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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Philippe COMBESSIE, “La prison : quelles fonctions ?” Un article publié dans la revue Les Cahiers français : documents d'actualité, novembre 2013, pp. 46-52. Paris : La Documentation Française, 2013, “La justice : quelles politiques.”

Philippe COMBESSIE *

professeur à l'université Paris-Nanterre
et Président du Conseil Académique, Université Paris Lumières.

La prison :
quelles fonctions ?
 **

Un article publié dans la revue Les Cahiers français : documents d'actualité, novembre 2013, pp. 46-52. Paris : La Documentation Française, 2013, “La justice : quelles politiques.”

Introduction
Quatre fonctions de l'enfermement carcéral
La fonction d'incitation à la coopération présentencielle
La fonction de neutralisation
La fonction d'amendement et son mauvais rendement
Une quatrième fonction méconnue et occultée : le sacrifice
Un décalage de perspective permet d'étendre la quatrième fonction à l'ensemble des détenus
La prise de corps
La scission du corps social
Trois groupes de victimes expiatoires pré-désignés
Une très forte prédominance masculine
Une surreprésentation des justiciables d'origine étrangère
Surreprésentation des classes populaires et quasi absence des notables

La prison : nœud gordien de la justice pénale

Introduction

À la fin du Moyen-Âge, lorsqu'on a commencé à enfermer indigents et vagabonds, la prison n'était qu'un dispositif marginal de prise en charge de certaines populations en difficulté d'intégration sociale. Robert Castel précise qu'au XVIP siècle encore les individus considérés comme « les plus dangereux [étaient] exclus de l'enfermement (et non par l'enfermement) » [1]. La prison, à l'époque, n'était pas considérée comme une peine. Cette association entre prison et peine n'est apparue qu'à la fin du XVIIIe siècle ; la peine de prison s'est alors rapidement imposée en remplacement de châtiments corporels plus cruels. Elle a donc pu, à partir du XIXe siècle, être considérée comme une sanction plus souple et moins irréversible que d'autres.

L'ensemble de l'arsenal judiciaire a été depuis profondément modifié. Les bagnes d'outremer ont été envahis par les lianes ; à de rares exceptions près, dont le centre de Guantanamo est peut-être le plus célèbre exemple contemporain, il faut dorénavant traiter sur place les êtres humains dont les comportements troublent l'ordre social. La diminution globale de la violence physique — hors situation de guerre — et l'attention de plus en plus forte à chaque individu, ont conduit les sociétés à abandonner les sanctions les plus dures. La seconde moitié du XXe siècle a vu l'abolition de la peine de mort dans l'ensemble des pays d'Europe. L'enfermement carcéral qui était, il y a quelques décennies encore, une sanction modérée au regard de châtiments plus violents, fait figure, aujourd'hui, de dispositif coercitif particulièrement sévère, et se trouve de ce fait suspecté de conduire à des traitements dégradants voire inhumains.

En 1989, le Conseil de l'Europe se dotait d'un comité « pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants » ; en 2008, la France instituait un Contrôleur général des lieux de privation de liberté. On peut y lire l'intolérance de plus en plus forte de nos sociétés vis-à-vis de la violence physique, y compris à l'égard des accusés ou des condamnés, mais on doit aussi constater que, dans la plupart des pays démocratiques, l'abolition de la peine de mort a été accompagnée d'un alourdissement des sanctions carcérales. De nouvelles peines de réclusion ont été inventées, moins modulables ou plus longues.

Quatre fonctions de renfermement carcéral

La place éminente de la prison dans l'arsenal judiciaire interroge d'autant plus que toutes les recherches, depuis l'invention de l'enfermement pénitentiaire, s'accordent à montrer sa faible efficacité au regard des objectifs les plus louables qui lui sont officiellement assignés — et notamment tout ce qui concerne ce qu'on appelle la « réinsertion » et plus récemment « la prévention de la récidive » [2].

Dans une perspective socio-anthropologique, il semble possible de distinguer quatre fonctions pour l'enfermement carcéral contemporain.

