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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “Âges, générations, société de la jeunesse.” In ouvrage sous la direction de Fernand Dumont, Une société des jeunes ?, pp. 15-28. Québec: Institut québécois de la culture, 1986, 400 pp.

[15]

Une société des jeunes ?
Première partie : Une société des jeunes ?

Âges, générations,
société de la jeunesse
.”

Fernand DUMONT


Une société de la jeunesse ; un continent, proclament même certains sociologues. À première vue, ces expressions sont justes. Mais on doit leur apporter quelque tempérament. Il se pourrait qu'elles s'appliquent également, dans les collectivités contemporaines, aux autres âges de la vie et aux diverses générations.

Ne risquons-nous pas, en effet, de céder à une illusion d'optique ? Sous prétexte qu'il semble y avoir telle chose qu'une société de la jeunesse, on est légitimé d'en faire un objet d'étude isolé et de politiques appropriées. Procède-t-on autrement pour les personnes âgées ? Faudrait-il en arriver à admettre que les jeunes et les vieux constituent des espèces de sociétés satellites d'une Société avec majuscule, celle des adultes qui ne sont plus jeunes et qui ne sont pas encore vieux ? Une telle représentation d'ensemble de la vie sociale prédomine plus ou moins consciemment dans les idéologies ; elle gagne même les terrains de la recherche. Elle ne correspond pas à la réalité ; du moins elle n'en est qu'une première aperception. Il importe donc de la remettre en cause au seuil de cet ouvrage.

Pour y arriver, je procéderai à un rapide survol de la répartition des âges et des générations, pour tenter ensuite, tout aussi sommairement, de situer cette société de la jeunesse qui ne saurait être comprise que par rapport à un plus vaste ensemble.

Des précisions de vocabulaire seront utiles. Âges et générations sont des réalités voisines ; elles ne doivent pas être confondues. Les âges sont des étapes de la vie, ils composent un itinéraire que les sociétés indiquent à l'individu comme le sens de son vieillissement biologique.

[16]

Les générations représentent la coexistence, dans une même société, de personnes d'âges différents. On appartient à une génération quand on a vécu avec d'autres une même tranche d'histoire, quand on partage des repères analogues de mémoire [1]. Ainsi il y a une « génération de la crise », celle dont la jeunesse s'est déroulée dans les années 30 ; il y a de même une « génération de la guerre » ; et il y a peut-être une génération du collège classique et une génération des cégeps...

Certes, âges et générations ne peuvent être radicalement dissociés. Aussi, les deux lectures que je vais poursuivre se recouperont inévitablement.

Une dernière remarque. Le thème que l'on m'a demandé de traiter implique qu'il nous faut effectuer un tournant dans l'étude de nos sociétés aussi bien que dans les idéologies naguère à la mode. Au cours des dernières années, on a accordé beaucoup d'importance aux classes sociales. Cette insistance demeure essentielle. Il reste, et ce colloque en est un indice parmi d'autres, qu'un déplacement de l'attention est nécessaire. En fait, nous sommes invités à rendre plus complexes nos références dans un tableau à entrées multiples : âges, générations, sexes, classes, ethnies... On m'a chargé d'insister sur les deux premières variables ; je tiens à dire que je ne méconnais pas l'importance des autres, même si je prendrai surtout en compte les classes sociales.

L'ÉCHELLE DES ÂGES

De tous les phénomènes qui ont contribué au changement social depuis quelques décennies, du moins en Occident, il en est un qui s'impose de prime abord, à la fois par son caractère objectif et par les répercussions de tous ordres qu'il comporte : l'allongement de la durée moyenne de la vie humaine. Les causes en sont multiples : l'amélioration de l'alimentation et de l'hygiène, les progrès de la médecine, peut-être de plus secrètes modifications dans la conception de l'existence. Ce sont les conséquences du phénomène qui doivent ici nous retenir. J'en dégagerai cinq principales.

