarait avoir « trois ou quatre millions d’adhérents ». Évidemment, il parlait de sympathisants : en fait, il constituait essentiellement un parti de cadres. La distinction se heurte également à l’existence des partis indirects : partis de masses qui ne font pas d’adhérents personnels. Prenons l’exemple travailliste : le parti a été constitué en 1900 pour permettre de financer des candidatures ouvrières aux élections ; c’est le système du parti de masse au point de vue financier, les frais d’élection étant couverts par les syndicats, collectivement. Mais cette adhésion globale reste bien différente de l’adhésion individuelle : elle ne comporte pas un véritable encadrement politique, [143] ni un engagement personnel envers le parti. Cela change profondément la nature du parti et de l’adhésion, dans une mesure qu’on essaiera de préciser plus loin. Considérons d’un autre côté les partis américains, dans les États où fonctionne le système des primaires fermées, avec enregistrement des participants ; ils ressemblent à des partis de masses, au point de vue politique. On peut considérer comme une adhésion cette participation à la primaire, avec l’enregistrement et les engagements qu’elle comporte ; d’ailleurs, l’intervention dans la nomination des candidats présentés aux élections par un parti constitue l’une des activités typiques de l’adhérent. Mais, en l’occurrence, celle-ci constitue sa seule activité : on ne trouve rien d’analogue aux réunions de sections des partis de masses. Surtout, on ne trouve pas un système régulier de cotisation, qui assure le financement du parti et des élections : au point de vue financier, on demeure strictement en face d’un parti de cadres. En définitive, il faudrait considérer les partis indirects et les partis américains avec primaires fermées comme des partis semi-massifs, sans faire de cette notion une troisième catégorie, opposable aux deux autres, à cause de son hétérogénéité.

La distinction des partis de cadres et des partis de masses repose sur une infrastructure sociale et politique. Elle a tout d’abord coïncidé, dans ses grandes lignes, avec la substitution du suffrage universel au suffrage restreint. Dans les régimes électoraux censitaires, qui furent la règle au XIXe siècle, les partis avaient évidemment pris la forme des partis de cadres : il ne pouvait être question d’enrégimenter les masses, alors qu’elles n’avaient pas d’influence politique. D’autre part, le financement capitaliste des élections paraissait naturel. Il a d’ailleurs survécu au suffrage restreint. En fait, l’avènement du suffrage universel n’a pas entraîné du premier coup l’avènement de partis de masses véritables. Les partis de cadres ont simplement essayé d’assouplir leur structure, en feignant de s’ouvrir aux masses. Le système

[144]

Nombre d’adhérents des partis socialistes européens (1900-1955)


ALLEMAGNE : 1. Chiffres antérieurs à 1919 d'après J. LONGUET, « Le Mouvement socialiste international » (Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière), Paris, 1913, p. 231-232 ; cf. aussi « Yearbook of the International Labor Movement », 1956-1957, Londres, 1956. — 2. Chiffres de 1946-1950 pour l’Allemagne occidentale seulement (en 1931, le Parti socialiste comptait 610 212 membres sur le territoire correspondant). — BELGIQUE : Le Parti socialiste belge déclare avoir 150 000 membres en 1951 (par adhésions individuelles) contre 650 000 en 1939 (par adhésions collectives : les deux n’étant pas comparables, à cause des doubles ou triples affiliations, qui grossissent les chiffres apparents). En 1911, il en avouait 222 669 (toujours par adhésions collectives : cf. J. LONGUET, « op. cit. », p. 115-116). — GRANDE-BRETAGNE : Le total inclut non seulement les adhérents syndicaux et les adhérents individuels, mais les adhérents par l’intermédiaire des coopératives, des mutuelles et des sociétés socialistes. — PAYS-BAS : Depuis 1946, chiffres au 31 décembre de chaque année, sauf en 1950 (au 30 septembre). Les chiffres de décembre sont généralement inférieurs de 2 000 environ à ceux de septembre. — Sauf indication contraire, tous les chiffres sont cités d'après les annuaires officiels des partis.