La fonction d'incitation
à la coopération présentencielle [3]

L'administration de la justice a besoin d'une forme de coopération des justiciables incriminés. Même si ce n'est pas prévu par les textes de procédure pénale modernes, on a pu voir la prison, dans quelques situations exceptionnelles, utilisée comme moyen de pression pour inciter certains justiciables mis en examen à apporter au dossier d'instruction du procès des éléments complémentaires qui n'avaient pas été recueillis pendant la période d'enfermement en « garde à vue » [4]. En termes de fonctions, l'enfermement présentenciel contemporain est alors assimilable aux enfermements qui accompagnaient les procès du Moyen-Âge, au cours desquels les accusés étaient soumis à « la question » — séances de torture méticuleusement organisées, destinées à obtenir les aveux sur la base desquels étaient ensuite prononcées les condamnations. Les problèmes éthiques entraînés par ce type d'usage de l'enfermement conduisent régulièrement les instances internationales, voire nationales [5], à dénoncer les autorités qui en abusent.

Dans la plupart des pays démocratiques, ces incarcérations avant jugement sont effectuées dans des établissements pénitentiaires. Bien que n'étant pas des sanctions pénales, elles sont considérées comme suffisamment semblables à des peines de prison pour que les durées d'enfermement passées dans cette période présentencielle soient, en cas de condamnation, rétrospectivement transformées en durée de peine — la durée d'enfermement restant à purger est réduite d'autant.

La fonction de neutralisation

Une seconde fonction de la prison consiste en la neutralisation de certains justiciables. Elle est perceptible dans la phase présentencielle lorsqu'on juge nécessaire d'enfermer un prévenu pour éviter des destructions de preuves ou des intimidations de témoins éventuels. Après le procès, cette fonction de neutralisation ne concerne qu'une minorité de détenus : ceux qui, condamnés pour des comportements considérés comme particulièrement graves, sont enfermés pour de longues durées. Un enfermement de quelques semaines ou quelques mois seulement n'ayant, le plus souvent, guère d'utilité en termes de neutralisation de personnes considérées comme dangereuses.

Les présupposés de cette fonction de neutralisation sont triplement empreints de méfiance : on ne fait confiance ni à l'individu, ni à son groupe social d'appartenance, qui n'est pas considéré comme apte à prendre en charge ou contrôler ses comportements, et, plus singulier peut-être, on ne fait pas confiance non plus au système carcéral, qui n'apporte que l'efficacité de la clôture. C'est la logique, en temps de paix, de l'enfermement du prisonnier de guerre : on enferme pour neutraliser, pour mettre une personne hors d'état de nuire— du moins en dehors de l'espace où cette personne est tenue recluse.

La fonction d'amendement
et son mauvais rendement

L'amendement des condamnés est la fonction de la prison qui permet le mieux de justifier son existence. Mais elle ne concerne, elle aussi, qu'une minorité de détenus. Il faut avoir présent à l'esprit le principe de less eligibility élaboré au sujet des politiques sociales britanniques à l'époque des Workhouses au début du XIXe siècle [6], puis adapté aux questions criminelles par William Bonger à l'aube du XXe siècle [7] et qui s'applique particulièrement bien aux situations carcérales. Selon ce principe, une société accepte mal qu'un lieu d'enfermement contraint offre des conditions de vie en détention supérieures à celles du plus pauvre des travailleurs — en France, Robert Badinter a rebaptisé cela une « loi d'airain » [8]. La conséquence directe de ce principe est claire : en moyenne, les détenus « y perdent » pourrait-on dire à être enfermés ; ils voient se détériorer leurs relations familiales, professionnelles, leur santé physique, mentale, etc. Leurs différents « capitaux », pour parler comme Pierre Bourdieu, s'amenuisent.

Mais il existe une minorité de détenus, tellement « désaffiliés », dirait Robert Castel, des réseaux de sociabilité ordinaires, tellement livrés à eux-mêmes, que la prison leur procure davantage de soins et d'attentions qu'ils n'en recevaient à l'extérieur. Pour cette minorité de détenus tellement miséreux que la prison peut se révéler bénéfique, la fonction sociale de l'enfermement carcéral est celle d'une prise en charge sanitaire, sociale, alimentaire, médicale, psychique, scolaire, etc., qui leur apporte, au moins, un secours temporaire (le temps de l'enfermement) et qui, au mieux, dans certains cas, les aide à trouver, à leur sortie, la voie d'une socialisation plus proche des standards de vie moyen que ce qu'ils connaissaient auparavant.

