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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand DUMONT, “Le projet d’une histoire de la pensée sociale au Québec.” in ouvrage sous la direction de Claude Panaccio et Paul-André Quintin, PHILOSOPHIE AU QUÉBEC. pp. 23-48. Textes d’un colloque tenu à Trois-Rivières les 1er et 2 mars 1975, sur le thème : « Histoire de la philosophie au Québec: 1800-1950 » organisé conjointement par la Société de Philosophie du Québec et l’Université du Québec à Trois-Rivières. Montréal: Les Éditions Bellarmin, 1976, 263 pp. Collection: “L’univers de la philosophie”, No 5. [Livre mis en ligne en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l’approbation de Monsieur Claude Panaccio accordée le 8 avril 2021.]

[23]

PHILOSOPHIE AU QUÉBEC

Le projet d’une histoire
de la pensée québécoise
.”

Fernand DUMONT

Université Laval

La recherche sur l’histoire de la pensée québécoise devient à la mode. Le thème est encore jeune et il marie les joies de l’érudition avec les passions de l’appartenance collective. On nous a déjà donné d’importants travaux sur quelques courants idéologiques des XIXe et XXe siècles. Et comme il arrive fatalement en pareil cas, les problèmes de méthode et de théorie commencent à se faire jour. Faut-il épouser la perspective marxiste ou une autre ? Comment comparer notre « libéralisme » du XIXe siècle avec les « libéralismes » européens ? Notre ultramontanisme fut-il original ? Nos classes sociales d’autrefois ressemblaient-elles à celles des autres sociétés de la même époque ?

Cependant, derrière ces produits d’érudition et ces querelles de méthode, une interrogation se profile : pourquoi s’intéresser à pareil terrain de recherche ? Parce qu’il s’agit d’un terrain vierge où pourront pousser librement les thèses et les articles ? Ne serait-ce pas, avant tout, à cause de la rupture des années ’60 ? La discontinuité introduite par la Révolution tranquille dans l’histoire de nos idéologies nous incite en effet à nous demander ce que nous devons faire de notre passé. Devenues étrangères à nos projets, les idées de jadis et de naguère s’en trouvent-elles simplement réduites au statut d’objets disqualifiables à loisir ? Ou bien faut-il, par delà la rupture, les ramener [24] à une autre figure de notre devenir ? Se trouve alors en jeu l’angoissant déracinement de notre propre pensée.

S’il a prodigieusement grandi ces dernières années, ce malaise n’est pourtant pas nouveau. Il a sans cesse resurgi dans notre passé. S’attacher à l’histoire de la pensée québécoise est donc une façon de répéter que nous avons toujours pensé en exil. Un grand nombre d’ouvrages historiques plus ou moins récents nous le confirment par leur démarche : après une révérence aux théories à la mode ailleurs, après avoir rappelé que la matière est indigène mais que la question ne l’est pas, la distance du chercheur envers son objet est apparemment conquise. Mais elle laisse entier le problème de l’emplacement de celui qui s’y attache. À tout prendre, là se trouve peut-être la fascinante puissance d’interrogation d’un projet d’histoire de la pensée québécoise : dans la difficulté de raccorder la signification de l’endroit où l’on pense et les procédés de la méthode que l’on adopte.

Pareille entreprise exigerait donc à la fois un examen de la pertinence du lieu québécois de la pensée et un discours de la méthode propre à une histoire de la pensée québécoise, les deux démarches procédant de leurs implications réciproques. Énorme ambition que je me refuse à satisfaire dans cette esquisse sommaire. Je voudrais seulement la circonscrire par quelques brèves remarques, en étant conscient que nous devrons parcourir le chemin à nouveau et bien des fois. Puisqu’il s’agit de la reconnaissance d’un territoire qui ne fournit pas seulement une occasion mais une raison de réfléchir.

Revenons donc à la question première : la pensée québécoise est-elle simplement un matériau à exploiter par l’histoire dévoratrice ? Cette histoire que dénonçait [25] Nietzsche dans des termes qui conviennent étonnamment à notre conjoncture : « Quand l’esprit d’une nation se racornit à ce point, quand l’histoire se met au service de la vie passée au point de miner ce qui peut survivre, et notamment la vie supérieure, quand le sens historique, loin d’entretenir la vie, la momifie, l’arbre dépérit... L’homme moderne traîne finalement derrière lui la masse énorme et indigeste des pierres à bâtir du savoir qui parfois — comme il est dit dans le conte — gronde dans son ventre... »  [1]

La contestation de Nietzsche nous atteint au Québec de la manière la plus abrupte. Face aux tâches énormes qu’impose la redécouverte de soi que tente d’effectuer notre société, n’est-ce point tourner bêtement les yeux en arrière, produire du savoir d’empêchement, que de s’intéresser à l’histoire des pensées autochtones ? D’autant plus que, selon les apparences, ces pensées sont irrémédiablement mortes. Dans nos métiers respectifs, personne ne songerait à prendre comme tremplin de ses hypothèses de travail un prédécesseur québécois. À la rigueur, et c’est le cas le plus favorable, les historiens relisent encore avec profit Garneau ou Groulx ; ces auteurs les intéressent-ils autrement que pour retracer le développement d’une historiographie marquée depuis les années 1960 par une irrémédiable coupure ? Pour le sociologue, le recours au passé est plus désolant encore : pourquoi se pencher sur l’Âme américaine de Nevers quand on peut étudier La démocratie en Amérique de Tocqueville ? Les travaux de Gérin restent précieux, indispensables, mais à titre historique encore ; pour les leçons de méthodes, on se reporte à ses maîtres français, Le Play, Tourville, Demolins. Quant aux philosophes, [26] ils admettront sans peine que l’abbé Deniers, Mgr Paquet ou Mgr Grenier n’ont guère ajouté à Thomas d’Aquin ou à Descartes.