[146]

du caucus de Birmingham dans le Parti libéral anglais, la Primrose League dans le Parti conservateur, l’avènement des primaires américaines, correspondent à cette première phase. Il s’agissait de donner aux masses une certaine activité politique et de conférer aux notables composant les comités l’apparence d’une investiture populaire. Dans les deux premiers cas, on était proche d’un parti de masses : un système d’adhésion formelle existait, en même temps qu’une cotisation régulière. Mais la vie réelle du parti se déroulait en dehors des adhérents : la Primrose League était un organe distinct du parti proprement dit, à caractère de brassage social ; les primaires se bornent à la nomination de candidats ; seul, le caucus, avec ses sections de quartier, préfigurait un véritable parti de masses, mais il n’a constitué qu’une expérience transitoire. La base politique et la base financière des partis de masses manquaient : il ne s’agissait pas de faire échapper les candidatures et les élections au financement capitaliste ; il ne s’agissait pas de faire l’éducation des masses et d’utiliser directement leur activité dans la vie politique. Il s’agissait plutôt d’utiliser la force des masses, politique et financière, comme une force d’appoint. Le premier pas était fait ; mais ce n’était qu’un premier pas.

L’application du suffrage universel a provoqué presque partout (sauf aux États-Unis) le développement de partis socialistes, qui ont franchi l’étape définitive, pas toujours d’un seul coup d’ailleurs (cf. tableau pp. 144-145). En France, par exemple, les premiers groupes socialistes ne différaient pas beaucoup des partis bourgeois ; l’enregistrement des adhérents, la perception des cotisations, le financement autonome des élections ne se sont développés qu’assez lentement. Encore plus en Italie ou dans des pays moins évolués politiquement. Cependant, à la veille de la guerre de 1914, les partis socialistes européens formaient de grandes communautés humaines, profondément différentes des partis de cadres antérieurs : le Parti social-démocrate allemand [147] notamment, avec plus d’un million d’adhérents, avec un budget annuel de près de 2 millions de marks, constituait un véritable État, plus puissant que certains États nationaux. La conception marxiste du parti-classe portait à cette structure massive : si le parti est l’expression politique d’une classe, il doit naturellement tendre à l’encadrer tout entière, à la former politiquement, à dégager d’elle des élites de direction et d’administration. Cet encadrement permettait en même temps de libérer la classe ouvrière de la tutelle des partis « bourgeois » : pour présenter aux élections des candidats ouvriers indépendants, il fallait se passer du financement capitaliste (sinon à titre d’appoint, les rôles étant renversés) ce qui n’était possible que par un financement collectif. Pour opposer à une presse politique bourgeoise une presse politique ouvrière, il fallait réunir des capitaux et organiser une diffusion du journal : seul, un parti de masses le permettait.

Ainsi s’explique que la distinction des partis de cadres et des partis de masses corresponde également, à peu près, à celle de la droite et de la gauche, des partis « bourgeois » et des partis « prolétariens ». Ni financièrement, ni politiquement, la droite bourgeoise n’avait besoin d’encadrer des masses : elle possédait ses bailleurs de fonds, ses notables, ses élites. Elle jugeait suffisante sa culture politique. Aussi, jusqu’au fascisme, les tentatives de création de partis de masses conservateurs ont-elles généralement échoué. La répugnance instinctive de la bourgeoisie à l’encadrement et l’action collective jouaient également leur rôle dans ce domaine, de même que la tendance inverse de la classe ouvrière a favorisé le caractère massif des partis socialistes. On pourrait ici reprendre nos remarques antérieures. Il a fallu que le développement du communisme ou des méthodes révolutionnaires fasse comprendre à la bourgeoisie l’insuffisance des partis de cadres, pour qu’elle entreprenne sérieusement de créer des partis de masses : en 1932, le Parti national-socialiste atteignait 800 000 adhérents. Mais cela marquait [148] en réalité sa rupture avec la démocratie. Dans le système électoral et parlementaire, les partis de cadres ont généralement suffi à la droite ; dans la lutte contre le système électoral et parlementaire, les partis de masses de type fasciste ont rarement présenté l’équilibre et la stabilité des partis prolétariens. Ils tendent d’ailleurs à perdre la nature de partis massifs purs comme on va le voir.