Une quatrième fonction méconnue et occultée :
le sacrifice

Les trois premières fonctions concernent chacune une minorité de détenus : la première parce qu'il s'agit de détentions avant jugement exceptionnelles, la deuxième parce qu'il est rare qu'une personne envoyée en prison soit considérée comme dangereuse (sinon la durée moyenne d'enfermement ne serait pas de quelques mois seulement), la troisième en vertu de ce principe de less eligibility qui veut que seule une minorité de personnes enfermées sous contrainte soit mieux traitée qu'à l'extérieur.

La quatrième fonction sociale de la prison concerne, elle, l'ensemble des justiciables incarcérés. Elle est plus manifeste pour ceux qui sont condamnés et incarcérés mais qui ne sont ni suffisamment dangereux pour que l'enfermement serve à protéger la société extérieure contre leurs comportements, ni tellement miséreux pour que la réclusion leur apporte un secours et une aide à la socialisation.

Pour comprendre les fonctions de l'enfermement de ces condamnés incarcérés mais « ni-ni » il paraît pertinent de reprendre une analyse développée par Paul Fauconnet en 1920. Le sociologue souligne que, contrairement à ce que l'on pense souvent, l'objet visé par la sanction n'est pas tant l'auteur de l'infraction que l'infraction elle-même : « C'est au crime même que s'appliquerait la peine, si elle pouvait le saisir pour l'annihiler » [9]. Mais il n'est pas possible de revenir sur le passé, de faire comme si aucun trouble n'avait été commis ; « Ce qui est fait ne peut pas être défait » selon les mots de Lady Macbeth [10] ; les sociétés, nous explique Fauconnet « produisent un transfert. [...] Elles sont acculées à la nécessité de détruire quelque chose. [...] et Ce sont les êtres jugés aptes à servir de substituts d'un crime et à supporter comme tels la peine de ce crime qui deviennent responsables [11]. La peine se dirige vers le crime. C'est seulement parce qu'elle ne peut l'atteindre en lui-même qu'elle rebondit sur un substitut du crime ». Et Fauconnet en tire la conclusion suivante : « La peine est utile, il faut pour la peine un patient ; le jugement de responsabilité fournit ce patient, sorte de bouc émissaire [12] sacrifié à l'égoïsme collectif. La justice, cette entité sublime, n'a rien à voir là : il n'y a ni innocent ni coupable au sens profond que la conscience donne à ces mots, mais seulement des individus qu'il est expédient de punir » [13].

Mobiliser les concepts de sacrifice et de bouc émissaire ne peut se faire sans référence à René Girard. Mais, lorsqu'il écrit que le sacrifice « dépérit là où s'installe un système judiciaire » [14], on peut se demander s'il ne serait pas plus juste de postuler que la fonction sacrificielle s'est perpétuée (au moins en partie) ou, plus exactement, s'est institutionnalisée à travers le développement du système de justice pénale, fonction qui perdure dans sa version contemporaine [15].

Un décalage de perspective permet d'étendre
la quatrième fonction à l’ensemble des détenus

Remarquons que la thèse du sociologue du début du XXe siècle pour qui la justice pénale fournit des « boucs émissaires sacrifiés à l'égoïsme collectif », n'a guère connu de postérité. Est-ce parce qu'elle serait difficile à admettre ? Voilà peut-être une explication : en se civilisant, nos démocraties se sont en même temps judiciarisées, ce faisant, les sanctions judiciaires se sont multipliées, donc banalisées. Une condamnation, en elle-même, tend à perdre de sa force d'exemplarité.

La fonction sacrificielle de la justice pénale est plus manifeste si l'on opère un décalage de perspective et si l'on considère non pas le groupe des justiciables condamnés par la justice pénale mais celui des justiciables envoyés en prison. Aujourd'hui, notamment dans les pays qui ont aboli la peine de mort, il existe en effet un véritable fossé entre l'enfermement carcéral et tous les autres types de dispositifs de coercition légaux. Il est donc raisonnable de postuler que la prison, même à titre préventif (selon la formule : « Il n'y a pas de fumée sans feu »), identifie bien davantage un justiciable à un délinquant ou un criminel, aux yeux de la majorité des citoyens, qu'une condamnation non carcérale (peine avec sursis, amende, etc.).

