RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Paul Desbiens, “Ce que je crois.” Un texte publié dans l’ouvrage de Jean-Paul Desbiens, AINSI DONC. JOURNAL 1998-1999, pp. 383-401, Document 5: “Credo.” Montréal: Les Éditions Logiques, 2000, 411 pp. Une présentation de Laurent Potvin, frère mariste, Château-Richer, Qc. [Autorisation accordée par l'auteur le 20 janvier 2005 de diffuser la totalité de ses publications.]

Jean-Paul Desbiens

Frère mariste, alias “Frère Untel.”

Ce que je crois.”

Un texte publié dans l’ouvrage de Jean-Paul Desbiens, AINSI DONC. JOURNAL 1998-1999, pp. 383-401, Document 5 : “Credo.” Montréal : Les Éditions Logiques, 2000, 411 pp.



Présentation, par Laurent Potvin, fms, février 2012.

Ce que je crois, par Jean-Paul Desbiens, 2002.

Jean-Paul Desbiens  1927-2006


PRÉSENTATION

Par Laurent Potvin, frère mariste,
février 2012.

Dans « À l’heure qu’il est », Jean-Paul nous livrait dans un texte empreint de sa franchise personnelle le propos qu’il se formulait ainsi à lui-même :

« Voilà un bon moment que je songe à écrire un « Ce que je crois. » Ces jours-ci, je me décide à m'y atteler. Je reconnais que « Une foi partagée » de Fernand Dumont, publié quelques mois avant sa mort, aura joué un rôle dans ma décision. Je note aussi une manière de coïncidence : Dumont a publié son volume au moment où il approchait de ses 70 ans. De plus, je relis le « Ce que je crois » de Guitton, publié alors que ce dernier avait 71 ans. »

Plusieurs auteurs, parfois de grande notoriété, ont composé articles ou livres portant ce titre : Ce que je crois, [1] qui suscite chez tout lecteur une vive curiosité.  Pour vous rendre compte du fait que plusieurs écrivains aient publié livres ou articles sous ce titre, il vous suffit de  composer tout simplement sur GOOGLE : « CE QUE JE CROIS », et vous verrez le nombre impressionnant des auteurs qui ont tenu à publier un ouvrage ou un article sous ce même  titre.  Vous vous rendrez vite compte de la grande variété des croyances que les écrivains jugent dignes de recevoir  une telle attention  en  consacrant autant de pages en réponse à cette affirmation qui revêt un ton solennel.

Tous les auteurs   qui, comme Jean-Paul Desbiens ont tenu à   mettre par écrit ce qu’ils croient méritent qu’on se donne la peine se prendre connaissance des réponses qu’ils nous exposent.  En effet,  ceux qui se donnent la peine de se poser d’abord cette question  et qui acceptent  d’y répondre ensuite soulèvent ainsi chez tout lecteur une vive curiosité.

Jean-Paul Desbiens a voulu, lui aussi, susciter chez ses lecteurs cette même curiosité en ce qui le concerne. En toute franchise, il a tenu à exposer  sa propre réponse qui se présente à nous sous  une sorte d’affirmation globale péremptoire soigneusement structurée : « Voici ce que je crois. »

En parcourant le texte de la réponse qu’il offrait à ses lecteurs et à en 2001, à l’âge de quatre-vingts ans, votre curiosité sera sans doute  satisfaite car, dans le court article qu’il nous livre alors, Jean-Paul Desbiens vous présentera une réponse motivée qui fait appel à des aspects révélateurs de sa vaste culture, de ses abondantes lectures, de son information à jour et, surtout, de ses convictions personnelles les plus profondes.

Et, qui sait?  Cela vous invitera peut-être à décider de répondre vous-même à cette invitation en confiant  à votre journal personnel les secrets de votre plus profonde  croyance… 

À votre tour, vous aurez tenu à relever dans des pages très personnelles de votre journal  le défi que Jean-Paul Desbiens a voulu relever pour sa part  en  mettant sous nos yeux son « Ce que je crois. »

Laurent Potvin, fms

Château-Richer, février 2012





CE QUE JE CROIS

Par Jean-Paul Desbiens, 2002.


Jean-Paul Desbiens  1927-2006


Dans l'introduction au Traité fondamental de la foi, Karl Rahner écrit : « Qu'est-ce qu'un chrétien et quelle est la raison qui aujourd'hui rend possible de donner corps à l'être-chrétien, en toute probité intellectuelle ? La question part du fait de l'être-chrétien, même si celui-ci, en chaque chrétien aujourd'hui, présente, encore une fois, bien des différences, une diversité conditionnée par le degré personnel de maturité, l'extrême disparité de notre situation sociale, et partant aussi religieuse, les particularités psychologiques, etc. Mais c'est aussi ce fait qui doit être ici objet de réflexion ; et il doit se justifier lui-même devant notre conscience de la vérité, en "rendant raison de l'espérance qui est en nous [2]. »

Rahner emprunte les huit derniers mots de ce passage à saint Pierre : « Soyez toujours prêts à vous défendre devant quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous, mais avec douceur et crainte » (I P 3, 15-16). Saint Pierre a écrit ou dicté cette épître vers 62-64. Il s'adressait à des chrétiens d'origine païenne et de provenance modeste. Pour les chrétiens auxquels saint Pierre demandait d'être toujours prêts à rendre raison de leur espérance, il ne s'agissait certainement pas d'exiger de leur part un plaidoyer, une argumentation, une démonstration d'ordre intellectuel. Il s'agissait de bien plus : il s'agissait de faire face à une hostilité grandissante et universelle. En clair, c'était au début de l'ère des persécutions légales, officielles. Il s'agissait d'être prêts à affronter la mort en témoignage de sa foi.