1. Par comparaison avec les autres espèces animales, l'enfance de l'être humain a toujours été plus lente, permettant une socialisation plus complexe. Alors que l'enfance s'était d'abord dessinée comme une étape originale au cours des derniers siècles, l'adolescence est [17] devenue à son tour un âge spécifique, et dont la durée s'allonge jusqu'aux approches de la trentaine ; ce n'est pas d'aujourd'hui que les sociologues ont souligné cette persistance de l'adolescence, plus marquée dans les villes qu'à la campagne, davantage observable dans la bourgeoisie que dans les milieux populaires. La possibilité d'une socialisation aussi prolongée aurait été inimaginable dans des sociétés où l'espérance de vie était relativement courte, à moins qu'elle n'y ait été considérée comme un privilège, un facteur de prestige réservé à une classe sociale. L'allongement de la durée moyenne de vie a créé un autre horizon d'existence : l'avenir étant plus lointain, il devenait concevable que le temps de l'apprentissage, scolaire et affectif, se prolonge.

2. D'autres âges de la vie se sont aussi diversifiés. Hier encore, on répartissait conventionnellement quelques ensembles : l'enfance, la jeunesse, l'âge adulte, la vieillesse. Il nous faut maintenant multiplier les catégories et les tranches, et avec beaucoup de flottements : la petite enfance ; la seconde enfance, et encore il conviendrait de distinguer le séjour à la maternelle et l'entrée à l'école ; une première adolescence (12-15 ans), une deuxième (15-20 ans), une troisième (20-30 ans) ; un premier âge adulte, avec l'accès à un travail stable et une conjugalité également affirmée ; un deuxième âge adulte avec la naissance de l'enfant ; un troisième âge adulte, quand les enfants quittent la maison familiale ; une première vieillesse, qui débute vers la soixantaine ; une seconde vieillesse qui confine souvent l'individu à des institutions d'assistance... À cette liste, quasi conventionnelle pour les démographes et les sociologues, il conviendrait d'ajouter d'autres nuances ; par exemple, pour certaines occupations, la retraite précoce inaugure une seconde carrière.

Dans ce paysage bigarré des âges de la vie, les spécialistes éprouvent difficulté à fixer des césures et des marges. S'ils ont tant de peine à y parvenir, c'est que dans cette multiplication des phases, il n'existe plus de statuts et de rôles précis où les individus eux-mêmes puissent se reconnaître dans leur course vers le vieillissement et la mort. La carte du voyage s'est brouillée.

3. Par un mouvement inverse, et par compensation, les sociétés ont institutionnalisé les âges de la vie ; par une cohésion formelle, elles ont organisé ce qui naguère était autrement et plus confusément vécu.

Ainsi, la scolarisation est devenue une sorte d'apprentissage officiel des âges successifs de la vie. Elle a été d'abord le propre de l'enfance [18] et de l'adolescence. Elle s'est immiscée en deçà, du côté de la maternelle. Elle est allée au-delà, par les recyclages périodiques, et même par les cours de « préparation à la retraite ». D'ailleurs, l'industrie de l'apprentissage s'est étendue à tous les aspects de l'existence ; il n'est plus possible de vivre quelque expérience que ce soit sans une session d'étude appropriée, sans que la valeur en soit sanctionnée par des normes et des experts consacrés. Après l'enfance, après l'adolescence, chaque âge de la vie sert à apprendre comment vivre le suivant...

Les politiques, celles de l'État, des mouvements sociaux, des associations, ne procèdent pas d'une idéologie différente. Elles tendent à fixer en des catégories ce qui est par ailleurs évanescent. Elles donnent cohésion à ce qui n'en a pas en toute évidence. Elles masquent ce qu'elles prétendent reconnaître. Il suffit de parcourir la masse infinie des programmes gouvernementaux et la liste incommensurable des associations pour se convaincre que, devant le défi de l'éparpillement des âges, les organisations s'essoufflent à mettre de l'ordre dans une dispersion qui les déborde. Et surtout, elles contribuent à instaurer des ségrégations là où existaient naguère des suites et des enchaînements.

