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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Jacques Dofny (1923-1994) [sociologue au département de sociologie à l'Université de Montréal], “ Le socialisme au Québec: une hypothèse sérieuse ” dans la revue Socialisme 67, Revue du Socialisme international et québécois, Montréal, no 12-13, avril-juin 1967, pp. 28 à 33. [Autorisation accordée par l'épouse de M. Dofny le 29 décembre 2003]. Je tiens à remercier infiniment Mme Céline Saint-Pierre, sociologue à l'INRS-urbanisation de l'Université du Québec, pour ses démarches auprès de Mme Dofny qui nous a autorisé à diffuser toute l'oeuvre de son mari, le professeur Dofny. Sans les démarches de Mme Saint-Pierre, nous n'aurions pas obtenu cette autorisation. Merci.

Texte intégral de l'article
de M. Jacques Dofny, Professeur de sociologie à l'Université de Montréal
Le socialisme au Québec: une hypothèse sérieuse. ” (1967)


Vous avez posé une excellente question en nous demandant si le socialisme était une utopie au Québec. Je pense que c'est une très bonne façon de poser le problème parce qu'on peut assez facilement répondre que c'en est une et je serais même porté à dire qu'à première vue, c'en est une. Effectivement pourquoi imaginerait-on qu'il est possible que le socialisme se développe dans le continent nord-américain alors qu'historiquement toutes les tentatives dans ce sens ont couru à l'échec, alors que les conditions dans lesquelles pourrait démarrer un mouvement socialiste ne sont certes plus celles le la plupart des pays où le socialisme s'est développé historiquement, en distinguant bien entendu les sociétés industrielles où nous sommes des pays en voie de développement où le socialisme semble s'implanter avec une assez grande facilité. C'est tout autre chose de la plupart des pays où le socialisme s'est développé historiquement au sommet de la pyramide industrielle.

Et cependant on peut, je crois, émettre des hypothèses sérieuses ici au Québec, sur les possibilités de développement du socialisme.

Je ne dirais pas que les hypothèses sont évidentes, ni qu'elles sont toutes fortement charpentées, ni qu'on va les démontrer ou que les faits vont les démontrer rapidement, mais je dirais qu'elles existent et c'est ce que je voudrais essayer d'expliquer. Au fond, c'est l'originalité de la situation du Québec qui me pousse à croire que l'on peut formuler ces hypothèses et cette originalité est la suivante. D'une part, comme je viens de le dire, on se trouve dans une société industrielle très avancée et, d'autre part, il se trouve qu'il existe une société, un groupe humain, ayant les caractéristiques d'une société qui ne possède pas les outils de son développement industriel. Ceci est un fait unique dans toutes les sociétés industrielles avancées. Le Québec est certainement le seul cas d'une société ayant tous les attributs d'une société mais ne possédant pratiquement qu'une très faible partie des outils de son industrie.

C'est évidemment la rencontre de ces deux faits qui permet fondamentalement de faire des hypothèses sur le développement du socialisme. Pourquoi? Parce qu'au fond, le socialisme a répondu exactement à ce type de situation au niveau d'une classe; parce que c'était la classe ouvrière qui se trouvait dans une situation de non-possession ni des moyens de production, ni de leurs produits. C'est dans cette classe qu'effectivement le socialisme s'est dessiné progressivement tout au cours du développement de l'industrialisation. Si dans le cas du Québec ce n'est plus une classe mais l'ensemble d'une société qui se trouve dans cette situation, il y a conjonction de deux facteurs : cette situation d'aliénation et le fait que ce n'est pas une classe mais un ensemble beaucoup plus large qui la subit.

Bien sûr, vous me direz que tous les Québécois ne sont pas sans disposer d'une certaine propriété des moyens de production. Mais vous savez très bien que cette portion est tellement infime qu'elle n'est que d'un poids faible dans le mouvement économique ; et donc, si on ne peut pas dire que tous les Québécois à titre individuel se trouvent dans une classe très bien définie, il n'en est pas moins vrai que l'entité québécois se trouve dans cette situation.