Dire sa foi, signer un « ce que je crois » présente des difficultés au plan de l'expression, mais ce problème est négligeable. Il s'agit alors de ne pas parler au-dessus de son instruction. Il en va autrement au plan de la vérité. Paraphrasant Jeanne d'Arc, je dirais : « Si j'ai la foi, Dieu m'y garde ! Si le ne l'ai pas, Dieu m'y mette ! » Je pense surtout à saint Jacques : Estote factores Verbi (1,22). Si l'on traduit littéralement, on obtient : « Soyez les fabricants, les fabricateurs de la Parole. » Il s'agit alors de ne point parler au-dessus de sa conviction. Et la mesure de sa conviction, c'est la mort. Domenach le sentait quand il écrivait (je cite de mémoire n'ayant plus l'ouvrage sous la main) : « Si l'on n'est pas sous la hache du bourreau, il y a une certaine facilité, pour ne pas dire impudeur, à professer sa foi ». Mais même en péril de mort, Jésus lui-même n'a-t-il pas dit : « Lorsqu'on vous conduira devant les synagogues, et les magistrats et les pouvoirs, ne vous mettez pas en souci de ce que vous répondrez ni comment, ou de ce que vous direz, car le Saint-Esprit vous enseignera à l'heure même ce qu'il faut dire » (Lc 12, 11-12).

Bien en deçà de ce suprême témoignage, rendre compte de sa foi ne peut pas vouloir dire se sentir capable d'exposer même sommairement l'immense réflexion théologique et spirituelle élaborée depuis les Pères de l'Église jusqu'à la plus récente encyclique de Jean-Paul II. Il ne s'agit même pas de vivre sa foi comme les tout premiers chrétiens, selon le tableau idyllique qu'en donne saint Luc dans les Actes (4 32-36). On sait d'ailleurs qu'avant cette description même, saint Paul avait été amené à dénoncer sévèrement la manière de célébrer l'Eucharistie par des groupes de chrétiens. Que l'on songe aussi à la conduite d'Ananie et Saphire (Actes, 5 1-11) ou encore, aux reproches sarcastiques de saint Jacques (2, 1-4).

Le présent ouvrage contient une quinzaine de témoignages sur le modèle de ceux que Grasset a publiés dans la collection Ce que je crois l'on trouve des exposés de croyants, mais aussi d'incroyants [3]. Cette remarque m'amène tout de suite à dire qu'il est impossible d'évacuer toute forme de foi. Ainsi, il faut bien que je croie que la vie existe sur cette planète depuis des dizaines de millions d'années. Ou encore, que l'étoile la plus proche est située à 40,6 trillions de kilomètres de la terre. Plus radicalement, je crois que je suis le fils de mon père et de ma mère. Je le crois, dis-je, et il ne s'agit aucunement d'une foi surnaturelle. Il vaut la peine d'écouter ici saint Augustin :

Quelle infinité de choses je crois sans voir, sans être là quand elles arrivent ! Tant de l'histoire des peuples, tant de régions et de villes que je n'ai jamais vues, tant et tant sur la parole d'amis, de médecins, de telles et telles gens ! À moins que de les croire, on ne ferait rien, ce qui s'appelle rien, en cette vie. Pour finir, je me rappelle, et c'est, combien ferme, une conviction ancrée dans mon âme, de quels parents je suis né, et le moyen que je le sache à moins que de croire comme j'ai ouï dire ? [4]

La foi (je parle maintenant de la foi surnaturelle) n'est pas un savoir au sens où l'on reconnaît le savoir d'un médecin, d'un scientifique, d'un théologien, d'un historien. La foi n'est pas non plus une évidence. L'évidence périme toute foi, même la foi surnaturelle. Saint Paul le déclare expressément (I Co 13,13). La foi n'est pas non plus un sentiment. La foi est une certitude [5].

Parlant de certitude, je le fais avec « douceur et crainte » comme le recommande saint Pierre. Je dis quand même que je n'ai jamais connu de crise de foi, comme en ont connu des personnages célèbres et même des saints. Thérèse de Lisieux, pour en nommer une. Crise de foi, je veux dire ces périodes plus ou moins longues de naufrage spirituel, de traversée dans une nuit « privée d'étoiles ». Je n'ai jamais connu non plus de ruptures dans ce qu'il faut bien appeler ma « pratique religieuse ». À l'inverse, je n'ai jamais connu d'illuminations foudroyantes et décisives, comme celles que rapportent saint Paul et, plus proches de nous, Paul Claudel, Charles Du Bos, André Frossard et combien d'autres. Je n'ai même pas souvenance d'avoir connu des moments d'exaltation religieuse. Et si j'en ai connu, je les assimile à des émotions passagères. Je pense bien toutefois que ma foi s'est développée, qu'elle est plus éclairée [6] maintenant qu'elle n'était quand j'étais enfant, adolescent, ou même bien engagé dans la quarantaine !

Vers l'âge de 14 ou 15 ans, par exemple, j'entendis la remarque de Voltaire :

L'univers m'embarrasse et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger.

Cela sonnait pour moi comme une preuve indéfonçable. Mais pour s'en tenir au seul XXe siècle, on serait tenté de répondre que l'Horloger ne s'est guère occupé du fonctionnement de l'horloge. Cela pose le problème de la foi et du doute ; de la foi et de l'horreur du Mal. Bref, cela pose le problème du « silence de Dieu » qui interloque l'homme depuis Job jusqu'à Camus. Là-dessus, Guitton écrit : « L'absurde et le mystère sont les deux solutions possibles de l'énigme qui nous est proposée par l'expérience de la vie [7]. » Je reviendrai sur cette question.

Si l'on fait l'analyse grammaticale de l'expression « Ce que je crois », on trouve les éléments suivants :

Ce : pronom démonstratif neutre, singulier.
Que : pronom relatif.
Je : pronom personnel.
Crois : première personne de l'indicatif présent du verbe croire.

Mais l'objet de ma foi ne s'exprime pas par un pronom démonstratif. Je crois en Dieu ; je crois en Jésus ; Je crois en l'Esprit. Je crois à l'Église catholique, à la vie éternelle. Je pourrais transcrire ici le symbole des Apôtres. Je le récite tous les matins dès que je mets le nez dehors. Chaque article de ce credo est une affirmation massive qui contient toute ma foi. Chaque article du Credo est un des objets de ma foi. Mais le fondement de ma foi, c'est la résurrection de Jésus-Christ. Au demeurant, la foi est une grâce, un don gratuit. Dans le déroulement de l'histoire « historique » de Jésus, l'expérience du Ressuscité n'a été octroyée qu'aux croyants et non à ses ennemis. Aussi bien, je récite le Credo comme une prière et non pas comme l'inventaire de mes meubles ou autres possessions. Dans le mot credo, en effet, le « je » et le « crois » forment un seul mot. Le « je » est absorbé par le « crois ». « Je » devient ainsi un article de foi, selon la forte remarque de Maurice Clavel [8]. Mais n'anticipons pas.