4. Qu'advient-il pour l'individu face à une durée qui hypothétiquement se profile au loin devant lui ? En sa jeunesse, et par après, n'en conçoit-il pas l'idée de ce que des démographes ont appelé un temps géré [2] ? Un avenir prolongé incite à le planifier. Il invite aussi à prendre son temps avant d'arrêter ce plan, à poursuivre des expériences et des tâtonnements: ce que vérifient la plupart des enquêtes que nous connaissons. Cela s'applique éminemment aux jeunes de la classe bourgeoise et, dans une certaine mesure, à ceux des classes moyennes. Dans les classes populaires, le destin est fixé plus tôt; les jeunes savent que la suite de leur existence se déroulera dans des limites assez étroitement circonscrites. Hogarth avait insisté là-dessus dans un ouvrage justement célèbre [3]. Des études plus récentes montrent que le schéma classique de l'entrée dans la vie adulte, tel qu'il a longuement persisté en milieu ouvrier, se transforme présentement mais que ces mutations conservent aux jeunes de ce milieu des traits originaux. En somme, la gestion de la temporalité dont parlent certains auteurs prend des formes variées selon les milieux; je serais même porté à croire qu'elle constituera désormais un bon discriminant pour une étude des classes sociales qui ne s'en tiendrait plus aux schémas convenus.

[19]

Au surplus, l'idée de gestion ou de planification déborde l'âge de la jeunesse. C'est là aussi, une conséquence fatale de l'allongement de la durée moyenne de vie. Celle-ci implique, tout au long de l'existence, la possibilité de recommencements, autant pour ce qui est du travail que de l'affectivité. La seconde carrière, et même la troisième, sont des réalités devenues courantes, du moins en milieux bourgeois. On planifie sa retraite ; et même ses funérailles, du moins la publicité nous y incite... À cet égard aussi, les différences de classes sont notables et nous font constater qu'en privilégiant l'échelle des âges, on ne doit pas méconnaître pour autant son entrecroisement avec l'échelle des stratifications.

5. Les âges de la vie constituent évidemment une continuité : chacun les traverse tour à tour, en tout ou en partie. Mais ils ne s'enchaînent pas selon ce seul principe ; ils entretiennent entre eux ce qu'on pourrait appeler une dialectique récurrente.

Erikson avait remarqué que la socialisation prolongée de l'enfance et de l'adolescence produit une accumulation de conflits émotionnels qui seront investis dans la suite de l'existence [4]. Ces conflits non résolus réapparaissent à des étapes ultérieures, reproduisant des réactions qui font surgir la répétition sous la continuité. Il est des crises de l'âge adulte, et des réactions à ces crises, qui font songer à celles de l'adolescence. Autrefois, après une jeunesse plus courte, si ces récurrences n'étaient pas absentes, elles étaient contrecarrées ou masquées par un statut de vieillesse dicté par la durée moyenne de vie et entériné par la société.

Je rejoins des considérations de Parsons dans une étude un peu ancienne (elle date de 1942) : « Dans la mesure où l'idéalisation de la jeunesse par des adultes exprime leur insécurité devant leur rôle d'adultes, il y a lieu d'attendre que les modèles ainsi idéalisés soient empreints d'un irréalisme romantique. Ce n'est point la jeunesse telle qu'elle est qui se trouve idéalisée, mais bien plus leur propre jeunesse, telle que des gens plus âgés souhaitent qu'elle ait été. Cet élément de romantisme s'associe d'ailleurs, semble-t-il, à des éléments analogues qui procèdent de certaines tensions propres aux jeunes eux-mêmes [5]. »

Nous aboutissons finalement à un paradoxe, comme il arrive souvent dans l'analyse sociologique et psychologique. D'un côté, l'allongement de la durée moyenne de la vie diversifie les étapes de l'existence, incite à en planifier le cours et à multiplier les préparations à l'âge suivant ; [20] d'un autre côté, l'allongement de la durée moyenne de la vie produit un mouvement inverse, de perpétuels recommencements qui sont aussi des retours en arrière. Deux mythes s'affrontent et se conjuguent : le mythe de l'apprentissage, le mythe de la jeunesse. Contradiction et réconciliation de la rationalité et de la nostalgie, dont nos sociétés offrent bien d'autres exemples...

LES GÉNÉRATIONS

Je le répète : âges et générations n'engagent pas à une interrogation homogène. Une génération est composée de contemporains qui ont vécu de semblables événements historiques, qui ont des attitudes et des objectifs relativement semblables. Une génération forme un groupement social d'une espèce particulière.

Pendant longtemps, les représentations collectives ont réparti en gros les générations par intervalles d'une vingtaine d'années. Trois générations coexistaient, dont les frontières étaient assez bien marquées par la démographie et la culture. La vieillesse était un phénomène précoce, et relativement rare. Depuis toujours, on a admis que le renouvellement et l'affrontement des générations constituent l'un des principaux facteurs du changement social.