L’essor qu’ont connu la peinture, la poésie, le roman québécois depuis quelques décennies ne doit rien à Napoléon Bourassa, à Pamphile LeMay ou à Joseph Marmette. N’est-il pas nécessaire que la pensée québécoise, qui tâtonne encore autour de ses démarrages, fasse de même, qu’elle oublie pour mieux s’assurer de ses intentions ? La tentation de l’archéologie ne serait-elle pas le refus de la création ?

À moins que le projet d’écrire l’histoire de la pensée québécoise ne nous reporte à une question vivante, à une question philosophique, la première à vrai dire, et que nous dissimule le recours à la plus vaste tradition d’Occident. Quand nous lisons Platon, Hegel ou Marx, nous les ramenons à l’histoire, aux conditions de leurs productions ; mais nous leur demandons aussi ce qu’est la vérité, ou tout au moins quelques critères pour la chercher. À l’égard de nos prédécesseurs québécois, l’alternance se trouve d’emblée interrompue : puisque, au premier regard, nous n’avons aucune vérité à chercher du côté de Garneau, de Dessaules, de Mgr Paquet ou du chanoine Groulx, leur production tout entière n’est pour nous que de l’idéologie.

En gros, la vérité concerne l’art d’accéder à l’objet selon la recherche de sa structure propre. Il s’agit de constituer un sujet universel, par désappropriation de ce que les sujets de la connaissance ont de singulier. D’habitude, les discussions épistémologiques qui portent là-dessus mettent en cause les procédés de construction des objets, élucident les critères de vérification et de report à un réel hypothétique, éclairent les fondements de ces opérations. Au Québec, de par [27] la rupture culturelle récente, la désappropriation des appartenances idéologiques paraît acquise au départ par la vertu de la culture elle-même. Puisque la traditionnelle pensée québécoise est pure « idéologie », je jouirais d’une extraordinaire liberté initiale : je serais dénué de ces racines qui entravent l’accès à l’universel, ou tout au moins à l’opératoire.

À l’opposé de la vérité, la pertinence ramène l’objet à soi, à sa quête et à sa construction du sens. En l’occurrence, il me serait facile de reconstituer la pertinence des pensées québécoises d’antan : ne leur demandant aucune vérité, je les ramènerais aisément aux situations historiques où elles furent fabriquées. Je les ferais mourir une seconde fois. Maigre profit sans doute que ces funérailles pour l’avenir de ma propre pensée. Comment réconcilier la pensée selon la vérité et l’exister selon la pertinence quand on les a trouvés initialement divisés ?

Car, ayant renvoyé ses prédécesseurs à la pertinence au nom de sa vérité, la pensée québécoise d’aujourd’hui doit néanmoins donner contexte à sa propre entreprise. Nous avons déplacé, diversifié, étoilé nos sources, de Thomas d’Aquin à Carnap, à Heidegger ou à Althusser : est-ce toujours, comme hier, pour oublier l’absence ou la pesanteur d’un lieu ? Penser, c’est penser pour soi, ne serait-ce que pour penser ensuite l’hors de soi. Mais le pour soi n’est pas une conquête de l’instant ; il ne se trouve pas davantage dans l’envol du projet ou de l’utopie. Il se profile grâce à une mémoire des origines.

Cette idée d’« origine » est, on le sait, fort complexe. Elle peut nous ramener au poids inutile des passés morts. Pour vivre et penser librement, oublier est un devoir. Encore qu’il ne faille pas, pour autant, censurer. L’oubli authentique est récapitulation, effort [28] pour repasser sur le cheminement de soi-même afin que la conscience des mutations soit aussi réactualisation de l'expérience sous-jacente qui les a permises et suscitées. Pour accéder à la rupture qui permet de penser, on doit recommencer patiemment ce qui fut histoire d’une rupture. L’histoire de la pensée québécoise confine donc à ces préalables que personne n’économise sans perdre cette mémoire que Platon déjà mettait à la source de la pensée.

Il y a une mémoire utilitaire. À l’exemple de n’importe qui et comme partout dans le monde, je ne puis me donner continuité personnelle, me situer dans mon contexte, sans repères collectifs. En ce sens, il m’est utile de me souvenir de Garneau ou de l’abbé Groulx tout aussi bien que de Papineau ou de Sir Wilfrid Laurier. Mémoire organisée, construite pour les fins ordinaires de la vie et qui donne l’impression qu’après peuvent venir les libres visées de la pensée ou du rêve.

La pensée ou le rêve, les intentions tournées carrément vers l’avenir ne relèveraient donc pas de la mémoire ? La poésie, la chanson, le théâtre, le roman québécois des vingt ou trente dernières années le suggèrent en effet. Ils ne continuent pas au même niveau le propos de Fréchette, de la Bolduc ou de Philippe Aubert de Gaspé. Mais, à un autre plan, la parenté subsiste, au point où les ruptures récentes ont permis un autre regard sur la Promenade des trois morts de Crémazie, les contes de Fréchette, l’œuvre de Laure Conan ou les poèmes d’Alfred Desrochers. S’ils créent en vue de l’avenir, les poètes d’à présent contribuent en retour à refaire une mémoire de la poésie, fût-elle québécoise.

La leçon peut-elle être retenue pour la pensée philosophique, sociologique, historique ?

[29]

Le rapprochement est arbitraire à beaucoup d’égards. La pensée rationnelle a ses règles et ses parti pris ; rien ne nous assure, à l’avance, qu’à l’exemple de la littérature, la pensée d’aujourd’hui puisse faire resurgir des idées indigènes d’hier un implicite que les mémoires utilitaires de surface n’ont pas encore permis de percevoir. Lire entre les lignes d’Érol Bouchette est a priori plus difficile que de se glisser entre les vers de Crémazie. La pensée rationnelle est avant tout conscience des procédés de pensée ; quand elle se souvient, elle poursuit spontanément le même dessein.