État des rapports des justiciables avec la justice pénale


Ce décalage de perspective selon lequel c'est l'emprisonnement - plus que la condamnation - qui constitue le délinquant ou le criminel s'inscrit en double décentrement par rapport à la définition juridique d'une sanction : d'une part elle est plus restreinte car elle exclut les justiciables condamnés à d'autres peines que la prison, d'autre part elle est plus large car elle inclut des justiciables qui ne sont pas condamnés mais sont tout de même enfermés, en attente de leur procès (éventuel). Ce décalage est justifié dans la mesure où la prison se distingue des autres dispositifs de coercition légaux par une stigmatisation spécifique imputable à deux caractéristiques déterminantes : la prise de corps et la scission du corps social.

La prise de corps

Tout commence par la prise du corps, par des agents investis par l'autorité publique du droit d'user de la force physique, puis son isolement dans une cellule où il sera maintenu reclus. Le justiciable a-t-il eu un comportement que la société à laquelle il appartient considère comme délinquant ou criminel et donc qu'elle associe au « mal » ? Par la prise de son corps la société signifie à tous qu'il est, lui-même, porteur du « mal ». En cela, on peut dire qu'on lui incorpore le crime qu'on lui reproche.

La scission du corps social

La scission du corps social est engendrée d'une part par la durée des incarcérations (9,6 mois en France en 2011) d'autre part par l'incertitude face à cette durée, qui rendent toutes deux particulièrement difficile la construction de mensonges permettant de sauver les apparences en parlant de mission à l'étranger ou de voyage par exemple. Il est difficile de cacher une incarcération de plus de quelques jours à sa famille, à son employeur, à ses voisins... ce qui n'est pas le cas des autres sanctions pénales.

Dans une perspective fonctionnaliste, Robert Merton dirait que la fonction sacrificielle de la prison est une fonction latente, masquée par un objectif manifeste que constitue le projet d'amendement des détenus. Comme telle, cette fonction sacrificielle latente « nous aide à interpréter des pratiques sociales qui se perpétuent même lorsque leur but manifeste n'est sûrement pas atteint » [16]. Il cite George H. Mead : « l’hostilité à l’égard de celui qui viole la loi a l’avantage unique [« lisez : fonction latente » nous dit Merton lui-même] [17] d'unir tous les membres de la communauté dans une même émotion face à l'agression [...] le cri "au voleur" ou "à l'assassin" unit contre l'ennemi commun des citoyens séparés par des intérêts divergents » [18]. Dans cette citation, on trouve à la fois la fonction sociale de la sanction et l'image du criminel présenté comme un ennemi. La force de cette association permet d'assimiler le comportement de la société à l'égard des détenus à celui qu'on développe dans une logique de guerre. Mais à qui réserve-t-on ce traitement ?

Trois groupes de victimes expiatoires
pré-désignés

Comment interpréter nos informations sur le profil sociologique des détenus à l'aune de la fonction sacrificielle de la prison ?

Une très forte prédominance masculine

En évoquant les sociétés primitives, René Girard souligne que « jamais ou presque les femmes ne sont sacrifiées » [19]. Peu de citoyens savent qu'on ne trouve que 3,6 de femmes en moyenne dans les prisons françaises. Cette extrême rareté est en grande partie liée aux rôles que nos sociétés assignent aux femmes, notamment pour ce qui est de la prise en charge des enfants. La loi du 15 juin 2000 stipule que tout doit être fait pour éviter l'incarcération d'une personne qui serait parent isolé d'un enfant de moins de 10 ans (en cas de peine ou reliquat pouvant aller jusqu'à 4 ans de prison). Bien sûr, il n'est pas écrit que cela ne concerne pas les hommes, mais, dans les faits, la plupart des personnes échappant ainsi à l'enfermement en France, malgré une peine de prison, sont des femmes.

Une surreprésentation des justiciables
d'origine étrangère

« L'étranger est un patient tout indiqué, parce qu'on 3 pour lui des sentiments analogues à ceux qu'on nourrit pour l'attentat qu'on veut venger » écrit Fauconnet [20]. Il paraît pertinent de proposer, là encore, un léger décalage de perspective. De véritables touristes peuvent en effet être des étrangers mais sont rarement concernés par la prison ; à l'inverse, certains nationaux portent dans leur nom, leur comportement, leur couleur de peau, la langue qu'ils utilisent ou parfois simplement leur accent, les traces d'une origine non nationale. Et ceux-là, bien que non étrangers, sont susceptibles d'être beaucoup plus souvent envoyés en prison que d'autres nationaux.

