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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

AU SUD DE DESPEÑAPERROS. Pour une économie politique du travail. (1989)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Claude COMBESSIE, AU SUD DE DESPEÑAPERROS. Pour une économie politique du travail. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l'Homme, avec le concours du Centre national de la recherche scientifique, 1989, 280 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle confirmée le 22 mars 2012 par Philippe Combessie, ayant droit de l’œuvre de son père, Jean-Claude Combessie, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[1]

AU SUD DE DESPEÑAPERROS.
Pour une économie politique du travail.


Introduction

Chronique d'une grève


illustration_01_p_001_st_low

Illustration 1
Une rue de Cantillana

[2]

[3]

Après plus de vingt ans de paix civile, une grève massive d'ouvriers agricoles éclate un matin d'octobre 1970 aux portes de Séville. Sur les quelque trente mille hectares de terres irriguées de part et d'autre du Guadalquivir en amont de la capitale provinciale, la récolte du coton, culture dominante, est partout suspendue. Ce n'est pas la première grève ouvrière dans l'Espagne du franquisme finissant : la presse, depuis plusieurs années, relate les grèves des secteurs industriels ou de la construction, grèves parfois durement réprimées, déclarées « politiques », parfois aussi, et de plus en plus fréquemment, terminées par des négociations, concessions réciproques ou « victoires ouvrières ». Au printemps 1970, à Séville même, une importante grève des ouvriers du bâtiment leur a valu une augmentation de salaire ; la police n'a pas tenté de disperser les manifestants. La grève du coton n'est pas non plus la première grève d'ouvriers agricoles andalous depuis la guerre civile. Le vignoble de jerez en a connu plusieurs les années précédentes. En Andalousie occidentale, dans la province de Séville même, il y a eu des mouvements paysans, durs parfois, mais géographiquement limités, comme l'occupation, à la Moncloa, des terres d'un señorito [1] accusé de les laisser en friche. Après l'industrie, après la ville, le Midi agricole andalou a recommencé à bouger.

Mais la grève du coton est la première à installer aux portes de Séville un mouvement agricole de cette ampleur, aussi manifestement coordonné et que rien n'annonçait dans les villages les jours précédant la grève. C'est au matin du premier jour prévu pour la récolte que dans toutes les communes de la zone irriguée, les ouvriers se sont simultanément mis en grève. Aussi bien ceux des villages même de la zone (les journaliers qui en grande majorité participent à la récolte du coton constituent plus de la moitié de la population active de ces villages) [4] que les ouvriers venus en nombre des régions limitrophes. Le motif de la grève, comme dans la majorité de ces nouvelles grèves, est une demande d'augmentation : obtenir cinq pesetas par kilo de coton ramassé, un duro [2]. La somme peut paraître modique [3], l'objectif négociable. Le caractère soudain, massif de la grève annonce une mobilisation ouvrière forte. D'autant que sous ce mouvement, derrière cette revendication si ostensiblement « économique » et apolitique, on soupçonne l'action des commissions ouvrières (les CC OO) [4], syndicat ouvrier d'inspiration communiste, encore clandestin dans ces dernières années du franquisme mais que l'on sait puissant. Elles avaient au printemps joué un rôle important dans la grève de la construction à Séville. Qu'elle soit évoquée avec insistance ou niée avec véhémence, cette dimension clandestine et politique de la grève est présente dans tous les esprits, confirmant et annonçant des changements politiques et sociaux.

C'est par tous ces aspects une grève « à la moderne », à l'image des grèves de l'industrie, à l'image du rapide développement économique que connaît l'Espagne depuis une dizaine d'années. Mais le surgissement en paraît bien soudain : peut-être du fait d'une préparation clandestine par le syndicat interdit, mais aussi à la manière de ces insurrections paysannes du passé que les témoins et chroniqueurs décrivent comme des « flambées », des explosions déconcertantes et souvent violentes. Et dont l'histoire andalouse est riche. La grève du coton renvoie-t-elle aux figures modernes de la grève ou aux images historiques des révoltes paysannes ?

La zone et le contexte dans lesquels elle survient se montrent rebelles aux classifications préconstruites. Dans l'Andalousie terre de misère dont les reliefs arides commencent au sud du col de Despeñaperros, la zone irriguée est un riche terroir. Dans l'Espagne qui s'industrialise et s'urbanise aux dépens de la population rurale, elle est presque exclusivement agricole avec une population qui a crû fortement et ne diminue pas. Zone de stabilité démographique, elle est aussi une plaque tournante de l'émigration. C'est la terre des señoritos qui entre dans le capitalisme. C'est la terre de la guerre civile, la terre de trente [5] années de paix sociale sous Franco qui produit cette vaste grève à objectif salarial.

