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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Dufoulon, “Ruptures sociales, recompositions identitaires et religieuses.” (1998). Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 22, no 3, 1998, pp. 143-165. Québec: Département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 24 novembre 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge DUFOULON

Ruptures sociales, recompositions
identitaires et religieuses
”.

Un article publié dans la revue Anthropologie et sociétés, vol. 22, no 3, 1998, pp. 143-165 Québec : département d’anthropologie, Université Laval.

Résumé
Les villes dans la cité
Ethnologue ou indigène (Schwartz, 1993 : 13)
Une professionnelle de la voyance
La saga d'Yvonne ou histoire de métissage
L'honneur et la famille
Echec familial
L'immigration
La mort
Recomposition identitaire et religieuse
Conclusion
Références bibliographiques

Résumé

À partir d'une enquête ethnographique en milieu d'immigrants en Australie, cet article analyse la manière dont les individus, porteurs de leurs multiples appartenances, reconstruisent en situation de désaffiliation leur identité sociale, familiale et religieuse. En suivant la biographie singulière de la voyante-médium Yvonne, de la Tunisie vers l'Australie, l'auteur montre le lien entre des successions de ruptures sociales et symboliques et le développement de formes originales de spiritualités. On observe alors comment ces recompositions identitaires peuvent donner lieu à l'élaboration de pratiques religieuses originales, syncrétiques dans lesquelles tradition et modernité conjuguent voyance, transe, spiritisme et catholicisme, comment l'ordre et la continuité sont restaurés.

Mots clés : • Positionnement du chercheur ou de l'auteur; • Religion, Chamanisme; • Identité ethnique; • Famille; • Communauté/groupe sociaux; • Femmes.

"Car les conceptions religieuses ont, avant tout, pour objet d'exprimer et d'expliquer non ce qu'il y a d'exceptionnel et d'anormal dans les choses, mais au contraire, ce qu'elles ont de constant et de régulier" (Durkheim, 1912 : 32)

Les villes dans la cité

L'immigration, la religion, la cité ou la ville… ces vocables affichent une homogénéité apparente qu'il faut questionner pour reconstituer les espaces de sens différents et les pratiques du sacré multiples que les acteurs inventent et construisent à l'intérieur et autour de l'espace urbain. On serait effectivement tenté d'établir un parallèle entre une unité géographique et politique des lieux et une vision univoque ou impérialiste des religions institutionnelles.

La ville est aussi l'arène dans laquelle l'influence, sinon le recul, du politique-publique va permettre aux croyances et aux pratiques collectives de s'orienter vers des formes plus individualisées [1]. Le mouvement socio-historique qui voit l'évolution et la transformation du religieux : du "désenchantement du monde" en passant par "le réenchantement" et par "le triomphe des religions sans Dieu et sans église", a été fort bien observé et analysé par les spécialistes sociologues, historiens et philosophes. Pourtant, on peut légitimement se demander si les chercheurs ne redécouvrent pas ce qui a toujours co-existé à l'ombre des discours institutionnels et des grandes religions.

La cité est plutôt un espace social fragmenté, en mouvement, traversé d'itinéraires de sens balisés par des groupes et des individus de diverses provenances qui vont peupler de leurs représentations les lieux qu'ils vont successivement occuper. Les individus occupent des espaces fortement marqués par des mémoires révélatrices de ruptures sociales, affectives et symboliques, alors que leurs discours et leurs pratiques tentent de rétablir de l'ordre et d'établir de la continuité dans la quête du sens. L'espace de la ville pour certains groupes d'individus en situation de marginalisation ou d'exclusion devient ainsi un long parcours : du catholicisme traditionnel et des pratiques magico-religieuses périphériques telle que la voyance, vers des formes plus sectaires de pratiques religieuses.

 Ma contribution illustrera ce même mouvement chez les individus à partir d'une approche micro sociologique, faisant ainsi le lien entre l'Histoire et les histoires de vies, entre l'individuel et le collectif et enfin, entre des aspects identitaires transcendants les frontières et les identités régionales ou nationales. On pourra alors percevoir comment les frontières de la ville ne peuvent se réduire à une définition administrative ou géographique, chaque catégorie d'acteurs étant porteuse de différents lieux répondant à des constructions identitaires singulières. J'ai tenté d'exprimer cette mouvance de la ville, des hommes et des pratiques religieuses à travers la présentation d'un cas singulier décrit plus profondément ailleurs (Dufoulon, 1997a). La pertinence et l'exemplarité des études de cas ne sont plus à démontrer en sciences humaines, la littérature sociologique et anthropologique foisonne d'histoires de vies éclairantes [2] En observant une voyante-médium et la communauté de migrants qui gravite autour d'elle en Australie, à Melbourne, on pourra comprendre son parcours comme une suite de ruptures sociales et spatiales amenant à une recomposition identitaire et religieuse permettant à travers la voyance, d'acquérir un statut social, une place de parole dans la société australienne anglo-saxonne. Il s'agit de la biographie de ma mère [3].

Ethnologue ou indigène
(Schwartz, 1993 : 13) ? [4]

En 1986, j'émigrais en Australie. Je souhaitais effectuer des recherches sur les aborigènes dans le domaine de l'anthropologie religieuse lorsque Georges Condominas, de passage à Melbourne me suggéra de travailler sur les pratiques et l'environnement de mes parentes, ma sœur et ma mère toutes deux voyantes-médiums. Il me semblait que mon intérêt pour les frontières, les marges, pourrait trouver matière à réflexion dans ce pays et la présence d'une partie de ma famille en Australie pouvait me permettre d'avoir un visa de travail. Depuis mon enfance, j'assistais à ces pratiques de spiritisme et de divination chez mes tantes, ma grand-mère, ma mère, ma sœur. J'y participais parfois, comme on regarde un objet posé depuis des années sur la cheminée, sans le voir - ou feignant de l'ignorer - sans plus s'en émouvoir. Du mois de février 1987 au mois d'août 1994, mon premier séjour dura trois ans, le second un mois, il s'agissait davantage de faire des vérifications. Que pouvait-il y avoir d'intéressant dans ces pratiques familières auxquelles j'étais étranger ? J'ai connu la peur, le doute, le dédain, la surprise, l'enthousiasme… le rire parfois, et enfin l'intérêt anthropologique. Cette suggestion de la part de cet éminent ethnologue et ami m'amenait à repenser la légitimité de ma position de chercheur et des travaux qui en découleraient.

Pour définir ma place dans cette recherche, je devrais parler d'ethnologue métis . J'explorais et j'observais un paysage, des pratiques et des gens que je connaissais, sans pour autant appartenir à leur monde et cependant, il arrivait parfois que je sois impliqué d'une manière affective particulière dans les événements qui se sont déroulés au cours de l'enquête.

Jeune ethnologue, j'imaginais "l'inconfort du terrain" selon les mots de (De la Soudière, 1988 : 94-105), lorsque comme certains étudiants étrangers, on a pour objet d'étude sa propre culture voire sa famille. Cela suppose de savoir, et de re-connaître, d'où l'on vient. Il est difficile et délicat de vouloir transmettre aussi fidèlement que possible le vécu de ceux que l'on observe, d'avoir la distance juste surtout lorsqu'il s'agit de ses propres parents, mais peut-être est-ce aussi un moyen de redéfinir sa propre identité et sa place en tant que chercheur (Devereux, 1980 : 213). La question qui me venait alors spontanément à l'esprit était : est-il plus légitime d'étudier un parent guérisseur si l'on appartient à une culture exotique ? Certaines remarques de collègues me faisaient penser que oui. Notre propre culture n'aurait-elle que peu d'intérêt et l'ethnologue occidental serait-il hors de toute histoire sociale et familiale ? Cette mise à distance de l'objet d'étude me paraît un moment essentiel du travail anthropologique d'interprétation, d'analyse, de restitution, quel que soit le terrain exploité.

Toute mon histoire est tissée de la fibre familiale, et pourtant sur le rouet de mon vécu est né un individu hybride, singulier, original. La notion et le sens de la famille sont très actifs dans mon univers d'origine et le fait d'avoir vécu jusqu'à l'âge de six ans avec mes parents et mes frères et sœurs m'a lesté d'une "vraie" famille pour toujours. En 1979, mon frère Denis décéda et j'entrepris une psychanalyse, cherchant une réponse au tumulte et à la douleur que cet évènement déclencha en moi. Je serais tenté d'affirmer avec Antonin Artaud que je suis d'abord "né de mes propres souffrances", mais sous la contrainte d'une épistémè singulière, j'ai appris qu'il n'existe pas d'enfants de l'orphelinat, seulement des "vacances" familiales… Emigrant en Australie, je ne découvre pas ma famille je lui donne sa place sans jamais confondre mon identité et celle de mes parentes, mais en acceptant enfin "Notre" histoire commune.