Recourons à quelques données empruntées à l'histoire de la société québécoise.

Sur le milieu paysan traditionnel, le célèbre roman de Ringuet, Trente arpents, a valeur d'une monographie. À la fin du XIXe siècle, Euchariste succède à son oncle en la possession de la ferme ; il procède à des innovations. Plus tard, l'un des fils devient le maître à son tour ; lui aussi s'engage en des modifications. Le père s'objecte ; il ne se souvient plus qu'il a lui-même transformé l'ordre des choses. À ce simple exemple, on constate que le changement se produit à l'avènement d'une génération adulte, mais que chaque génération qui a provoqué le changement a eu le temps de l'assimiler au point où il paraît se fondre dans une suite cohérente de la durée.

Reportons-nous au niveau plus officiel de la société globale, au monde des élites. À considérer les renouvellements périodiques des idéologies au Québec à partir du renouvellement des générations instruites, on peut retracer en gros une chronologie éclairante. 1791 : création d'un [21] Parlement par l'Acte constitutionnel, prise de parole par une génération, celle du père de Louis-Joseph Papineau, disons. Autour des années 1820, tournant radical, aspirations républicaines, volonté d'indépendance : génération de Louis-Joseph Papineau. 1840-1850 : une nouvelle génération s'affirme en contestant l'importance accordée par ses aînés à la politique. Fin du siècle dernier et début du siècle présent : essor du nationalisme, génération d'Olivar Asselin, de Jules Fournier, pour épingler là encore quelques noms connus. 1930, la crise : les Jeunes-Canada, la Relève. 1945-1950 : une autre génération, particulièrement féconde en mouvements de jeunesse, et qui sera l'artisane de la Révolution tranquille...

Ce survol trop bref comporte quelque enseignement que l'on rapprochera de ce que j'ai dit de l'univers paysan. Du point de vue d'une histoire des idéologies québécoises, les ruptures se sont opérées selon des périodes relativement longues qui ont coïncidé à peu près avec la succession des générations des pères et des fils. Chaque génération s'affirmait contre la précédente et définissait un nouveau projet, mais grâce à une distance suffisante pour que l'opposition acquière cohérence et que ses titulaires se démarquent de leurs prédécesseurs.

Il semble qu'à partir des années 60, il n'en va plus ainsi. La distance entre les générations est plus courte ; la délimitation des frontières est plus malaisée. Ne reprenons pas trop vite les refrains sur « l'accélération de l'histoire ». Il vaut mieux en rester, du moins au premier regard, sur un terrain plus sûr : celui de la diversification des âges de la vie et de ses conséquences sur la cohésion des générations.

Certes, il y a toujours des générations. On a même l'impression qu'il y en a de plus en plus. Mais les marges sont fluentes. Les contemporanéités se sont brouillées. Le jeu des oppositions est moins net, sans compter qu'il se répète au cours d'existences devenues plus longues, et où la temporalité se fait récurrente. Faute de distance assurée entre les générations, les conflits, qui subsistent néanmoins, n'ont plus autant de prises que jadis. En conséquence, l'assimilation du changement est moins assurée. On assiste à un fractionnement des mémoires historiques. Alors qu'autrefois celles-ci étaient disposées en strates un peu perceptibles, elles sont maintenant éparpillées. Il en est de même, et c'est une conséquence obligée, des projets de sociétés : ils n'ont plus la fermeté que leur conféraient les délais marqués par les générations d'autrefois ; des personnes d'âges très différents partagent une même vision du monde, d'identiques ambitions. Les [22] changements ne sont plus clairement la responsabilité de catégories d'âges déterminées.

Il en résulte que les projets collectifs s'usent plus rapidement. La génération porteuse se mêlant vite à celle qui la suit, cette confusion ne permet pas la persistance d'un même ensemble d'attitudes et d'idéologies confirmées par le souvenir partagé. L'histoire devient chaotique pour des consciences qui en perdent le fil à mesure. Chacun a une histoire, un passé plus tôt défunt ; pourtant, il continue d'être là, d'avoir un éventuel avenir.

On voit que se pose sous un visage neuf le problème du changement social. Les séquences s'en sont perdues dans la mesure où s'est dissipée la fermeté de la succession et de la coexistence des générations.

Y a-t-il encore vraiment conflits des générations ? Des chercheurs ont observé qu'entre jeunes et adultes, il s'agit plutôt d'une cohabitation pacifique ; les conceptions de la vie ne sont plus les mêmes, mais cela n'empêche pas l'estime réciproque. La constatation vaut pour les strates multiples que constituent les diverses générations. Cela est fatal depuis que les répartitions ne sont plus aussi arrêtées. De même que, fait de respect et d'indifférence, le pluralisme a gagné nos sociétés, il se diffuse aussi entre les générations ; à moins que ce ne soit dans la fluence des générations que ce pluralisme ait pris son origine...

Je suis tenté d'aller plus loin. Si des frontières subsistent, elles s'expliquent par l'histoire économique et politique récente, en particulier par la tendance à l'institutionnalisation dont j'ai fait état. Dans les années 60, une génération a accaparé un grand nombre d'emplois, contrôlé les organisations sociales mises alors en place ; elle s'est dotée d'un système de sécurité jusqu'alors inconnu. Phénomène qui, de soi, n'avait rien de tout à fait inédit. Chaque génération du passé avait tenté de procéder de la même façon ; mais aucune n'y avait aussi parfaitement réussi. Et aucune, étant donné la durée moyenne de la vie, n'était parvenue à se maintenir aussi longtemps dans ses conquêtes. Cette génération, qui est maintenant dans la quarantaine, est implantée au milieu de toutes les autres dans une singularité extrêmement visible. De la dispersion des générations, celle-là a émergé, moins par la vertu de l'âge que par celle du corporatisme. À partir d'elle, de ses attitudes, de son mode de vie, de son pouvoir, aux anciens rythmes qui scandaient la succession des générations se substituent l'institutionnalisation des âges de la vie, l'idéologie de l'apprentissage, [23] du recyclage, du recommencement, de la récurrence. La réussite d'une génération se projette en un plan d'existence pour les autres.

Il s'agit d'une génération ; il s'agit aussi d'une classe sociale. Pour ceux qui sont en marge de ces privilèges, le flux des générations est autre. Dans les milieux populaires, les anciens clivages subsistent même s'ils sont devenus plus flous. Le destin étant fixé plus tôt et en de plus étroites limites, la scansion des générations est aussi plus marquée. À cet égard comme à d'autres, les traditions perdurent plus longtemps à l'écart. Provisoirement ? Et comme un résidu qui ferait d'une classe sociale moins une catégorie opprimée qu'un monde marginal ? En définitive, si les âges de la vie sont un plan d'existence, les générations sont par ailleurs un plan d'histoire. D'un côté comme de l'autre, la biologie, le vieillissement ont longtemps été déterminants. Bien sûr, ils ne cessent point d'être présents ; mais leur fait de plus en plus concurrence une planification d'une autre source, celle qui, dans la fluence des âges et des générations, relève du pouvoir et des catégories qu'il impose ou insinue. Là comme ailleurs, l'artifice pèse d'un poids de plus en plus lourd sur la vie.

LA SOCIÉTÉ DES JEUNES

Dans le brouillage actuel des âges et des générations, comment peut-on parler d'une société des jeunes ? Est-ce purement effet de langage ? Certes, comme pour les classes sociales, les extrêmes des âges sont plus faciles à percevoir, quitte à ce que l'entre-deux demeure plus flou. Pour autant, ce ne sont pas de soi des groupes homogènes ; ils se structurent par l'effet de l'institutionnalisation.

On nous rappellera que l'identité du jeune, dans l'échelle des âges et dans celles des générations, tient de toute évidence à la biologie. Mais les jeunes ne sont pas tous du même âge ; le qualificatif s'applique à des âges différents et de plus en plus nombreux. L'identité est donc, en définitive, sociale. Elle comporte deux dimensions : les sociétés proposent aux jeunes une figure de leur avenir ; elles leur fournissent une image de leur rassemblement. Dans les deux cas, elles instituent la jeunesse.

Et dans les deux cas, les sociétés contemporaines ont cru pourvoir à cette tâche avant tout par la voie de la scolarisation.

[24]

Une image de l'avenir ? De la maternelle à l'université, les jeunes sont censés être des apprentis, et dont les apprentissages sont programmés. Ils forment une société scolaire. On nous objectera encore que les jeunes ne parcourent pas le cycle scolaire tout entier, que beaucoup décrochent en cours de route. C'est certain. Mais observons les attitudes et les politiques officielles : pour elles, les jeunes devraient idéalement pousser au plus loin leur scolarisation ; les États décomptent leurs progrès à partir des taux de scolarisation et proclament que l'instruction est le meilleur palliatif du chômage. Les idéologies dites de gauche n'ont guère modifié les paramètres de la question : quand on y compare le nombre des enfants du peuple avec celui des enfants de la bourgeoisie qui font des études, on adopte le principe selon lequel les proportions devraient correspondre à celle des populations adultes concernées. Curieux socialisme qui, en rêvant d'une ponction équitable des scolarisés dans toutes les classes, assurerait à la bourgeoisie une prédominance des talents dûment certifiée par des diplômes ! Au lieu de contester la sélection bourgeoise par l'instrument de l'école, on en perfectionnerait le fonctionnement. Idéologie de professeur, probablement.

Au vrai, alors qu'on continue de proclamer cet objectif, on assiste à un essoufflement de l'idéologie qui la supporte. Après avoir à peine conquis sa prédominance de principe, cette idéologie est menacée : non pas par cette réalité adventice qu'on oppose d'une manière tout artificielle aux idéologies (comme si celles-ci ne faisaient point partie de la réalité), mais par les conséquences de la mise en marche de cette idéologie.

Dans un article sur « l'inflation des diplômes », Jean-Claude Passeron montre à quel point un virage a commencé à se produire au cours des années 70. Ce qu'il dit pour la France vaut pour le Québec, et sans doute pour l'ensemble des pays occidentaux. « Conseillé pendant presque vingt ans par les économistes comme l’investissement le plus productif d'une stratégie de développement, justifié par les politiques comme l'instrument décisif de l'égalisation des chances sociales des individus, mis en pratique avec persévérance par toutes les couches sociales, mais surtout les plus soucieuses de la mobilité sociale de leurs enfants, l'accroissement du stock d'éducation voit aujourd'hui son intérêt remis en cause par rapport à tous ces objectifs, c'est-à-dire tant en ce qui concerne la production des qualifications productives que l'égalisation des disparités de revenu ou la maximisation de la mobilité sociale [6]. »

[25]

La scolarisation n'a pas davantage contribué à cette homogénéisation du monde des jeunes qui étaient son second objectif.

De la scolarisation, la bourgeoisie et les classes moyennes continuent d'entretenir l'obsession ; c'est une catastrophe quand l'un des enfants interrompt ses études. Les classes populaires s'en soucient moins ; nouveau facteur qui, étant donné l'idéologie officielle qui perdure, marginalise leurs descendants plus qu'il les opprime. D'autant plus que, pour ces milieux, l'instruction est préparation à une tâche, accès à une compétence, alors que, dans les classes plus aisées, elle a valeur de symbole, et donc de gratuité de la culture [7].

En première approximation, il n'y a donc pas une société de la jeunesse, mais au moins deux : celle qui adhère, plus ou moins consciemment, à l'idéologie officielle de la scolarisation ; celle qui se met à l'écart. Cette scission n'a pas d'abord à faire avec la chronologie des âges ; elle reporte à des genres de vie signés par des appartenances de classes. La notion courante de décrocheurs est éclairante. Le fils de bourgeois qui interrompt ses études est un décrocheur, vu du point de vue de l'école. Le fils de l'ouvrier qui poursuit ses études est un décrocheur, par rapport à son milieu d'origine. De part et d'autre, le phénomène suscite une dramatique aussi aiguë, mais elle n'est pas la même. L'idéologie officielle de la scolarisation en est l'une des sources, bien loin d'en constituer le remède.