J'entreprends de dire ma foi. De dire comment et en qui je crois. Il importe donc d'abord de dire qui est ce « je ». J'ai déjà passablement écrit au « je ». Quiconque écrit, au fond, ne fait guère autre chose que de dire son je, sauf peut-être s'il s'agit d'un ouvrage sur la science expérimentale, ou d'un manuel de mathématique. Ici, cependant, le je doit être rattaché à l'aventure de la foi.

Je reprends ce que je rapportais plus haut de saint Augustin. J'ai toujours cru que j'étais le fils de mon père et de ma mère. Je l'ai toujours cru, mais je n'ai  jamais vérifié la chose. J'ai toujours cru que j'étais né le 7 mars 1927. Comment en être sûr ? Je sais, en tout cas, que le 7 mars 1927 était un lundi. Les calendriers dits universels me l'assurent. Cette certitude elle-même repose sur la fixation du calendrier chrétien par Denys le Petit vers l'an 500, corrigé en 1582 par Grégoire XIII. De plus, on sait maintenant que Jésus est né entre l'an -7 ou -4, et non pas en l'an 1. À ce compte-là, s'il demeure sûr que je suis né en 1927, il n'est point du tout sûr que ce jour-là fût un lundi, si l'on s'en rapporte aux révolutions de la terre autour du soleil. Avouons que cela importe assez peu.

J'ai été baptisé le jour même de ma naissance. Mon certificat de baptême en fait foi. Je dis bien : en fait foi, car enfin, je n'ai pas pris beaucoup de notes, ce jour-là. Certes, il y avait des témoins, et ils ont signé un registre. Je n'ai aucune raison, par ailleurs, de penser qu'il y ait eu quelque intérêt à falsifier l'événement de ma naissance. Au demeurant, ma naissance est davantage documentée que celle de Socrate ou de César, et beaucoup plus que celle de Jésus. Je pars de là, mais déjà je pars d'un acte de foi.

Dans l'exercice de mes fonctions de provincial, j'ai eu à faire rectifier le certificat de naissance d'un confrère qui, à l'époque, pouvait avoir 60 ans. Il était né un mois avant son baptême, et la communauté avait toujours souligné son anniversaire de naissance un mois plus tard. Par la suite, j'ai été admis dans des confidences de quelques personnes qui ont dû durement retracer les noms de leur père et mère, après plusieurs années vécues dans une certitude pour en acquérir une autre, mais toujours par foi.

Je m'appesantis sur ce point tout simplement pour établir qu'en dehors même de toute adhésion à une foi religieuse, nous sommes bien obligés de croire. Mon Dieu ! que la liste serait longue des choses, des faits, des événements, des vérités ou des informations d'ordres divers auxquels je crois. Par exemple, que le brocoli est très bon pour la santé ; que la margarine est moins terrible que le beurre ; que le taux de chômage monte ou baisse. Par contre, je n'ai aucunement besoin de croire que la somme des angles intérieurs d'un triangle est égale à deux droits, et que 2 + 2 = 4. Encore qu'un homme et une femme, plus une paire de gifles font quatre aussi. Bon ! N'importe.

La foi est un don, une grâce de Dieu. Dans l'Église catholique, le Baptême est le sacrement qui introduit dans la foi. Mais la foi existait dans le coeur des hommes avant le Baptême. Il faudrait citer ici le fabuleux chapitre de l'épître aux Hébreux, où il est question de la foi d'Énoch, de Noé, d'Abraham. Aucun d'eux n'avait reçu le Baptême catholique. Le Centurion et la Cananéenne non plus. Même pas le baptême de Jean. Et pourtant, Jésus s'émerveille de leur foi. Dans le canon de la messe, il est fait mention de la multitude dont Dieu seul connaît la foi. Et Marie est déclarée bienheureuse, non pas d'abord d'être la mère de Jésus, mais d'avoir cru.

La ligne de transmission de la foi repose sur trois pylônes : la Tradition, l'Écriture, le Magistère, et dans cet ordre. « Pour l'Église, la sainte Écriture n'est pas la seule référence. En effet, la règle suprême de sa foi lui vient de l'unité que l'Esprit a réalisée entre la sainte Tradition, la sainte Écriture et le Magistère de l'Église, en une réciprocité telle que les trois ne peuvent pas subsister de manière indépendante [9]. »

La foi doit donc être proclamée : Fides ex auditu : la foi vient de ce que l'on entend (Rm 10,17). En ce sens, la foi vient des parents, de la prédication en Église, des maîtres, des responsables de la pastorale. Elle vient aussi des livres qui en traitent. On doit entretenir et nourrir ce que l'on a pu recevoir de ses parents, de l'école, de la prédication. On doit aussi l'entretenir et la nourrir par ses propres lectures et sa propre réflexion. En matière de lectures, ce ne sont certes pas les documents écrits qui manquent. Nous sommes inondés. Et, c'est le cas de le dire, il y en a pour tous les goûts. Je n'ai pas à juger ici de cette profusion.

La proclamation de la foi est la première nourriture de la foi. Je dis « la première ». En fait, la proclamation de la foi est inséparable de la prière. Il faut transformer instantanément l'audition (ou la récitation personnelle) du credo en prière. Et dire, tout ensemble, la plus émouvante protestation de foi, celle que rapporte saint Marc : « Je crois, Seigneur, viens au secours de mon incrédulité » (Mc 9, 24). [10]

La prière n'est pas difficile. La prière n'est pas une technique qu'il faille apprendre et généralement contre argent sonnant. Il existe une industrie de la prière ; une industrie de la piété. Très peu pour moi. Les disciples de Jésus lui demandèrent un jour : « Seigneur, enseigne-nous à prier » (Lc 11, 1). On connaît la suite : « Ferme ta porte et prie ton Père. » Je connais par ailleurs la remarque de saint Paul : « Nous ne savons pas prier comme il faut ; mais l'Esprit lui-même sollicite souverainement par des gémissements ineffables » (Rm 8, 26). Ce dont il faut se méfier, c'est que la prière ne devienne un refuge, un alibi. Je pense à une hymne de l'Office :

Que Dieu rende vigilants
Ceux qui chantent le Seigneur :
Qu'ils ne soient en même temps
Les complices du malheur
Où leurs frères sont tenus !