Ma recherche commencée, j'ai fait beaucoup d'efforts avant de pouvoir oser dire : j'étudie des pratiques de divination et de spiritisme, mais surtout, mes sujets d'observation principaux sont mes proches. J'étais devenu un spécialiste dans l'art du détour et d'une certaine "anthropologie de l'esquive", peut-être avais-je honte de cette parenté encombrante et de mes origines. On peut ainsi entendre que le travail de recherche dont il est question ici, est né d'une herméneutique permanente qui me mis en demeure d'effectuer un mouvement entre d'une part, mon milieu familial et social d'origine, d'autre part, mon vécu, des expériences, des savoirs et l'interprétation que j'en ai fait.

J'ai été assigné, sans me dérober, successivement et simultanément, à différentes places d'observation et de parole par mes parentes, leurs amis et leurs clients :

- fils ou frère des voyantes, je suis investi du prestige de "l'aura" familiale, d'une proximité d'essence sacrée tel Héraclès naît de l'accouplement d'une déesse et d'un mortel : être le fils aîné de sa mère dans la communauté à laquelle appartient Yvonne implique une certaine place, d'emblée non négociable, dans la hiérarchie familiale et sociale, d'autant plus si la mère est une voyante,

- ethnologue, je suis fils d'une rationalité scientifique à géométrie variable, négociable : c'est avec un plaisir évident et la volonté d'être légitimés dans leurs pratiques et leur identité que les gens se sont confiés à moi,

- ou simplement Français immigré, je partage une condition et un statut social différencié, acquis dans la même souffrance de la différence.

Ma conviction personnelle est "qu'il n'y a pas de place pour un observateur non engagé" (Favret-Saada, 1977: 22), je rajouterais quels que soient les terrains et les objets investis. Ce travail reflètera toutes ces positions, et d'autres peut-être. Je parlerai tantôt de ma mère, solidaire de tout ce que ce terme suggère d'amour, de liens, de déceptions, tantôt d'Yvonne, lorsque celle-ci incarnant l'archétype de la Mère pour sa communauté, ou seulement l'objet de l'intérêt scientifique, sera dès lors la Voyante, me laissant ainsi dans la confusion des émotions et la distance conceptuelle.

Une professionnelle de la voyance

Yvonne vit à St Albans depuis de nombreuses années. C'est une banlieue au Nord de Melbourne occupé essentiellement par des immigrés italiens, grecs et depuis peu vietnamiens. Melbourne, à l'image de nombreuses villes d'Australie, est traversée d'itinéraires, des premiers occupants vers les nouveaux arrivants. C'est là qu'Yvonne exerce sa profession de voyante-médium.

Ma mère a 49 ans en 1986 lorsque je la retrouve, mais déjà dans sa communauté elle fait partie de ces femmes à qui l'on vient demander conseil et que l'on considère avoir la maturité et l'expérience nécessaire à la compréhension de la vie. Sur sa poitrine, des colliers supportent une petite boule de cristal, une tête de déesse égyptienne et un crucifix en argent impressionnant, les attributs de sa fonction en même temps qu'ils renforcent ses pouvoirs en la protégeant. Ses mains sont parées de bagues surmontées de grosses topazes et autres turquoises - volumineux comme des oeufs de caille - que par un tic de l'auriculaire, elle ramène au centre de ses doigts aux ongles manucurés et écarlates, leur propre poids les entraînant sur les côtés. Je lui trouvais l'allure et la dignité d'un évêque.

Yvonne est une spécialiste de la voyance, une actrice du sacré qui sait communiquer avec le monde des esprits et interpréter les destinées. Son univers familier et professionnel, ainsi que ses pratiques, est constitué de croyances et de pratiques mystico-ésotériques. La voyante, aidé de son esprit-guide Achiba [5], consulte trois jours par semaine : le lundi, le jeudi et le vendredi. Le mercredi après-midi est réservé aux séances de guérisons. Les autres jours, elle fait ce qu'elle appelle "ses travaux" : ce sont les protections, les bénédictions de maisons et de commerces, les désenvoutement, et elle dispense également des cours de méditation [6]. Le reste du temps, d'une manière ordinaire, elle vit pour elle, pour ses amies et pour son plaisir, peignant et jouant de la musique en transe, recevant des amies dans la cuisine en buvant du café et dégustant des gâteaux, parlant beaucoup et riant fort. Dans ces moments là, Yvonne peut pratiquer une voyance de type familiale, car il n'est pas rare que certains ami(e)s demandent les cartes, les lignes de la main, ou encore souhaitent que la voyante enlève un coup d’œil.

Sa clientèle se compose de femmes essentiellement qui, pour la plupart, ont passé les quarante ans. Beaucoup viennent avec leur fille ou leur fils plus jeunes, souvent dans le but que la voyante confirme leur choix amoureux ou les aide à résoudre des problèmes de ménage. J'ai constaté par observation directe et au cours des entretiens avec Yvonne que 70% environ des clients sont des immigrés, avec par ordre de grandeur décroissante : Italiens, Grecs, Vietnamiens. Le reste se répartit entre Indiens, Français et Australiens anglo-saxons. Quelques personnes aisées viennent la voir de loin, affirme Yvonne, de Canberra, Sydney ou plus loin encore… mais cependant, ce sont "les gens de peu"(Sansot, 1991), et les catégories des classes moyennes qui affluent régulièrement dans le cabinet de voyance.

La saga d'Yvonne ou histoire de métissage

Yvonne partage et renouvelle avec les gens qui habitent son quartier et la plupart de ses clients une même représentation du rôle de la femme et de la famille, une expérience commune de l'immigration, une vision particulière de la mort et un fond commun de croyances et de pratiques magico-religieuses. Pour ces migrants dont fait partie Yvonne, chaque déplacement dans les villes, et dans la ville, est vécu comme une rupture affective, sociale et symbolique, une acculturation amenant à une redéfinition de la personne et de sa place dans la société. Ce déplacement est inséparable d'une transformation des croyances et des pratiques religieuses des acteurs.

 Lorsqu'elle me raconte son histoire, la voyante dessine une linéarité du temps et des évènements depuis son enfance jusqu'au moment de l'entretien, interprétant et expliquant son statut de voyante au rythme des aléas du passé, depuis la chute originelle du paradis familial jusqu'à l'accession à l'état de transcendance qui la voit aujourd'hui communiquer avec les dieux et les esprits. Yvonne me raconte ces brisures psycho-sociales en banalisant tel événement et en soulignant tel autre. En reconstruisant la trame de son vécu, elle se le réapproprie et lui donne sens, en le frottant à l'épiderme de l'histoire sociale à laquelle elle appartient, pour ensuite restituer "une biographie du vivant" [7]. De la naissance à l'âge de voyante, les événements officient comme des rites de passages, marquant des seuils et des étapes de transition pour, lentement, donner à celle qui les vit un nouveau statut. Chaque fois, c'est une nouvelle mue qui se matérialise dans le rite. Chaque rite ne fait que suivre celui qui le précédait, pour annoncer celui à-venir : le rite participe d'une ritualité plus grande qui le subsume, la Vie. Entre chaque moment de ces expériences sociales et émotionnelles, ineffables lorsqu'elles se produisent, l'individu intègre sa nouvelle "peau" et apprend à parler ce vécu.

C'est peu avant la puberté que Yvonne découvre, sans pouvoir la nommer, sa nature de voyante. L'insouciante plénitude de l'enfance, ce qui n'était que le jeu des prédictions qu'autorise l'innocence, va faire place chez elle à l'ambivalence maudite de l'adolescence. L'ombre de la sexualité obscurcit son horizon, sa féminité se révèle et fait peur alentour. Mariage, enfants, divorce, émigration… les séquences se succèdent et s'enchaînent jusqu'au moment où la "folie mystique" la submerge. Toutes ces situations de vie sont une lente mais inexorable descente vers les faubourgs de la marginalité. Il faut resituer ces événements dans le contexte familial et social, la condition particulière faite aux femmes ici et là, de la période au cours de laquelle ils ont eu lieu, pour approcher quelque peu la quintessence de l'expérience. En Australie, exclue parmi les exclus, ce qui était ailleurs la marge devient ici la norme. La quête identitaire s'étiole dans le "fondu-enchaîné" d'une communauté aux valeurs d'antipodes.