L'Insee a analysé l'usage des langues employées pour communiquer en famille ; le questionnaire, administré pendant le dernier recensement national, a concerné 380 000 personnes, dont 1700 en milieu carcéral. Le résultat est édifiant : alors que 6,6% des hommes vivant « en ménage ordinaire » avaient une mère qui, lorsqu'ils étaient enfants, ne leur parlait « jamais en français », cela représente 33,5% des détenus interrogés, soit plus d'un tiers de la population carcérale enquêtée au même moment. L'odds ratio des probabilités d'être incarcéré plutôt qu'en liberté, selon qu'on utilisait la langue française avec sa mère ou « jamais », s'élève à 7,1. C'est le plus élevé de toutes les statistiques établies par cette enquête [21].

En soulignant ces statistiques, comment ne pas rappeler l'étymologie du mot barbare et le traitement que les sociétés antiques réservaient aux personnes extérieures à la Cité et qu'identifiaient autant les habits et les habitudes que les borborygmes par lesquels les citoyens avaient l'impression de les entendre communiquer entre eux ?

Deux logiques semblent converger pour faire des immigrés des gibiers de prison. D'une part, les nouveaux barbares, lorsqu'ils ne sont pas 3 priori considérés comme ennemis, le sont à tout le moins comme suspects — ne serait-ce que de n'être pas en règle avec la législation qui régit leur présence sur le territoire. D'autre part, du fait même de la faiblesse de leurs liens sociaux avec les autres citoyens, ils disposent de caractéristiques spécifiques de victime expiatoire. René Girard nous dit : « Entre la communauté et les victimes rituelles (boucs émissaires) un certain type de rapport social est absent, celui qui fait qu'on ne peut pas recourir à la violence, contre un individu, sans s'exposer aux représailles de ses proches » [22]. Les immigrés sont souvent éloignés de leur famille, et, s'ils ont réussi à en faire venir une partie, celle-ci est le plus souvent dans une situation précaire qui rend peu probable une manifestation contre leur incarcération.

Surreprésentation des classes populaires
et quasi absence des notables

On soulignait plus haut la faible proportion des femmes en prison ; on remarque tout autant celle des cadres et des notables. Selon Giuseppe Bonazzi « le résultat optimal d'une punition substitutive est atteint lorsque le bouc émissaire se trouve au point d'intersection entre, d'une part le niveau hiérarchique le plus bas et d'autre part le degré minimum suffisant de crédibilité sociale » [23]. Bourgeois et dirigeants occuperaient-ils, dans les sociétés occidentales, un « niveau hiérarchique » trop élevé pour faire de bons boucs émissaires ?

Les autorités judiciaires prétendent-elles enfermer un ministre ? le fils d'un élu ? un président de société ou d'institution internationale ? Regardons se mobiliser leur famille, leurs proches, qui bien souvent parviennent à éviter l'incarcération ou sa prolongation au-delà de quelques jours. Et lorsque néanmoins, exceptionnellement, l'incarcération d'un notable est maintenue, on voit ce justiciable, à sa sortie, venir troubler l'ordinaire de ces sacrifices méconnus : écrire un livre, prendre l'initiative d'une association, intervenir dans les médias. On peut comprendre que ceux qui en ont les moyens tentent de faire connaître les effets entraînés par l'enfermement carcéral, de façon à faire réfléchir leurs concitoyens qui, bien souvent, tournent les talons dès qu'il est question de prison.

La prison :
nœud gordien de la justice pénale

Nous arrivons là à l'une des principales difficultés de l'administration de la justice pénale, qui se trouve particulièrement inextricable dans le cas de l'enfermement carcéral, à tel point qu'il s'agit peut-être d'un véritable nœud gordien : la visibilité de la sanction.

La stigmatisation produite sur celui qui est envoyé en prison lie presque irrévocablement l'infraction qu'on lui reproche avec l'ensemble de sa personne, comme si son identité sociale devenait indissociable du comportement qui, un jour, l'a conduit à franchir une limite que la société ne tolère pas. Indélébile dès que l'enfermement dure plus de quelques semaines, cette stigmatisation entrave considérablement les possibilités d'intégration sociale après la fin de peine. Le caractère insoluble de cette question de la visibilité de la sanction qui associe « détenu » à « infraction » et « justiciable incarcéré » à « comportement haïssable », occulte toutes les autres propriétés des êtres humains qu'une décision de justice prive un jour de liberté : leurs qualités de père, de collègue, de voisin, de sportif, etc. en un mot, leurs qualités humaines disparaissent, et ne reste plus que l'image détestable du comportement qu'on leur reproche.