Je fais maintenant un retour « par en arrière ». Mon premier souvenir « religieux » remonte au moment où le pouvais avoir quatre ou cinq ans. Il est sûr, en tout cas, que je marchais, car ma mère aurait été incapable de me porter dans ses bras. C'était l'hiver. Ma mère s'était rendue à l'église. En fait, dans la sacristie, car, durant la semaine, l'église « du haut », comme on disait, n'était pas chauffée. Je courais dans la sacristie. Sous le maître-autel, Notre-Seigneur était représenté sous la forme d'un gisant, grandeur nature. Cette représentation m'avait assez impressionné. De retour à la maison, l'avais demandé qui était cet homme barbu, couché sous l'autel, derrière une vitre. Ma mère m'avait répondu que c'était Notre-Seigneur, mort pour nos péchés. Bon ! je n'allai pas plus loin, et sans frustration.

Vers les mêmes années, ma mère, que l'avais encore une fois accompagnée faire son chemin de croix, toujours dans la sacristie, m'avait dit que si quelqu'un pleurait devant la station de Véronique essuyant le visage de Jésus, tous ses péchés lui étaient pardonnés. Cette affirmation est bien loin d'être dépourvue de fondement. Aussi bien, Je crus ma mère, mais j'ignore si l'avais, à l'époque, une quelconque idée de ce que c'est qu'un péché. Pourtant, je suis né tout entier dans le péché, comme dit le psaume 50 : « In peccatis concepit me mater mea : J'ai été conçu dans le péché. »

Un confrère, plus malin que moi, me fit un jour une objection à ce sujet. Comment, me disait-il, ai-je pu être pécheur avant de naître ? Je ne sus que répondre. Je ne m'étais jamais posé la question. Depuis Freud et Drewermann, on connaît la réponse. Pensez-vous ? « Le péché est le plus vieux souvenir de l'humanité », dit Guitton. On appelle ça l'insécurité existentielle. Les philosophes de l'Antiquité disaient plutôt l'insécurité ontologique.

Durant les mêmes années, un peu avant, un peu après, qu'importe, un vendeur de calendriers s'était présenté à la maison. Je revois ma mère, tournant les illustrations mensuelles. Elle avait fini par « commander » un calendrier. C'était des chromos, comme on dirait maintenant. Ce n'en était pas pour elle ni pour moi. Soit dit en passant, le Guernica de Picasso est un chromo. Un des « mois » du calendrier en question représentait évidemment Jésus avec une brebis sur l'épaule. Les brebis, je connaissais.

Ma mère, pourtant, n'était pas dévote, mais elle était une grande croyante. Elle n'a jamais voulu faire partie de l'association des « Dames de Sainte-Anne », qui regroupait en principe toutes les femmes mariées. Elle trouvait ça « zarzais ». Elle critiquait ouvertement devant nous certains sermons du curé. Un jour qu'elle vit, par la fenêtre, le curé qui se rendait visiter Annette Garneau, qui se mourait de tuberculose, et qui nous avait parfois gardés durant les rares absences de ma mère. Ayant remarqué que le curé s'arrêtait d'abord chez des voisins des Garneau, elle passa une remarque acide sur le fait qu'Annette avait davantage besoin de visite. « Maudit curé ! » fis-je en guise de commentaire. Elle m'interrompit brutalement : « T'as pas le droit de dire ça. Tu t'en confesseras. » Ce que le fis, un mois plus tard, et au curé lui-même, qui n'en fit pas un plat. Mais moi, entre-temps, j' en avais fait tout un problème.

Mon père, par contre, était plutôt dévot. Du temps qu'il travaillait pour un fermier du village, il n'avait guère de libre, le dimanche, que quelques heures entre le train du matin, la grand-messe et le train du soir. Or, chaque après-midi, il allait faire son chemin de croix à l'église. Parfois, je l'accompagnais, nullement obligé de le faire. Un jour d'hiver, que le l'accompagnais, assis avec lui à l'avant d'un tombereau de fumier, je le vis se découvrir en passant devant l'église. Je lui demandai pourquoi. Il me répondit : « Il faut saluer le Bon Dieu. » Je n'en demandai pas davantage. Je crois bien que le comprenais vaguement. Je note toutefois qu'il ne me demanda pas d'en faire autant. C'était un homme de peu de mots.

Durant le Carême (je ne parle pas des hivers où il travaillait dans les chantiers) il surveillait la quantité de nourriture autorisée, chose que je connaissais, car c'était écrit dans le catéchisme. Beaucoup plus tard (c'était même avant Vatican II), me trouvant en visite à la maison, je lui dis qu'on avait désormais le droit de boire de l'eau avant de communier. Il m'avait répondu : « Jamais ! je ne veux pas Le noyer ».

Il va de soi que la prière en famille était de règle. Durant l'hiver, cela ne me dérangeait guère. Il en allait autrement durant l'été. Si mon père était absent, on pouvait s'arranger avec ma mère. Mais si mon père était à la maison, il n'y avait rien à faire. Vers 19 h, il fallait rentrer. Et en plus, il fallait se tenir droit, à genoux, devant une chaise de cuisine que chacun plaçait devant soi. Le chapelet déboulait, avec les litanies du Sacré-Coeur, les actes de foi, d'espérance, de charité et de contrition, et la prière à saint Joseph pour la « bonne mort ».

Dieu sait, mieux que moi, que je ne ris aucunement de ces souvenirs. Je me les rappelle délibérément, avec tendresse. Alain disait :

« Quand vous moquez la superstition de la paysanne bretonne qui égrène son chapelet, vous ignorez qu'elle cherche peut-être plus que vous, à sa manière, à adhérer à l'éternelle nécessité, comme Spinoza et Marc-Aurèle, et si vous réduisez sa religion aux petits grains de bois, vous êtes plus idolâtre qu'elle. »

À sept ans, j'entrais dans le cours préparatoire, qui se donnait au couvent. Cette année-là, j'eus comme professeur un jeune frère et aussi une maîtresse d'école. J'ai pas mal oublié l'école des soeurs, durant le cours dit préparatoire, et les deux années d'école que je passai dans une classe dirigée par un « laïc ». Puis ce fut l'école des Frères, au collège. La religion ne manquait pas. Prière, catéchisme. J'étais champion. J'avais une bonne mémoire. Chaque dimanche, tous les élèves devaient se retrouver au « collège ». Les uns, pour le choeur de chant ; les autres, pour le chœur du sanctuaire. Je fus classé dans le choeur du sanctuaire. J'appris les répons par cœur. Et je servis le plus de messes possible, car chaque messe rapportait entre 0,05$ et 0,10$. Précisons qu'à la même époque, mon père gagnait 0,10$ de l'heure.