Yvonne est née dans une famille italienne, en Tunisie française, alors melting-pot de communautés ethniques : française, italienne, maghrébine, juive pour les plus importantes. Elle était immergée dans une communauté où fluctuaient des croyances catholique, musulmane, judaïque auxquelles il faut ajouter les croyances et pratiques magico-religieuses périphériques propres à ces communautés. Yvonne est le produit de ces nombreux métissages que F. Braudel (Braudel, 1977) a évoqués dans son ouvrage remarquable sur la Méditerranée. Elle cristallise à elle seule toutes les ambiguïtés culturelles sur lesquelles je n'apporterai aucune lumière, elle se joue de l'ambivalence identitaire en utilisant toutes les facettes de son héritage.

L'honneur et la famille

Les cultures du bassin méditerranéen ont en commun une certaine place donnée à la femme et à la famille dans la société. Les événements deviennent déterminants dans l'élaboration du statut social que la femme détient, et dans le rapprochement/dislocation des familles. Yvonne a connu avec sa famille : la violence de l'adolescence, l'enfermement du féminin sexué, l'incompréhension, la suspicion. Il semble que le "bâillon" se transmette de femme en femme, de mère en fille… avant que le verbe de la voyance, ne fasse accéder à une place de parole.

Le passage de la puberté est très difficile pour Yvonne qui se sent incomprise. Elle vit une expérience très douloureuse de l'enfance et de l'adolescence. A cette époque, le milieu familial et social exerçait une pression effroyable et un contrôle permanent sur les filles. La femme était diabolisée, et si l'enfance d'Yvonne fut relativement heureuse, l'entrée dans l'adolescence fut le début de l'exil mental et social, jusqu'au mariage qui rétablit de l'ordre là où les menstrues avaient introduit le doute et le désordre. A treize ans, elle quittait l'école et allait en apprentissage. Elle travaillait très dur, du matin au soir et ne se sentait pas dans un milieu affectif épanouissant, mais suspicieux et violent, du moins c'est ainsi qu'elle en parle et le décrit. Une jeune fille s'éveillait à la vie, mais tous alentour n'y voyaient que menace.

Dans ma famille maternelle le sexe est présent partout sous forme symbolique, alimentant les fantasmes de puissance, les désirs et les peurs adultères, mais surtout les ragots et les conversations, comme si l'univers n'était préoccupé que de sexe, de tromperies, de menaces, à l'image de la vie des dieux de la mythologie. Yvonne expérimente dans l'adolescence la violence et l'humiliation. Au nom de l'honneur familial qui articule la société dans laquelle elle vit et donne sens aux pratiques sociales, l'opprobre est le quotidien de ces femmes jetées en pâture à la rumeur et à la culpabilité. Là nous sommes déjà dans le domaine du sacré, car l'honneur réfère au caractère sacré de la personne, c'est "le point de rencontre du sacré et du profane, de l'individu et de la société, des systèmes de pensée et des systèmes d'action" (Pitt-Rivers, 1983 : 84).

J'ai retrouvé chez les amis d'Yvonne, en Australie, l'allusion à la sexualité présente dans tous les comportements, toutes les conversations, toutes les préoccupations, mais pas toujours d'une manière évidente pour l'observateur. Comme dans ma famille, si les pères s'intéressent volontiers aux filles jusqu'à la puberté, lorsqu'elles ont atteint ce stade, ils deviennent distants, suspicieux, agressifs ou silencieux avec leurs filles. Tout se passe comme si elles étaient déjà accusées et condamnées pour une faute qu'elles n'ont pas encore commise. Elles sont devenues un danger, une contamination possible pour la famille. Dès qu'ils vont rendre visite à des amis, le père a toujours un oeil jaloux sur sa fille, veillant par-là à ce qu'elle soit mesurée, discrète, dans ses regards, ses propos et ses comportements. Son malheur sera grand si, à une réflexion du père, elle répond ou s'oppose. D'ailleurs, aucune n'aurait l'idée de le faire et surtout pas en public. Et puis, si ce n'est la fille qui subit les reproches, ce sera sa mère. La violence en est telle, qu'elle responsabilise la mère pour ce qui pourrait advenir. De même, elle met la fille en demeure de ne rien faire de "mal" car elle ferait souffrir sa mère-otage, ce qui en soi est proprement insupportable dans un contexte culturel méditerranéen. Le père se déresponsabilise et "se lave les mains" à l'avance pour la suite des événements. Les conflits à connotation sexuelle-identitaire sont plutôt monnaie courante entre les parents et leurs filles dans les foyers que j'ai eus l'occasion de visiter.

Ce n'est pas la sexualité en tant que production sexuelle qui est dangereuse mais plutôt la féminité qui, en soi, est porteuse de malheur. Les adultères n'ont pas besoin de se produire et les filles n'ont pas obligation d'avoir un amant pour que les pères soient "touchés" dans leur honneur, la rumeur peut suffire. L'homme et la femme ne sont pas porteurs des mêmes valeurs dans ce milieu. L'homme est investi de l'honneur des siens en tant que chef de famille, tandis que la femme est gardienne de l'honneur. Elle est potentiellement porteuse de honte, "la vergogna". J. Pitt-Rivers, dans une démonstration magistrale (Pitt-Rivers, 1983), a établit la relation qui existe entre les sexes et l'honneur, et pour résumer ses brillantes analyses on peut dire que Dieu aurait fait don à l'homme de la puissance sexuelle visible et honorable, avec l'évanescence du sexe dans la production spermatique, tandis qu'il aurait gratifié la femme d'une absence de sexe, un gouffre de jouissance rempli de honte. Cette féminité fait peur car elle est incontrôlable et met en danger le premier souci du père de bien marier sa fille. Le patrimoine est pareillement l'un des strapontins de l'honneur, il procure du prestige. Acquérir des biens permet d'établir son nom, donc son honneur. C'est aussi une des raisons de l'endogamie qui oblige les femmes à se marier à l'intérieur du groupe social auquel elles appartiennent, ne pas disperser tout azimut, avec des gens sans honneur, "le sang" [8] de la famille et au-delà du groupe.

On peut donc entrevoir comment est soudée la famille, mais d'autres danger la guettent, et non des moindres ! Dans ces familles d'Italiens que j'ai côtoyées en Australie, le sens de l'honneur peut être détourné pour exprimer, par extension, tout ce qui remet en question l'autorité du père. A la volonté des parents de perpétrer la tradition des aïeux répond le besoin des jeunes de vivre à pleins poumons cette société australienne qui est la leur. Ils y sont nés souvent, y ont été à l'école, y ont travaillé… flirté… aimé… ils y mourront, ils le savent. Or leurs parents leurs racontent des histoires du temps jadis, du pays d'origine producteur de mythes qui invitent au rêve, à la tradition et au voyage. Les immigrés italiens y cherchent leur histoire, leurs racines. La modernité s'exprime souvent dans les paroles des parents par des mots tels que : divorce, sexe, drogue, homosexualité, inceste, etc. En fait, ce sont les termes par lesquels ils désignent ce qu'ils pensent être les principales caractéristiques du mode de vie australien, en filigrane ils sous-entendent une menace de dislocation des familles.

Les enfants peuvent se laisser aller au songe passéiste, mais leur besoin de s'intégrer et de devenir des australiens, consommateurs à part entière, les met aussitôt en porte à faux vis à vis de leurs pères, un "double bind" [9] au sens de G. Bateson qui peut aller jusqu'à la rupture : je dirais que la puissance est donnée par la société australienne, le sens est donné par la famille. Il y a conflit entre l'espace socio-symbolique familial, traditionnel et l'espace social d'adoption identitaire. Mis en demeure de répondre à l'injonction parentale et voulant vivre leur vie, ils sont pris dans un dilemme cornélien déchirant qu'ils ne parviennent pas toujours à résoudre.