Comment faire autrement ? Un groupe de citoyens qui se réunirait et déciderait de sanctionner tel ou tel justiciable reconnu coupable d'un comportement considéré par l'ensemble du groupe comme répréhensible, mais qui ne rendrait pas sa décision publique, qui n'aurait pas la possibilité de la faire connaître, ne pourrait en aucun cas être considéré comme une autorité judiciaire. Voilà sans doute une limite à tout ce qui peut permettre d'envisager positivement une incarcération. De fait, il n'existe qu'un seul rôle assigné à la prison qu'on soit à peu près en mesure de mettre en œuvre avec efficacité : l'enferment de neutralisation. Forts de ce constat, pourquoi ne pas essayer de limiter au maximum les enfermements, en réservant cette forme de coercition légale aux seuls cas de comportements considérés comme véritablement et durablement dangereux ? Qui sait si la réduction du nombre de détenus qui s'ensuivrait ne permettrait pas, sans augmenter les budgets de la Justice, d'envisager de meilleures perspectives de « réinsertion », donc une meilleure « prévention de la récidive » ?



* Professeur à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense, où il dirige (en 2016) le Sophlapol (UE3932), unité de recherche en sociologie, philosophie et anthropologie politiques (https://sophiapol.u-paris10.fr/)

** Article paru, à quelques nuances près, dans la revue Cahiers français. Références exactes du texte d'origine : COMBESSIE Philippe, 2013, « La prison : quelles fonctions ? », Cahiers français, n° 377 (La justice : quelles politiques ?), Paris : La documentation française, p. 46-52.

[1] Robert Castel [1995], Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, p. 57.

[2] L'efficacité des fonctions assignées à une sanction sont particulièrement difficiles à évaluer. Pensons à la question de la dissuasion, pour laquelle, pourtant, un cas d'étude se présente actuellement au sein d'un même pays : aux USA, les crimes sont-ils plus rares dans les Etats qui appliquent encore la peine de mort ?

[3] La période qui s'étend de l'arrestation à une sentence judiciaire (éventuelle) est dite « présentencielle ».

[4] Quatre jours au maximum en France en 2013, alors que cette période peut être étendue jusqu'à un mois au Royaume Uni.

[5] Le choix de l'administration des USA de placer hors de leur territoire national le centre de Guantanamo est notamment destiné à permettre un tel usage sans être sanctionné par les autorités du pays.

[6] Commission d'enquête sur la pauvreté en 1832 ; il est inscrit dans le Poor Law Amendment Act de 1834.

[7] William Bonger [1905], Criminalité et conditions économiques, Amsterdam, Tieri.

[8] Robert Badinter [1992], La Prison républicaine, Paris, Fayard.

[9] Paul Fauconnet [1920], La Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1928, p. 228 (cet ouvrage est téléchargeable sur le site  Les classiques des sciences sociales : http://dx.doi.Org/doi:10.1522/030092505)

[10] « What's done cannot be undone », Shakespeare, Macbeth, V-l.

[11] Mot souligné par Fauconnet.

[12] Mots soulignés par Fauconnet.

[13] Fauconnet, op. cit., p. 300.

[14] René Girard [1972], La Violence et le sacré, Paris, Grasset, p. 33.

[15] Christian-Nils Robert  [1986], L'Impératif sacrificiel. Justice pénale : au-delà de l'innocence et de la culpabilité, Lausanne, Éditions d'en bas.

[16] Robert K. Merton [1949], Éléments de théorie et de méthode en sociologie, Paris, Armand Colin, 1997, p. 111.

[17] Ibid., p. 109.

[18] George H. Mead [1918], « The Psychology of Punitive Justice », American Journal of Sociology, xxiii, p. 591.

[19] Girard, op. cit., p. 25.

[20] Fauconnet, op. cit., p. 268.

[21] Philippe Combessie [2014], Sociologie de la prison, Paris, La Découverte, coll. « Repères », p. 40-41.

[22] Girard, op. cit., p. 26.

[23] Giuseppe  Bonazzi   [1980], « Pour  une   sociologie   du  bouc   émissaire   dans   les organisations complexes », Sociologie du travail, 3, p. 310.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 24 décembre 2020 18:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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