Nous le disions, emprunter des procédés de pensée à Garneau ou à de Nevers, nul n’y songerait sérieusement ; mais, à tout prendre, c’est réduire platement la question. Pourquoi relire les présocratiques ou Platon ? Pour y trouver des méthodes, une physique, une politique réduite à son ossature méthodologique ou théorique ? On sait bien que non. On ne demande pas à Platon ou à Descartes comment faire de la physique ni à Auguste Comte ou à Proudhon comment pratiquer la sociologie. Nous cherchons chez eux des Origines, une impulsion à penser. Cela nous constitue non pas une mémoire de méthode, mais une mémoire d’intentions. Chaque culture, la grecque ou la française, se donne des origines, qu’elle apparente d’ailleurs à d’autres. Ainsi se crée, en deçà ou au delà de la nouveauté de la recherche, une mémoire de la plus vaste culture. Le chercheur, celui qui fuit en avant vers la découverte, est aussi un sujet humain ; il n’est pas réductible à l’axiomatique des procédés qu’il emploie ou qu’il invente. Il est enveloppé par une culture et il s’en nourrit, fût-ce à son corps défendant. Sinon, dans la philosophie ou les sciences humaines tout au moins, de quel empyrée pourrait bien venir les intuitions et les images qui nourrissent la recherche ? Des livres qu’on a lus ? On admettra que si la pensée québécoise [30] n’avait d’autres recours, si elle ne pouvait puiser dans cette imagination qui vient de sa culture, elle périrait dans le commentaire livresque. Le péril n’est pas illusoire.

À ce point, il ne sera pas inutile de revenir à . quelques évidences.

La perception est spontanément magique. Elle donne aux choses perçues le sens que le sujet éprouve face à elles. Selon son mouvement premier, elle est un parti pris. Elle s’attarde à sentir, à considérer, à connaître ce qui a provoqué la mobilisation de l’affectivité. L’objectivité est la fixation du regard et de l’esprit sur un objet qui mérite notre effort. Les images convenues de l’objectivité sont donc trompeuses. Détachement, distance du sentiment, froideur calculée de la perception devant l’objet : ce sont des lieux communs dangereux. À les entendre trop à la lettre, on aboutit à une curieuse maxime : le savant devrait poursuivre passionnément l’explication d’objets choisis parce qu’ils ne l’intéressent pas ... L’objectivité n’est pas le contraire de l’intérêt affectif pour l’objet ; il faut plutôt la chercher à l’intérieur même de la subjectivité, selon une exigence de cette dernière. « La perception, écrit Pradines, se présente à nous comme l’œuvre d’une mathématique et d’une mécanique naturelles dont nous aurions oublié les procédés à force d’en considérer seulement les usages, ou plutôt dont nous aurions fini par confondre les procédés avec les usages, nous imaginant qu’elle est tout empirique parce qu’elle nous aide à connaître empiriquement les choses, et qu’elle est confusément magique en raison de cette magie naturelle des apparentes actions à distance au sein de quoi elle nous fait vivre... » Aussi, on ne lui opposera pas une démarche venue d’ailleurs : « Pour s’expliquer à elle-même ses perceptions, pour s’en rendre [31] raison, la conscience n’aura qu’à retrouver l’esprit géométrique et mécanique de ses moyens à travers l’esprit utilitaire de ses buts, et la science devra et pourra naître ici d’une véritable réminiscence ». [2]

N’est-il pas loisible de transposer cette observation, en étant conscient qu’il s’agit d’une analogie, au plus vaste processus de réflexivité impliquée par l’appartenance à la culture ? N’y a-t-il pas quelque rapprochement à faire entre la réminiscence impliquée dans la perception et cette mémoire suggérée par la culture et que nous évoquions plus avant ?

Il serait fallacieux d’affirmer que nous percevons une culture au sens où nous percevons un objet. Il faudrait dire plutôt que nous en avons l'expérience. Cette expérience est pourtant « magique », et plus encore peut-être que pour la perception. Nous parlons spontanément du « Québec » comme d’une globalité qui a un sens. Pourtant, nous n’en savons pas le détail, ni même les éléments éventuellement significatifs. Nous ne disposons pas de tous les indices démographiques, économiques, historiques, etc. ; nous n’avons pas éprouvé personnellement ce que cela signifie d’exister dans tel ou tel quartier de Montréal, dans la Beauce, dans Charlevoix, sur la Côte-Nord ou en Abitibi. Le sentiment d’appartenance est global parce qu’il est magique.

À ce sentiment, à cette aperception, d’où peut donc advenir une éventuelle objectivité ? D’une mise en retrait qui serait le privilège du sociologue, du professeur, de l’intellectuel, de l’étranger ? Tout cela relève encore des statuts sociaux, de situations, de parti pris sur le monde et la culture qui nous entourent et nous pénètrent.

[32]

Ne faut-il pas plutôt procéder à l’exemple de ce travail de réminiscence inhérent à la perception et qui mène parfois à la science ? Au lieu de récuser la magie qui nous lie au Québec, nous aurions à revenir sur elle pour examiner ses procédés et ses démarches. Non pas pour nous faire oublier que nous sommes de cette société, de cet objet qui nous enveloppe et nous angoisse, mais pour récupérer autant que faire se peut les démarches qui sont implicitement comprises dans notre adhésion à cette culture-ci. La mémoire serait le commencement, l’enveloppe, la suscitation de la méthode. Sans récuser les concepts qui viennent d’une autre expérience du social (« société globale », « formation sociale », « instances », etc.), nous nous expliquerions mieux leurs conjonctions avec un appel au concept que suscitent nos magies propres. Au lieu de nous recouvrir de concepts livresques, nous serions plus attentifs au terreau largement idéologique, à ses variations historiques, aux sentiments qui le nourrissent ; nous nous garderions du péril d’ajuster le concept à la magie plutôt que de l’en faire surgir.

