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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “Le sociologue et le pouvoir”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 7, no 1-2, 1966, pp. 11-20. Québec : Les Presses de l’Université Laval. [Avec l’autorisation formelle accordée le 8 janvier 2004 par la directrice de la revue Recherches sociographiques, Mme Andrée Fortin, professeure de sociologie à l’Université Laval].

[11]

Fernand DUMONT
sociologue, Université Laval

Le sociologue et le pouvoir.”

In revue Recherches sociographiques, vol. 7, no 1-2, 1966, pp.11-20.

Je ne me propose pas, dans cet exposé, d'esquisser une sociologie du pouvoir. En proposant des cadres théoriques un peu rigides, on risquerait de gêner la libre confrontation des hypothèses et des perspectives qui fait précisément l'intérêt et la fécondité d'un colloque comme celui-ci. Plutôt que d'exposer une problématique, je voudrais éclairer l'horizon de nos discussions. Projet sans doute autant philosophique que sociologique puisqu'il s'agit de dégager l'arrière-plan sur lequel se profilent nos recherches positives aussi bien que nos contestations.

I

Tout en étant d'usage courant, le concept de pouvoir est l'un des plus ambigus et des plus discutés de nos disciplines. Certains y voient un point de départ nécessaire : un éminent spécialiste des sciences politiques, M. Georges Burdeau en parle comme d'une sorte de « mystère » (le mot est de lui) qu'il ne faudrait pas chercher à réduire. À l'opposé, d'autres dénoncent dans ce concept la réification abusive de mécanismes, de tendances, de « contrôles » qu'il faudrait plutôt considérer pour eux-mêmes. Pour une large part, il y a là de vaines discussions. Du moment où la science construit ses objets, elle n'a pas à y voir quelque mythe impondérable auquel suspendre ses analyses ; elle doit par ailleurs accepter que les modèles qu'elle édifie comportent inévitablement une réification de l'univers humain. La remarque ne vaut pas seulement pour le concept de pouvoir, mais tout autant pour la plupart de ceux que nous utilisons dans les sciences humaines : personne n'a jamais vu, perçu une « structure sociale », une « classe sociale », une « nation »... Les seules réalités que nous observons vraiment, ce sont des comportements. C'est là la profonde leçon du behaviorisme ; même si elle nous vient de la psychologie, elle vaut pour l'ensemble des sciences de l'homme.

En nous appuyant sur la notion de comportement, nous aurons donc toutes les chances de trouver un point de départ pour méditer sur le pouvoir. Mais il faudra en préciser tout d'abord le sens et l'usage.  Le comportement, [12] tel que le considère le behaviorisme, c'est une réaction à une situation. Mais pour comprendre cette réaction, au moment même où nous l'observons, nous devons la replacer dans un plus large processus. Je schématiserai beaucoup, mais non de façon abusive il me semble, si je pose que l'avant et l'après du comportement sont constitués par des valeurs. À la source de tout comportement, il y a en effet l'ensemble des valeurs dont s'inspire l'agent et qui font que le sens d'une réaction à une situation ne provient pas uniquement de la situation elle-même. Sans quoi, il faudrait postuler que des situations identiques provoquent des réponses identiques : ce qui serait absurde. À l'opposé, du côté des aboutissants du comportement, s'offrent une ou des valeurs particulières : j'achète tel produit plutôt que tel autre, j'adhère ou je m'oppose à une proposition, etc. Le rapport entre les valeurs globales qui sont à l'origine du comportement et les valeurs particulières qu'il vise me paraît coïncider avec ce que la psychologie appelle des « motivations ». Ce rapport valeurs — valeurs n'est pas une tautologie. Chaque action que je pose est l'occasion, pour mon univers des valeurs, de s'expliciter, de se développer, de se diversifier par la confrontation à une situation singulière qu'il faut assimiler ; et du même coup, chaque comportement est une occasion de ramener le monde objectif au monde des valeurs. Le comportement est alors comme un processus de déduction des valeurs.