Or, pour répondre à cette situation, le socialisme, avec toutes les branches qu'il comporte, avec toutes les ramifications qui, historiquement, sont apparues a répondu, en gros, à quatre ou cinq questions fondamentales. Disons qu'il a proposé une distribution plus égalitaire des ressources, des richesses, faisant disparaître les rapports de classes de dominants à dominés que permettaient précisément cette propriété des moyens de production et cette aliénation. Deuxième proposition: que le développement de la technologie et de l'économie ne peut se poursuivre sans une organisation collective de cette économie, autrement dit sans une planification. Troisièmement que la mise en place d'un système d'organisation de l'économie par la collectivité elle-même suppose la disparition du système de féodalité de l'économie capitaliste. Enfin que les ressources humaines sont sous-développées, voire sous-employées, et que d'énormes potentialités restent à l'état purement latent. Un monde de talents et d'aptitudes ne sont jamais utilisés. Ceux qui le sont viennent d'une ou deux catégories sociales privilégiées, ce qui permet aujourd'hui de parler d'une société d'opulence, qui d'après moi, n'est opulente que pour certains. Ajoutons que le socialisme a proposé de consacrer autant d'énergies et de moyens à inventer - et j'insiste sur le mot "inventer" - de nouvelles formes de vie sociale, de consacrer autant de ressources à cela qu'on en consacre à des productions parfaitement inutiles voire destructrices de l'humanité.

Sur ces quatre ou cinq points, la plupart des socialismes se sont mis d'accord. Disons aussi que les différents régimes politiques qui se sont efforcés de réaliser le socialisme ont varié dans les formes institutionnelles finalement utilisées et même dans certains buts privilégiés au cours de l'évolution de leur mouvement.

Ceci étant dit, la question reste quand même complexe. Finalement, lorsqu'on a énoncé ces quatre ou cinq principes on n'est pas encore très avancé. Il est certes facile de dire: il faut planifier, mais c'est tout autre chose d'essayer de planifier. Il est certes facile de dire que lorsqu'il n'y aura plus de moyens de production dans les mains de la féodalité capitaliste ça ira beaucoup mieux ; mais il est beaucoup plus difficile de faire fonctionner une économie en se passant de ces féodalités, là surtout où elles sont déjà installées. Par conséquent, je pense que, si le socialisme où qu'il soit, mais notamment ici, doit progresser, il doit lui-même commencer à faire preuve d'imagination et d'invention. Il doit faire preuve d'imagination d'autant plus que l'instauration et la réalisation du socialisme dans une société aussi avancée n'a pratiquement jamais été considérée par aucun des grands théoriciens du socialisme.

C'est donc dire que le défi qui se pose aux Québécois est considérable, et que parier d'utopie n'est certainement pas se mettre à côté de la question. Mais il ne me parait pas utopique d'essayer d'y répondre. Voici pourquoi. En premier lieu, l'industrialisation n'est le fait ni de cette société, ni d'une classe industrielle dans cette société, ce qui était le cas dans toutes les sociétés industrielles.

Il n'y a pas ici de classe de capitalistes industrialisateurs, il n'y en a pas eu historiquement ; il y a eu seulement des tentatives (et les raisons d'échecs seraient intéressantes à scruter, un peu plus sérieusement qu'on ne l'a fait en général jusqu'à présent). Ailleurs cette classe a toujours existé dans les pays industriels avancés. Son existence ailleurs, non seulement assurait le leadership social au mouvement d'industrialisation, mais entraînait d'autres catégories sociales, notamment celles formées par les professions libérales, les avocats, les médecins, les notaires, les juges, c'est-à-dire les professions antérieures à l'industrialisation ; pour de multiples raisons, toutes se rapprochaient très facilement de la classe des industriels. Liés entre eux, ces groupes sociaux détenaient le pouvoir économique, social et politique.

Bien plus, par le relais de ces couches intermédiaires, les classes moyennes elles-mêmes se trouvaient facilement entraînées dans le même sillage, par un même type d'idéologie et finalement par une certaine définition relativement commune des buts que se donne la société. Mais encore s'agissait-il qu'il y ait un tel moteur social. Or ce moteur n'existe pas au Québec.

Le moteur de l'industrialisation n'est pas dans la société canadienne-française. Déjà l'opinion publique est très sensibilisée à cette situation.

Lors des deux ou trois dernières années, si l'on regarde ce qui se disait des gestes d'une compagnie comme l'Hydro-Québec, de la volonté affirmée par le gouvernement de mettre en place un organisme de planification ou encore d'accroître l'intervention du Conseil Économique, on n'a pas vu se dérouler une lutte qui, dans d'autres pays, était longue et sévère entre les tenants des interventions économiques de nature collective et la classe des industriels. Qu'il faille planifier l'économie, une large majorité de l'opinion publique en est convaincue, mais commence à se demander pourquoi on n'est pas encore passé de la parole aux actes. Certes, il y a eu quelques batailles, autour de la nationalisation de l'Hydro ; mais ça n'a pas fait beaucoup de bruit. Ceci m'a conduit à penser que l'idée d'une action de la collectivité est bien naturelle aux Québécois ; c'est un projet qui vient à l'esprit spontanément dans cette société que les forces de l'industrialisation n'ont pas réussi à briser. Beaucoup de traditions se sont trouvées remises en cause, voire brisées par le mouvement migratoire de la compagne à la ville, mais les transferts sociaux parallèles ne se sont pas effectués comme dans les autres pays. Il y a la classe ouvrière dans les services de production et d'entretien et il y a une classe moyenne dans les secteurs économiques ou professionnels des services ; il y a une amorce de groupe de managers mais du niveau inférieur ou moyen. Il n'y a pas de bourgeoisie industrielle ni de classe de grands managers. Le moteur social d'entraînement est étranger à la société canadienne-française.

Deuxièmement, dans la mesure où n'existe pas une grande bourgeoisie industrielle autochtone, et où la bourgeoisie a les traditions d'une bourgeoisie de petits notables, il n'existe pas non plus de parti politique représentant le pouvoir industriel, le capitalisme. Bien sûr les partis existants représentent le capitalisme dans la mesure où ils sont ses agents d'exécution de fait et souvent inconscients. Mais ils en sont les avocats, les acteurs à gage, ils n'en sont jamais les représentants par des liens sociaux ou économiques directs, en un mot, ils ne font pas partie de la famille. Mais dans la mesure où ils ne font pas partie directement de la famille capitaliste, ces deux partis ne s'opposent pas directement au syndicalisme, ils ont même plutôt établi l'un et l'autre, tantôt avec un syndicat, tantôt avec l'autre, un régime de bonnes relations, de bons procédés. Ainsi le dernier gouvernement libéral, ayant juridiction dans les affaires du travail, a ouvert la porte de la syndicalisation de nouvelles catégories professionnelles, fonctionnaires du gouvernement, des municipalités, des services hospitaliers, de l'enseignement et des régies. Alors qu'en Amérique du Nord en général le syndicalisme plafonne essentiellement parce qu'il ne s'adapte ni à l'économie moderne, ni aux nouvelles catégories professionnelles qu'elle réclame et produit, au Québec, au contraire, il semble qu'il s'y adapte très rapidement. L'exemple le plus frappant est sans conteste le mouvement de syndicalisation des ingénieurs, rôle professionnel typique de l'industrie moderne. S'étendant aux ingénieurs des secteurs publics (canadiens-français en très grande majorité) ils tracent hardiment la vole à leurs collègues des secteurs privés. L'aimantation que leur mouvement peut exercer sur ces derniers est renforcée par le fait que ceux-ci sont eux aussi étrangers à la famille capitaliste et que leurs chances de mobilité professionnelle touchent presque toujours un plafond, celui que constitue pour eux le groupe des ingénieurs canadiens-anglais, voire néo-canadiens. Au-delà de ce plafond, si on le dépasse, on est isolé de son groupe d'origine, on s'intègre dans les ramifications d'une autre classe qui est en même temps un autre groupe ethnique, une autre culture. On y est souvent dépaysé, on manque de l'oxygène social natal, il faut se faire naturaliser. Certains grimpeurs d'échelle sociale le font sans peine, d'autres l'acceptent mais en se réservant des secteurs non naturalisés dans Ici vie sociale, mais beaucoup préfèrent leur milieu ou groupe d'origine, et leur aspiration à la mobilité complète s'en trouve diminuée d'autant. Les ressorts de la mobilité se détendent. Ce fait est à la racine de ce que les idéologues libéraux stigmatisent chez leurs compatriotes. Schématisant le problème, évacuant les stratifications sociales et ethniques, ils passent de la découverte à l'étonnement, puis à la réprimande, pour finalement sombrer dans un masochisme collectif.

Face à cette vue pessimiste, je propose une interprétation nettement plus positive de la situation et surtout des actions. C'est le regroupement de la gauche autour des forces syndicales et c'est l'inclusion dans les programmes des syndicats eux-mêmes des dimensions économiques et politiques des problèmes. Sans vouloir se constituer en parti politique, les forces syndicales jouent en fait un rôle de remplacement de plus en plus grand. Il suffit de comparer la place qui est attribuée aux actions syndicales dans la presse québécoise, par comparaison à d'autres presses nationales, pour s'en rendre compte.

Je ne suis pas à même de prévoir quelle orientation finale ce mouvement prendra. On peut se demander si le syndicalisme québécois n'est pas en train de réaliser d'une façon très originale, certaines théories socialistes qui attribuaient au syndicalisme, tout en restant strictement une organisation syndicale, une force de frappe politique fondamentale. Aboutissement ou transition vers un parti politique puissant constitué par tous ceux qui se détacheront de l'action syndicale pour agir au plan politique et par tous les non syndiqués se réclamant de la gauche, entraînés dans le sillage du mouvement syndical.

Dans le cadre de votre colloque, je ne puis m'empêcher de penser que l'avenir du Québec dépendra pour une large part de la jonction qui se fera entre le mouvement ouvrier et le monde de l'enseignement et de la recherche scientifique. Le mouvement syndical est historiquement porteur d'un sens nouveau de l'organisation de la société. Il atteint son épanouissement au moment où nous sommes dans une société technologique et où nous avançons vers une société dont un des traits fondamentaux sera le caractère scientifique. Dans une société où il n'existe pas de capitalisme autochtone, une des possibilités de résoudre l'équation Québec réside dans cette jonction d'un mouvement social puissant et des cadres scientifiques et administratifs de cette société. Cette jonction équivaudrait alors, dans son rôle moteur de la société que nous préparons, à ce que fut, lors du démarrage du capitalisme, la jonction de la bourgeoisie et des industriels.

On peut encore émettre l'hypothèse que ce mouvement trouve son amorce dans les liens de consultation et de coopération qui s'établiront entre les organisations étudiantes et les organisations ouvrières, agricoles et coopératives. Dans beaucoup d'autres situations historiques, on a vu le mouvement étudiant bénéficier de l'expérience des organisations ouvrières et celle-ci trouver dans le mouvement étudiant non seulement une source de recrutement, mais aussi de renouvellement. Dans d'autres situations on a vu souvent aussi le mouvement étudiant servir de trait d'union, de jonction, de consultation entre des organisations que les conditions historiques ont rendues riau plan syndical. Sans aller dans l'utopie, il me semble que le mouvement étudiant bénéficierait d'une prise de conscience de ce nouveau rôle qui ne serait pas le moindre.

Retour au texte de l'auteur: Jacques Dofny, sociologue, Université de Montréal (1923-1994) Dernière mise à jour de cette page le Mardi 06 janvier 2004 16:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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