II

Le dégagement d’une mémoire à partir de la magie n’intéresse donc pas seulement le travail que la culture exerce sur elle-même, ni même uniquement le contexte de la pensée. Il concerne les plus strictes méthodologies. Je ne veux pas dire qu’il les dicte fatalement. La mathématique ou la physique procèdent de la réminiscence de la perception : elles n’en découlent pas automatiquement. De même, si la sociologie ou l’histoire doivent leur première possibilité à la mémoire culturelle, elles n’en sont pas la simple conséquence. Nous ne pousserons pas la thèse jusqu’à [33] prétendre qu’aucun concept utilisé pour analyser la société québécoise ne devrait parvenir d’ailleurs que du travail de la mémoire québécoise sur la magie québécoise. Ce serait oublier, pour le moins, que le langage n’est pas né au Québec ...

Quand il s’agit d’histoire des idées, se profile au départ une dualité de fond : faut-il insister d’abord sur la spécificité, l’irréductibilité du discours ou se hâter au plus tôt vers l’analyse des rapports des idéologies avec les autres instances et avec les classes sociales ? Pour ma part, j’insiste sur le premier moment. Ne serait-ce que pour savoir ce que masque le discours, il faut écouter patiemment ce qu’il profère. D’où la nécessité de multiplier les lectures afin de pénétrer dans la pertinence de ces pensées défuntes qui suggèrent d’emblée le sentiment de la futilité. Tant que les écrits de Desaules ou de Laflèche nous apparaîtront comme des « niaiseries », nous n’aurons rien compris. En cette matière, on ne saisit que ce dont on a transgressé l’étrangeté, on n’appréhende que ce dont on s’est fait soi-même le sujet.

Je dois sans doute m’excuser de rappeler ce lieu commun de toute herméneutique bien conduite. Mon excuse est qu’il va à l’encontre de notre pratique accoutumée de l’histoire des idées, qu’il contredit une espèce d’obstacle épistémologique qui tient à la rupture culturelle de la Révolution tranquille. Je ne suis pas le seul, j’imagine, à éprouver un malaise plus ou moins obscur devant tant de discussions ou de travaux récents sur notre histoire : il me semble que les catégories utilisées, généralement importées, habillent mal les phénomènes dont on veut rendre compte. « Bourgeoisie montante », « classe dominante », « libéralisme », « nationalisme », bien d’autres concepts encore, donnent un peu trop l’impression d'arranger les choses [34] de haut. Tel réseau d’idéologues (disons les « ultramontains » ou les « libéraux ») ne recouvrent pas d’emblée une classe dont les déterminations seraient données par ailleurs. Qu’a-t-on dit d’un peu intelligible, par exemple, quand on a parlé d’une « bourgeoisie conservatrice » ou d’une « bourgeoisie progressiste » ? On n’a fait qu’ajuster, dans l’empyrée des abstractions, des idéologies et des données économiques dont les complexités respectives ont été mal élucidées.

Bien entendu, une fois le discours reconnu et pour ainsi dire éprouvé pour lui-même, il doit être reporté aux situations de ceux qui l’ont produit. Mais cette direction de l’analyse est-elle étrangère à la précédente ? Ces situations nous seront-elles livrées, de l’extérieur, par l’histoire économique ? Il est certain qu’il faut invoquer autre chose que le discours pour rendre compte du discours. Mais, outre que le discours prend part à la constitution des situations, celles-ci ne rendront compte du discours que si elles lui sont proportionnées.

Non seulement les discours idéologiques doivent être saisis pour eux-mêmes, mais la société à laquelle on les rapporte ne peut être appréhendée, au premier moment de l’étude, que grâce aux représentations collectives que l’on s’en fait. J’ai évoqué ailleurs les difficultés qu’éprouve le sociologue à définir une entité comme la nation, comment on est amené à vérifier qu’aucun facteur (économie, langue, religion, etc.) ne permet de généraliser à coup sûr quant au mode de constitution d’une pareille entité sociale. Il faut donc admettre, du moins au départ, que comme n’importe quelle collectivité, la nation s’offre à nous comme un complexe de représentations. Nous sommes particulièrement bien placés pour le savoir quant à notre propre société : depuis le XIXe siècle, nous [35] avons oscillé entre les appellations de Canadiens, de Canadiens français et de Québécois. Chacune de ces étiquettes est adéquate à sa manière. Face aux U.S.A., nous sommes des Canadiens, et pas seulement par la vertu du fédéralisme ; notre histoire de colonie britannique, la dépendance des dix provinces envers les capitaux américains, certaines relations d’affaires ou de culture constituent des assises pour une représentation de cette sorte. À d’autres égards, nous sommes des Canadiens français ; des souvenirs communs, une même langue, une étonnante similitude des conditions économiques des francophones au Canada donnent vraisemblance à pareille représentation. On pourrait parler encore d’une collectivité française d’Amérique : les débris de l’Empire du XVIIe siècle, nos migrations du XIXe siècle vers les U.S.A., l’Acadie, la Louisiane même peuvent effectivement suggérer une problématique d’ensemble. Qu’il y ait aussi matière à représentation d’une société québécoise, il est difficile d’en douter...