Ce rapport du comportement aux valeurs n'est évidemment pas établi à nouveaux frais chaque fois qu'une situation nouvelle se présente. Sans cela, le moindre de nos gestes devrait faire l'objet d'une délibération. Au niveau physiologique comme aux autres paliers de nos actions, des liaisons relativement stables s'établissent entre nos valeurs et nos réactions : la science les appelle des « habitudes », des « attitudes », etc. Si ces liaisons sont des rapports relativement stables entre valeurs et situations, nous pouvons légitimement y voir des mises en ordre de nos actions qui sont, du même coup, des mises en ordre des valeurs.

Le pouvoir peut nous apparaître comme un de ces types de mise en ordre des comportements et des valeurs. À ce plan, il serait donc exactement l'analogue des habitudes et des attitudes. Le pouvoir manifeste une orientation de l'action, mais opérée par une contrainte extérieure à l'agent. Il prétend ainsi instaurer un ordre de l'action. Mais celui-ci est aussi un ordre des valeurs : on le voit très concrètement dans sa nécessaire recherche d'une légitimation. C'est là sans doute le sens de la déclaration de Rousseau : « le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne sait transformer la force en droit et l'obéissance en devoir ». [1] S'il ne sait — me permettrai-je de traduire — transformer la force en valeurs...

Si ce raisonnement, trop vite esquissé, sans doute, est exact, le pouvoir inaugure un ordre des comportements et des valeurs, mais ce n'est qu'un  [13] ordre partiel : comme celui qu'instituent les habitudes ou les attitudes. Comme ces dernières, le pouvoir doit donc se justifier par rapport à un ordre total des comportements et des valeurs. C'est bien ce que nous constatons. Au temps jadis, où régnait surtout le pouvoir personnel, celui-ci s'appuyait sur les traditions : le sacré en est le plus frappant symbole. L'avènement du pouvoir de la bourgeoisie a simplement changé la représentation de l'ordre des valeurs. « Le libéralisme, écrit Jean-William Lapierre, tend à réduire « la politique » à un problème d'opinion individuelle, et à faire des consultations électorales l'essentiel de la vie publique, parce qu'il considère l'économie et la culture comme affaires privées, domaine réservé aux intérêts et aux goûts individuels ». [2] L'essentiel de la stratégie du pouvoir par rapport à l'ordre total des comportements et des valeurs consiste alors à les déplacer vers le monde de la vie privée, ce qui laisse toute latitude de manœuvre au plan des options collectives et ce qui permet la domination de la politique par les intérêts de la bourgeoisie. La référence à la démocratie, incarnation elle aussi d'un ordre total des valeurs, nous fournira un exemple tout à fait contemporain. René Rémond constate fort justement : « La première démarche de tout nouveau régime, surtout si son origine est quelque peu suspecte, à plus forte raison si les circonstances de son établissement prêtent à contestation, est de faire ratifier son installation par une consultation populaire, ce qui est à la fois l'un des critères et l'une des conséquences de la démocratie. Le recours au suffrage universel est le sacrement moderne des régimes politiques : il tient lieu du sacré dans les monarchies de droit divin ». [3] Ici, l'opinion est considérée comme représentant un ordre global des valeurs susceptible de se traduire concrètement par le mécanisme électoral.

Dans la perspective d'une dialectique du comportement, le pouvoir nous apparaît donc, en définitive, comme un mécanisme particulier de mise en ordre de ces comportements par rapport à un ordre plus global des valeurs. Il nous faut maintenant essayer de voir comment cette dialectique se traduit dans des complexes historiques particuliers, étant entendu que les rapports des éléments de la conduite varient selon les sociétés : si le comportement humain comporte toujours les mêmes exigences fondamentales de structure, les sociétés y satisfont par des réponses différentes

II

En utilisant les termes mêmes du schéma préalable que nous venons de proposer, on pourrait dire que, dans les sociétés de jadis, le pouvoir  [14] se réfère à un ordre des actions et à un ordre des valeurs fournis par ailleurs. Ordre des actions et ordre des valeurs sont consacrés par des traditions où l'un et l'autre apparaissent comme transcendant aussi bien les actions empiriques des hommes que le pouvoir lui-même.