Et l'issue de la grève paraît plus déconcertante encore. Au troisième jour, à peu près en même temps sur toutes les exploitations, le travail a repris. Aucune augmentation pourtant n'a été accordée. Aucune action policière, aucune menace de répression n'est intervenue. Aucune violence, entre ouvriers et exploitants. La presse qui avait annoncé la grève a publié la nouvelle de la reprise et on n'en a plus parlé. Dans les villages la vie quotidienne a retrouvé son cours réglé.

Pour comprendre cette issue, la double analyse économique et politique qui semble épuiser l'objet des modernes conflits du travail manifeste son insuffisance. On se trouve renvoyé à l'image des fins d'insurrections paysannes, aux récits historiques de leurs retombées aussi soudaines que leurs surgissements. On est alors confronté aux modèles explicatifs sous-jacents à la plupart de ces récits et témoignages : des colères, des passions, une psychologie un peu sommaire, sauvage pour tout dire, de groupes peu civilisés, soupçonnés de manquer de l'organisation nécessaire pour passer des révoltes aux révolutions, des colères à la rationalité d'une action, de la psychologie des foules à l'élaboration d'un projet politique. Si l'histoire abonde en évocations de ce type, la presse moderne n'en est pas exempte lorsqu'elle rend compte de la « colère des paysans ». Et ces derniers savent d'ailleurs que pour être entendus ils doivent faire état de leur « colère ». C'est un autre modèle d'explication que celui des grèves industrielles et derrière cette dualité des registres explicatifs se profile l'opposition, consciente ou non, implicite le plus souvent, entre une modernité industrielle, capitaliste et rationnelle et un état ancien des choses, rural, agricole et, pour le moins, précapitaliste, ancien ou survivant.

La grève du coton serait-elle - dans sa forme, ses motifs... une grève de transition ? Caractéristique d'une conjoncture de même nom, entre l'ancien et le moderne, le pré-capitaliste et le capitaliste ? Le terme transition paraît tout désigné pour décrire le passage entre deux époques historiques dont on propose par ailleurs l'analyse. Il y a transition d'un modèle à un autre. Mais la commodité du terme peut en constituer le péril, dans la mesure même où seules des conjonctures de transition étant observables, les modèles restent trop aisément à l'abri de l'épreuve sinon des faits, du moins de ce qu'une observation systématiquement conduite permet d'en dire. Et il y a risque de différer sine die la confrontation des modèles entre eux et avec une observation armée.

[6]

Or il me semble que, s'agissant d'économie et de politique, à travers la diversité des modèles distinguant et opposant le « moderne » et « l'ancien », le « pré- » et le « néo- », une confrontation majeure est très généralement omise : le consensus qui prend acte de l'élargissement des champs de l'économie et de la politique - devenues nationales et internationales - tend à disqualifier la question de l'économie politique des unités plus restreintes, à interdire de s'interroger sur ce que l'économie politique à vaste échelle doit à l'interaction des économies politiques plus élémentaires - et réciproquement.

La place prépondérante des analyses à grande échelle dans la caractérisation de l'économie et de la politique modernes, la spécialisation des études de communautés dans le registre rural, archaïque et ethnologique tendent ainsi à interdire toute confrontation pertinente, les différences imputées à l'objet n'étant pas dissociables des différences d'approche et des éclairages qui leur correspondent. Une comparaison fondée reste impossible tant que ne sont pas appariées les méthodes ; tant qu'une région vouée à l'approche ethnologique (région rurale, avec un recensement administratif imparfait, de fortes traditions culturelles, un analphabétisme non moins fort, une solide réputation de sous-développement...) ne se trouve pas étudiée aussi comme les sociétés pour sociologues, dites développées. Et réciproquement. Ce n'est pas une voie moyenne, mais les éclairages croisés d'approches plurielles, des plus sociologiques (extensives, quantitatives...) aux plus ethnologiques (compréhensives, rapprochées...) qui peuvent manifester de façon adéquate ressemblances et différences.