Bien sûr que je pourrais rapporter ici mille anecdotes. Mais là n'est pas mon point. Mon point est que je veux retracer ma foi.

Nous sommes en 1941. Le 2 juillet, très tôt, le pars pour le juvénat des Frères Maristes de Lévis. Mon premier beau souvenir d'ordre proprement religieux, c'est une messe du dimanche. Les « anciens », comme nous disions, servaient la messe. Ils étaient grands (à l'époque j'étais tout ramassé sur moi-même) et ils me paraissaient solennels. Ils l'étaient, en fait. La plupart de ces post-adolescents, comme on dit aujourd'hui, ont fait de remarquables carrières en éducation, en administration, en architecture, etc.

De plus, un ou deux des frères qui nous encadraient, avaient suivi des cours de Dom Mercure sur le renouveau du grégorien. De la sorte, grâce à la liturgie soignée et au grégorien, je fus, à 14 ans, plongé dans un univers de beauté dans lequel je demeurai au postulat, au noviciat et au scolasticat. Cet univers qui fut sabordé par la réforme liturgique consécutive à Vatican II .De Fourastié à Jean Guitton, en passant par Maritain, Julien Green et le cardinal Ratzinger, et combien d'humbles silencieux, il ne manque pas de fidèles qui ont déploré le catinage liturgique consécutif à une certaine euphorie superficielle post-conciliaire [11].

Au juvénat, la vie de prière était intense : messe quotidienne, il va de soi ; récitation, en latin, du Petit office de la Sainte Vierge ; chapelet quotidien ; récitation de la « prière de l'heure » durant la journée scolaire, etc. Outre le missel de Dom Gaspard Lefebvre et le petit livre de l'Office marial, nous avions un livre de lecture spirituelle intitulé Pensez-y bien, recueil de méditations suivies d'anecdotes tirées de la vie des saints ou des récits de voyants ou de voyantes. Pour faire bref, je dirais que nous étions plongés dans la « spiritualité » française jansénisante. Nos maîtres ou les maîtres de nos maîtres étaient des Français dont un grand nombre avaient été chassés de France par Jules Ferry et Émile Combes. Je ne parle pas de concepts ni de doctrine.

Je dis « doctrine », mot dont j'ignorais tout, à l'époque. Car, pour ce qui est de la doctrine, c'était à peine un peu plus haut que ce que l'on distillait, à l'époque, au commun des fidèles. C'est au noviciat seulement que l'on nous mit entre les mains le Nouveau Testament de Crampon et L'Imitation de Jésus-Christ, de Thomas a Kempis, dont on lisait un bref passage avant les repas.

Ne rions pas trop vite : c'est en 1956, seulement, que la Bible dite de Jérusalem commença de pénétrer nos milieux. Et en 2001, ce que l'entends, à titre d'auditeur captif, ne vole pas beaucoup plus haut, sauf, par-ci, par-là de la bouche d'un humble curé, bref, et pénétré de ce qu'il dit. « Brevis debet esse et pura oratio », disait saint Benoît. La prière doit être brève et pure.

Je n'entreprends donc pas, ici, de juger rétrospectivement une époque, une sensibilité, une mentalité d'il y a plus d'un demi-siècle. Cette opération serait malhonnête. Nos médias s'y vautrent. Mais c'est juste pour rire. Cela nous passera. La nostalgie est vaine et le ressentiment, maladif. Je ne serai pas là pour m'en amuser, mais je voudrais bien savoir comment l'on jugera notre dernier demi-siècle. Le nôtre, au Québec, et celui du monde entier. Julien Green, qui a traversé le siècle au complet, l'appelle le « siècle de la honte ». Miséricorde et modestie, donc.

Dans les pages qui précèdent, j'ai simplement voulu situer les origines familiales et communautaires de ma foi. Le mot « origine » n'est d'ailleurs pas satisfaisant. Je devrais plutôt dire le climat, l'environnement initial de ma foi. Car la foi que j'espère avoir est hors de prise. Le point où j'en suis, toutefois, a rapport avec la « vocation ».

À l'époque dont je parle, le mot vocation signifiait vocation à la vie religieuse. On avait vocation, on gardait sa vocation, on perdait vocation. Personne d'autre n'avait une quelconque « vocation ». Au moment où j'écris ces lignes, il m'arrive encore d'entendre parler de « vocation » au sens réducteur que j'évoque ici. Au demeurant, j'ai eu « vocation ». Comment ma foi s'y est-elle développée et nourrie, c'est ce que le vais maintenant essayer de démêler.

Elle est bien vaine la question : « Qui serais-je si ? » Qui serais-je si je n'étais pas entré au juvénat de Lévis en 1941 ? Qui serais-je si j'étais rentré à la maison un mois ou deux ans après ? Qui serais-je si je m'étais marié ? « Rentrer à la maison », c'était pourtant la règle, si je peux ainsi dire. Une année donnée, sur 125 juvénistes, une quinzaine, une vingtaine « passaient » au postulat de Saint-Hyacinthe. J'y entrai au mois d'août 1943. L'année de postulat était suivie d'une année de noviciat, au même endroit. En 1943, postulants et novices confondus, nous étions une bonne soixantaine, relevant de deux provinces communautaires : Iberville et Lévis. Lors de la « prise d'habit » de 1944, nous étions 17 de la province de Lévis. L'un d'entre nous est mort en 1947. Un autre est mort en 1995. Les autres ont quitté la communauté. Je suis le seul de ma « vêture », comme nous continuons à dire. Mais, encore une fois, qui serais-je si... ?

La question est vaine, je le répète. Pascal disait : « Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, oh ! qu'il leur faudrait obéir de bon coeur ! La nécessité et les événements en sont infailliblement. » Dans mon cas, la « nécessité et les événements », ce furent d'abord mon entrée au juvénat de Lévis, le 2 juillet 1941. Après mes deux ans de juvénat, ce furent les deux années de postulat et de noviciat à Saint-Hyacinthe. Je place ici les réflexions que je me faisais le 2 juillet 1997, lors d'une retraite chez les Ursulines de Loretteville.