Enfin, la distinction des partis de cadres et des partis de masses coïncide avec celles qui reposent sur les divers types d’armature partisane. Les partis de cadres correspondent aux partis de comités, décentralisés et faiblement articulés ; les partis de masses correspondent aux partis basés sur les sections, plus centralisés et plus fortement articulés. Les différences dans la technique d’encadrement se recouvrent avec les différences dans la nature des communautés encadrées. Quant aux partis construits sur la base des cellules et des milices, ils sont également des partis massifs : mais ce caractère est moins net. Certes, les partis communistes et fascistes englobent des masses aussi nombreuses que les partis socialistes, même avant leur prise de pouvoir et leur transformation en partis uniques : 800 000 membres du Parti national-socialiste allemand en 1932 ; 1 000 000 de membres du Parti communiste français en 1945 ; 2 000 000 de membres du Parti communiste italien en 1950. Une évolution se dessine, malgré tout. Périodiquement, les partis communistes se livrent à des épurations intérieures, destinées à éloigner d’eux les tièdes, les inactifs, les suspects : ainsi la qualité reprend-elle le pas sur la quantité. Ils ont d’ailleurs tendance à contrôler sévèrement les adhésions : certains partis socialistes prévoient également des contrôles de ce genre ; mais le système s’applique peu chez eux, au lieu que les communistes paraissent plus stricts. Dans les partis fascistes, cette tendance qualitative est encore plus nette, plus peut-être dans la doctrine, nettement aristocratique, que dans la pratique : l’énorme accroissement du Parti national-socialiste, dans les dernières années précédant [149] la prise du pouvoir, n’a pas dû permettre un filtrage sérieux des adhérents.

Quoi qu’il en soit, la tendance générale n’est pas contestable. Elle conduit à se demander s’il s’agit encore de véritables partis de masses, ou si l’on dévie lentement vers une conception nouvelle, vers une troisième catégorie : les partis de fidèles, plus ouverts que les partis de cadres, mais plus fermés que les partis de masses ? Dans la conception de Lénine, le Parti ne doit pas englober toute la classe ouvrière : il en est seulement l’aile marchante, la pointe avancée, la « partie la plus consciente ». Ce n’est plus la conception d’un parti-classe : c’est la conception d’un parti élite. Les doctrines fascistes sont encore plus nettes à cet égard ; inégalitaires et nietzschéennes, aristocratiques par essence, elles voient dans le parti un « ordre », composé des meilleurs, des plus fidèles, des plus courageux, des plus aptes. L’ère des masses est dépassée : nous sommes entrés dans l’ère des élites. La notion d’adhérent tend alors à se diversifier : à l’intérieur même du parti, se trouvent des cercles concentriques qui correspondent à des degrés différents de fidélité et d’activité. Dans le Parti national-socialiste, on trouvait le parti lui-même, puis les S. A., puis les S. S. Dans le Parti communiste, les doctrines égalitaires officielles s’opposent à une telle hiérarchie : cependant, on peut distinguer un « cercle intérieur » stable et solide, autour duquel s’agglomère une masse d’adhérents ordinaires, souvent assez instables (la différence était très nette dans le Parti communiste français d’avant-guerre).

Il ne faudrait pas exagérer la portée de ces phénomènes qui demeurent encore limités. On peut toujours classer les partis communistes et les partis fascistes dans les partis de masses, à condition de noter leur caractère un peu spécial, d’autant plus que les partis socialistes ont présenté quelques traits analogues aux précédents, au début de leur histoire : ils se montraient alors sévères pour leur recrutement ; avant que la vieillesse ne détende leurs exigences, ils voulaient [150] être des partis de fidèles. Cette dernière notion est trop vague, décidément, pour constituer une catégorie à part. Mais elle correspond à une réalité certaine : l’analyse de la nature de la participation conduira à la reprendre sous une autre forme.

Les Partis politiques,
Paris, A. Colin, 1951, pp. 84-92.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 décembre 2020 14:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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