Ces catégories culturelles demeureront pour Yvonne et ses amis immigrés les vecteurs de toute recomposition identitaire. Ainsi, j'ai pu distinguer et effectuer un repérage en unité de sens et observer un découpage apparent dans les représentations des familles et de leurs membres entre :

- une sphère du publique (la famille au sens large) : ici, on ne peut dire ou faire que ce qui est communautairement (et communément) reconnu et accepté, il s'agit de "paraître" aux yeux des autres. Ce qui est important, c'est la place qu'on occupe socialement. L'anormalité sociale (d'immigrant) se montre alors socialisée. Toutes les activités viennent construire cette image qu'il faut produire. C'est également un des aspects de l'honneur reposant sur une famille qui est composée du Pater Familias et de la Mère dans un dialogue qui exclut les autres, ou les inclut jusqu'à les faire disparaître, une "solidarité hiérarchique" familiale qui implique une soumission à l'autorité des parents ;

- une sphère du privé (le foyer) qui devient le réservoir d'expression des fantasmes. Il n'y a que mouvance, c'est le domaine de la femme, de l'ombre, de l'ambiguïté, de la violence et de la trahison.

On peut entendre que cette soi disant "anormalité", qui sera une composante essentielle du développement spirituel d'Yvonne et la conduira à la voyance, soit en partie associée à son sexe et à la menace qu'elle représente. Historiquement, les thèmes de la reproduction, de la sexualité et de la spiritualité peuvent être appréhendées comme des catégories distinctes mais interactives, variablement reliées culturellement et symboliquement [10]. La sexualité est un vecteur de la construction et de la reproduction sociale. Elle peut représenter une source de créativité, d'inspiration et d'énergie privilégiées, un mode d'accès à la Connaissance ou au pouvoir politique ainsi que le décrit M. Sahlins à propos d'Hawaii (Sahlins, 1989 : 21-45). Cependant, pour certaines catégories d'acteurs sociaux, les femmes en particuliers, dans des cultures spécifiques, la représentation sociale de la sexualité est des plus contraignantes, culpabilisante, ce qui est le cas dans cette communauté d'immigrés [11]. La sexualité est alors l'obstacle, le boulet dont il faut se délivrer [12]. La réponse socialement et religieusement acceptée est du type : à la sexualité sauvage éperdue de la nature, il y a nécessité d'opposer la culture et l'économie du sexe. Le corps devient le lieu d'expression et de tension des dynamiques individuelles et sociales duelles, mais complémentaires d'Eros et de Thanatos. On peut supposer que la sexualité socialisée est un des supports du couple, de la famille et du monothéisme: les modèles divins ne sont-ils pas des couples divins ?

Échec familial

À ces premières ruptures psycho-sociales liées au traumatisme de la puberté vont s'ajouter les recompositions familiales difficilement acceptables dans une famille traditionnelle d'origine italienne. Comme on l'a vu, le mariage et la création d'une famille restent le seul projet honorable pour une femme dans le contexte culturel méditerranéen dans lequel évolue Yvonne. Ainsi, mes parents se sont rencontrés par l'intermédiaire du frère d'Yvonne, ils se plairont et, très vite, Fernand, mon père, fut sommé de préciser ses intentions.

"Fernand n'a pas hésité à venir demander ma main le dimanche suivant. Cette fois mes parents acceptent de le recevoir. Ils discutent ensemble, moi je ne faisais pas partie de la conversation. En ce temps là, les enfants faisaient la volonté du père et de la mère. (…) J'avais dit à ma mère que j'allais chez une copine. J'ai écouté maman me dire que je devais être rentrée pour six heures du soir, et me voilà partie. Je retrouve mon fiancé et nous passons un bon après-midi au cinéma. Quel mal y avait- il ? A la sortie qui voyons-nous devant nous ? Mon frère Louis ! Il conduisait son taxi et attendait devant le cinéma pour des clients. Mon sang s'est glacé dans mes veines. Mon fiancé n'aurait pas cru que mon frère aurait parlé, mais aussitôt arrivé à la maison, mon père avec la ceinture derrière son dos me demande où j'étais ? Cela ne valait pas la peine de nier. Mon frère avait parlé. Mon père avec un grand coup de pied dans le ventre me laissa sans respiration, j'ai fait tomber le verre d'eau que je tenais dans la main. Il me laissa presque morte de coups. Ce jour-là j'avais mes périodes, elles s'arrêtèrent avec le coup de pied. Le lendemain je ne pouvais pas aller travailler. Mon fiancé appelait à la maison et il fut sermonné. Après nous étions très surveillés. (…) Un samedi après-midi, il faisait très chaud mes parents faisaient la sieste et nous étions dans le jardin assis. Mais nous ne savions pas que maman nous faisait surveiller par ma petite sœur Colette derrière les persiennes de la salle à manger. Mon fiancé me donne un long baiser. Quand ma mère se réveille, elle le lui raconte à sa manière. Je suis appelée à l'intérieur, et vas-y une autre raclée avec la ceinture. Mon fiancé me voit en larmes et rentre, fait des histoires à ma mère et gifle ma sœur" (Extrait du journal d'Yvonne).

Il fallait qu'Yvonne fut rapidement mariée, ce sera chose faite le 26 juillet 1955, avec Fernand, qui est bourguignon et militaire en caserne à Bizerte. Il est étranger aux modes de fonctionnements culturels de son épouse et de sa famille en particulier, et des Tunisois en général. Cérémonie, nuit de noce se succèdent et le lendemain la mère d'Yvonne, comme le raconte la voyante, vint s'assurer de la virginité "juste" perdue en récupérant les serviettes maculées du "sang d'honneur".

Alors qu'Yvonne se pensait installer dans un statut de femme mariée honorable et heureuse, une autre série de ruptures sociales va ébranler ses catégories mentales et culturelles mettant ainsi un terme à son amour. La guerre d'Algérie et l'émigration qui l'accompagne participent de l'union et de la rupture entre Yvonne et Fernand : c'est parce qu'il est en Tunisie qu'il rencontre sa future épouse. La guerre diminue Fernand en l'amputant de sa jambe. La guerre crée de l'incertitude et du déclassement social en obligeant Yvonne et sa famille a émigrer vers la France.

Marseille 1962 : le retour en France s'effectue dans la panique. Avec quelques valises pour seuls biens. Yvonne a du mal à s'intégrer et de plus, elle ne se sent pas aimée dans sa belle-famille à qui elle rend visite à Dijon. Yvonne avait été chez ses beaux-parents en octobre 1957 après la mort de son père. Voici comment elle décrivait son départ de Marseille et son séjour à Dijon :

"J'avais le pressentiment que je n'allais pas être aimée dans cette famille. A l'arrivée à la gare, ma belle-mère et mes belles-sœurs m'attendaient. Ce n'était pas difficile de me reconnaître, j'étais en grand deuil. La première parole de ma belle-mère a été : « Oh comme elle a la peau  blanche, je croyais qu'elle était noire ! »  Parce que je venais de Tunisie, elle pensait que j'étais noire. Puis, là a commencé mon calvaire. J'avais tout juste dix-huit ans et elle me faisait peur. Lorsque j'allais aux toilettes, elle allait sous la maison, dans la cave, et elle tapait sur le tuyau [la conduite d'eau]. Ensuite elle remontait vite avant que je n'aie eu le temps de m'habiller. Dans ma chambre elle tournait les cadres ou la petite mandoline en tissus sur laquelle on épingle les aiguilles. Quand j'avais peur, elle disait que mon père m'appelait à lui. J'ai écrit à mon mari et je lui ai tout expliqué ce qui se passait. Il ne m'a pas cru !" (Extrait du journal d'Yvonne).

On peut voir ici, comment les relations entre Yvonne et sa  belle-famille sont difficiles et marquées par la différence culturelle.

De petits travaux en scènes de ménage, mes parents vont divorcer en 1964. Le juge remet les enfants à la garde de mon père car son honorabilité réside dans son statut de grand invalide de guerre… Ma mère est désemparée, anéantie par cette décision qui la sépare de ses enfants qu'elle aime sincèrement. Elle perdait ainsi la considération de sa famille, car n'oublions pas qu'à cette époque le divorce n'était pas chose facile dans une famille catholique italienne. Yvonne partira en Australie en 1966 rejoindre celui, qui allait devenir son second mari, Guy. Ce dernier est de Tunis, du quartier de Bellevue, le même que celui où vivait Yvonne et sa famille. C'est un Italien dont les liens sont très forts encore aujourd'hui avec l'Italie. Yvonne et lui se sont connus à Marseille. La guerre et l'émigration rapprochent Yvonne et Guy, le second mari de la voyante : ils partageaient déjà une culture d'origine commune. La guerre est aussi présente dans la vie des cinq enfants de Fernand et d'Yvonne qui sont séparés de leurs parents et deviennent pupilles de la nation.