Quand le sociologue cherche un cadre de référence un peu global pour ses procédures de recherche, il n’a donc pas le choix : il doit récapituler, pour son compte, les représentations que les hommes se font de leurs propres cadres de références, les conditions de leur constitution, les raisons de leurs contradictions. Sans quoi, le mode scientifique de construction du modèle d’interprétation est parfaitement arbitraire. Incidemment, Marx n’a pas procédé autrement quand il a construit le modèle de la « formation capitaliste ». Ce n’est pas sans raison qu’il s’est attardé, tout au long de sa recherche, à la critique de l’économie politique bourgeoise, à une représentation idéologique ; le procès qu’il en a fait lui a permis de descendre plus bas vers des phénomènes plus cachés. L’économie politique bourgeoise lui a fourni l’appréhension d’une [36] totalité qui est demeurée présente jusque dans le repérage des causalités. Les représentations collectives sont une réalité au même titre que les « forces productives ». [3] La bonne démarche ne consiste pas à minimiser leur poids de « réalité » pour faire place à des instances qui seraient a priori plus lourdes de causalité, mais, une fois reconnus leurs configurations, leurs sens, leurs contradictions, à étudier leur processus de formation.

Tout le monde est d’accord pour recourir alors aux classes sociales. Pourquoi ? Parce que les classes sont des groupements à la mesure même des sociétés globales, dont elles enveloppent les situations et les contradictions fondamentales. À l’encontre des groupes, où les individus sont en interaction de face à face, les frontières de classes sont fluentes. Elles renvoient à des similitudes ou à des analogies de situations : emplacements dans le processus de production ou de consommation, références à des pouvoirs et à des valeurs. Ces similitudes et ces analogies ne créent pas, par leur seule efficacité, séparations et cohésions. Là encore intervient la médiation des représentations, de ce qu’il est convenu d’appeler la « conscience de classe ». Il y faut aussi l’intervention des mouvements [37] sociaux, des mécanismes de l’État : en un mot, et pris au sens large, la médiation politique. Ces divers facteurs sont en relations dialectiques. Les représentations ne s’exercent pas dans le vide. Elles prennent appui sur des éléments « objectifs », des similitudes et des analogies inscrites dans les activités quotidiennes. En retour, elles trient parmi ces éléments, elles dissocient, rassemblent et opposent. Elles dégagent ainsi une signification pour les consciences. Les mouvements sociaux et les pouvoirs politiques trouvent ressources et puissance dans les « éléments objectifs », dans les inégalités de propriété, de revenu, de savoir, etc. ; ils s’appuient aussi sur les représentations comme ils influent sur elles. Car le pouvoir déterminant consiste à définir les fins, les objectifs, la société elle-même. La domination de classe culmine dans la faculté que possède une fraction de la collectivité d’imposer à l’ensemble sa conscience officielle.

Ces trop brèves remarques nous indiquent peut-être où il faut chercher la dialectique des facteurs constitutifs des classes. Il est possible d’aller plus loin, de traduire ces facteurs (ou ces instances) en une typologie susceptible de servir de relai pour l’identification du phénomène dans une société particulière. Toute collectivité comporte des systèmes de classes qu’il faut cerner dans leur diversité avant de chercher leurs communes implications.

Il sera utile d’insister un peu là-dessus.

On peut repérer un système de classes reposant sur ces activités « objectives » dont je parlais. Je ne me refuse pas à le qualifier d'économique. Marx nous fournit l’exemple le plus strict de cette conception quand il transpose en termes de classes la classification des grandes activités, des grands rôles de production [38] effectuée par Adam Smith dans la Richesse des nations[4]

Appliqué tel quel et en exclusivité à n’importe quelle société moderne, même occidentale, ce schéma devient lâche. En ce qui concerne le Québec du XIXe siècle, par exemple, il faut lui adjoindre des précautions et des ajouts qui font couler dans des concepts vides (« précapitalisme » en est un). Ce qui ne signifie pas qu’on doive alors abandonner ce critère de détermination. Des travaux contemporains d’anthropologie économique montrent au contraire que peut être étendue partout sa valeur heuristique. [5]

La notion de classes politiques est également importante. Les anciens modes de stratification lui accordaient une place éminente. Même à l’âge du capitalisme, il n’a jamais été de règle que la bourgeoisie économique exerce directement le pouvoir politique. La sphère de celui-ci comporte ses jeux propres de sélection et de domination, ses antagonismes de diverses élites. Il est même souvent arrivé que le pouvoir politique fasse accéder au pouvoir économique ou que celui-ci (comme le montrent les technocrates d’aujourd’hui) doive composer avec celui-là.

Enfin, il faut introduire la notion de classes culturelles. Les représentations qu’une société se donne [39] d’elle-même, son fonctionnement quotidien exigent la production de biens symboliques. À première vue, cette production paraît avoir été particulièrement importante dans les sociétés d’avant le capitalisme ; du moins on l’a longtemps répété comme une évidence. C’est un fait que dans le système des castes, par exemple, les symboliques collectives conféraient un pouvoir au moins égal à celui de l’autorité politique ou de la richesse. Mais voici que ce poids se manifeste à nouveau aujourd’hui. La domination déborde le travail, atteint le loisir, la consommation, y compris la consommation de culture. La production étend son empire bien au delà de l’industrie.

Cette dialectique des divers systèmes de classes est à dégager pour chaque société et pour diverses périodes historiques. Encore une fois, toute répartition des classes a priori et plaquée sur les collectivités concrètes ne saurait nous donner que du verbalisme. Nous en avons de nombreux exemples récents au Québec : on effectue une subdivision considérée comme essentielle entre prolétariat et bourgeoisie ; on allonge ensuite la liste en ajoutant des « petites bourgeoisies » variées. Tout au plus ces spéculations doivent-elles être versées au dossier des représentations que certains membres de notre société se font des classes, et ainsi nous éclairer sur les activités des classes culturelles dirigeantes ...