En 1941, je partais pour le juvénat. J'entreprenais mon premier grand voyage en « machine ». À l'époque, on disait rarement « automobile ». On disait : « faire un tour de machine ». Je revois ma mère qui me fait un petit signe de la main du haut de la galerie. Il pleuvait. J'ignorais totalement ce qui m'attendait.

Après quelques courses à Québec avec le frère Directeur (les frères en poste à Métabetchouan ne passaient qu'une fois par année par Québec, pour leur retraite annuelle, justement), nous arrivâmes au juvénat de Lévis vers 16 h. Je suppose qu'on avait dû déposer ma petite valise au parloir. Toujours est-il que je me retrouve seul dans la grande cour de récréation. Je vois les juvénistes se mettre en rang. C'était le 2 juillet. À l'époque, c'était la fête de la Visitation et, selon la coutume, les juvénistes se rendaient au monastère voisin des Visitandines pour chanter le salut solennel du Saint-Sacrement. J'étais planté debout, plutôt désemparé. L'anesthésie du « tour de machine » avait fini son effet. Le surveillant vient me trouver et me demande ce que le faisais à l'écart. Je lui dis que je voulais rester là. Il me répond : « Prenez le rang. » Je pourrais continuer longuement, mais j'ai déjà parlé de ces choses ailleurs.

J'en étais à parler de ma « vocation ». Je viens de citer l'indépassable Pascal à ce sujet. J'écris le mot vocation entre guillemets, car enfin, quelle était, quelle est encore ma vocation ? Je pense que l'on connaît sa vocation immédiatement après le dernier souffle, si le mot « immédiatement » a quelque sens à ce moment-là. Toute miséricorde, tout rétablissement, toute réécriture est alors possible.

Bien ! J'ai dit plus haut que le reviendrais sur les problèmes du doute et du « silence de Dieu ». Je ne fais pas un sort à mes doutes. Je dirais mieux si je disais que je ne sors presque jamais d'une messe sans me poser des questions sur le passage de l'Evangile du jour. Je sais depuis longtemps que Jésus n'a pas écrit un seul mot. Le Verbe éternel et substantiel ne pouvait pas « fixer » sa parole dans une langue quelconque. Les écrits de ses contemporains (Cicéron ou César) sont dûment fixés. Mais de Jésus, nous n'avons que les paroles rapportées par les Évangélistes, et une par saint-Paul : « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir » (Ac 20, 35). À ce sujet, Rahner pose la question :

Lesquels des cinquante noms et plus que le Nouveau Testament donne à Jésus correspondent le mieux ou totalement à l'intelligence qu'il eut de lui-même ? En particulier le titre de « Fils de l'Homme » que l'on trouve dans la christologie néo-testamentaire fait-il partie des ipsissima verba de Jésus, ou cela ne peut-il être prouvé ? [12]

À cette question, on peut répondre cavalièrement que tout ce qui peut être prouvé n'est pas objet de foi et inversement : ce qui est objet de foi ne saurait être prouvé. La foi ne se présente jamais au terme d'une démonstration, après quoi il ne resterait qu'à écrire le fameux C.Q.F.D. des petits manuels de géométrie du temps de mes écolâtries.

Bien plus, tout L'ancien Testament n'est que la consignation fort tardive d'une tradition qui ne remonte guère plus loin que 1500 ans avant Jésus. Et alors, d'Adam aux rédacteurs du Pentateuque, il y aurait eu interruption de toute Révélation ? Bien sûr que non ! Bien sûr que oui si vous préférez le Big bang initial. Il faut quand même reconnaître que « l'avant-avant » est plus difficile à imaginer que « l'après-après », car dans « l'après-après », on peut toujours projeter le rêve de ce que l'on aura connu. Par ailleurs, la science contemporaine (physique, astronomie et psychanalyse confondues) n'en finit plus de creuser l'avant-avant. We now remember the futures that were. Je traduis en jazzant : Nous cherchons à dépister les « futurs qui furent ». Pensez-y : les futurs qui furent...

Le futur n'existe pas. Il est tout entier déterminé par les « lois de la nature ». En principe, l'éruption de tel volcan, les craquements de tel tremblement de terre pourraient être connus à la seconde près. On n'en est pas encore là. Les simples prévisions de la météo ne vont pas virer loin. On connaît le temps qu'il fait quand on met le nez dehors. Les phénomènes que l'on appelle communément miracles ne sont que des évidences différées.

Par contre, l'avenir est déjà survenu. Jésus a dit : « Votre Père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez » (Mt 6,8). La prière agit dans l'éternité. Le mot éternité nous est familier, mais nous n'avons aucune idée de ce qu'il veut dire, car nous sommes bien obligés de penser avec les catégories du temps et de l'espace qui ne sont déjà pas des concepts limpides. Ce que je tente de dire, en tout cas, quand je dis que la prière agit dans l'éternité, c'est qu'elle agit dans le passé et dans l'avenir. Ainsi, je peux prier pour les morts ; je peux prier pour demander pardon du mal que j'ai fait. Je peux aussi prier pour l'avenir d'un enfant ou la réussite d'une entreprise. Avec sa prodigieuse capacité d'invention d'images, Léon Bloy écrivait que « la victoire de la Marne (1914) avait peut-être été obtenue grâce aux prières d'une carmélite philippine qui naîtrait dans deux cents ans », Dans le simple Ave, ne demande-t-on pas à Marie de prier pour nous maintenant et à l'heure de notre mort ?

Dans les deux dernières pages du recueil intitulé Œcuménisme [13], Jean Guitton a composé une prière au Saint-Esprit dont je reproduis ici un passage :

Vous qui allez au-delà des limites de l'Église visible, vous qui la devancez dans les âmes, vous qui donnez un baptême antécédent, vous qui êtes celui qui commence et qui dépasse. Vous qui, agissant dans les rites sacrés, n'êtes pas toutefois lié par ces rites. Vous qui pouvez demeurer dans les âmes inhabitées, dans les réflexions encore incertaines. O Père des prosélytes, Ami du seuil, Secours de ceux qui gémissent, Inspirateur des prières inarticulées, Conscience de ceux qui n'ont pas encore conscience, rassemblez-nous.