Plus que de ruptures, le parcours d'Yvonne l'expose à une "désaffiliation"(Castel, 1995 : 15-36) [13] continue : divorce, immigration, séparation d'avec ses enfants… Elle échoue là où sa famille lui enjoint d'exister comme fille respectable et sa culture comme mère alors le seul statut de parole socialement acceptable dans son milieu. Elle sera alors mise en demeure de recomposer le lien familial, si ce n'est pratiquement, en tout cas symboliquement. Les premiers cheminements significatifs dans la voyance ne sont-ils pas ceux où, précisément, la voyante retisse les liens étriqués avec son ascendance (les esprits) et sa descendance, accédant ainsi à un statut honorable ?

L'immigration

Comment l'immigration a-t-elle joué un rôle essentiel dans le processus de développement et de construction d'Yvonne en tant que voyante, mais aussi comment devient-elle un élément structurant d'un sentiment du "Nous" communautaire au centre duquel la voyance s'inscrit comme pivot de l'interprétation du monde vécu ? La voyance est une entreprise de production de sens et de régulation de la violence sociale, affective et symbolique. Yvonne ne manque jamais de rappeler qu'elle a souffert de l'immigration. Ce fut une double rupture : familiale et culturelle, un choc terrible !

L'Australie n'est pas "le pays de cocagne" dont les gens rêvent. Les émigrants emportent toujours trop de choses avec eux, leur culture, leur identité… leur histoire. De même, on ne s'installe pas n'importe où lorsqu'on arrive, les chemins sont déjà défrichés et marqués par d'invisibles fils aussi lourds que des chaînes, reliant les nouveaux arrivants aux anciens [14]. L'histoire individuelle d'immigrants vers l'Australie s'est fondue en histoire collective de l'émigration pour des groupes, ou des communautés d'individus et de familles, qui se sont souvent rassemblés sur des territoires à la périphérie de l'Australie anglo-saxonne. On peut ainsi dessiner les traits d'une communauté qui se constitue sur la base d'une condition et d'un sentiment commun : celle d'immigrés, d'étrangers, voire d'outsiders…

Le "melting-pot" australien n'est qu'une certaine façon de mélanger les genres et les communautés ethniques en les stratifiant les unes par rapport aux autres : dans les écoles, les lycées, et dans certains domaines de l'activité sociale, mais sans que cela ne concerne réellement l'Australie anglo-saxonne. Ainsi, dans les postes à responsabilités, dans les fonctions d'encadrement, chez les professions libérales, la part des immigrés est plus faible que celle des australiens de souche. Elle dépendra du pays d'origine, du degré de maîtrise de l'Anglais, des antécédents relationnels en Australie, de la puissance de la représentation politique de la communauté concernée, des écoles fréquentées, églises, pubs, clubs de sport, etc., et peut-être enfin mais pas toujours, du degré de qualification. La grande majorité des immigrants de l'Europe du Sud et d'Asie du Sud-Est est allée grossir le flot des basses classes sociales déjà présentes dans ce pays pour épuiser, dans les champs et les usines, l'espoir d'un meilleur monde qui les animait lorsqu'ils quittèrent leurs pays.

Un quart de siècle plus tôt, Yvonne et son second mari arrivaient en Australie dans le cadre des programmes d'encouragement à l'immigration. Ils se sont retrouvés "naturellement", si l'on peut dire, dans l'espace social constitué par la communauté italienne. On peut penser que le choix du lieu de résidence à l'arrivée - les immigrants vont toujours retrouver d'autres immigrants dans les mêmes quartiers - et une certaine solidarité sociale et ethnique dans le travail, comme je m'en suis aperçu, ont permis ce rapprochement. Guy, le mari d'Yvonne, travaille comme mécanicien et lorsque la voyante arrive dans ce pays quelques mois après lui, il a déjà noué des relations voire des amitiés avec des gens d'origine italienne. Du garage en passant par l'appartement et jusqu'à la maison individuelle au moment de l'enquête de terrain, le couple a marché d'informations en "tuyaux", sur la voie qu'avaient déjà tracée, piétinée et parcourue tant d'Italiens avant eux.

L'émigration est un jeu de brouillage des aspects identitaires auxquels se réfère un individu. Ainsi, en entendant Yvonne, on a ainsi l'impression qu'elle ne réfère pas à une identité ethnique et nationale en particulier, mais plutôt qu'elle joue de ses multiples appartenances. Ses stratégies sont alors fonction des situations qui lui permettent de s'inscrire socialement dans son espace de vie. Cet aspect identitaire est selon moi l'un des plus importants, et le plus manifeste pour comprendre la personnalité de la voyante et le rôle de la voyance dans le cas que je présente. C. Lévi-Strauss pense que la tâche de l'anthropologue est moins d'affirmer et de postuler l'identité que de la reconstruire. En effet, elle est pour lui "une sorte de foyer virtuel auquel il est indispensable de se référer pour expliquer un certain nombre de choses" (Lévi-Strauss, 1977 : 322). Ce polymorphisme identitaire peut cohabiter chez le même individu sans qu'il y ait réellement concurrence entre ces différents aspects. Au-delà de la question de l'identité et de l'immigration, nous pouvons nous demander si ce n'est pas la question du lien social qui se pose.

On ne se mélange pas en Australie ! C'est à ces découpages que se réfère aussi la question de l'identité. Les quartiers, la taille, le style et les matériaux avec lesquels sont faites les maisons, tout est fait pour nous informer sur la nature et la provenance des habitants de cette banlieue-ci ou de celle-là. On retrouve ce mode de séparation et de distinction avec plus de rigueur dans les cimetières, villes en miniature silencieuses à jamais, où les tombes dans lesquelles chacun trouve la place qui le caractérise sont l'annexe de la maison. Ici sont les Italiens, là les Juifs, ailleurs les Grecs… différents dans la vie, ils partagent la même terre sans vivre la même expérience de la mort dans son sens et dans ses formes.

"Chaque monde social est « un univers de réponse réciproque régularisée ». « Chacun est une arène dans laquelle existe une sorte d'organisation » « Chacun est, également, une "aire culturelle" dont les frontières ne sont délimitées ni par un territoire, ni par une appartenance formelle mais par les limites d'une communication efficace" » (Shibutani, in Strauss, 1992 : 269) [15].

 

Les espaces de la communauté ethnique d'origine et de la culture d'accueil sont des "espaces sociaux" spécifiques, au sens de G. Condominas (Condominas, 1980 : 14-75) [16]. L'un et l'autre sont producteurs de règles, de représentations, de croyances, de modes de vie particuliers et de sens. Ces deux espaces sociaux s'opposent, se complètent et se conjuguent dans une dialectique d'où surgira un autre espace social qui sera davantage de l'ordre du socio-politique et du mythique que de la territorialité. C'est, me semble-t-il, à partir de ce nouvel espace social qu'émergera un nouveau paradigme identitaire, religieux et urbain.

Yvonne partage avec de nombreux amis immigrés une culture méditerranéenne commune, et avec d'autres migrants tels que les Vietnamiens, les Indiens, etc., une condition et une expérience semblable de l'immigration. Ces immigrés d'origines diverses, se reconstruisent et se reconnaissent dans des croyances, des valeurs et des pratiques communes, mais surtout à travers un projet commun : une recomposition identitaire vers un "mieux vivre" (Reynaud, 1989 : 280). Dans le déplacement qui a caractérisé ce projet, face à la société d'accueil, oubliés des politiques, les individus ont élaboré des règles de vie et d'échange à partir des coutumes et des pratiques qui avaient cours dans leur société d'origine en les complexifiant, en les simplifiant ou en innovant. La "régulation" [17] - au sens définit par J-D Reynaud (Reynaud, 1989 : 280) - qui est au cœur de ce processus a engendré des formes originales, pour les individus, de relations à la famille, à l'espace social, au travail et à eux-mêmes en définissant une rationalité commune. Yvonne et sa voyance participent de cette entreprise de régulation.

"Mis à part les liens avec l'« extérieur au présent », le rapport avec son passé permet au sujet de penser sa propre continuité, cette dimension essentielle de son identité (…) L'avenir, rarement approché dans les conversations, l'est plus souvent par des techniques magiques : se laisser lire les lignes de la main ou tirer les cartes. Dans l'impossibilité d'avoir des renseignements fiables sur ceux qu'on a dû quitter ou qui, à un moment donné ont disparu, la superstition devient l'instrument par excellence de l'incertitude. Si la magie constitue l'instrument privilégié du déplacement de la situation critique lorsqu'on ne peu trouver des ressources pour l'affronter, elle rencontre forcément un champ privilégié dans un monde aussi désespérant que le camp" (Pollak, 1990 : 273).