Ce premier clivage nous engage à en explorer d'autres. Dans une étude remarquable, qui fait d'ailleurs état de divers travaux, Olivier Galland a proposé là-dessus des hypothèses d'un grand intérêt [8]. Selon lui, il faudrait plutôt parler d'un passage à l'âge adulte que de jeunesse. De sorte qu'on devrait d'abord étudier « les conditions sociales d'entrée dans la vie, les stratégies qui y répondent et les représentations qui l'accompagnent ». Dans cette perspective aussi, la considération des classes sociales est essentielle. L'auteur rappelle que, dans la bourgeoisie et depuis longtemps, existait un entre-deux qui était passage de l'enfance à l'âge adulte, accès de la famille d'origine à la société globale ; la scolarisation, la « vie de bohème » peuplaient cette marge. Dans les milieux ouvriers, la transition était tout autre : s'ils devenaient économiquement indépendants très tôt par l'entrée précoce dans le monde du travail, les jeunes demeuraient dépendants de leur famille d'origine qu'ils ne quittaient le plus souvent que pour se marier [9]. Or voici que ces stratégies se modifient pour les enfants de la classe ouvrière, même pour ceux des classes moyennes dont la [26] formation générale a été relativement courte et dévaluée en conséquence dans le contexte de l'extension de la scolarisation.

Je retiens des conclusions susceptibles d'orienter la recherche à venir. « La phase d'indétermination propre à la jeunesse tend à s'élargir à des couches qui la connaissaient peu auparavant et à se déplacer de la période scolaire à la période de démarrage de la vie professionnelle... La période intermédiaire entre l'enfance et l'âge adulte prend une consistance sociale qu'elle n'avait pas auparavant et qui élargit la définition qu'on peut donner d'une sous-culture de la frivolité à un mode de vie de la flexibilité. L'adolescence n'est plus tant la manifestation ostentatoire d'une différence de goûts que l'expérience et l'aménagement sociaux et professionnels de l'inaffectation. »

L'INSERTION SOCIALE

À partir de ces constatations sur la société de la jeunesse, comment résister à la tentation de revenir à nos réflexions d'ensemble sur les âges et les générations ? Plutôt que d'y chercher des découpages chronologiques assurés, on doit déceler là aussi, à l'exemple de ce qu'on vient de vérifier pour la jeunesse, des crises, des délais, des stratégies de réinsertion sociale ?

De toute manière, le cas des personnes âgées est aussi éclairant que celui de la jeunesse. La vieillesse n'est plus désormais un âge indifférencié ; la retraite intervient souvent à un moment où l'espérance de vie suggère encore un avenir actif. Par ailleurs, on abaisse progressivement l'âge de la retraite, et ce mouvement va s'accentuer. Des stratégies en surgissent ici et là. Elles sont plus nettement perceptibles dans la bourgeoisie : tel fonctionnaire ou tel professeur, fort de son expérience et de sa bonne santé, s'engage dans des initiatives comme bénévole ou autrement, qui lui permettent de demeurer actif. L'entraînement se décèle dans les classes moyennes ; on peut penser, et espérer, qu'il gagnera les milieux populaires.

Pourquoi ne pas formuler là-dessus une hypothèse de plus, et qui est aussi une utopie ? Un jour prochain, il se pourrait que la retraite ne soit plus l'interruption du travail, mais la fin du travail rémunéré. Le bénévolat, qui se répand de plus en plus chez les personnes âgées, serait ainsi la sortie non pas du travail, mais du travail-marchandise : modes d'insertions des personnes âgées dans la vie sociale, et qui font songer étrangement à ceux autour desquels tâtonnent les jeunes. Ils ouvrent des horizons neufs aux conceptions de la recherche et de la politique. Et ils montrent ce qu'ont d'illusoire les propositions visant [27] à retarder la mise à la retraite : celles-ci n'ont d'autre effet que de retarder l'entrée des jeunes dans des emplois rémunérés et de confirmer les plus vieux dans le sentiment que le travail non rémunéré n'est pas du travail, qu'ayant quitté le marché ils ont aussi abandonné toute forme de responsabilité sociale.

Jeunesse, vieillesse : si nous nous assurions des crises, des délais, des stratégies d'insertion sociale qui se dessinent avec plus d'évidence à ces extrêmes, nous pourrions mieux explorer l'espace plus confus qui les sépare. Là aussi, des crises, des délais, des stratégies sont à dégager.