Cette confrontation de méthodes a pour corollaire la confrontation des schémas conceptuels déterminants dans les modèles de référence. Avec pour le chercheur l'impératif prioritaire d'armer sa vigilance contre l'ethnocentrisme qui le conduit à penser les relations sociales entre des groupes, entre des classes avec les concepts produits par - et donc de quelque manière pour - d'autres. S'impose un travail critique sur les déterminations et les implications sociales des mots et définitions qui prévalent, sur les postulats sous-jacents à ce qu'ils impliquent et excluent, sur les représentations sociales qui leur sont associées. Face à l'économique et au politique dans leur forme et leur acception dominantes (dont il faut reconnaître que, s'agissant du marché, de la politique économique de l'État ou de la politique politicienne définie par des enjeux nationaux et internationaux, elles s'imposent à la vie locale des communes rurales andalouses), l'analyse de l'économie politique des rapports sociaux au village suppose qu'on [7] s'interroge sur le pouvoir explicatif et le pouvoir d'occultation de ces catégories, qu'on soit prêt aux révisions que suggère une écoute attentive des dissonances et des silences.

L'étude sera présentée d'abord selon la démarche et les problématiques prévalant dans les sociétés « modernes » ; ces schémas étaient ceux du chercheur et des voix autorisées de l'Espagne. L'économique et la politique y occupent la première place, au sens le plus convenu, le plus classique des économistes (qu'ils se disent classiques ou marxistes) et des politologues. Lors de la grève des journaliers, il sera question d'enjeux économiques et politiques dans le même sens dominant des termes. Mais une révision conceptuelle s'impose pour passer du marché du travail, des ses lois, de ses flux et de ses enjeux économiquement définis, de la politique de l'État ou de la politique politicienne des élus, des nommés ou des militants à ce qui été la trame de la grève, sa mobilisation, ses enjeux, ses rythmes, son issue : son économie politique.

Si on peut dire que les premiers assignent les contraintes structurelles du micro-jeu économique et politique local, c'est en précisant aussitôt que les stratégies de placements polyvalents, de faire-valoir spécifiques et à toutes fins utiles, les solidarités et alliances préférentielles reconnues ou déniées, les investissements tenus pour non économiques et la trame des contrôles sociaux de moralisation et de valorisation sont à la base de l'économie de marché. Que la dynamique sociale des alliances, des contrats tacites ou explicites, des manœuvres d'évitement ou d'affrontement, des stratégies de légitimation et de disqualification sont la partie immergée de l'iceberg politique. La méconnaissance socialement produite de ces dimensions de l'économie politique est au principe même des formes socialement dominantes de l'économique et du politique.

On est ainsi conduit à interroger ce que l'on entend par économie et politique et l'autonomie de leurs champs. On constate ce que l'économie d'un marché doit aux autres marchés et les marchés économiques à ceux où échanges, valeurs, crédits, cautions, contrats ne se laissent pas épuiser par une expression monétaire dont au contraire elles supposent parfois le déni ; ce que la valeur doit aux formes sociales de sa production, de son actualisation et de sa consommation ; ce que l'actualisation de la valeur d'un individu, d'un bien ou d'un titre, doit à la reconnaissance sociale de ce que vaut le groupe qui les fait valoir.

On voit la nécessité de se donner pour objet un champ politique où la politique soit étudiée comme le mode d'existence socialement [8] reconnu du Politique parmi d'autres formes, enjeux et stratégies de pouvoir légitime politiquement déniés ; où l'institution politique fasse système avec celles de l'apolitique et leur ensemble avec les pratiques qui, des plus instituées aux plus informelles, en actualisent différentiellement les fonctions ; où dans la dynamique de légitimation du légal comme de l'illégal ne puisse être a priori exclu aucun des modes sociaux de légitimation et de disqualification. L'économie du travail s'inscrit dans l'économie politique du travail de faire socialement valoir.

La conjoncture dans laquelle éclate la grève du coton en fait un révélateur privilégié des implications sociales d'un conflit du travail. Leur analyse permet à ce titre de proposer un modèle de sociologisation d'une économie politique, produit à partir d'un cas et, de ce point de vue, spécifique mais immédiatement confrontable à d'autres conjonctures, à d'autres formes de conflits et d'organisations sociales dont l'économie politique ne révélera peut-être ni les ressemblances ni les différences que l'on est convenu d'attendre.

Illustration 2
La récolte du coton

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[1] Señorito : monsieur, mais aussi fils de famille, et patron.

[2] Un duro (douro) vaut 5 pesetas. Nous gardons, dans ce texte, l'orthographe espagnole.

[3] En 1970, cent pesetas valent 7,94 F, 1,50 $. La journée de travail d'un journalier se paie en moyenne 190 pesetas. Lors de la précédente campagne, le kilo de coton ramassé a été payé jusqu'à 4 pesetas, parfois plus.

[4] Nous adoptons le sigle espagnol CC OO.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 août 2014 6:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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