En liaison avec ce qui précède, je dirai encore que la foi m'aide à supporter l'injustice et le mensonge de l'Histoire. Supprimez Jésus, nous ne sommes plus que des bêtes mortelles et dont l'immense majorité aura vécu sous le signe de l'injustice. S'il n'y a pas une surprise formidable pour tous les disgraciés, les infirmes, les pauvres, les chiens battus, depuis les galériens qu'on ramassait au hasard, Jusqu'à cet ouvrier que j'entendais un jour sur le traversier de Lévis dire à son camarade : « Je n'en peux plus » ; s'il n'y a pas une surprise pour eux tous, si toute cette souffrance, qui ignore jusqu'à son nom, ne se réveille pas un jour sur l'épaule de Jésus-Christ, il n'y a pas de justice.

Je dis « l'injustice et le mensonge de l'Histoire ». L'Histoire avec un H majuscule, mais aussi l'histoire quotidienne, celle que les médias nous exposent chaque jour et à chaque minute de chaque jour, maintenant que nous nous sommes construit la Tour de Babel d'Internet. La Tour de Babel dont le livre de la Genèse nous donne le récit illustre l'ambition de l'homme de monter jusqu'aux cieux ce qui, à l'époque, symbolisait la volonté de s'égaler à Dieu. Internet nous fournit maintenant un succédané plus proche des attributs de Dieu : l'ubiquité et l'instantanéité.


Conclusion

Ayant accepté de dire « ce que je crois », je me demande maintenant ce que le dirais si je n'avais pas la foi. Je ne dirais certainement pas que je crois à la démocratie, au progrès, à la science. Disons cela autrement : sans la foi, que pourrais-je répondre aux questions suivantes :

Que servira à un homme d'avoir gagné l'univers s'il perd son âme (Mt 16, 26) ?
Suis-je le gardien de mon frère (Gen 4, 9) ?
Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (Ro 8, 31) ?
Qu'est-ce que la vérité (Jn 18, 38) ?
Où fuir loin de ta Face (Ps 139, 7) ?
Qui est mon prochain (Le 10, 29) ?
Que dois-je faire pour mériter la vie éternelle (Lc 10, 25) [14]

La tradition chrétienne nous a donné deux credo : le Symbole des Apôtres, le credo court, comme on l'appelle parfois, et le Symbole de Nicée-Constantinople. Les deux credo se terminent par « je crois à la vie éternelle ». En fait, les deux credo se terminent par le mot Amen.

On rend parfois le mot amen par l'expression : ainsi soit-il. Il faut décaper cette expression. « Ainsi soit-il » doit d'abord se comprendre comme une prière. Je demande que cela soit ; je demande que ce que le viens de dire ou d'entendre devienne une réalité. Quelque chose qui organise ma vie, mes pensées, mes actions. Je demande que le « ainsi soit-il » devienne un « cela est ». En hébreu, amen signifie : ferme, solide, granitique.

Je professe que je crois à la vie éternelle, et j'ai peur de mourir. Eh bien, en deçà de la mort, je continue de m'inquiéter de ma santé, ce qui veut dire de mes malaises ; le continue de m'inquiéter de l'actualité politique, ce qui veut dire dérisoire mensonge ; je continue à m'inquiéter de l'humeur ou des silences de mon voisin. Le vrai amen coïncidera avec mon dernier soupir, à supposer que je ne sois pas, à ce moment-là, affolé de souffrances ou de médicaments. C'est bien pourquoi j'ai depuis longtemps l'habitude d'ajouter, après le credo, les derniers mots de Jésus selon Luc : « Pater in manus tuas commendo spiritum meum. » C'est la dernière invocation de l'office des complies. Il faut citer ici une réflexion de Marcel Légaut : « Vous avez su, quand l'heure vint à sonner, aller vers la mort dans la fidélité vécue à l'exacte dimension de votre mission. Vous vous êtes mesuré avec la mort dans la foi nue, l'espérance déçue, l'amour impuissant, continuant ainsi à vivre de foi, d'espérance et d'amour [15]. »

Ah ! et puis, si l'on confesse sa foi à la vie éternelle, ne se trouve-t-on pas à devoir envisager une mort éternelle ? Dans la liturgie des funérailles, on disait naguère : « Ne obliviscaris in finem : Ne m'oubliez pas à jamais ! » Dans l'oraison qui conclue le Salve, Regina, nous demandons d'être délivrés du mal présent et de la mort éternelle. La prière chrétienne n'écarte pas la possibilité d'une « mort éternelle ». Nous avons été créés et nous subsistons par et dans l'amour de Dieu pour chaque homme. La mort éternelle consisterait à être « oublié » par Dieu. Et cet oubli ne peut pas signifier simplement un « retour au néant ». je multiplie l'usage des guillemets parce qu'il faut bien que je m'exprime avec les catégories du temps et de l'espace. Mais que peut bien signifier un « retour au néant » ? Un retour dans le rien ?

Je sais très bien qu'on ne parle plus de l'enfer [16], mais enfin, la doctrine chrétienne affirme

la possibilité d'une perdition définitive pour tous les individus, pour chaque Je, parce que autrement ne subsisterait plus le sérieux d'une histoire libre. Mais cette incertitude, dans le christianisme, n'est pas nécessairement la doctrine de deux voies d'égale dignité s'ouvrant devant l'homme qui se tient à la croisée des chemins, mais cette incertitude concernant le possible achèvement de la liberté dans la perdition se trouve en marge de la doctrine selon laquelle le monde et l'histoire du monde comme tout débouche de fait dans la vie éternelle près de Dieu [17].

J'ai un peu dit plus haut comment l'ai reçu la foi. Cet événement, je veux dire mon baptême, est parfaitement documenté. J'ai dit aussi comment ma foi a été nourrie, d'abord au niveau de la sensibilité, par la beauté des célébrations liturgiques et, par la suite, alimentée par une réflexion soutenue. Je dois ajouter que ma foi a été accompagnée, je ne trouve pas de meilleur mot, par mes lectures. Je ne me prive pas de citer, car j'estime qu'il faut saluer, avec leurs propres mots, mes grands accompagnateurs. Je pense (et le ne cherche aucunement à être exhaustif) à Pascal, Thibon, Guitton. Je pense surtout aux grands intercesseurs : la foule innombrable des amis de Dieu. C'est toujours avec un bref renforcement d'attention que j'entends, à chaque canon de chaque messe, l'invocation de tous les saints, des anges, des archanges et de tous les hommes dont Dieu seul connaît la foi.