En attendant que la recherche nous éclaire davantage, je note rapidement une impression. Dans beaucoup d'études sur la société de la jeunesse, on a essayé de schématiser les grandes alternatives qui s'offrent à ceux de cette génération. Par exemple, dans une communication publiée plus loin, rendant compte d'enquêtes empiriques sur des jeunes montréalais, Jacques Lazure classe leurs options de vie : intégration à la société adulte, engagements sociaux, marginalisation « autonomisante », délinquance, recherche du plaisir, victimisation sociale... À tout prendre, ces alternatives ne diffèrent guère de celles qu'épousent les personnes plus âgées, celles qui se situent entre les deux extrêmes de la jeunesse et de la vieillesse. Ne se pourrait-il pas qu'en plus de détenir souvent les pouvoirs de décision, une génération adulte suggère aussi ses propres attitudes et ses propres options aux autres générations ? Ce ne serait qu'une conséquence normale de la rupture effectuée par la jeunesse des années 60 et de ce phénomène de la récurrence qui nous a retenus plus avant. Des investigations sont à poursuivre, je crois, dans le fil de cette hypothèse.

*  *  *

On se prend à rêver d'une science de l'homme qui, après avoir tellement insisté sur les structures sociales, s'engagerait résolument dans la voie complémentaire : celle d'une connaissance d'ensemble des sociétés en regard de la dramatique de l'existence individuelle et du reflux des générations. Pour y arriver, il faudrait prendre prioritairement en compte la suite des crises, des délais, des stratégies qui jalonnent les âges et les générations. Nul besoin de renvoyer à quelque vécu évanescent, car on retrouverait ainsi, mais sous un autre angle, les classes sociales, les paramètres économiques et politiques dont s'occupent les sciences des structures sociales. Même le cours de la grande histoire, celle qui [28] paraît dominer de haut nos destins personnels, s'en trouverait autrement éclairé. Par ces crises, ces délais, ces stratégies, tout au long de leur vie et par la suite des générations, les sujets historiques interprètent l'histoire : comment les scientifiques que nous sommes n'en prendraient-ils pas le relais, se reconnaissant sujets historiques eux aussi ?



[1] Voir la belle étude de Raoul Girardet, « Du concept de génération à la notion de contemporanéité », Revue d'histoire moderne et contemporaine, XXX, avril-juin 1983, 258-270.

[2] Louis Roussel et Alain Girard, « Régimes démographiques et âges de la vie », Les âges de la vie, Actes du VIIe colloque national de démographie, Paris, Presses universitaires de France, 1982, 15-24 ; particulièrement p. 19.

[3] Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Édition de Minuit, 1970. (Édition originale en anglais, 1957).

[4] Erik H. Erikson, Adolescence et crise. La quête de l'identité, Paris, Flammarion, 1972.

[5] Talcott Parsons, « Age and Sex in the Social Structure of the United States », Essays in Sociological Theory Pure and Applied, Glencoe Ill, The Free Press, 1949, 218-233. Je cite d'après la traduction française de F. Bourricaud, Éléments pour une sociologie de l'action, Paris, Plon, 1955, 124.

[6] Jean-Claude Passeron, « L'inflation des diplômes », Revue française de sociologie, XXIII, 4, octobre-décembre 1982, p. 552.

[7] Ce n'est pas d'aujourd'hui ! Il semble que ce fut une constante : l'élite se donne une scolarisation qui doit comporter des éléments ouvertement non utilitaires. Les Romains avaient poussé à l'extrême cette exigence : « Les jeunes romains, de douze à dix-huit ou vingt ans, apprenaient à lire leurs classiques, puis étudiaient la rhétorique. Et qu'est-ce que la rhétorique ? Justement pas une chose utile, qui apporte quelque chose à la société... Les sujets de discours proposés aux petits Romains n'avaient rien à voir avec le monde réel ; au contraire, plus un sujet était abracadabrant, et plus il fournissait matière à l'imagination ; la rhétorique devenait un jeu de société. » (Paul Veyne, dans P. Ariès et G. Duby, dir., Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985, tome I, 36-37 ; voir aussi p. 109). Émile Durkheim avait déjà fait des observations semblables à propos de l'enseignement des collèges des jésuites au début des temps modernes (L'évolution pédagogique en France, Paris, Alcan, 1938, tome II, 128 et s.).

[8] Olivier Galland, « Précarité et entrée dans la vie », Revue française et sociologie, XXV, 1984, 49-66.

[9] Le modèle traditionnel est remarquablement schématisé par Antoine Prost, « Mariage, jeunesse et société à Orléans en 1911 », Annales, XXXVI, 4,1981 ; voir particulièrement p. 682 et s.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 2 novembre 2021 13:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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