Aux temps les plus lointains, nous décelons, sous des formes explicites, cet ordre des actions prédéterminé par la culture. La « tripartition des fonctions » que Dumézil a retrouvée aux origines du monde indo-européen est un exemple particulièrement net. La société y est répartie en trois groupes : les prêtres, les guerriers, les éleveurs-agriculteurs. Cette complémentarité des fonctions renvoie à une complémentarité des valeurs et, par-delà, à une complémentarité des dieux incarnant ces valeurs. [4] L'Occident médiéval nous fournit une autre illustration d'un principe analogue. L'empereur ou le prince cumulent le pouvoir effectif ; mais ils y sont confirmés par les valeurs dont le sacerdoce est le titulaire. La distinction précise des deux fondements favorise leur insertion fonctionnelle dans un ordre unitaire du pouvoir et du monde. Louis Dumont a mis en évidence le même phénomène pour les castes indiennes qui constituent sans doute la forme la plus systématique de ce type de hiérarchie. Après avoir insisté sur la complémentarité du pouvoir et des valeurs chez le brahmane et le prince, il ajoute : « Il est permis de voir dans le principe hiérarchique tel que l'Inde le montre à l'état pur un trait fondamental des sociétés complexes autres que la nôtre, et un principe de leur unité non pas matérielle, mais conceptuelle ou symbolique : là est la fonction essentielle de la hiérarchie ; elle exprime l'unité d'une telle société tout en la rattachant à ce qui lui apparaît comme l'universel, à savoir une conception de l'ordre cosmique ... Si l'on veut, la hiérarchie intègre la société par référence aux valeurs ». [5]

Ces représentations idéologiques renvoyaient d'ailleurs aux traits les plus essentiels des structures sociales traditionnelles. Il faudrait insister longuement ici sur la routine paysanne. Inséré dans des systèmes agraires dont l'explication théorique lui échappe, le paysan est alors un empiriste. Selon les rythmes de la nature, qui sont pour lui des points de repère, il fait intervenir des schémas de comportements définis par les coutumes. On comprend pourquoi, dans un pareil contexte, le pouvoir est fatalement de caractère personnel. Si l'ordre des actions et l'ordre des valeurs sont prédéterminés, le pouvoir ne peut pas attenter à la structure de l'action [15] ni susciter de nouvelles valeurs. Il ne peut être que subordination de personne à personne. [6]

L'ordre traditionnel des actions et des valeurs sera désintégré dans la société moderne, selon deux dimensions. D'abord, s'établira une distinction de plus en plus nette entre vie publique et existence privée. Une partie des rôles sociaux sera définie d'une manière « officielle », indépendamment de la singularité des personnes qui devront assumer ces rôles. Le phénomène est évident dans les formes contemporaines du travail ; mais il est déjà impliqué dans les procédés bien antérieurs de rationalisation du droit. L'individu devenant incapable d'inscrire ses valeurs dans la vie collective, pourra les manifester à sa guise dans le cercle étroit de sa vie privée. C'est évidemment au niveau de la vie collective qu'il faut chercher les avatars du pouvoir. C'est là que va se manifester le second processus de désintégration de l'ordre traditionnel des actions et des valeurs. Nous proposerons, à titre d'hypothèse de travail, que ce second processus s'est accompli en deux étapes : d'abord sur le plan politique, par la destruction de l'ordre traditionnel des valeurs ; ensuite sur le plan du travail, par la décomposition du comportement. Cette distinction correspond fidèlement à celle que nous avions faite, dans notre schéma initial, en partant de la notion de comportement. Essayons de montrer qu'elle correspond aussi à un double processus historique.

La rupture avec un ordre culturel de valeurs unanimes était impliquée par l'avènement de l'économie moderne et de son principal artisan, le bourgeois. La prévision à long terme, le calcul des investissements et des risques, la réussite économique se substituant aux privilèges héréditaires : tout cela remettait en question les idéaux concrets qui fondaient l'ancien ordre social. La Révolution française n'est que la manifestation au grand jour de cette prise de conscience. On ne peut que renvoyer ici à des faits bien connus : nous ne les évoquerons que pour indiquer la signification qu'ils prennent dans notre schéma d'interprétation. Comme chacun sait, la Révolution effectua le transfert du pouvoir politique personnel à une personne morale qui est censée incarner la souveraineté du groupe social. Mais cette position était intenable : comment remplacer un ordre culturel des valeurs, symbolisé par le pouvoir personnel, par un autre qui n'est pas né encore ? Ou, si l'on veut, sur quelles données de la culture collective appuyer cette « volonté générale » dont parle Rousseau ? Les philosophes politiques du XVIIIe siècle, qui n'étaient point sots, ont [16] sans doute aperçu le problème. Ils ont tenté, pour ainsi dire, de déplacer la référence aux anciennes normes culturelles concrètes à ces normes abstraites qui ne devaient plus rien à la culture. Ainsi Spinoza, qui sur ce point est éminemment représentatif, se réfère directement à la Raison. « Les choses, écrit-il, qui font que les hommes vivent d'accord font en même temps qu'ils vivent sous la conduite de la Raison, et par conséquent elles sont bonnes, et celles-là, au contraire, sont mauvaises qui excitent les discordes ; ... les hommes concordent nécessairement toujours entre eux dans la mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison ». [7] Hume cherche, de son côté, un langage moral universel. Mais ne multiplions pas les exemples. Répétons plutôt que rechercher l'unanimité fondatrice du pouvoir dans un universel abstrait, en deçà des valeurs inscrites dans des cultures et des traditions, c'était laisser entier le problème de l'enracinement du pouvoir dans les sociétés concrètes.

Aussi bien, l'évolution historique subséquente a montré que, malgré les oppositions de principe aux factions, aux partis, aux corps intermédiaires, le pouvoir politique a été très vite investi par les groupes particuliers d'intérêts qui ont tâché de le subordonner à leurs fins. Par ailleurs, le pouvoir politique s'est progressivement infiltré, et de plus en plus profondément, dans toutes les ramifications de la vie sociale. Si l'arbitraire du pouvoir sur les personnes a progressivement cédé devant les règles juridiques, en revanche l'État a rejoint beaucoup plus étroitement les rôles sociaux des individus et les conflits de valeurs qu'ils comportent.

Ainsi le pouvoir politique est à la fois l'artisan et l'héritier de la destruction d'un ordre collectif des valeurs. Mais ce n'était qu'une première étape dans l'émergence des formes contemporaines du pouvoir. Ce n'est pas d'abord au niveau du pouvoir politique qu'il faut chercher la suite ; il faut plutôt revenir au plan de l'économie. C'est là que s'est déroulée, à mon sens, la seconde étape : après l'ordre des valeurs, c'est l'ordre de l'action qui est mis en question.

Pour nous en faire une représentation bien concrète, attachons-nous au monde du travail. Le pouvoir personnel, l'autorité sur les personnes y a eu la vie plus longue que sur le plan politique. Encore au xixe siècle, le lien est étroit entre métiers et genres de vie, même à l'intérieur de la fabrique. Les comportements de l'homme au travail relèvent encore d'un ordre traditionnel des actions et des valeurs analogue à celui que nous avons trouvé dans les formes anciennes du pouvoir politique. L'entrepreneur ne s'immisce pas dans ces traditions et ces coutumes ; il les accepte comme telles. Il se contente de rassembler des travailleurs, d'acheter leur force de travail et de la revendre sous la forme de marchandise. Or, depuis le début de notre siècle surtout, voici que les métiers traditionnels ont été  [17] profondément mis en question. Par les procédés que l'on qualifie communément de « rationalisation du travail », par la décomposition des tâches et des procédés en fonction des postes de travail, l'entrepreneur intervient dans la structure même des comportements. En même temps que se détend la contrainte sur la personnalité totale du travailleur, l'ouvrier est dépouillé, par le pouvoir, de la faculté de déterminer lui-même un ordre de ses comportements.

Ce diagnostic peut être généralisé à l'ensemble de la structure sociale. C'est qu'il tient essentiellement aux impératifs du progrès technique. Celui-ci, partout où il s'implante, suppose inévitablement non pas seulement la mise en cause d'un ancien ordre des valeurs, mais une nouvelle cohérence, systématique celle-là, des comportements. Cette cohérence entraîne, à son tour, la distinction minutieuse de la personne et de ses rôles, de sorte que l'unité spontanée que l'homme met dans ses conduites à partir de sa personnalité peut être décomposée et recomposée ensuite selon des critères qui ne relèvent ni des coutumes ni des impulsions de la personne totale, mais de la rationalité logique. De toute nécessité, pareille resystématisation des éléments du comportement ne peut pas provenir de l'agent lui-même. Elle doit reposer sur un pouvoir extérieur : jamais les paysans n'auraient décroché eux-mêmes d'avec la routine technique traditionnelle ; jamais les ouvriers n'auraient introduit dans l'usine les machines ou les mesures de temps et de mouvements.

III

À ce point, il nous est peut-être possible de cerner d'un peu près les caractéristiques originales du pouvoir dans la société contemporaine.

Les pouvoirs anciens s'exerçaient sur la totalité de la personne parce que le comportement, de par la manière dont il était situé dans la culture, était un donné indécomposable ; l'univers des valeurs inspirant le comportement était conféré par des traditions. Du moment où cet univers culturel sera mis en question, l'unité du comportement sera elle-même compromise : la conduite va se prêter aux remaniements et aux manipulations. Le nouveau pouvoir va s'instaurer grâce à cette double décomposition. Et, du même coup, c'est au pouvoir que va revenir la tâche de recomposer l'unité de l'action et, par-delà, la liaison de l'action et des valeurs au niveau de la vie collective. Voilà désormais l'objet du pouvoir. Nous allons essayer de le montrer sommairement.

Si la systématisation des comportements ne relève plus des coutumes, elle doit reposer sur un autre fondement : ce ne peut être que sur la connaissance rationnelle. En s'immisçant dans les structures du comportement, le pouvoir s'exerce sur la connaissance.

[18]

C'est particulièrement vrai du monde du travail, comme l'indiquaient nos réflexions de tantôt. En dépouillant l'ouvrier des connaissances et des tours de mains légués par les métiers traditionnels, en instaurant des formes de plus en plus raffinées de division technique du travail, le pouvoir industriel capitalise des connaissances auxquelles ne participe pas le travailleur. Les comportements de celui-ci sont définis de l'extérieur, par rapport à une logique et à une raison qui lui sont étrangères. [8] Le phénomène technocratique est du même ordre, et l'on sait qu'il s'étend bien au-delà du monde du travail.

Dans la recherche scientifique elle-même joue manifestement la même influence déterminante des pouvoirs. Plus la recherche devient complexe, plus le développement de la connaissance tombe sous la coupe des intérêts. D'un rapport publié, il y a dix ans déjà, par un comité de l'Association américaine pour l'avancement des sciences, j'extrais quelques passages. « La majeure partie des subventions aux fins de recherche est affectée à la recherche appliquée et aux applications, plutôt qu'aux recherches théoriques. Dans l'industrie, le rapport est de l'ordre de 97 à 3, dans les universités, de 50 à 50, dans les organismes fédéraux (y compris les subventions aux recherches effectuées ailleurs), de 90 à 10... Dans le budget fédéral de 1957, 84 pour cent environ des subventions prévues pour la recherche sont affectés à des travaux qui intéressent la sécurité nationale... Les progrès de la science fondamentale ne semblent pas aller de pair avec ceux de la science appliquée. Certains observateurs croient même constater un fléchissement, en valeur absolue, des recherches de caractère vraiment créateur... Le développement disproportionné des sciences physiques par rapport à celui des sciences biologiques et sociales reflète jusqu'à un certain point les préoccupations  des organismes  industriels et  militaires qui subventionnent la science et la supériorité de leurs  ressources financières. » [9]

Organisation industrielle, technocratie, recherche scientifique : ces trois secteurs concernent surtout la connaissance technique. Mais l'emprise des pouvoirs déborde largement celle-ci. Dans une société où les traditions n'ont plus guère d'efficacité pour rassembler les hommes, l'importance de l'opinion est grande. Les hommes n'héritent plus de schèmes de pensées, de vues sur la vie ; ils doivent prendre eux-mêmes position sur les grands problèmes qui les confrontent. L'information devient un élément fondamental de la détermination des comportements, et bien au-delà du monde du travail que nous avions d'abord considéré.   La manipulation de l'opinion, le [19] contrôle de l'information s'offre ainsi comme un puissant instrument des pouvoirs. [10]

Ce ne sont là que des exemples et bien superficiellement analysés. Mais ils suffisent à montrer que le pouvoir contemporain tend à devenir une sorte de monopole de la connaissance. Et ce, rappelons-le, de par la nécessité de suppléer l'ancien univers culturel, de reconstituer des ordres de l'action. Mais l'objet du pouvoir ne se limite pas là : nous l'avons souligné à plusieurs reprises, il ne peut y avoir ordre des actions sans ordre des valeurs. Si les nouveaux pouvoirs exercent un contrôle sur la connaissance, il serait logique qu'ils étendent ce contrôle aux valeurs. C'est ce qu'ils font en effet : nous allons le montrer, ici encore, par quelques exemples d'ailleurs symétriques à ceux que nous rapportions plus haut.

Dans les entreprises, le pouvoir tend à créer, par des politiques de plus en plus subtiles, une identification aux fins et aux valeurs de l'entreprise. Un spécialiste bien connu de la sociologie du travail le notait : « L'intégration à l'entreprise comme système de moyens, puis comme système de fins, prend une importance croissante. Nehnevajsa, dans une excellente étude sur les usines automatisées, a souligné que la discordance entre la faiblesse de la qualification exigée du personnel d'exécution et le niveau élevé et stable du salaire offert amène les entreprises à utiliser de plus en plus comme critère de sélection les attitudes, la loyauté à l'égard de l'organisation. À l'ancien esprit de métier ou de corporation se substitue un esprit d'entreprise plus intégrateur encore. » [11] Ce qui paraît confirmer remarquablement nos hypothèses très générales de départ : le pouvoir ne saurait remanier les structures du comportement sans manipuler aussi les valeurs qui encadrent ce comportement.

Ces observations convergent avec d'autres que l'on peut faire sur l'orientation récente des attitudes et des idéologies des technocrates. On dit couramment que le pouvoir technocratique ne prétend reposer que sur le mythe de la science, de la compétence et de l'efficacité. Ce n'est vrai que pour une part : aux États-Unis comme en Europe se développent des groupes, se tiennent des congrès où, de concert souvent avec des hommes d'affaires, les technocrates prétendent élaborer ce qu'ils appellent « un humanisme » où dominent les thèmes de « l'intérêt général » et parfois ceux de « la libre entreprise ».

[20]

Sur le plan de l'information, il est à peine nécessaire d'insister sur le rôle des publicités et des propagandes comme manipulations des valeurs collectives. Leur importance est grande, pas seulement dans le domaine de la consommation. Ce sont elles qui nourrissent le seul mythe un peu universel, le seul qui rallie une large unanimité quand les hommes songent aux finalités de nos sociétés : le mythe de l'abondance dont les gadgets sont les symboles...

Au total, et pour nous résumer, il semble bien que la caractéristique essentielle des pouvoirs d'aujourd'hui réside dans un déplacement : du pouvoir sur les personnes au pouvoir sur la connaissance et sur les valeurs. Il nous aurait fallu indiquer les répercussions de ce déplacement sur les classes sociales et montrer que les critères habituels du revenu et de la profession doivent être subordonnés à un critère plus abstrait : c'est-à-dire la plus ou moins grande faculté, à partir de telle ou telle situation sociale, d'avoir accès au contrôle de la connaissance et des valeurs. Je me propose d'y revenir ailleurs.

Pour l'heure, nos sommaires analyses suffisent, je pense, à suggérer les grandes orientations qui devraient guider les recherches positives sur les pouvoirs ; qui devraient inspirer aussi la philosophie politique, trop fixée encore (comme nos idéologies démocratiques) sur le vieux problème de la liberté personnelle. Ces grandes interrogations reviendront souvent, j'imagine, tout au long de ce colloque. Je n'ai voulu, dans cet exposé préalable, que souligner en quoi elles sont essentielles aussi bien à la problématique de nos recherches scientifiques qu'au destin de l'homme de ce temps.

Fernand Dumont

Département de sociologie et d'anthropologie,
Université Laval.



[1] Contrat social, liv. I, ch. III, début.

[2] J.-W. Lapierre, Le pouvoir politique, Paris, P.U.F., 1953, 50.

[3] René Rémond, « Le fait de la socialisation et les idéologies démocratiques », La société démocratique, Éditions de la Chronique sociale de France, Lyon, 1963, 31-32.

[4] Cette conception a eu la vie longue puisqu'on peut y rattacher de quelque manière la conception des « états » et des « conditions » sous l'Ancien régime : ces « états » ne diffèrent pas seulement de nos classes sociales parce qu'ils comportent des barrières juridiques (comme on le dit souvent), mais avant tout parce qu'ils reposent idéologiquement sur un ordre organique des fonctions et, par conséquent, des actions.

[5] Louis Dumont, « Castes, racisme et stratification », Cahiers internationaux de sociologie, XXIX, 1960, 91-112.

[6] Les idéaux traditionnels de liberté se situent aussi dans cette perspective. La Grèce ancienne permet de s'en faire une représentation assez précise. Le travail manuel n'y est pas méprisé : dieux et héros le pratiquent volontiers. Si le travailleur agricole, l'artisan, le commerçant sont dépréciés, c'est parce que les métiers qu'ils exercent impliquent la dépendance personnelle. La conception de la liberté indique ainsi, comme en contrepartie, celle que l'on se fait du pouvoir. Renvoyons à l'étude classique d'André Aymard : « L'idée de travail dans la Grèce archaïque », Journal de psychologie, I, 1948, 29-50.

[7] Éthique, IV, théorèmes 40 et 35.

[8] Et rappelons, au passage, que l'automation n'exige pas fatalement de l'ouvrier plus de connaissances techniques.

[9] Rapport publié intégralement dans Impact, VIII, 1, mars 1957, 58-68.  Les passages cités sont aux p. 60 et 62.

[10] II est vrai que l'inverse est aussi possible. Comme me le faisait remarquer récemment le cinéaste Fernand Dansereau, la somme énorme d'informations distribuée par les mass média, simplement par la crainte de l'opinion qu'elle suscite chez les titulaires du pouvoir, peut fort bien constituer un nouveau mécanisme de contrôle des gouvernants et même des intérêts privés. Peut-être y a-t-il là une nouvelle ressource de la démocratie au moment où paraissent fléchir les mécanismes classiques de participation politique. Par ailleurs, il faut poser la question : quels sont les nouveaux pouvoirs qui, par les mass média, peuvent ainsi « contrôler » d'une certaine façon gouvernants et intérêts privés ? En un certain sens, on ne fait sans doute que déplacer le problème.

[11] Alain Touraine, « Le rationalisme libéral de Michel Crozier », Sociologie du travail VI, 2, 1964, 192-193.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 juin 2017 18:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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