De même, en effet, que chaque navire est exactement repérable à l'intersection d'une longitude et d'une latitude, de même, je suis constamment repéré par l'intercession de tous les saints. Tenez ! et je termine là-dessus : « Ce qui peut-être me rassure le plus dans la foi, c'est l'existence des saints (25). »

Dans la période de l'histoire où nous sommes ; dans cette période non pas de changement, mais de mutation, il faut dégager la fabuleuse énergie que dégage, justement, Jean-Paul II. On sait, en effet, qu'il aura été le Pape qui aura béatifié ou canonisé le plus grand nombre de chrétiens depuis 1594, date où fut créée la Congrégation pour la cause des saints. Et pourquoi procède-t-il ainsi, si j'ose employer le mot « procédure » ? Réponse : parce qu'il est conduit à manifester la vitalité de l'Église, en notre période où tous les sondages et médias assimilés proclament la « mort de Dieu ».

Je sais, je sais : le mot est de Nietzsche. Mais lui, dans sa fureur même, se demandait comment l'homme pourrait vivre longtemps orphelin. La Bourse y pourvoira. Nietzsche est mort en embrassant un cheval maltraité dans une rue de Turin. Paix à ses blasphèmes qui étaient la face noire de ses amours.

La parade actuelle s'appelle « mondialisation » [18]. Faut voir ce que cela veut dire. Tenez ! Comme cadeau au réabonnement à une revue, je recevais récemment une montre fabriquée au Japon dont le bracelet « pur cuir » venait de Chine et dont l'adresse (exacte) était made in USA. Cela est. Cela se passe. Et cela continuera. Le XXe siècle aura été le plus meurtrier de l'Histoire. Celui où nous sommes continue sur cette lancée. Les chansonnettes alléluiatiques n'y changeront rien. La vieille liturgie est implorante. C'est toujours : Seigneur, prends pitié.

Et, ce pendant (en deux mots), ma foi me rassure parce qu'elle me parle du Maître du navire et des flots.

mars 2001



[1] Dans ses écrits,  Jean-Paul Desbiens a donné à son texte  deux titres différents, un en latin : CREDO, et un en français : CE QUE JE CROIS. Ce même texte a pu aussi lui servir de texte de conférence à divers auditoires.

[2] Éditions du Centurion, 1983.

[3] On y a publié Jean Fourastié, Maurice Clavel, Gilbert Cesbron, Jean Guitton, André Maurois, Jean-Marie Domenach, Françoise Giroud, vingt autres.

[4] Confessions, traduction de Louis de Mondalon, Éditions de Flore, 1950.

[5] J'oppose, ici, sentiment et sentimentalisme et plus encore, émotion. Alain note : Ce qui reste, dans le sentiment, d'émotion et de passion, surmontées mais frémissantes, est la matière du sentiment. Exemples : la peur dans le courage, le désir dans l'amour, l'horreur des plaies dans la charité. On aperçoit que le sentiment est la source des plus profondes certitudes.

[6] Je note une fois pour toutes qu'il est difficile de dire sa foi au plus près de soi. Je viens de dire que ma foi est actuellement plus « éclairée ». J'aurais pu dire « plus instruite », plus « sophistiquée », mais je ne pense justement pas avoir une foi sophistiquée. Et je n'ai rien, mais rien contre la « foi du charbonnier ».

[7] Jean Guitton, L'absurde et le mystère, Desclée de Brouwer, 1984.

[8] Maurice Clavel, Ce que je crois, Grasset, 1975.

[9] Jean-Paul II, Foi et raison, Fidès, 1998, #55.

[10] Un des plus beaux versets du récit et de tout l’Évangile de Marc (Émile Osty).

[11] Sur cette question et bien d'autres, voir Entretien sur la foi, Ratzinger et Messori, Fayard, 1979.

[12] Rahner, op.cit. Ipsissima verba : les paroles mêmes de Jésus.

[13] Œcuménisme, Jean Guitton, Bibliothèque européenne, Desclée de Brouwer, 1986.

[14] Je m'inspire ici d'une méditation de Frederick Buechner tirée de Listening to Your Life, Harper, San Francisco, 1992.

[15] Méditation d'un chrétien du XXe siècle, Aubier, 1983, dernière méditation intitulée : Pour le soir de la vie. Marcel Légault est mort le 6 novembre 1990 Il avait 90 ans. Il est mort subitement dans un train qui l'amenait à Avignon où il devait donner une conférence.

[16] Selon un récent sondage, publié dans Le Journal de Québec (19 mars 2001), seulement 1,5 p. cent des répondants déclarent croire à l'enfer.

[17] Karl Rahner, Traité fondamental de la foi, Centurion, 1983. 25. Jean Guitton, Ce que je crois, Grasset 1971.

[18] Le 25 février, je rencontrais deux personnes très engagées, à titre de consultants, auprès des responsables de la sécurité en vue du sommet des Amériques des 22 et 23 avril prochains. Nous parlons longuement des dizaines de groupes de manifestants qui s'organisent depuis longtemps. On observe une recrudescence du marxisme-léninisme des années soixante. La police a identifié un groupe qui s'appelle Émile Henry. Autour de la table, personne ne savait d'où pouvait bien venir ce nom. Or, dans le Mendiant ingrat de Bloy, on trouve une entrée au sujet de cet anarchiste, en date du 5 décembre 1892. L'anarchiste en question avait fait exploser une bombe dans un poste de police de Paris, rue des Bons-Enfants. Tel quel ! L'explosion avait causé la mort de cinq policiers, Bloy avait alors publié un article prophétique intitulé archiconfrérie de la bonne mort. L'article se termine ainsi : LE CATHOLICISME OU LE PÉTARD ! Les capitales sont de lui. On a refusé le catholicisme et on a bel et bien eu le pétard : celui de 1914-1918 ; celui de 1939-1945 et tous les pétards qui explosent un peu partout.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Paul Desbiens, philosophe et essayiste Dernière mise à jour de cette page le mercredi 23 janvier 2013 11:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref