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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Léon Dion, “Éducation des adultes: choix des buts(1962)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Léon Dion, “Éducation des adultes: choix des buts”. Un article publié dans la revue Cité libre, Montréal, vol. 13, no 43, janvier 1962, pp. 6-13. [Autorisation accordée par Mme Denyse Dion, épouse de M. Dion, le 30 mars 2005, de diffuser la totalité des oeuvres de son défun mari dans Les Classiques des sciences sociales.].
Avant-propos

Le leurre de l'argument pragmatique

La conception humaniste qui prévaut dans nos sociétés occidentales oblige les élites dirigeantes à faire prévaloir leurs objectifs par voie de suggestions "rationnelle” ou "psychologiques" qui laissent une assez large part à la liberté et aux initiatives des individus. C'est ainsi, par exemple, que tout en déplorant le scandaleux état de "préparation inadéquate à la vie sociale" chez les masses, les élites se trouvent paralysées dans leurs efforts visant à promouvoir et répandre l'instruction parce que tous les appels à la "beauté" et à la "grandeur » de la "culture" vont invariablement se perdre l'un après l'autre dans le désert de l'apathie et de l'insouciance où vivent les individus. 

Dans les derniers mois, cependant, éducateurs, chefs syndicalistes, hommes politiques, journalistes, croient avoir trouvé un nouvel argument qui, selon eux, devrait à lui seul inspirer aux individus un profond désir de reprendre le chemin de l'école. En effet, on fait actuellement grand état de l'étroite corrélation qui existe dans nos sociétés nord-américaines notamment, entre le taux de chômage et le degré d'instruction. Les statistiques, surtout dans la catégorie des travailleurs âgés de 14 à 24 ans, indiquent que moins un individu est instruit et plus la probabilité qu'il soit en chômage est grande [1]. D'où on conclut que la meilleure façon d'enrayer le chômage consiste à élever le niveau général de l'instruction. Et on utilise sans plus de réflexion cet argument pour inciter les individus, particulièrement les jeunes, à s'instruire. 

Dans la suite de la présente étude, je montrerai que l'éducation des adultes (instruction générale et expertise) doit reposer sur des postulats humanistes qui se dégagent des caractères spécifiques de la société moderne et non pas sur de simples "suggestions" pragmatiques. Mais, auparavant, il importe de relever la fausseté de l'interprétation qu'on dérive de la corrélation statistique mentionnée plus haut. 

En effet, le simple phénomène statistique, à savoir que la probabilité actuelle du chômage (surtout chez les jeunes travailleurs) soit grosso modo inversement proportionnelle au niveau d'instruction, ne permet en aucune manière de conclure que l'accroissement de l'instruction entraînera automatiquement une réduction correspondante du taux de chômage. 

Certes, en courte période, dans un contexte socio-culturel insuffisamment développé comme celui de la Province de Québec par exemple, il est probable que si nous parvenions, en peu d'années, à procurer un niveau adéquat d’expertise et d'instruction à tous les jeunes travailleurs, il s'en suivrait une réduction sensible du taux de chômage parce qu'il y a actuellement des offres de travail, surtout au secteur secondaire et dans les services, pour certaines positions où il existe un nombre insuffisant d'ouvriers spécialisés. Cependant, il importe de voir que le premier et le principal effet de l'instruction et de l'expertise consiste à accroître la mobilité du travailleur. Le travailleur spécialisé, en effet, tendra normalement à se diriger vers les régions les plus favorisées tant au point de vue du développement industriel qu'au point de vue de la conjoncture économique [2]

En outre, même en supposant un niveau élevé de développement économique, au-delà d'un certain point, l'utilité marginale de l'instruction et de l'expertise décroîtrait rapidement pour toutes les catégories d’occupations. Et au bout du compte subsisterait un résidu important de "chômeurs-experts". Un pareil état de choses se vérifie aux États-Unis où les statistiques préliminaires du chômage, pour 1960, montrent que certaines régions, comme le Massachusetts par exemple, où pourtant l'instruction et l'expertise sont à peu près généralisées, ont un taux de chômage chez les jeunes travailleurs bien plus élevé que celui d'autres régions où cependant l'instruction et l'expertise sont beaucoup moins répandues. 

De plus, les avantages gagnés en courte période tendent très probablement à se perdre en longue période. En effet, d'autres facteurs, tels le rythme de révolution technologique et les changements structurels sans parler des variations cycliques qui sont inhérentes à notre système économique, exercent une influence si prépondérante sur le marché du travail qu'ils tendent à annuler l'effet du facteur de l'instruction et de l'expertise. C'est ainsi, par exemple, qu'en 1931, en Allemagne, il y avait une proportion effarante de chômeurs instruits et même très instruits. À la même période, aux États-Unis, le même phénomène se vérifiait quoique a un degré moindre [3]. L'instruction et l'expertise demeurent impuissantes à supprimer l'action des facteurs internes à l'économie (technologiques, structurels, cycliques, et saisonniers). Elles ne peuvent « exercer une influence restreinte, c'est-à-dire permettre une diminution du taux de chômage dans la mesure où ce dernier résulte du manque d'instruction parmi les individus. Enfin, -pour nous répéter - l'utilité de ce facteur devient marginale au-delà d'un certain point et au surplus son effet tend à s'annuler sous l'influence des facteurs qui s'exercent en longue période. [4] 

Enfin, on connaît encore mal les conséquences qu'aura l'automation sur la nature du travail industriel. Si on se fie aux études faites sur le sujet, il semble que la plupart des opérations techniques seront effectuées de façon purement mécanique et que la tâche du travailleur se ramènera à une surveillance de routine... Certes, l'automation, dont on dit qu'elle entraînera des changements technologiques révolutionnaires, requérera un certain nombre de techniciens hautement spécialisés mais ceux-ci ne représenteront qu'une fraction de la main-d’œuvre requise par le marché du travail. 

Il me semble qu'il n'est pas sage de "suggérer" aux individus le “désir” et le “goût” d'apprendre au moyen d'arguments aussi peu réfléchis que les arguments d'utilité. Quel profit personnel l'individu retirera-t-il de l'instruction qu'il aura acquise si elle ne représente pour lui qu’un outil pragmatique qui lui sera utile sur le marché du travail ? Et quel sera l'état d'esprit du "chômeur-instruit" : n'accusera-t-il pas la société de l'avoir “forcé” à s'instruire sous de fausses représentations ? 

De fait, on interprète la corrélation statistique entre le chômage et l'instruction avec si peu de rigueur que tout récemment tant aux États-Unis qu'au Canada, on s'en est servi pour "justifier" le coût élevé des divers programmes éducatifs en disant que chaque dollar investi pour promouvoir l'éducation signifiait la soustraction d'un dollar dans le budget des programmes de sécurité sociale et de bien-être [5]. En conséquence, les investissements dans le champ de l'éducation constitueraient de bons placements d’argent qui entraîneraient à long terme une réduction des budgets gouvernementaux. Un argument d'un caractère si "frappant" facilite grandement la tâche de ceux qui ont à gagner les citoyens à l'idée de dépenses gouvernementales élevées dans le domaine de l'éducation, mais tôt ou tard, parce qu'il s'avérera grandement exagéré sinon tout à fait faux, cet argument se retournera contre ceux-là même qui l'auront avancé. 