À considérer pour elle-même l’histoire de la société québécoise, on ne peut lui appliquer sans précaution le schéma capitaliste des classes économiques. On ne l’excluera pas pour autant du débat. À la condition de situer celui-ci à une échelle qui déborde le Québec. L’espace international, celui de l’empire colonisateur particulièrement, a engendré une division capitaliste du travail qui a évidemment concerné la [40] collectivité québécoise. Nos classes sociales ne furent pas la simple transposition des classes engendrées par le plus vaste capitalisme ; elles en furent une retombée, qui elle-même constitua un ensemble original de classes. La sujétion impériale (déjà importante sous le régime français), la conquête, les carences chroniques dans l’accumulation du capital entraînèrent la 'formation d’une bourgeoisie économique en majorité anglo-saxonne. Ces entrepreneurs exercèrent la prédominance économique et proposèrent une définition de la société antinomique par rapport à celle des indigènes. Deux sociétés s’affrontèrent, séparées par deux consciences de soi, l’activité économique servant à l’une de référence, à l’autre de repoussoir.

Donc, pour une part, le système politique des classes a été engendré par le système économique. Il n’en avait pas moins ses assises propres. La bourgeoisie professionnelle s’appuyait sur les mécanismes parlementaires pour la conquête du pouvoir politique, du patronage en particulier. Elle rencontrait encore la bourgeoisie anglaise sur ce terrain mais l’affrontement économique s’y trouvait à la fois transposé et masqué. D’où un premier trait caractéristique de notre société : la prédominance des représentations politiques de la praxis collective. Prédominance qui, on le sait, a toujours fait l’étonnement des observateurs étrangers et des intellectuels québécois.

Sur ce même terrain politique, une autre classe exerçait le pouvoir. Cette classe, le clergé, procédait moins encore des déterminations économiques que la bourgeoisie professionnelle. On peut toujours évoquer les seigneuries ecclésiastiques, mais une grande partie du clergé n’a jamais vécu de pareils moyens. En fait sa puissance est d’abord venue des structures politiques de l’Empire ; le colonisateur y voyait, dans la [41] ligne des idéologies féodales, une autorité susceptible d’encadrer la population. Plus tard, à partir des années 1850, quand vont croître les effectifs du clergé, la production des biens symboliques pour une population de type traditionnel va renforcer encore son autorité. Sans compter que, dans une société privée de pouvoirs économiques, l’importance des biens symboliques devait être fatalement majorée. Au conflit politique des bourgeoisies anglo-saxonnes et francophones s’ajoutait donc un autre protagoniste.

Enfin, privée de support économique, la bourgeoisie professionnelle trouvait ailleurs la puissance qui lui permettait de s’affirmer sur le plan politique. Elle devint une classe politique parce qu’elle était une classe culturelle. Cette bourgeoisie était restée tout près du peuple ; beaucoup d’observateurs anglais, dont Durham, l’ont noté. Elle était généralement pauvre ; quand elle possédait quelques richesses, colles-ci lui venaient surtout de l’économie agraire, ce qui renforçait sa solidarité avec les paysans. Son savoir constituait la principale source de son autorité et son arme essentielle. Elle opposait donc la culture (l’« instruction » au sens strict et, au sens plus large, la langue, les institutions, les lois autochtones) à la spéculation économique de la bourgeoisie anglo-saxonne. Ou encore, et ce qui dénote une perspective semblable, elle faisait de l’instruction le moyen privilégié d’accès au pouvoir économique. Ces assises culturelles, qui se substituaient en quelque sorte à des assises économiques absentes, ont contribué à renforcer encore la vision politique des choses et à la confiner à ces luttes verbales que chaque jeune génération a dénoncée depuis l’Institut Canadien des années 1850, avant de s’y vouer à son tour.

De même, et il n’est point besoin d’insister, le clergé était avant tout une classe culturelle. Sa tâche [42] fut d’assurer la cohésion de cette société, de transposer les liens traditionnels au niveau d’idéologies définitrices de la société globale. Rôle qui se combinait avec le contrôle de l’éducation, en particulier de la formation de la bourgeoisie professionnelle. Le conflit politique devait ainsi se doubler d’un conflit culturel. On le sait, les combats des Rouges au XIXe siècle n’étaient pas seulement dirigés contre l’emprise du clergé sur la politique mais contre son pouvoir sur la culture. Plus tard s’est instaurée une sorte de division du travail, à la fois politique et culturel, qu’a mise en question la Révolution tranquille.

Cette dérive de l’économique vers le politique et le culturel, de la carence des pouvoirs matériels vers les pouvoirs symboliques, explique largement cette pléthore des représentations, cette fuite dans la société rêvée et idéalisée qui nous frappent quand nous examinons même superficiellement notre société d’hier, et qui dominent encore dans celle de notre temps. Cette production idéologique ne nous apparaît plus alors comme une sorte de trait ethnique ou de mauvaise habitude, qu’il suffisait d’attaquer en paroles ou en esprit pour qu’elle se dissipe [6] ; elle se révèle comme la résultante d’une dialectique de l’économique, du politique, du culturel, d’une dialectique des conflits des classes dominantes pour conférer à notre société une conscience de soi.

Bien superficielle est l’esquisse que je viens de tracer, l’aurais voulu seulement suggérer l’allure d’une démarche à reprendre ailleurs avec un plus grand luxe de démonstration. Je me suis aussi borné à l’émergence et aux conflits des classes dominantes. Il [43] faudra évidemment procéder à un examen semblable pour les classes dominées, et là encore en suivant les voies pluralistes indiquées par la pluralité des systèmes de classes plutôt qu’en figeant les subordinations dans une unique formule. Un prolétariat francophone dominé par un patronat étranger, avec ses intermédiaires indigènes de contremaîtres et d’interprètes, usant de son héritage rural comme d’un mécanisme de défense et de retrait doit être reconstitué dans son originalité propre. Les réseaux de patronage, les clientèles politiques dessinent aussi des classes assujetties d’un style particulier. [7] Le contrôle de la classe professionnelle[44] et de la classe cléricale sur la religion et sur l’éducation a engendré des classes culturelles originales. Une phénoménologie diversifiée sera ici tout aussi nécessaire que celle qui est indiquée par l’examen des classes supérieures.

Notre insistance sur ces dernières s’explique par notre ambition première : éclairer la genèse d’un mode spécifique de représentations officielles de notre société, les conditions de constitution d’une mémoire collective. Ce serait un travail complémentaire de voir comment cette mémoire manifeste s’est construite par censure et refoulement des représentations plus cachées des autres classes. Je compte m’y attarder ailleurs. Les brèves notations qui précèdent suffisent peut-être à illustrer cette recherche d’une réflexivité, ce repérage des origines que j’évoquais d’une manière tout abstraite pour commencer.

III

Ce retour aux origines relève des débats de chacun avec son destin, des groupes et des mouvements sociaux. Il concerne aussi les intellectuels. Nous dépendons des représentations par lesquelles notre société s’est définie, ne serait-ce que par le refus abstrait que nous leur opposons. Nous ajoutons souvent aux idéologies ce vernis des références positives et négatives qui les haussent supposément dans l’empyrée de la Raison. En dissertant des classes sociales, nous y sommes compromis ... Nous avons donc à effectuer pour notre propre compte cette récapitulation qui concerne la collectivité tout entière. Nous souvenir de la manière dont les intellectuels québécois du passé se sont fait place, se donnant d’un même mouvement [45] une conscience de classe et la construction de leur objet : il n’est sans doute pas de question plus décisive pour une éventuelle histoire de la pensée québécoise. Cette genèse de l’Écriture est comme le microcosme de la plus large émergence des représentations collectives. Plus encore, c’est là que se noue le problème de fond que nous posions pour commencer et qui a été notre préoccupation essentielle depuis lors : celui de la jonction entre la genèse de notre emplacement de pensée et la genèse de nos méthodes.

Quelques exemples seulement pour illustrer la fécondité de la recherche à poursuivre.

De 1845 à 1852, François-Xavier Garneau publie une Histoire du Canada qui définira pour longtemps le schéma des représentations que les Canadiens français se feront de leur histoire. Elle inspirera aussi largement la poésie et le roman durant plusieurs décennies. Cette Histoire me paraît relever de trois sources principales et complémentaires d’inspiration. Elle achève sous la forme d’une représentation d’ensemble le travail de la bourgeoisie professionnelle, bourgeoisie politique et culturelle, pour se donner une conscience de classe et pour conférer à la collectivité le statut d’une nation. Garneau ne se borne pas à reproduire ou à commenter sur le mode historique l’œuvre de cette bourgeoisie ; il ne se limite pas à être l’écho ou le délégué d’une classe. Il fonde, au creux de son œuvre, sa propre situation ; l’écriture forme un univers doué de sa propre cohérence. Le motif de l’œuvre est confessé dans la correspondance de l’auteur et mieux encore dans les poèmes composés avant l'Histoire : la nation va mourir dans son existence empirique, mais elle survivra dans la mémoire des hommes grâce au monument édifié par l’écrivain. Distance prise ainsi, la représentation de la collectivité pourra prendre forme comme réalité tangible. La [46] manière dont Garneau en traite est instructive : un peu à la façon de Michelet, le peuple c’est pour lui la nation, c’est aussi la foule des gens du commun ; mais plutôt que de décrire sa vie concrète, il le considère comme une entité, un organisme. De la préparation idéologique, œuvre d’une classe, à la construction d’un objet de connaissance, en passant par la nostalgie qui rend l’objet sensible et le met à distance, se dessine la stratégie par quoi l’intellectuel s’instaure dans son œuvre et dans son rôle.

Gérin-Lajoie écrit Jean Rivard qui se veut la fable d’un projet collectif ; mais, comme en témoignent les mémoires, ce roman n’est que la transposition du regret de la vie paysanne perdue, du désir sans cesse différé d’y revenir.

Ernest Gagnon, musicien, chroniqueur, historien, tente de concilier la musique « savante » qu’il pratique et étudie avec la culture populaire. Tentative pour abolir la distance tout en la justifiant. Il conclut ainsi les « Remarques générales » jointes à son recueil de chansons populaires : « 1. Que la tonalité grégorienne, avec ses échelles modales et son rythme propre, n’est pas un reste de barbarie et d’ignorance, mais une des formes infimes de l’art, forme parfaitement rationnelle et éminemment propre à l’expression de sentiments religieux. 2. Que le peuple de nos campagnes, dont les chants se rapprochent tant de cette tonalité, est bien encore le digne descendant de ces vaillants et pieux enfants de la Bretagne, du Perche et de la Normandie, qui, le fusil d’une main, et de l’autre tenant la charrue, commencèrent, avec tant de courage, les premiers établissements de la Nouvelle-France ». [8]

[47]

Le cas de Fréchette est mieux connu et il a souvent été commenté. On n’a pas manqué de souligner le dédoublement de son œuvre, de dénoncer son « visage à deux faces », comme dit Jean-Claude Germain en présentant une réédition récente d'Originaux et détraqués. Imitateur des romantiques, épiant sans cesse Hugo, le modèle ; conteur au savoureux langage populaire. Ailleurs pour la poésie, ici pour le conte : une place servant de garantie à l’autre ?

Et comment ne pas mentionner Groulx au passage ? Les Rapaillages, qui n’est pas son meilleur livre, peut néanmoins nous livrer le malaise et la justification des ouvrages d’une plus large inspiration. Le dernier voyage rappelle une rupture : celle de l’enfant qui, seul de sa famille, abandonne les travaux et les rites de la campagne pour l’autre monde du collège et de l’instruction. Mais par delà la rupture, l’univers perdu de la culture première resurgit selon l’Écriture, dans les livres d’histoire (en particulier dans ce chef-d’œuvre d’idéalisation intitulé Chez nos ancêtres), dans les doctrines de salut national. Ce qui a été abandonné se muera en un mythe inspirateur, source de l’œuvre, assise et garantie de l’auteur ...

Une éventuelle histoire de la pensée québécoise nous décrira quelque jour, avec tout le luxe de l’analyse, ces exemples et bien d’autres. Elle nous rappellera ainsi, de la manière la plus concrète, que l’émergence de l’intellectuel et de l’écriture n’est jamais acquise, que reprend sans cesse le travail par lequel l’œuvre se déprend d’un contexte qui devient son objet, que ce qui est nié de la culture commune est paradoxalement invoqué comme justification. Il est en tout cas aisé de vérifier que ce travail se déroule encore aujourd’hui sous nos yeux. Selon des formes nouvelles où se reconnaissent pourtant des efforts [48] semblables à ceux d’hier pour émerger de la culture populaire, en confessant le regret que celle-ci inspire et la précarité du statut de l’écrivain que l’œuvre supporte. Les signes sont nombreux : les appuis que certains trouvent dans le « jouai », supposément langue du peuple et langue nationale ; l’exaltation de « travailleurs » en contrepoint d’un marxisme ésotérique ...

Nous attachant à l’histoire de la pensée québécoise, nous sommes donc reconduits à nous-mêmes, qui prétendons penser aujourd’hui. Dans cette recherche, nous trouvons bien davantage qu’une pensée d’avant nous dont la médiocrité nous assurerait de notre liberté. À sa manière, le passé préfigure nos secrets empêchements, nos tâtonnements et nos échecs dans nos efforts pour nous instaurer dans l’écriture et dans la culture. Il nous porte à répéter, pour notre compte, que nous avons été et que nous sommes toujours séparés de nous-mêmes par un épais silence.

Contrairement à ce que proclament certains, depuis 1960, ce silence ne sera jamais rompu par une impétueuse décision. Renan prétendait que la parole de l’écrivain était, chez lui, issue des ruminations muettes des générations de pauvres qui l’avaient précédé. L’idée est belle, exaltante. Elle n’est juste qu’à demi. Elle ne dit pas le lieu où la parole se sépare du silence pour revenir sur lui et s’en faire aliment. Entre le silence d’autrefois et les paroles que nous lui opposons demeure une marge. Line marge où nous sommes, et qu’il faudrait penser comme le commencement de notre propre pensée. C’est par le souci de cette marge et pour la quête de ce commencement que l’histoire de la pensée québécoise est une tâche vivante et féconde.

Fernand DUMONT

Université Laval



[1] Deuxième considération inactuelle, Aubier, pp. 245-247, 254.

[2] Maurice PRADINES, Traité de psychologie générale, P.U.F., tome II, Vol. 1, 70-71.

[3] Sans compter qu’il reste toujours à préciser en quoi les forces productives forment un ensemble. La « notion » est utilisée abondamment par Marx et les marxistes. Mais un peu comme une formule utile et passe-partout. Serge Moscovici l’a pertinemment souligné : « Pour Karl Marx, les forces productives représentent la notion explicative, comme la force gravitationnelle pour Newton ; l’un et l’autre ont étudié les effets du mécanisme envisagé et donné la forme du principe sur lequel il s’appuie. Toutefois, il faut le regretter, ni l’un ni l’autre n’ont imaginé d’hypothèses, proposé une interprétation scientifique du phénomène retenu ». (Hommes domestiques et hommes sauvages, U.G.E., 1974, 12).

[4] On se souvient que, chez Marx, les trois groupes (états, conditions...) distingués par Smith deviennent des classes (livre III du Capital) : « travailleurs salariés, capitalistes, propriétaires fonciers constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le mode de production capitaliste. »

[5] Particulièrement suggestive est la copieuse présentation qu’a donnée Maurice Godelier à la traduction récente de l’ouvrage classique de K. POLONYI et C. ARENSBERG : Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Larousse, 1975.

[6] Tentative « idéaliste » parfaitement illustrée par P.-E. TRUDEAU dans l’introduction à La Grève de l’Amiante et qu’il n’a cessé de poursuivre dans ses propos ultérieurs.

[7] On se souvient de la page fameuse de De Nevers : « La province de Québec, population 1,300,000 âmes, est représentée au parlement fédéral par soixante-dix députés et vingt-quatre sénateurs. Ses affaires locales sont administrées par un lieutenant gouverneur, un Conseil législatif ou sénat provincial, composé de vingt-quatre pairs portant le titre d’honorable, et soixante-treize députés dont sept ministres siégeant environ trois mois par an. Mais ce n’est pas tout : les élections ont lieu tous les cinq ans ; dans chaque circonscription deux ou plusieurs candidats sont en présence ; l’un triomphe et les autres consacrent à la pensée de la revanche, en attendant la prochaine élection, tout le temps qui n’est pas dévolu à leur besogne quotidienne ; ils prélèvent quelquefois même sur leur travail des heures qui pourraient certainement être mieux employées. Ce n’est pas tout encore : derrière chaque candidat, il y a un certain nombre d’individus, plus ou moins besogneux, qui se chargent des basses œuvres électorales et qui, comptant sur une récompense prochaine, sur un emploi quelconque dans les administrations publiques, s’abstiennent de toute initiative utile, de tout travail en vue d’une carrière indépendante. Enfin, dans chaque ville, dans chaque village, il y a des hommes ardents, enthousiastes, jeunes, dont l’esprit gravite sans cesse autour de ces mots fatidiques : conservatisme, libéralisme, députation, ministère auxquels ils ne parviennent pas toujours, du reste à donner un sens précis. » (L’avenir du peuple canadien-français, 1896 ; réédition, Fides, 1964, 93-94).

[8] Chansons populaires du Canada, Québec, 1965, 350. Voir l’étude de Conrad LAFORTE : « Double origine du recueil de Gagnon », dans La chanson folklorique et les écrivains du XIXe siècle, H.M.H., 1973, pp. 91-103.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 avril 2021 8:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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