La communauté qui gravite autour d'Yvonne ressemble à un noyau de civilisation se protégeant du chaos et du désordre qu'apporterait la société moderne d'accueil, une sorte de camp retranché pour emprunter une image à Michael Pollak. Pour les immigrés de ce quartier de Melbourne, la façon la plus à même de se définir est : d'une part, à travers le renforcement des valeurs culturelles traditionnelles du pays d'origine, dans une sorte de surenchère symbolique et un durcissement des aspects les plus distinctifs de leurs catégories culturelles. D'autre part, dans l'opposition quasi systématique au mode de vie du pays d'accueil [18] sans pour autant qu'apparaisse une manifestation politique de cette  opposition qui pourrait autoriser une recomposition identitaire laïque chez les immigrés.

Fréquemment, lorsqu'il y a une crise dans un foyer, c'est Yvonne que l'on vient voir car elle est Mère et voyante et sa parole fait autorité. En créant du lien social, son statut la prédispose au rôle de médiatrice. Par un fond culturel commun et une expérience semblable, ainsi que par l'exemplarité de son histoire, Yvonne devient la "voyante-phare", au-delà de son quartier, pour de nombreuses familles - ou individus -, pour la plupart émigrés.

 Pour Yvonne et les gens qui constituent cette "formation sociale" (Chartier, 1985 : 1-28) [19] : la famille, l'honneur, la trahison en amour, l'argent, le sexe, etc., sont des catégories particulières du lien social, invisibles et cependant omniprésentes dans l'ombre, prêtes à s'emparer de qui ne respecte pas les règles en vigueur dans ces communautés. Ici, la voyante sert de médiatrice épistémologique entre les parents et les enfants, entre le sacré et le profane, entre les ancêtres et les vivants pour relier la tradition à la modernité, et entre le nouveau monde et l'ancien. Le malheur naît souvent d'une parole, d'un regard, et la voyance est aussi une réponse à la quête du sens, une parole qui restaure l'ordre d'un monde momentanément bouleversé.

La mort

L'évènement qui fait basculer Yvonne, de la voyance familiale et du jeu des prédictions vers l'état de voyante-médium, surviendra comme un tremblement de terre qui finira d'éroder de ce que les nombreuses ruptures sociales, familiales et symboliques et territoriales avaient déplacé sur le terrain de l'épreuve spirituelle : je veux parler de la mort de Denis, un des enfants d'Yvonne.

On ne peut parler de la voyance et du spiritisme sans prendre en considération la relation que les acteurs et leur société entretiennent avec la mort. Ce moment de la vie qui menace l'entendement est particulièrement révélateur de la manière dont les gens se représentent le monde, quelles croyances les animent et quels types de pratiques permettent aux vivants de se séparer des morts et aux défunts de cheminer vers l'oubli et la mémoire collective. La mort donne de la saveur à la vie, mieux elle est un épiphénomène de la vie. Dans ma famille, la mort ne fait pas peur, mais les morts oui. Les décès et les enterrements sont des événements qui permettent aux membres de la famille de se retrouver, de se reconnaître et de créer du lien familial et social. C'est autour des morts que la famille se rassemble et que la vie prend son sens.

Le décès dramatique de son fils Denis en 1979 a été pour la voyante l'événement charnière dans lequel se fondaient le passé et le futur, s'inscrivant dans un présent qui devait exprimer le sens de l'évènement pour dépasser le tragique. Yvonne va vivre en ayant la vision de l'accident dans lequel périt son fils, l'horreur pour l'entendement d'une mère. Elle priera tous les jours et pleurera devant sa photo… Elle l'appellera, afin d'entrer en contact avec lui. Une sorte de méditation douloureuse. Denis repose en Irlande, alors sa mère va choisir une tombe dans le cimetière local, "une dont personne ne s'occupait, celle d'un garçon", et elle va la fleurir régulièrement, l'entretenir, en espérant peut-être que quelqu'un fasse de même pour son fils en Irlande. Ce lieu devient un endroit de recueillement, de prières et de promenade. Dans un sursaut de vie incommensurable, Yvonne s'approprie définitivement son fils en lui donnant une tombe après avoir participé à sa mort. Le décès de Denis met un terme à la généalogie humaine et charnelle d'Yvonne. La voyante-médium s'éveille au monde des esprits avec lesquels elle se met à communiquer. La boucle est bouclée, la famille est recomposée dans ses composantes les plus sacrées.

Recomposition identitaire et religieuse

Je voudrais suggérer une idée de la façon dont se manifeste le changement social et plus particulièrement dans le domaine du religieux, pour Yvonne et ces gens confrontés aux problèmes de l'immigration, des gens qui ont de très fortes traditions culturelles en arrivant en Australie.

Pour l'exercice de leurs pratiques cultuelles qui sont aussi des modes particuliers de socialisation, les immigrés doivent identifier sur leur nouveau territoire urbain, au sein des nouvelles instances religieuses, parmi la multitude des églises protestantes, adventistes, mormones, catholiques et des prêtres ou autres officiers des cultes, ceux qui se rapprochent le plus de leurs pratiques religieuses traditionnelles d'avant l'émigration. A défaut de les identifier, il faut les réinventer…

Pour la voyante et les gens qui s'adressent à elle, il ne semble pas y avoir de contradiction entre le fait d'être Chrétien, de pratiquer la foi de ses pères, et celui de pratiquer la voyance, le spiritisme et voire même d'en parler. Il est évident qu'Yvonne et ses proches pratiquent un certain syncrétisme ou, davantage, un bricolage religieux que la voyante-médium professe. Bien que le cadre culturel de l'expérience ne soit pas totalement, comme dans le chamanisme des sociétés traditionnelles, prêt à intégrer ces formes de religiosités, il faut néanmoins rappeler que, les communautés culturelles dans lesquelles évolue Yvonne véhiculent déjà des représentations spirituelles et des formes de religiosités spécifiques où la religion, la voyance, les esprits, les sorts, et la magie tiennent une place non négligeable.

Au-delà de l'intégration, se pose le problème de la rupture avec les valeurs traditionnelles : passer d'un univers de pratiques et de croyances dominé par la tradition, à la modernité qu'impose la confrontation quotidienne avec ce nouveau "monde social" - la société australienne - est, pour ces immigrés, un face à face animé par une certaine incompréhension des logiques et des rationalités propres à des espaces sociaux et religieux étrangers l'un à l'autre. Plusieurs fois, la voyante, se déplaçant toujours avec quelques fidèles, fut séduite par une congrégation ou un mouvement : "l'Eglise des saints du septième jour", les "Mormons", la secte "Mahikari"… Yvonne après son "éveil" allait visiter accompagner de ces élèves, les congrégations ou certaines sectes dans le but de comparer son expérience avec celle du leader en place. Mais généralement, après une ou deux visites, Yvonne convenait qu'elle "était plus forte qu'eux" et n'y retournait plus. On peut penser à juste titre que ces visites à d'autres leaders religieux la confortaient dans son bricolage spirituel.

Après le décès de Denis, de plus en plus au fait de ses dons de voyante-médium, Yvonne organise des cours de méditation avec, selon les jours, de dix à quinze personnes autour d'elle. Certains de ses élèves-amis ne la voient plus qu'épisodiquement, tandis que le "noyau dur" de ses suivants l'entoure, ne lui laissant plus une minute de solitude. Ils s'occupent de la voyante en tout, organisant exposition de peintures médiumniques et séances de transes et faisant ses courses. Quelques uns de ses amis de la première heure me diront plus tard qu'il semble que, forte de ses succès dans le domaine du spiritualisme, Yvonne se soit sentie investie d'une mission et d'une place, celle de prophétesse et qu'elle ait cru que plus rien ne lui soit impossible. Yvonne ne possédait pas la culture et les informations en sciences sociales et en histoire des religions qui lui auraient permis de prendre le recul nécessaire sur sa propre expérience [20]. De plus, la pression de ses élèves qui, très certainement aimaient à penser qu'ils étaient les élus d'un mouvement et d'un Dieu qu'ils contrôlaient, l'a certainement accompagnée dans son évolution spirituelle. Peu à peu, se créait une forme particulière de mouvement messianique dont Yvonne devint la prophétesse.