L'argument pragmatique, malgré son caractère alléchant et prometteur, doit néanmoins être rejeté de façon péremptoire. Le problème de l'éducation (instruction et expertise) demeure donc dans son entier. Se contenter d'arguments aussi fragiles, voire "électoralistes", c'est s'empêcher de poser les vrais problèmes. Dans quelle mesure le chômage ne constitue-t-il pas, plutôt qu'un mal accidentel et facilement remédiable, une sécrétion normale du système économique nord-américain tel qu'il est présentement conçu et orienté par les détenteurs des positions de puissance et de décisions (entrepreneurs, gérants, syndicalistes et hommes politiques) ? Dans quelle mesure l'absence de motivations profondes chez les individus pour l'éducation n'est-elle pas due au manque chez, les éducateurs, d'une philosophie humaniste de l'éducation qui ait un sens et un attrait pour les adultes d'aujourd'hui ? Je laisserai aux spécialistes de l'économie la tâche de répondre à la première question. Mais, dans le présent article, je m'attaquerai au deuxième problème. Mon exposé apparaîtra peut-être abstrait au lecteur, mais l'urgence d'avoir chez nous des éveilleurs d'opinions éclairés est si pressante que même une étude qui vise à la recherche des prémisses fondamentales d'une philosophie de l'éducation des adultes doit être considérée comme étant de la grande actualité.


[1] Pour une étude statistique générale, appliquée au Canada. Voir : Warren JAMES, "The Characteristics of persons looking for work : a survey of registrants with the National Employment Service, September, 1960" Canadian Political Science Association, Conference on Statistics', June 11 and 12, 1961. (Mimiographié)

[2] Les hommes du gouvernement provincial sont bien conscients de l'existence de cette tendance et de ses conséquences fâcheuses pour notre milieu. Il est clair qu'on ne peut sensément élever le niveau général de l'éducation des travailleurs sans s'attaquer en même temps au problème du développement économique et plus précisément sans implanter chez nous industrie tertiaire. Autrement ce serait la catastrophe : l'émigration des meilleurs éléments de notre population, au fur et à mesure où nous les aurions formés, vers les régions industrielles déjà développées, c'est-à-dire vers le sud de l'Ontario et les États-Unis. Ce processus est en cours depuis vingt ans et il serait illusoire de s'imaginer qu'on puisse parvenir à enrayer ce mouvement par des appels au sentiment patriotique.

[3] Dans plusieurs catégories d'occupations, les employeurs avaient tendance à embaucher le travailleur moins "instruit" de préférence à son camarade plus “instruit”, parce qu'ils pouvaient obtenir ses services à meilleur compte.

[4] L'évolution de la technologie, et notamment l'énorme développement du secteur tertiaire, favorise, toutes choses étant égales, l'ouvrier spécialisé. Mais ce phénomène ne signifie pas que celui-ci trouvera invariablement du travail lorsqu'il se présente sur le marché ni surtout que l'influence des facteurs structurels, cycliques et saisonniers ne s’appliquera pas en son cas. De plus. l'évolution de la technologie se poursuivant il pourra devenir de plus en plus mal adapté et, à son tour, il se trouvera, après quelques années, défavorisé sur le marché du travail par rapport à un ouvrier plus jeune, qui aura reçu sa formation conformément aux exigences de la nouvelle technologie.

[5] Il est fort probable, au contraire, que mime si, par hypothèse, par le truchement de l'éducation, la société pouvait assurer le minimum vital à l'individu, les fonctions gouvernementales, loin de décroître prendraient une ampleur accrue, parce que les exigences et les attentes de l'homme éduqué et bien nourri sont susceptibles d'être plus grandes et bien plus coûteuses que celles du malheureux que nous rencontrons dans la rue au mois de février, on même comme cette année, au mois de juillet. L'État n'existe pas pour tenir les hommes en vie on pour ressusciter les morts mais bien pour établit les conditions qui permettent à tous d'atteindre à la "bonne vie". Et les normes à partir desquelles nous élaborons nos politiques économiques actuelles ne sont certainement pas propres à assurer la "bonne vie" telle que la conçoit l'humanisme contemporain. Elles se situent en réalité dans le prolongement du vieux libéralisme moribond qui a failli à sa promesse d'assurer à tous le "minimum vital" et qui, pris de panique, a appelé l'État à son secours.


Retour au texte de l'auteur: Léon Dion, politologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 20 janvier 2007 15:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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