"Ses étudiants la nomment "Lord", se prosternent à ses pieds, lancent des pétales de fleurs sur son passage, encouragent et satisfont ses caprices, affichent dans leurs domiciles le portrait d'Yvonne, requièrent de leurs enfants prières, méditation et soumission au nom d'Yvonne.… pour qui ils se prennent!" (Un voisin)

C'est à ce moment que le schisme apparaît entre ceux qui vont insuffler une direction sectaire au mouvement et ceux qui auraient voulu conserver l'aspect "familial", informel et ouvert des rencontres qui, autrefois, apportaient joie et chaleur. Les premiers prenant le dessus, Yvonne perdra de nombreux amis. Ce nouvel état de prophétesse devait compenser toutes les frustrations passées, confortant son statut de Mère spirituelle en reconstituant une famille symbolique. De plus, la place même de cette communauté de migrants au sein de la société australienne et la structure de la famille propre à créer de la hiérarchie et de la soumission va permettre à la graine de secte de prendre racine. J'emploie le mot de secte, car c'est celui qui a été prononcé par les gens qui ont assisté, voire participé, aux événements qui ont été décrits tout au cours de mes investigations. Ce terme marque l'enfermement qui caractérise l'évolution de ce groupe de pratiquants mystico-ésotériques.

Définissons les traits caractéristiques
de ce mouvement depuis son apparition.

- A la tête nous avons un leader charismatique, Yvonne, qui fait la démonstration de ses dons de prophétie, de guérison, de "parler en langues", etc. [21]

- Les gens qui entourent Yvonne ont, pour la plupart, partagé une situation de désaffiliation et de déclassement culturel à travers l'expérience de l'immigration.

- Ils partagent les mêmes croyances quant à la voyance et à d'autres types de pratiques magico-religieuses, tels que les envoûtements, la croyance aux sorts, etc. Ces gens appartiennent le plus souvent à la religion catholique et ont certaines difficultés à retrouver dans le pays d'accueil les structures religieuses telles qu'elles existaient dans leur pays d'origine.

- Au début nous avons plutôt une communauté amicale, voire familiale, informelle dans laquelle les gens peuvent entrer et sortir à leur guise, sans parrainage, sans contrôle, sans règles pré-établies. Les gens qui fréquentent cette communauté ne sont pas coupés du monde, de leur travail et de leur famille.

- Dans les réunions qu'Yvonne appelle "méditation" ce qui est d'abord un certain intérêt, une curiosité, pour le spectacle qui voit la voyante-médium en transe exprimer ses dons de prophétie et d'actrice, se transforme peu à peu pour les participants, en une véritable quête d'expérience mystique et ésotérique.

- La recherche de "l'expérience intérieure", "la transformation de soi" sous la houlette du maître et dans une ambiance "d'amour universel" deviennent la préoccupation majeure des membres les plus actifs du groupe.

- L'évolution spirituelle de Yvonne, ses lectures et la rencontre avec des gens ayant pratiqué ailleurs, lui font adopter des techniques et des croyances appartenant à d'autres cultures, d'autres religions ou idéologies : tout ce "bricolage caractéristique de la Nébuleuse mystique-ésotérique"(Champion, 1995 : 5-8), participe de la réalisation du même but : "la libération" .

- Peu à peu le petit groupe, qui ne dépasse jamais une vingtaine de personnes du vivant de la voyante, sous les coups de boutoirs des prophéties de catastrophes imminentes et de renouveau, développe ce que Danielle Hervieu-Léger a appelé une "apocalyptique écologique" (Hervieu-Léger, Champion, 1986 : 151). De là, va naître l'idée de s'installer à la campagne hors de Melbourne [22]. Nous sommes face à une idéologie qui a pour éléments centraux la catastrophe et le salut rédempteur et un nouveau déplacement dans l'espace aux confins de la ville.

On pourrait penser qu'il est possible d'établir un parallèle avec "le New-Age". Ces gens se considèrent investis d'une mission, ils sont des "élus". On passe du salut individuel à la nécessité de "sauver les autres" . Yvonne en transe rappelle à chacun et chacune quel fut son rôle dans d'autres vies, comment ils avaient déjà commencé cette quête spirituelle et la mission pour laquelle ils sont nés. On perçoit ici une dérive vers une "perspective messiano-millénariste".

Le problème de l'héritage spirituel et du leadership du mouvement se posera à la mort d'Yvonne [23] en 1993, avec pour résultat un durcissement du groupe et des pratiques vers des formes plus fermées, plus sectaires [24] sous la conduite de Guy le mari de la voyante. Ce glissement s'accompagne des dérives et des rumeurs qui caractérisent nombre de sectes : la pression sur les membres du groupe, des divorces pour certains, l'imposition de la méditation aux enfants et les punitions morales voire corporelles des bambins récalcitrants, le brassage d'argent par la diffusion d'activités diverses telles que les cours de méditation, la cartomancie, la voyance, la guérison par imposition des mains (Reiki) et la création d'un centre de ventes d'objets ésotériques divers. `

Conclusion

"En fait, il est extrêmement rare que les ethnologues fournissent des informations systématiques sur l'univers complet des agents religieux, sur leur recrutement et leur formation, leur position et leur fonction dans la structure sociale" (Bourdieu, 1971, 308).

Quel enseignement pouvons-nous tirer de cette biographie ? Le récit de vie que nous conte Yvonne met en exergue des événements qui lui paraissent indispensables à la compréhension de son histoire. La voyante et l'ethnologue partant d'un "postulat du sens de l'existence" (Bourdieu, 1984 : 82), tentent de retrouver ce qu'elle estime important dans la participation à la construction sociale du rôle qu'elle occupe au moment de l'enquête. Cette quête du sens permet d'assister à une ré-écriture de l'histoire individuelle par celle qui l'a vécue. Elle manifeste, de toute évidence, le souci d'inscrire l'aspect événementiel personnel de l'expérience dans une compréhension "objective", historique et social, de la structure productive de son Être. Yvonne vit en fait spatialement et dans sa propre culture, un apprentissage progressif, chaque étape est un véritable rite de passage : l'enfance, l'adolescence, le mariage, le divorce, l'émigration et la transcendance [25].

Yvonne développe sa voyance en lien avec les croyances propres à sa culture d'origine. Toute la vie d'Yvonne précédant ce qu'elle appelle sa "grande vision" qui devait la marquer d'une manière indélébile et guider ses pas, semble être une préparation, une mise en condition, c'est comme cela qu'elle le perçoit, afin de pouvoir remplir son rôle de voyante-médium et de guide spirituel. Yvonne se sait différente des gens qui l'entourent. Imperceptiblement, elle franchit le seuil du monde de la voyance, un espace cognitif et symbolique différent de celui que connaît le commun des hommes, pour être confrontée à une réalité qui, en un premier temps, va la tourmenter, la brutaliser, l'amener aux frontières de la raison : une "maladie initiatique", afin dans un second temps d'intégrer, pour mieux les utiliser, ses nouvelles potentialités. On peut voir dans le bouleversement des catégories culturelles ou la folie sacrée qui s'empare d'Yvonne a des proximités évidentes avec les initiations chamaniques traditionnelles. Ne pourrait-on penser que la "folie", c'est le mot qu'emploie la voyante, qui bouleverse l'ordre des catégories mentales, par son processus heuristique, va inverser le statut social de cette femme, lui rendant parole et légitimité ? C'est en cela que le désordre est un passage obligé vers une normalité socialisée, comme dans le cas des chamanes.

Serge Dufoulon

      Chargé de cours à l’université de Savoie, Chambéry.

      Chercheur associé au C.R.I.S.T.O., Grenoble.

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Stefanoni. S.,  1990,"Catene migratorie et strutture familiari, un caso italo-australiano", Etudes, migrations, n°98, Anno XXVII, Giugno, Revue du Centro Studi Emigrazione, Roma.

Strauss A., 1992, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L'Harmattan.

Talayesva Don C., 1959,Soleil Hopi, Paris, Plon.



[1] Voir à ce sujet la revue Esprit. "Le temps des religions sans Dieu",  juin 1997.

[2] Je pense plus précisément à Don Talayesva (1959) et à F. Ferraroti (1990).

[3] On pourra trouver des similitudes entre cette biographie et celle du voyant-médium Antonio Masin (Charuty, 1990 : 5-8).

[4] Il me semble que ma position à certains moments pourrait avoir des proximités avec celle que O. Schwartz (1993 : 13) définit comme étant : "Un individu singulier qui se fait l'ethnologue de son propre milieu, celui auquel il appartient encore largement même s'il est engagé dans la tentative incertaine et difficile d'en sortir. Pour caractériser une telle position, on peut employer l'expression d'« ethnologue indigène ». On pourra également voir E. De Rosny (1981) et P. Rabinow (1988).

[5] C'est une prêtresse égyptienne qui s'est présentée spontanément à la voyante, certains clients prétendaient l'avoir vu. Elle participe au développement spirituel d'Yvonne et l'aide dans son travail quotidien.

[6] Sur l'économie de la voyance voir S. Dufoulon (1997b).

[7] Pour Ferraroti l'individu n'est pas "un épiphénomène du social" (…) "il le réinvente à chaque instant"(1990 : 51).

[8] On me disait souvent :"Le sang est plus lourd que l'eau".

[9] Il s'agit d'une injonction paradoxale ou double contrainte : une contradiction entre un message et le cadre fournissant les règles pour son interprétation. Pour une discussion sur ce concept voir A. Piette (1992).

[10] Déjà, au néolithique, la femme et la fertilité sont associées dans le même symbolisme de la création : la charrue labourait la terre qui allait être ensemencée tandis que l'homme fouillait les flans de sa compagne et que de cette étreinte la vie se propageait. On pourra consulter M. Eliade (1976 : 52) : "Certes, la sacralité féminine et maternelle n'était pas ignorée au paléolithique, mais la découverte de l'agriculture en augmente sensiblement la puissance. La sacralité de la vie sexuelle, en premier lieu la sexualité féminine, se confond avec l'énigme miraculeuse de la création."

[11] Voir les notions de "culture de la honte" et "culture de la culpabilité" (Bastide, 1965 : 20).

[12] Je pense plus particulièrement aux cultures du bassin méditerranéen. Là encore, sexualité, femmes et honneur sont étroitement liés.

[13] "Parler de désaffiliation, en revanche, ce n'est pas entériner une rupture, mais retracer un parcours. La notion appartient au même champ sémantique que la dissociation, que la disqualification ou que l'invalidation sociale (…) La désaffiliation telle que je l'entends est, en un premier sens, une rupture de ce type par rapport à ces réseaux d'intégration primaire ; un premier décrochage à l'égard des régulations données à partir de l'encastrement dans la famille, le lignage, le système des interdépendances fondées sur l'appartenance communautaire" (Castel, 1995 : 15-36).

[14] Sur ce point, voir  S. Stefanoni (1990)

[15] Adopter une perspective interactionniste en terme de "monde social" permet de reconnaître des univers d'activités et de discours - des formes de communication, de symbolisation - délimitant des appartenances et des identités. A. Strauss parle "d'authenticité" ou de "mécanismes d'authentification" pour traduire l'activité de qualification des critères d'appartenance et de jugement. Dès lors, "la socialisation est non seulement associée aux degrés et aux types d'authenticité, mais aussi à la manière dont les personnes entrent et sortent des mondes et micro-mondes sociaux"(Strauss, 1992 : 276).

[16] Le concept d' "Espace social" permet d'intégrer les pratiques religieuses dans une conception plus généreuse que celle d'une sociologie qui s'en tiendrait à une représentation de l'espace comme essentiellement socio-économique et politique : "Ce niveau constitue un élément important de l'espace social. En effet, si nos modes de pensée, qui découpent la réalité humaine en catégories plus ou moins autonomes, risquent de détacher "l'espace socio-mythique" du reste, la fréquentation d'un groupe montre que les individus se déplacent non seulement dans une portion de l'environnement délimitée par le système politique mais aussi, croient-ils, dans les espaces que fréquentent les esprits, les sorciers et les morts (…) C'est le problème soulevé par les sociétés à classe qui m'a incité à définir l'espace social comme l'ensemble des systèmes de relations caractéristiques d'un groupe déterminé (…) notamment pour les relations supposées avec les êtres de la surnature"(Condominas, 1980 : 14-75) .

[17] "Nous avons défini la régulation comme l'opération par laquelle se constitue une communauté autour d'un projet. La communauté peut être complexe et, en tout cas, elle a toujours quelque degré de différenciation et donc de division ou d'opposition" (Reynaud, 1989 : 280).

[18] Sur ce thème on peut consulter Camilleri et alii (1990) : "Un problème essentiel de cette  «recomposition » est la confrontation des valeurs et des représentations spécifiques ou non à deux cultures. L'étude des immigrés montre que dans le rapport inégalitaire entre culture d'accueil et culture d'origine, la source essentielle de tension n'est pas toujours la différence de valeurs, mais la pondération de celles-ci" (Camilleri et alii., 1990 : 217).

[19] A partir de ses travaux sur la "société de cour" (Elias, 1985), N. Elias désigne par là un ensemble ou groupe social "où sont définies de manière spécifique les relations existant entre les sujets sociaux et où les dépendances réciproques qui lient les individus les uns aux autres engendrent des codes et des comportements originaux". Ce concept a pour nous l'avantage de définir une société dans laquelle la rationalité d'action de ses membres est liée à  "une économie psychique" particulière. Voir plus précisément la préface de R. Chartier dans ce même ouvrage (Chartier in Elias, 1985 : 1-28).

[20] Elle aimait répéter : "Tu vois moi qui ai quitté l'école très tôt et que tout le monde dans ma famille croyait bête, regarde tout ce que je fais aujourd'hui et tous les gens qui m'entourent… ils m'aiment eux !". Yvonne agit en toute innocence considérant ses adeptes comme des membres de sa famille, mais à aucun moment on trouverait de part et d'autre de sentiment d'exploitation ou de volonté d'exploiter.

[21] Je ne décrirais pas ici les formes de l'activité religieuse d'Yvonne, ce n'est pas l'objet de cet article mais pour une description exhaustive des activités de la voyante on peut voir S. Dufoulon (1997a).

[22] Ce projet ne se réalisera pas du vivant de la voyante.

[23] Yvonne est décédée en France en 1993 suite à une longue maladie. Elle est enterrée à Toulouse dans le caveau de sa famille maternelle, tandis que son mari et ses adeptes en Australie ont entamé une procédure judiciaire afin de récupérer sa dépouille et lui permettre de reposer dans le mausolée qu'ils ont fait ériger à Melbourne à son intention.

[24] "Dans la Nmé, la logique du croire - fondée sur la reconnaissance de la pluralité des options et sur la souveraineté de l'expérience personnelle (<<c'est à chacun de trouver sa voie>>)- est fort différente de la logique qui existe dans les groupes qualifiés de <<sectes>>. Mais au sein des groupes affinitaires fondés sur le charisme d'un leader, des dérives sont toujours possibles" (Champion, 1995 : 6).

[25] Dans Femmes de paroles, (Dufoulon, 1997a) l'analyse anthropologique de la voyance et du spiritisme effectue des détours comparatifs par le chamanisme dans les sociétés traditionnelles pour mieux comprendre l'évolution des acteurs du sacré et l'absence du cadre culturel permettant l'intégration de l'expérience religieuse. L'aspect compensatoire de la restructuration religieuse a été largement abordé par Lewis (1986), mais il peut occulter des aspects plus significatifs tels que ceux recensés dans le remarquable article de J. Boddy (1994). J'ai moi-même dans  mon ouvrage approché les multiples facettes de la de la médiumnité d'Yvonne en plaidant pour l'élaboration d'une véritable anthropologie de la transcendance : "En fait, il subsiste un domaine de recherche quasi inexploré par les anthropologues et que nous pourrions appeler "Anthropologie de la transcendance" : l'observation et l'analyse de personnalités ayant acquis un charisme religieux ou spirituel après avoir traversé le Styx délimitant le normal et le pathologique ou mieux, le profane et le sacré. Un tel champ engloberait tous les éléments anthropologiques constitutifs du processus dont l'étude permettrait de comprendre quels sont les facteurs qui permettent le passage de "l'humain au divin". La transmutation vécue par le chamane va trop souvent de soi : il y a l'avant et l'après chamane, des constats qui négligent le pourquoi, le comment et le pendant" (Dufoulon, 1997a : 89). J'ai défini la voyante comme "une médiatrice épistémologique" entre différents domaines de la réalité : esprits/humains, morts/vivants, parents/enfants, passé/présents, femmes/hommes, individuel/collectif, etc., (Dufoulon, 1997a : 246).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 décembre 2008 12:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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